La critique cite souvent L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac parmi les sources ou les prédécesseurs de Jules Verne, surtout en ce qui concerne les voyages interplanétaires. Cette filiation se justifie au regard de l’histoire du genre du voyage imaginaire. L’espace interplanétaire, comme décor ou comme destination, fut fort peu exploité par les auteurs, et pour cause, depuis Véritable de Lucien de Samosate, l’un des principaux hypotextes du genre. Si de récentes études ont remis au jour un certain nombre de voyages interplanétaires1, force est de constater que peu de ces textes ont fait réellement date, du moins sont encore aussi connus du grand public que le fameux De la terre à la lune de Jules Verne : seuls le conte philosophique de Voltaire, Micromégas (1752) et le « roman » de Cyrano (1656) sont encore mentionnés dans les diverses anthologies scolaires. C’est a priori bien peu pour pouvoir parler d’une tradition du voyage interplanétaire dans laquelle s’inscrirait J. Verne qui, dès 1865, leur vole la vedette, en quelque sorte, avec son roman De la terre à la Lune, puis récidive avec Autour de la Lune en 1869, et avec Hector Servadac, voyages et aventures à travers le monde solaire, en 18772. Mais on peut toutefois s’interroger sur le rapport qu’entretiennent ces voyages verniens avec l’hypotexte français du genre : simple prédécesseur ou source importante ?
Le XIXe siècle voit un retour à la mode de Cyrano de Bergerac, qui commence dès la monarchie de Juillet, avec notamment les divers articles de Ch. Nodier dans le Bulletin du Bibliophile : en 1835, 1838 et 18413. Mais c’est principalement Th. Gautier qui, en 1844, rend ses lettres de noblesse à l’auteur de L’Autre Monde, grâce aux Grotesques où il lui consacre un chapitre entier, parmi d’autres noms célèbres tels que Villon et Scarron. Dans ces ouvrages critiques, la personnalité (quelque peu romancée) de l’auteur est aussi importante que son œuvre. Celle-ci connaît plusieurs éditions dans les années 1850 : d’abord, Le Blanc publie chez Chauvin en 1855 les Œuvres choisies de Cyrano de Bergerac qui ne contiennent que le récit de voyage, puis, en 1858, P.L. Jacob édite en deux volumes ce que l’on considérait à l’époque comme les œuvres complètes de Cyrano de Bergerac : Œuvres comiques galantes et littéraires et l’Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil4.
Cyrano était classé parmi les « fous » par Nodier – qualificatif qui n’avait rien de péjoratif pour le critique – qui s’accordait avec Gautier pour caractériser la verve cyranienne et son invention littéraire par la fantaisie, notion importante aussi chez le réaliste Verne.
La question du rapport entre les deux auteurs se pose d’autant plus que le romancier du XIXe siècle fait deux allusions à Cyrano dans son œuvre : dans chacun des volets du roman lunaire. Ces renvois à un autre auteur, constituent des phénomènes intertextuels qu’il convient d’analyser en ce qu’ils peuvent permettre d’éclairer la poétique des voyages interplanétaires de Jules Verne, notamment au sujet de l’insertion du discours sur l’astronomie dans une œuvre littéraire et du rapport entre science et fantaisie, réalisme et imagination.
Échos cyraniens
Les deux siècles qui les séparent le texte baroque et fantaisiste de Cyrano des romans réalistes de Jules Verne ont non seulement vu une sensible évolution de la prose narrative, mais ont aussi été le théâtre de véritables bouleversements scientifiques. Si la révolution galiléenne fournit le cadre des aventures de Dyrcona, la révolution industrielle est au cœur des Voyages extraordinaires. Newton a marqué une césure épistémologique au niveau de l’astronomie et de la physique en général : il y a un avant et un après.
Mais sur le plan strictement littéraire, malgré les transformations successives du genre romanesque et de la relation viatique, l’espace interstellaire demeure un espace quasiment inexploré, tant par l’homme que par la littérature. Et l’on peut aisément constater quelques similitudes qui, au delà des siècles, rapprochent Verne de Cyrano. Chacun d’eux envoie dans l’espace, avec la Lune comme destination première, un ou plusieurs héros.
Pré- ou post-newtonien, le voyage a toujours une portée expérimentale5. Pour le héros-voyageur de L’Autre Monde, il s’agit de vérifier un paradoxe spéculaire : « que la Lune est un monde à qui le nostre sert de lune » (AM, 359), autrement dit que la Lune est habitée, qu’elle est donc un astre soumis au change et à la génération, bref que les théories copernico-galiléennes sont exactes : « Je ne sçaurois m’esclaircir de ce doubte si je ne monte jusques la » (AM, 360), dit le voyageur.
Chez Verne, lorsque le boulet est attiré par l’attraction lunaire, Ardan remarque, dans une pointe qui pourrait évoquer celles par lesquelles s’ouvre L’Autre Monde, qu’ils sont passés « à l’état d’humble serviteurs d’une Lune que nous sommes habitués à considérer comme une servante ! » (AL, 267). Ici, le topos du mundus inversus n’est plus baroque, mais inhérent à l’idée de voyage dans la Lune. Idée reprise en écho lorsque les personnages imaginent leur retour sur Terre, ils pensent le faire au moyen d’un volcan, dont ils seraient les projectiles, comme ils le sont pour la Columbiad. Or celle-ci est comparée à un volcan artificiel lors de son explosion, et les dégâts qu’elle provoque sont dignes d’une catastrophe naturelle : « Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. » (DLT, 348).
Le but du voyage de Michel Ardan, Barbicane et Nicholls est similaire à celui de Dyrcona : « je ne sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je vais y voir » (DLT, 246) s’enthousiasme le français. Et la question de l’existence des sélénites parcourt les deux volets du roman lunaire. Il s’agit à chaque fois de vérifier de visu et in situ. Cette dimension cognitive et expérimentale apparaît à la fois au point de départ du voyage, mais aussi durant le trajet. C’est en montant vers le soleil que Cyrano vérifie la théorie galiléenne :
Je connus tres distinctement, comme autrefois j’avois soupçonné en montant à la Lune, qu’en effet c’est la terre qui tourne d’Orient en Occident à l’entour du Soleil, et non pas le Soleil autour d’elle (AM, 446).
De même, dans Autour de la Lune, les voyageurs confirment la validité des cartes lunaires, notamment celle de Beer et Moedler. C’est lors de leur ascension, grâce au bolide qui les a déviés de leur route, qu’ils peuvent valider la thèse d’un deuxième satellite terrestre. Aussi le voyage, chez ces deux auteurs, se donne-t-il comme le prolongement de la lunette astronomique. Peu avant son envol pour la Lune, dans une discussion avec M. de Montmagny, le voyageur de L’Autre Monde fait référence à cet instrument :
Je vous feray observer par le moyen d’une lunette fort excellente que j’ay, que certaines obscuritéz qui d’icy paroissent des taches, sont des mondes qui se construisent (AM, 365).
Hypothèse que le voyage validera à l’arrivée du héros sur une des « macules » du Soleil. Chez Verne aussi, il s’agit de dépasser le pouvoir du télescope, fût-ce celui de Cambridge ou de la station de Long’s-Peak : grâce à l’obus, « ils gravitaient autour de l’astre des nuits, et, pour la première fois, l’œil pouvait en pénétrer tous les mystères. » (DLT, 360).
Dans les deux cas, les expériences prennent l’ampleur d’un défi prométhéen : le voyageur cyranien se compare lui-même au héros mythique (AM, 360), la voix vernienne compare le fantasque Français à un Phaéton et à un Icare (DLT, 225). L’audace du voyage de Barbicane et de ses amis sonne comme un défi au Créateur : « ils s’étaient mis en dehors de l’humanité en franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. » (DLT, 361). Dans les deux textes, ce défi passe aussi par une relecture de la Bible. Pensons, par exemple, chez Cyrano, à l’épisode du Paradis terrestre, qui fournit l’occasion d’un travestissement burlesque de la Genèse6. Celle-ci se trouve aussi parodiée dans le roman lunaire de Verne, notamment à travers quelques allusions à l’arche de Noé7, et surtout dans le détournement canin du mythe adamique : les deux chiens, Diane et Satellite sont destinés, par M. Ardan, à devenir les Adam et Eve de la race canine sur la Lune. L’astre devient, comme chez l’auteur libertin, un paradis, mais un paradis pour chiens (AL, 43-44), projet fantaisiste que n’aurait pas renié Cyrano.
Cette dimension prométhéenne du voyage aboutit dans les deux cas à une forme d’inachèvement : l’obus de Verne ne touche jamais son but, De la Terre à la Lune devient le titre antiphrastique d’un roman qui reste sur un échec pendant quatre ans ; le récit burlesque de Cyrano s’arrête au milieu des pérégrinations du voyageur qui, ne pouvant revenir, ne devrait pas être en mesure de publier son récit de voyage. Cet inachèvement — on peut penser à la structure narrative aporétique de Micromégas — semble contingent à ce sous-genre du voyage interplanétaire, à cette destination qui franchit excessivement, même au XIXe siècle, les limites du vraisemblable.
Et l’on peut voir dans les héros verniens l’image de Cyrano, du moins tel que le concevait le XIXe siècle. Michel Ardan est qualifié de poète, il est en outre le français qui a eu l’idée du voyage interplanétaire, à l’instar de l’écrivain du XVIIe siècle. Son « nez était d’un dessin hardi » (DLT, 222) nous dit le narrateur, mais c’est surtout son portrait moral qui s’apparente avec le pauvre poète escrimeur que nous décrivent Gautier et Nodier, un homme indépendant, habile à lancer des pointes et des sarcasmes, intrépide, tapageur et enclin à se faire des ennemis :
C’était d’ailleurs une luxuriante nature, un artiste d’instinct, un garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s’escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique […] il avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en pleine poitrine des arguments ad hominem d’un effet sûr […]. Ardan risqua souvent et n’avait pas davantage ! […]
Mais aussi possédait-il une admirable collection d’ennemis (DLT, 225-227).
Mais on sait aussi que le modèle principal de ce personnage est le photographe Nadar (dont Ardan est l’anagramme), véritable aventurier qui avait déjà réalisé un voyage aérien. La coïncidence des portraits relève-t-elle d’une véritable inspiration, ou de l’image que l’on se faisait alors du héros ? Hector Servadac offre encore plus de similitudes avec le personnage de Cyrano de Bergerac : on peut déjà noter une ressemblance phonétique entre les deux noms Servadac et Bergerac, tous deux d’origine gasconne – bien que le vrai Cyrano soit originaire de la vallée de Chevreuse. Le roman s’ouvre sur un duel, activité que la légende prête à Cyrano comme une occupation presque quotidienne8.
Cependant, l’image du héros-voyageur a, quant à elle, énormément évolué : le voyageur cyranien est un être incompris, sujet à moqueries sur la Terre, victime d’une intolérance générale qui conduit à son emprisonnement. A l’inverse, les personnages du roman lunaire apparaissent d’emblée comme des héros salués par le public : la foule les acclame au début et à la fin du voyage. Ils déclenchent une véritable frénésie populaire à l’échelle mondiale. Servadac, héros inconnu, est, à ce titre, plus proche de Bergerac.
De Cyrano à Verne, les échos sont nombreux, cependant, et même si le recensement ici esquissé ne prétend pas à l’exhaustivité, ils ne nous autorisent pas à affirmer une véritable parenté entre les deux auteurs. « Tout le monde, en effet, connaît le nom de Cyrano ; personne, ou presque personne, ne lit ses ouvrages » écrivait en effet P.L. Jacob. Les allusions de Verne sont beaucoup trop furtives pour savoir s’il a lu ou non L’Autre Monde, d’autant qu’au moment de l’écriture de ces textes, la correspondance entre Verne et Hetzel ne fait aucune allusion au texte de Cyrano. Tout au plus ces coïncidences permettent-elles de poser les jalons d’une poétique du voyage interplanétaire.
Tentatives littéraires et réussite scientifique
La lune, en tant que destination, relève depuis toujours du merveilleux. Certes, à l’inverse de la Terre Australe ou de l’Atlantide, il s’agit bien d’un lieu qui existe, mais c’est l’idée même d’un voyage qui relève de l’invention et de la fantaisie. Les cartes qui chez Verne constituent une attestation de véracité le montrent bien : le point de départ est précisément situé, le point d’arrivé sérieusement cartographié, mais c’est le trajet qui ne peut être véritablement tracé. Cependant, depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle, la lune a été intimement associée à une vaste problématique scientifique. Il s’agit donc, et Verne en a bien conscience, d’un espace qui, dans une relation viatique, fait l’objet d’un double registre, voire d’un double discours.
Revenons sur la première allusion de Verne au récit de voyage de Cyrano ; dès le début de De la Terre à la Lune, Barbicane dresse dans son discours préliminaire un inventaire des précédentes tentatives d’atteindre la Lune :
Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires, prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. […] En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès, aventurier espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette expédition célèbre qui eut tant de succès en France (DLTL, 28)9.
L’expression « voyages imaginaires » prend ici une couleur quelque peu condescendante. Mais elle acquiert aussi une dimension métatextuelle qui est celle d’une réflexion sur le genre du récit de voyage. Et à travers le discours de ce personnage, Verne oppose la science à la littérature, ce qui peut sembler paradoxal dans une œuvre d’inspiration scientifique. Mais ce que dénigre ici le président du Gun Club ce sont des « tentatives […] purement littéraires, et parfaitement insuffisantes » (DLTL, 28), ce que De la Terre à la Lune ne serait pas. Les voyages verniens se distingueraient donc de leurs prédécesseurs par la mise en place d’un autre rapport à la science ou au discours scientifique.
Ce qui unit les différents textes cités c’est le manque de vraisemblance qui exhibe la dimension imaginaire ou fictive des histoires racontées. L’entreprise vernienne tend à se distinguer de ces « tentatives littéraires » en multipliant les accréditations scientifiques. A l’inverse du héros-voyageur de Cyrano qui s’affranchit de toute forme d’autorité pour démontrer seul la validité de son point de vue, Barbicane s’appuie sur l’ensemble des travaux astronomiques récents pour justifier son projet balistique. Et l’on passe en effet de la fiction à vocation scientifique10 au récit d’une expérimentation donnée pour véridique, du régime de l’invraisemblable et du burlesque, au probable et au réaliste.
Les deux récits de voyages fonctionnent selon des dynamiques radicalement opposées. Cyrano fait progresser son voyageur de doute en questionnement : le système copernicien est-il juste ? comment s’organisent les planètes à l’entour du Soleil ? Que sont ces taches solaires ? etc. c’est l’enchaînement de ces interrogations qui entraîne le voyageur de plus en plus loin. A l’inverse, le roman lunaire de Verne tend à éliminer le doute dès le début : dans deux chapitres liminaires, « le roman de la lune » (chap. V) et « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer » (chap. VI), le narrateur dresse un état des connaissances humaines sur l’astre des nuits, se référant à l’histoire de l’astronomie, aux différentes découvertes, et s’appuyant sur diverses autorités telles que Cassini, Herschell, Halley, Beer et Moedeler. C’est une Lune totalement démystifiée, un objet strictement scientifique, qui s’offre ainsi aux voyageurs verniens. Il s’agit de partir de ce que l’on sait, mais aussi d’y rester : le discours astronomique moderne est clairement posé comme le point de départ préalable du voyage mais celui-ci, simple illustration, restera dans les limites imposées par ce discours. « Le roman de la Lune » constitue une sorte de résumé des connaissances qui fonde l’ensemble du roman lunaire.
D. Compère affirme que « savoir où l'on va est plus important pour les héros verniens que de savoir pourquoi on y va et encore plus que de savoir comment on y va »11. Ce jugement est un peu à nuancer au regard des voyages interplanétaires ; certes, dans les deux romans lunaires, avant l’arrivée de Michel Ardan, le pourquoi est à peu près oublié (il n'y a plus de guerre, et il faut bien s'occuper) mais le comment occupe les trois quarts du premier texte : folie du canon, calculs balistiques sans fin, etc. la destination serait Mars ou Vénus, ça changerait juste un ou deux chiffres dans les équations. Ce n’est plus, comme chez Cyrano, la destination qui fait l’objet de la démonstration scientifique à l’œuvre dans la narration, mais les moyens technologiques déployés pour y parvenir. Ils sont le lieu de l’affirmation de la vraisemblance de la fiction, notamment à travers de longs développements mathématiques. La fiction porte ainsi moins sur les théories scientifiques que sur la technologie qui était essentiellement parodique dans L’Autre Monde. Dans Hector Servadac, où l’on va, on ne le sait pas vraiment, et à l'arrivée, c'est comme si l'on n'était allé nulle part. Il s'agit d'une boucle, d'un voyage involontaire, et si au cours de cette robinsonnade sur une île flottante spatiale, les héros se promènent en bateau, ils errent plus qu'ils ne voyagent. Certes, il y a une destination finale, qui est aussi le point de départ, la Terre, mais elle ne relève en rien de la volonté des héros. C'est bien le pourquoi, ici, qui importe et qui tient en halène le lecteur.
Il ne s’agit pas tant d’un voyage d’exploration et de découverte — ce qui supposerait une part d’invention et d’imagination trop importante, ce que Verne reproche à Cyrano — que d’un voyage de confirmation du savoir acquis. Mais ce projet implique toute une poétique de l’inscription du discours scientifique dans le texte romanesque. Dans le chapitre V de De la Terre à la Lune, la voix vernienne commente ainsi les travaux des savants au sujet des lignes observées sur la Lune : « Les astronomes les appelèrent des rainures, mais tout ce qu’ils surent faire, ce fut de les nommer ainsi » (DLTL, 65). Le défi du récit de voyage sera d’aller au-delà : de ne pas simplement se contenter de nommer, de répéter le texte scientifique, mais de donner une réalité à ce qui est resté simplement conceptuel. Si à ce titre, Verne se rapproche de Cyrano, celui-ci choisit la voie de la fable. On aurait davantage envie de le comparer alors au « voyage des mondes » que propose le philosophe à la marquise dans les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle : c’est à partir des travaux de Kepler que le philosophe donne à voir à son interlocutrice les habitations des sélénites. Mais le voyage demeure explicitement une expérience de pensée.
C’est dans ce cadre que prennent sens les nombreux développements sur la géographie lunaire, notamment dans Autour de la Lune : ainsi dans le chapitre « les observateurs de la Lune », les voyageurs valident la pertinence de la carte de Beer et Moedeler. Dans ce nouveau cours d’astronomie, qui nous ramène aux premières observations de Galilée, on en vient à confondre ce qui est inscrit sur la Mappa Selenographica que lit Barbicane et ce que perçoivent à travers les hublots les voyageurs, et l’on assiste à une véritable fusion de la vérité scientifique et de la représentation fictionnelle : « c’est ici la carte qui tend à devenir réalité et non plus la réalité qui se fait carte »12.
Exhibant sa vraisemblance, le voyage se donne comme le reflet de la vérité scientifique. Ce roman dont le texte est envahi par les mathématiques tend à poser une équation entre la fiction et la science. Cette exigence passe aussi par le refus manifeste d’une certaine forme de fantaisie que la voix vernienne ne cesse de montrer du doigt pour aussitôt la soustraire. C’est ainsi que l’on peut lire la deuxième allusion à Cyrano dans Autour de la Lune :
Les astronomes, il faut en convenir, ont décoré ces prétendues mers de noms au moins bizarres que la science a respectés jusqu’ici. Michel Ardan avait raison quand il comparait cette mappemonde à une « carte du Tendre », dressée par une Scudéry ou un Cyrano de Bergerac. […]
Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules à ses prosaïques compagnons. Barbicane et Nicholl considéraient la carte lunaire à un tout autre point de vue que leur fantaisiste ami (AL, 157).
C’est bien l’emploi de noms « décoratifs », d’une esthétique baroque et précieuse, longtemps fustigée pour ses images gratuites, qui se trouvent ici déconsidérés par les savants de l’expédition, comme le montre la confusion (volontaire ?) entre Cyrano et Mlle de Scudéry. Il s’agit d’un refus d’une fantaisie purement ornementale, qui sortirait des limites imposées par la science et qui serait de ce fait stérile. D’un point de vue métatextuel, c’est aussi la fondation d’un nouveau rapport entre fiction et science, voire d’un nouveau genre littéraire, qui s’esquisse ici. Or on sait que Verne ne refuse pas – et Hector Servadac en est un exemple évident – une certaine fantaisie, mais qui s’inscrit différemment dans le texte. Ainsi la condescendance affichée par Barbicane et Nicholl à l’égard du fantaisiste Michel Ardan peut sembler à ce titre révélatrice d’une orientation du discours scientifique. Le voyage, qui est déjà une sortie des « limites imposées par Dieu aux créatures terrestres », garde un cadre qui est celui du savoir scientifique. Verne ne peut ou ne veut pas déborder vers ce qui ne serait qu’une extrapolation en faisant de la Lune un astre habité. Il se range du côté de la majorité des savants de son temps, et c’est peut-être ainsi que la fiction vernienne innove par rapport à ses prédécesseurs : peupler la Lune nous ferait basculer dans un merveilleux excessif. Quelle forme, en effet, donner aux Sélénites ? Si Cyrano choisit d’en faire des quadrupèdes, c’est sans aucun fondement scientifique, mais dans le but de contester un topos du dogme catholique selon lequel l’homme serait privilégié par Dieu du fait de sa posture debout. Chez Verne, la question est bien souvent rappelée, en particulier par le tenace Français. Cependant le récit semble vouloir esquiver la réponse : s’il y a des habitants, nous dit Barbicane, c’est sur la face cachée de la lune. Or celle-ci restera bien cachée tout au long du récit, sauf durant quelques secondes dont le statut ne sera jamais éclairci : les personnages l’oublient rapidement et n’en parlent même plus dans la conclusion qu’ils tirent à la fin du voyage :
[…] La Commission scientifique, réunie dans le projectile du Gun-Club, après avoir appuyé son argumentation sur les faits nouvellement observés, décide à l’unanimité des voix sur la question de l’habitabilité actuelle de la Lune : Non, la Lune n’est pas habitable (AL, 259).
Or « les faits nouvellement observés » dont parle Michel Ardan ne sont que la reproduction des observations déjà faites par les astronomes terrestres. Les seules nouvelles observations qu’a permises le voyage sont justement ces quelques secondes d’une face cachée de la Lune et les remparts et aqueducs vus par le « fantaisiste Français » quelques pages plus tôt, mais tout cela est justement mis sous le signe de la fantaisie et donc laissé de côté :
Il distinguait tout cela [les ruines d’une ville lunaire], mais avec tant d’imagination dans le regard, à travers une si fantaisiste lunette, qu’il faut se défier de son observation. Et cependant, qui pourrait affirmer, qui oserait dire que l’aimable garçon n’a pas réellement vu ce que ses deux compagnons ne voulaient pas voir ? (AL, 245).
La voix vernienne joue ici sur l’ambiguïté même d’un récit qui fait sans cesse mine d’évacuer toute fantaisie : elle souligne que le désir des scientifiques est justement de ne pas voir. Et ce refus réitéré n’en devient finalement que plus suspect.
Lune ou… la même
De ce fait « le roman de la lune » est un titre qui invite à une redéfinition du romanesque, du moins de celui qui concerne le genre de la relation viatique et celui de la littérature d’inspiration scientifique.
Car la fantaisie est omniprésente dans les voyages interplanétaires de Verne, où les refus exhibés sont presque à lire de manière antiphrastique. On note même une progression entre le roman lunaire et Hector Servadac où l’auteur imagine qu’une comète arrache une partie de l’Algérie à la Terre pour l’emporter, intacte, dans le monde solaire. Ce désir répété de se distinguer d’un voyage imaginaire comme celui de Cyrano semble donc avoir une portée sinon ironique, du moins ambiguë. Dans le roman lunaire, la fantaisie est incarnée par Michel Ardan, au nom duquel est souvent apposé l’épithète « fantaisiste ». Son rôle ne se limite pas à émettre quelques idées plus ou moins farfelues. Il est en effet l’initiateur du voyage, a priori présenté comme une folie :
Qu’un être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de tenter ce voyage invraisemblable, c’était une proposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce […] (DLTL, 214).
La fantaisie que feint de vouloir éliminer la voix vernienne est donc à l’origine de l’entreprise scientifique, elle est ce qui permet de transformer l’expérience de balistique en un voyage. La réponse d’Ardan – « tant mieux si ma folie me mène jusqu’à la Lune » (DLTL, 252) – prend alors une portée prophétique : dans le roman lunaire, c’est le fantaisiste qui fait œuvre de visionnaire en faisant sortir le discours scientifique du cadre de ses réalisations technologiques et prosaïques. Car, faut-il le rappeler, le Gun Club est une association de canonniers dont le but premier était simplement de multiplier la portée de ses boulets. Cependant, comme le fait remarquer Barbicane à de nombreuses reprises, cette fantaisie s’accorde souvent mal avec le pragmatisme technique nécessaire à la réussite de l’entreprise, de même qu’elle s’inscrit en faux par rapport au réalisme que semble revendiquer la voix vernienne, alors que chez Cyrano cette exigence est absente et qu’au contraire, l’imagination se donne comme la continuité voire la réalisation du discours scientifique13.
À travers ces personnages, c’est donc un véritable conflit entre imagination et science, entre fantaisie et réalisme que met en scène Jules Verne, comme en témoigne le titre du chapitre XI d’Autour de la Lune, « Fantaisie et réalisme » où s’opposent les différentes visions de la cartographie lunaire précédemment évoquées. Ainsi, à travers la fable indienne du voleur esthète (DLTL, 300), Michel Ardan suggère que la poésie et donc la fantaisie qui lui est étroitement attachée ouvrent des voies qui sont inaccessibles à la science. A plusieurs reprises les dialogues du roman opposent le savoir à l’imagination, tantôt c’est la fausseté de l’une qui est mise en avant :
Mon digne ami, reprit le positif Barbicane, peu importe de savoir à quoi cela ressemble14, du moment que l’on ne sait pas ce que cela est (AL, 172) ;
tantôt c’est la fantaisie qui accuse les faiblesses de la science : « Je tiens, riposta Ardan, à expliquer ce que vous autres savants vous n’expliquez pas ! » (AL, 183).
De plus, cette gratuité que la voix vernienne feint de reprocher à la fantaisie est aussi parfois caractéristique du discours scientifique, comme le font remarquer Ardan et Servadac : tous deux dénoncent un discours qui devient vain, sans prise sur le réel. Ainsi, face à Barbicane et Nicholl dissertant sur la forme parabolique ou hyperbolique de la trajectoire du boulet, le Français pose la question toute prosaïque de sa destination finale :
« Eh ! que nous importent la parabole ou l’hyperbole, du moment où l’une et l’autre nous entraînent également à l’infini dans l’espace ! »
Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de sourire. Ils venaient de faire « de l’art pour l’art ! » (AL, 214)
La même expression est employée par Servadac pour qualifier les savants et inutiles calculs de Palmyrin Rosette (HS, 981). Calculs inutiles, mais aussi faux : c’est bien une erreur de calcul de l’observatoire de Cambridge sur la vitesse du projectile qui est à l’origine de l’échec du voyage dans la lune. Or les mathématiques, comme discours inséré dans le romanesque constituaient justement une attestation à la fois d’exactitude et de vraisemblance. Cette parodie15 de la science met donc sur le même plan la science et la fantaisie : elle crée une véritable analogie, à savoir une équivalence entre deux objets distincts posée par le discours.
Ce sont à la fois deux visions du monde et deux esthétiques qui s’opposent ici, au sein d’un même texte. Le débat entre les protagonistes prend alors une dimension métatextuelle et reflète la problématique de l’écriture d’un voyage interplanétaire au XIXe siècle, à l’ère du roman réaliste. De même qu’Ardan se retrouve entre Nicholl et Barbicane, la poétique du voyage vernien consiste à enserrer cette fantaisie instable dans le cadre d’un discours scientifique construit, et presque démesuré lui aussi (on pense notamment aux listes innombrables que développe l’auteur), qui vient pratiquement la justifier. Ainsi c’est une erreur strictement scientifique, l’étourderie de Michel Ardan qui avait déréglé le volume d’arrivée d’oxygène, qui justifie le moment d’ivresse mis en scène au début d’Autour de la Lune :
À nous l’empire de la Lune, dit Nicholl.
À nous trois, constituons la république !
Je serai le congrès, cria Michel.
Et moi le sénat, riposta Nicholl.
Et Barbicane le président, hurla Michel.
Pas de président nommé par la nation ! répondit Barbicane.
Eh bien, un président nommé par le congrès, s’écria Michel, et comme je suis le congrès je te nomme à l’unanimité ! (AL, 116).
La première réplique de cet extrait peut renvoyer au titre du premier volet de L’Autre Monde, mais l’ensemble peut être lu comme une parodie d’utopie permettant à Verne de mettre en abyme sa réflexion sur le genre du voyage imaginaire qui d’ordinaire propose un cadre imaginaire au discours scientifique ou philosophique tandis que lui propose à l’inverse de donner un cadre scientifique à la fantaisie. Il s’agit de donner l’illusion qu’elle est inhérente à la science. C’est ce que tendent à montrer ces épisodes de chimie amusante dans la continuité du XVIIe et du XVIIIe siècle, souvent analysés par la critique, mais que Verne signale lui-même comme tels : « Ah ! s’écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physique amusante ! » (AL, 126) en constatant la diminution de la pesanteur. Il s’agit bien là d’illusion romanesque cependant, car, ce phénomène encore théorique au XIXe siècle ne peut advenir que dans et par la fiction.
Un autre frein à la fantaisie, que nous avons abordé rapidement dans la partie précédente, est constitué par cet ancrage de la fiction dans le terrestre : s’ils quittent l’orbite de la Terre, à bord d’une capsule ou d’une comète, les voyageurs verniens ne pénètrent jamais dans un territoire autre, alors que Verne n’hésite pas à plonger ses héros dans les entrailles de notre planète. Chez Cyrano, au contraire, la disparition de la Terre comme point de référence, permet dans le deuxième volet une véritable libération16, surtout au niveau de l’écriture poétique qui explore plus que jamais la dimension fabuleuse de la science. Le voyage interplanétaire, chez Verne, garde en quelque sorte un cadre terrestre : les héros, qui emportent toujours avec eux un peu de l’atmosphère de la Terre, restent dans un microcosme (Gallia et la capsule sont d’ailleurs ainsi nommées par l’auteur) qui s’avère une simple réplique du macrocosme terrestre. Les personnages sont mêmes prisonniers de leur véhicule qu’ils ne peuvent plus diriger et enfermés par une science qui a finalement atteint ses limites. Celle-ci ne permet pas la totale indépendance du voyageur qui tout au plus se satellise : il devient « lune de lune » disent Ardan et Servadac (AL, 94 ; HS, 883). Leur véhicule, quelle que soit son extraordinaire vitesse, se trouve souvent inféodé à un autre astre qui ramène les personnages à leur dimension de simples humains perdus dans l’infini de l’univers ; et quand, à l’image de la comète, il poursuit indéfiniment le périple, le vertige est encore plus grand. Cette impossibilité inhérente au voyage interplanétaire vernien est le moyen de dire au XIXe siècle le relativisme universel. Hector Servadac est à ce titre exemplaire : dans cette île perdue qu’est finalement Gallia, à l’instar de la Terre, les voyageurs involontaires n’aspirent qu’au retour sur Terre et donc à une forme de stabilité, autrement dit à ce que la science et la fantaisie cèdent le pas à une expérience plus terre-à-terre. En attendant, la vision vernienne se ramène encore à une robinsonnade, spatiale cette fois, qui n’est à tout prendre qu’une expérience de la solitude.
Après Cyrano et Voltaire, à l’ère du réalisme et du positivisme, ce n’est pas la découverte de l’Autre qui peut montrer la faiblesse de l’Homme et de sa science – dans tous les sens du terme – mais c’est au contraire la mise en scène de sa solitude, contre laquelle il ne peut rien. La science qui semble a priori soutenir la fantaisie, lui donner corps et la libérer, est aussi celle qui l’empêche d’aboutir, et qui l’étouffe. L’insoluble conflit entre science et fantaisie double l’attitude de l’auteur qui oscille en permanence entre optimisme et pessimisme, sans qu’il soit possible de poser une équivalence entre les termes de chaque opposition. De ce balancement naît l’inquiétude vernienne, qui ne peut cesser que lorsque cesse le voyage.
À ce cadre terrestre qui limite la fantaisie scientifique, s’ajoute bien sûr un cadre générique : le récit de voyage implique le retour vers l’ici. Certes, il s’agit là d’une contrainte inhérente au genre, mais ce retour chez Verne est ambigu : s’il correspond à la fin des inquiétudes de ces héros perdus dans l’espace sidéral, il constitue en même temps une clôture, un point final à la fois au discours scientifique et à la fantaisie poétique, bref à la vision vernienne. Si l’optimisme de Cyrano, sa foi en l’imagination et en la science suggèrent un voyage se déroulant à l’infini, le balancement incessant de Verne s’arrête brutalement dès que les héros sont revenus sur la terre. L’auteur accorde une importance toute particulière à cette séquence finale. Dans le roman lunaire, le navire qui sauve les héros retombés en mer est la Susquehanna, corvette qui sonde les fonds marins, prend la mesure du globe terrestre afin d’installer des câbles télégraphiques. L’entreprise, pourtant d’une ampleur considérable, semble n’avoir dans la narration qu’une dimension anecdotique, surtout par contraste avec l’expédition du Gun Club. Cependant elle signale que le monde que l’on croit connu et maîtrisé ne l’est pas tandis que, comme l’affirme prophétiquement le lieutenant Bronsfield « les nouvelles directes du monde lunaire nous manqueront toujours » (AL, 289). Qu’ont donc fait les voyageurs – et Verne – sinon « de l’art pour l’art » ?
C’est donc à la fin du voyage que se résout, le conflit entre science et fantaisie, grâce à un retour à la prosaïque réalité. La fin d’Hector Servadac repose sur les mêmes principes mais d’une façon encore plus complexe. A leur retour, les héros constatent que sur la Terre, personne ne s’est rendu compte de ce qui s’est produit. Verne joue explicitement avec cette importante notion du romanesque qu’est le vraisemblable, dans le dernier chapitre « qui, contrairement à toutes les règles du roman, ne se termine pas par le mariage du héros » (HS, 1072). Or seul le mariage de Pablo et Nina vient conférer une certaine véracité à ce que Servadac nomme lui-même un « rêve » ou une « chimère » (HS, 1074). L’aventure en vient presque à se confondre avec le livre du professeur Rosette intitulé « Histoire d’une hypothèse ». Là, l’opposition entre science et fantaisie se dissout complètement dans cette écriture qui brouille plus que jamais les frontières. Un cadre subsiste cependant, celui du rondeau que tente de rédiger Hector Servadac, mais c’est un cadre ouvert : c’est après qu’il en a rédigé les trois quarts, qu’est survenue la « catastrophe ». Le poème reste en suspens jusqu’au retour. Peu avant de monter dans le ballon, le Lieutenant y songe de nouveau :
Quelques vers encore, et ce délicieux petit poème serait complet. C’était un poète que Gallia avait enlevé à la terre, ce serait un poète qu’elle lui rendrait ! (HS, 1064).
Cependant, en apprenant le mariage de sa « muse », le héros se dit finalement heureux « de ne pas avoir à finir [son] horrible rondeau » (HS, 1074). Le voyage prend donc place entre deux vers d’une mauvaise poésie, signalant que, plus que « l’histoire d’une hypothèse », ou qu’un roman, les Voyages et aventures à travers le monde solaire sont tout un poème.
Les allusions à Cyrano ou aux autres voyages imaginaires, sont donc moins à lire comme l’affirmation d’une parenté littéraire ou, à l’inverse, comme le refus d’un héritage poétique, que comme les indices d’une réflexion sur l’écriture d’un voyage interplanétaire au XIXe siècle. Cette destination a longtemps été synonyme de merveilleux (et l’est encore), comment peut-elle se satisfaire d’une esthétique simplement réaliste ? La question se cristallise autour de l’opposition de la science et de la fantaisie. La fantaisie n’est niée que pour mieux envahir le récit. Mais cette problématique, d’abord esthétique, est mise en scène dans le roman lui-même, à travers les personnages notamment. C’est cette fracture qui exhibe la dimension poétique du texte, au sens propre : elle souligne la part de création littéraire à l’œuvre et l’intègre à l’histoire narrée. Cette mise en abyme n’amène pas de résolution, mais relève du constat : celui d’un balancement incessant, d’une hésitation inquiète entre deux postures : du prosaïsme à la fantaisie, du positivisme au rêve ou à la désillusion. La vision vernienne est moins une prophétie que l’expression d’une conscience aigue de cette fracture nouvelle qui naît de la confrontation de la science et de la littérature. Le choix du genre du récit de voyage qui, chez Cyrano permettait une forme d’ouverture indéfinie sur les pouvoirs de la science et de l’imagination, se trouve ici renouvelé. Sa structure circulaire permet de souligner les limites de la vision, de l’enclore dans un espace qui finalement n’est que textuel : celui d’un poème.