Regards nouveaux sur la littérature de l’émigration : exil et utopie sous la Révolution française

Jean-Michel Racault

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Jean-Michel Racault, « Regards nouveaux sur la littérature de l’émigration : exil et utopie sous la Révolution française », Tropics [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/972

Quel lien établir entre les textes fort divers auxquels la notion d’utopie pourrait servir d’étiquette et ce qu’il est convenu d’appeler la « littérature de l’émigration » entre Lumières et Romantisme ? Celle-ci, née dans le sillage des événements révolutionnaires, notamment ceux de 1793-1794 (mais l’exil des aristocrates avait débuté bien avant, dès l’été 1789 dans certains cas1), s’épanouit surtout sous le Directoire à partir de 1797, année où Gabriel Sénac de Meilhan publie à Brunswick son roman épistolaire L’Emigré, ou Lettres écrites en 1793. Puis elle connaît un lent reflux sous l’Empire après le sénatus-consulte du 6 floréal an X (26 avril 1802) annulant les proscriptions de la Terreur et autorisant le retour en France des émigrés. Ce que l’on retient en général de cette littérature, principalement romanesque, c’est le traumatisme collectif d’une catastrophe historique – mise à mort du roi, chute de l’Ancien Régime, dénonciation de l’aristocratie –, le sentiment individuel de damnation sociale des anciens privilégiés affrontés à un bouleversement incompréhensible des hiérarchies et des valeurs, l’entrée dans une modernité douloureuse faite d’errance et d’exil dont l’émigré est le symbole, puisque son identité est liée à celle d’un monde qui n’est plus2.

Rien donc qui puisse faire écho, semblerait-t-il, aux aspirations progressistes et aux représentations optimistes de l’Histoire comme promesse d’un « monde meilleur » associées en général à la notion d’utopie. Le lien entre utopie et émigration existe pourtant, et de longue date. Il faut pour le comprendre remonter aux origines de l’utopie narrative classique, genre mixte aux lisières du roman et du récit de voyage qui apparaît vers 1675 en France. Mais il est aussi nécessaire de prendre en compte les sources extra-littéraires de ce qu’on pourrait appeler l’utopisme, ensemble de revendications et d’aspirations nées des crises politico-religieuses de l’époque, d’où émergent des projets – et parfois des réalisations – de sociétés alternatives3.

Dégager l’origine et les modalités historiques de cette convergence entre deux paradigmes littéraires apparemment sans rapport est donc un préalable nécessaire. L’essentiel de ce travail sera consacré ensuite à l’analyse comme fictions de l’émigration puis comme utopies des textes de l’époque révolutionnaire retenus pour cette enquête, avant de confronter en conclusion les résultats obtenus et les interrogations qui en résultent.

Utopies et migrations : aux origines d’une convergence

De nature certes différente, l’utopisme politique en forme de programme de rupture avec l’ordre existant et les utopies romanesques qui supposent ces programmes réalisés ont souvent été associés à la thématique des mouvements de populations et des migrations. Persécutés en Angleterre avant le régime de tolérance relative instauré par la « Glorieuse Révolution » de 1688-1689, les groupes protestants radicaux qui avaient prospéré pendant la période révolutionnaire ou de l’Interrègne (1649-1660) émigrèrent massivement en Amérique du Nord, engendrant des expériences sociales originales comme celle de l’Etat quaker de Pennsylvanie, fondé par William Penn en 1682. Grâce à la tolérance des Quakers, cette « nouvelle Jérusalem », ouverte au petit peuple des Justes fuyant selon l’injonction biblique la « perverse Babylone », accueillit également des communautés sectaires venues de Hollande, d’Allemagne ou d’Europe centrale : Anabaptistes, Mennonites, « Shakers », Frères Moraves… Entraînant l’exil de quelque 200 000 huguenots, la persécution des Réformés en France sous Louis XIV puis la révocation de l’Edit de Nantes (1685) furent aussi à l’origine de divers projets utopisants comme celui de la « République de l’île d’Eden » (1689) conçu par Henri Duquesne, Etat idéal protestant prévu dans les Mascareignes avec l’appui de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales. Placé à la tête de l’expédition de reconnaissance envoyée dans l’océan Indien, François Leguat publia en 1707 une relation de ses aventures sur place, à la fois témoignage vécu et utopie romanesque, partiellement récrite par un autre huguenot réfugié à Londres, l’homme de lettres François-Maximilien Misson. Le projet de Duquesne et l’aventure de Leguat inspirèrent plus tard à l’abbé Prévost, romancier mais aussi compilateur de l’Histoire Générale des Voyages, un épisode de son grand roman Cleveland (1731-1737), dont l’action se situe à l’époque de Cromwell et de la Restauration anglaise : fondée par des réfugiés protestants anglais et français chassés d’Europe par les péripéties politico-religieuses après le siège de La Rochelle, la « Colonie Rochelloise » installée dans une partie inexplorée de l’île de Sainte-Hélène que décrit l’un des récits insérés de ce vaste cycle fictionnel constitue un bel exemple d’utopie ambigüe, idyllique de prime abord, mais qui se révélera despotique sous le regard de Bridge, le héros-narrateur.

Les échanges sont nombreux en effet entre les mouvements de population réels, les projets de communautés idéales à construire et les utopies narratives présentant comme véritablement existantes des sociétés fictives lointaines. Œuvre d’un protestant languedocien qui passa une partie de sa vie en Angleterre au service de l’Amirauté, le plus célèbre roman utopique de l’époque classique, l’Histoire des Sévarambes (1677-1679) de Denis Veiras, relate la prétendue découverte aux Terres australes par un certain capitaine Siden –  anagramme de Denis – d’un Etat modèle fondé quelques siècles plus tôt par le prince persan Sévaris – anagramme de Veiras ; d’où la résonance autobiographique de l’aventure de ce conquérant, membre de la minorité religieuse des Parsis, chassé de son pays avec sa communauté et devenu législateur d’un empire imaginaire. Ecrite par un moine cordelier défroqué converti au protestantisme qui se réfugia à Genève, mais en fut chassé pour mauvaise conduite, La Terre Australe connue (1676) de Gabriel de Foigny relève aussi de l’allégorie personnelle : Sadeur, son héros déviant inadapté au monde réel, croit trouver une terre d’accueil chez les Australiens, êtres sans péché qui ne descendent pas d’Adam, mais constate bientôt que leur perfection (allégoriquement, celle dont se targuent les habitants de la cité de Calvin) est incompatible avec sa propre imperfection de pécheur et doit fuir cette intolérante société « idéale » où sa présence fait scandale. Le sens de la migration peut au demeurant s’inverser, comme dans les Mémoires de Gaudence de Lucques (1737) de Simon Berington, prêtre catholique anglais qui partagea l’exil en France des Jacobites : Gaudence, le voyageur, découvre dans une oasis des déserts de Nubie le peuple des Mezzoraniens, descendants des anciens Egyptiens, jadis chassés par l’invasion des barbares Hycksos, et dont ils perpétuent dans toute leur pureté primitive les institutions et les croyances. Sans doute ces païens vertueux donnés en exemple à une chrétienté oublieuse de ses valeurs font-ils écho à l’exode en terre catholique des anciens partisans des Stuarts après l’installation sur le trône d’Angleterre d’une nouvelle dynastie protestante orangiste.

Une semblable relecture des textes utopiques comme reflets des grands mouvements de population collectifs d’une part, comme échos d’expériences individuelles de la migration d’autre part, est-elle pertinente et généralisable ? Elle s’écarte de l’interprétation usuelle, qui privilégie le contenu institutionnel ou idéologique des utopies en tenant pour secondaire leur scénario fictionnel ; scénario certes stéréotypé, car le récit utopique est un « genre à formes fixes », mais dont les variations à l’intérieur de cette topique obligée sont fortement porteuses de sens. Elle va aussi à l’encontre de la hardiesse novatrice attribuée au genre et de l’optimisme historique qu’on associe à des textes supposés nécessairement « progressistes » et annonciateurs des combats idéologiques des Lumières, au risque de rendre incompréhensibles ceux qui n’entrent pas dans le schéma attendu ; d’où les contresens commis à propos de la tragique parabole de La Terre Australe connue, construite sur le thème pascalien du « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Inversement, une relecture du thème des migrations à la lumière de l’utopie, dans les œuvres où elle est possible, devrait inciter à réinterpréter sous un jour un peu moins sombre une « littérature de l’émigration » censée inaugurer dès l’époque révolutionnaire la mélancolie romantique, le sentiment négatif de l’Histoire comme fatalité, le désarroi de l’individu moderne jeté dans un monde qui lui est étranger, en donnant leur place à des ouvrages atypiques où l’émigration apparaît tout au contraire comme une chance historique et l’exil comme la première étape dans la fondation d’une société nouvelle qui ne serait ni la restauration de l’Ancien Régime ni le prolongement du chaos révolutionnaire.

Ceux qui nous intéressent, en effet, n’appartiennent ni au corpus, largement étudié ces dernières années, des littératures de l’émigration dans la lignée du roman de Sénac de Meilhan, ni au canon de l’utopie littéraire classique4. Les histoires du genre les passent généralement sous silence : leur faible notoriété (ou leur anonymat) leur ont permis d’échapper partiellement à l’attention des chercheurs et de déjouer les classifications. Ils se rattachent pourtant de façon certaine à la littérature de l’émigration par leur toile de fond historique, celle de la Révolution française entre 1791 et 1795, et par les questions qu’ils posent à leurs lecteurs : faut-il quitter la France, et si oui pourquoi et vers quel pays ? Quant à la dimension de l’utopie, elle est indiscutable dans ces descriptions d’une société modèle, ou du moins donnée pour telle, incarnant l’« ailleurs » et l’« autre » possibles de la France révolutionnaire en proie à l’anarchie ou à la terreur, que l’on atteint, conformément à la norme du genre, par un long voyage aux limites du monde connu ; voyage sans retour cependant, ce qui constitue au vu de la tradition établie un écart dont le sens devra être interrogé5.

Les Lettres écrites des rives de l’Ohio ou les incertitudes de l’« espérance américaine »6

Projet d’implantation coloniale utopique sur le territoire de la toute nouvelle république des Etats-Unis d’Amérique et appel à l’émigration lancé aux déçus de la Révolution française à ses débuts, la seconde des trois Lettres écrites des rives de l’Ohio7 publiées en 1792 par le marquis Claude-François-Adrien de Lezay-Marnésia (1735-1800), ancien député de la noblesse aux Etats-Généraux qui choisit très tôt l’exil volontaire outre-Atlantique, est adressée à Bernardin de Saint-Pierre. L’écrivain, qu’il admire (sans toutefois le connaître personnellement), est érigé par avance en caution intellectuelle voire en chef de la future communauté qu’il se propose de créer, décrite dans cette très longue missive – une centaine de pages (p. 10 à 112) – datée du 2 novembre 1791 formant l’essentiel de l’ouvrage. Homme des Lumières, aristocrate libéral favorable aux « idées nouvelles » quoique foncièrement conservateur – il est proche du groupe des Monarchiens et du club des Impartiaux –, noble rallié au Tiers-Etat mais très vite déçu puis scandalisé par la tournure des événements, Lezay se résolut rapidement à quitter la France. Influencé, comme Bernardin, par l’exemple du « cultivateur américain » Hector Saint-John de Crèvecœur8, il acheta par l’entremise de la Compagnie du Scioto ou « Société des Vingt-Quatre », dans laquelle il était associé avec d’autres nobles fortunés, un immense domaine situé dans le Territoire du Nord-Ouest des Etats-Unis (actuelle région de l’Ohio). Il tenta sans succès d’y installer à la fin de 1790 une sorte d’Etat idéal enclavé dans la république américaine symboliquement baptisé New-Patrie ou Aigle-Lys. L’échec de ce projet d’implantation communautaire (dont il rejette la faute sur la Compagnie sans expliquer ses causes, apparemment les conditions de vie très rudes des pionniers et des relations conflictuelles avec la population amérindienne, qu’on avait oublié de prendre en compte) l’incita à s’établir à Pittsburgh, en Pennsylvanie, près de la petite ville de Bethléem, où vivait une colonie de Frères Moraves, secte protestante radicale qui lui sert de modèle : les Moraves eux aussi ont abandonné leur patrie, l’Allemagne, et choisi la fuite au Désert afin de vivre entre « vrais croyants » une existence communautaire, laborieuse et austère assimilable à celle des premiers chrétiens9.

L’Exode – pour laisser au mot sa majuscule et sa connotation biblique – est en effet l’unique solution. Lezay vomit l’athéisme, pleure les malheurs de la France, déplore « cet esprit de destruction qui renverse son trône et ses autels » (L 30) et appelle les « ci-devant Nobles, insultés, dépouillés, incendiés » à « quitter une patrie inique et ingrate » (L 32) pour le rejoindre en Amérique. L’auteur ne cesse de le répéter : l’émigration – ou plutôt la sécession, car l’exil se veut définitif – est paradoxalement un devoir civique puisqu’il n’y a plus rien à attendre de ce que la France est devenue : « DE VRAIS FRANÇAIS / Par patriotisme ont abandonné leur patrie » (L 71), proclame l’inscription prévue sur le monument où seront gravés les noms des premiers colons. La question du retour, aventure clandestine fort périlleuse sous la Révolution puis réalité souvent décevante après 1802, si cruciale dans la littérature de l’émigration, est d’emblée écartée ici. Lezay ne reconnaît plus ses compatriotes, « naguères si doux, si aimables, si pleins d’honneur » (L 55) et estime que « les bonnes gens doivent abandonner la France dans le tems où elle se plaît dans ses désordres et ses malheurs » (L 58, n. 1). Ecarté également l’engagement armé en faveur d’une restauration monarchique à la manière des émigrés de Coblence ; d’où le choix d’une implantation lointaine et d’une rupture spatiale et spirituelle avec l’Europe :

Choisissons donc dans l’immensité du continent américain un lieu reculé, presque désert encore, au bord des grandes rivières, sur un sol riche, […] propre à toutes les cultures, sous un ciel pur et dans un climat doux et sain ; choisissons une terre, où nous puissions, séparés du reste des humains, vivre dans la paix et dans l’abondance, dans l’exercice des tranquilles vertus et dans les liens d’une douce fraternité. (L 38-39)

A qui revient la responsabilité de cette rupture ? S’il lui arrive d’incriminer l’aveuglement de la noblesse, qui n’a pas su faire à temps les sacrifices nécessaires (L 32), l’auteur s’en prend surtout à l’emballement incontrôlé du mouvement révolutionnaire, qui au lieu de se borner aux réformes indispensables s’est acharné à tout détruire : magistrats spoliés de leurs charges, prêtres humiliés, moines et religieuses chassés de leurs couvents, d’où impiété, anarchie et misère. Voyant la Révolution non comme une crise passagère, mais comme une mutation historique irréversible rendant impossible toute restauration de l’ordre ancien, il justifie par conséquent la sécession lointaine, qu’on pourrait être tenté de taxer de désertion, d’une petite élite non corrompue, car « les bons n’ont besoin que d’eux-mêmes » (L 37). C’est donc une grande surprise d’apprendre que Lezay, qui avait consumé dans la faillite de son rêve américain l’essentiel de sa considérable fortune, choisit de regagner la France en mai 1792 et s’occupa, de retour à Paris, de faire imprimer son appel à ses compatriotes, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’était plus d’actualité10. Ruiné et amer, il se retira dans son château en province, fut arrêté en 1794 mais échappa à la guillotine, s’exila en Suisse en 1797 puis revint mourir à Besançon en 1800 ; itinéraire décevant d’un émigré presque ordinaire, très loin du projet de sécession radicale exposé dans son livre, dont la publication même trahit une inconséquence qui laisse songeur.

Les Lettres écrites des rives de l’Ohio mettent en œuvre à peu près toutes les modalités possibles de l’utopisme programmatique, non sans dériver fréquemment vers l’utopie romanesque lorsque le programme à réaliser se fait tableau descriptif imaginé en déclinant plusieurs facettes d’un même projet. De son premier état, le plan avorté de refuge d’Aigle-Lys (ou New-Patrie), destiné à « donner aux victimes indignées de la scélératesse un asyle calme et fortuné » (L 12), déjà abandonné dans le temps de l’écriture, Lezay ne livre que la genèse et le but général : conduire les « âmes religieuses », contraintes de vivre dans une société impie, « sur des rives lointaines, où, soutenues par leurs mutuels exemples, elles pourroient se livrer au bonheur d’adorer Dieu, de pratiquer les vertus que la Religion enseigne, commande et récompense, même en cette vie » (L 15). Idéalement, cette cité des Justes devrait s’établir dans une île ; mais puisque presque toutes sont déjà occupées par les Européens, les déserts immenses de l’Amérique répondent seuls à cette exigence (L 38-39).

La seconde version, qui coïncide avec l’écriture du livre à Fort Pitt (Pittsburgh), prend appui sur l’utopie réalisée de la Fraternité Morave de Bethléem. Tout imprégné qu’il est d’idéologie rousseauiste, de culture maçonnique et de philosophie des Lumières, Lezay affiche un catholicisme intransigeant ; mais il reconnaît pourtant que les Moraves sont les seuls à pratiquer véritablement la morale évangélique. Ayant érigé cette secte protestante radicale en paradigme social, moral et religieux, il la prend donc pour modèle concret de ce qu’il entend réaliser : une communauté fermée, strictement française et catholique – la pureté des mœurs requiert unité collective et séparation des croyances, assure-t-il en citant la « Préface de Narcisse » de Rousseau –  mais en terre américaine, l’exemple des Frères Moraves servant de guide à cet égard. Ce qui ne va pas sans risques ni sans contradictions : l’autonomie de la nouvelle colonie française à l’intérieur d’un Etat souverain étant potentiellement source de conflits, les colons qui voudraient faire appel à la justice américaine seront bannis de la communauté (L 93, note 1). S’il renonce à édicter des lois nouvelles – on appliquera celles de la Pennsylvanie, complétées par des « règlements particuliers » (L 93) – Lezay se montre très critique sur ces dernières, déplorant la faiblesse de l’exécutif, rançon de la démocratie et de la tolérance, voire, nous y reviendrons, sur la constitution des Etats-Unis.

Mais il lui faut aussi un modèle intellectuel et un héros législateur, une sorte d’équivalent du conquérant Utopus chez Thomas More. Puisque Rousseau n’est plus, il le trouve chez celui qu’il considère comme son successeur, Bernardin de Saint-Pierre, destinataire de sa missive. Grand lecteur, le marquis a bien sûr en tête la micro-utopie coloniale des deux familles de Paul et Virginie (1788), mais surtout le modèle d’une « République dirigée selon les loix de la Nature » formée de « tous les malheureux de la terre » (L 36) exposé dans un texte plus confidentiel, le « Fragment servant de préambule à L’Arcadie », publié pareillement dans le quatrième volume de l’édition de 1788 des Etudes de la Nature, où Bernardin expliquait la genèse difficile de ses rêves avortés de société idéale, inspirés de l’Atlantide platonicienne, de la Cyropédie de Xénophon, du Télémaque de Fénelon, ainsi que des exemples réels des Quakers de Pennsylvanie et des « Réductions » jésuites d’Amérique du Sud, toutes références qui sont aussi celles de Lezay. Celui-ci toutefois s’efforce de persuader son correspondant que ce sont les rives de l’Ohio plutôt que celles de l’Amazone (où Bernardin avait situé son projet abandonné puis repris un quart de siècle plus tard de « République des Amis »11) qui offrent le cadre le plus propre à faire revivre les bergers de Théocrite et de Virgile. Tous deux cultivent en effet le fantasme d’une restauration par l’utopie coloniale de la civilisation pastorale dont l’églogue antique offre le modèle. Mais Lezay, esprit puritain, croit aux vertus tonifiantes des rudes climats du nord et tient pour moralement dangereux les pays du sud, tout juste bons à produire des « poètes érotiques »12. Le nom de Saint-Pierre sera donné à la cité idéale dans cette dernière version, en hommage « au philosophe religieux, qui dans la foi trouve l’appui de ses principes » (L 85). Le marquis veut voir en Bernardin un ardent catholique continuateur de Pascal, ce qui témoigne d’un certain confusionnisme idéologique : l’auteur des Etudes, déiste et anticlérical, n’est nullement pascalien, ni politiquement en phase avec l’idéal réactionnaire de l’auteur de la lettre, à laquelle semble-t-il il ne répondit jamais.

Les trois versions du programme trahissent les mêmes inconséquences. Oubliant la rudesse du climat, l’isolement, l’hostilité des Indiens, Lezay rêve de transposer tout à la fois au sein du monde sauvage une sociabilité aristocratique raffinée, détruite en France par la Révolution, le primitivisme artificiel de la pastorale néo-antique, le mythe de l’existence communautaire des premiers chrétiens. Il choisit pour cela une implantation dans un territoire qui possède déjà ses lois, les Etats-Unis, lois qu’il sera contraint de respecter même s’il ne les approuve pas : très critique sur les pratiques électorales (fraude, démagogie, corruption) et sur la faiblesse de l’exécutif du système fédéraliste, il s’en prend au principe même de la démocratie, pire que le despotisme, car « il semble par la manière dont elles usent de la liberté, que les Nations assez heureuses pour l’avoir recouvrée, prennent à tâche d’excuser les Rois, et de consoler les peuples qui sont sous leur empire » (L 99, note). Rien d’étonnant à ce que Lezay s’avoue dans sa conclusion aussi déçu par l’Amérique que par la France, ce qui ne l’empêche nullement de réitérer l’appel à l’émigration afin de créer dans le Nouveau Monde une société nouvelle (L 111-112). La contradiction est si frappante qu’on se demande parfois jusqu’à quel point cet esprit fin et cultivé adhère à son utopie autoritaire et régressive qui peut ressembler à une anti-utopie, et s’il faut par exemple prendre à la lettre l’éloge fort ambigu adressé aux Frères Moraves « d’avoir profité de l’exemple des animaux les plus intelligents et les plus heureux, et d’avoir donné à des hommes la sagesse et le bonheur des Castors et des Abeilles » (L 25), idéal qui ne saurait guère être le sien mais préfigure les critiques de Tocqueville.

Le contenu institutionnel de l’utopie est très flou – et il ne peut guère en être autrement sous peine de faire éclater au grand jour la contradiction latente entre la clôture interne de ce micro-Etat autonome et sa subordination théorique aux Etats-Unis d’Amérique où il se trouve enclavé. L’auteur emploie le terme de république, précisant qu’il n’y attache aucune idée de souveraineté mais une forme d’organisation interne compatible avec tout régime établi. Faisant ainsi l’impasse sur le choix d’un système politique déterminé, il est au contraire fort précis sur le recrutement des colons : cinquante familles de propriétaires, nobles ou « bons bourgeois », accompagnés de domestiques, de cultivateurs et d’artisans, noyau d’une communauté de 1000 à 1200 personnes, plus un encadrement ecclésiastique (douze prêtres sous l’autorité d’un évêque), des magistrats, un corps enseignant (il existe des collèges pour les deux sexes), l’ensemble formant une structure socio-politique hiérarchisée que matérialise visuellement le plan urbanistique : ordonnée en arc de cercle, comme les salines d’Arc-et-Senans selon le plan de Ledoux, autour d’un point central constitué par la fontaine et le monument commémorant l’arrivée des premiers colons, puis d’une vaste place en croissant, la ville de Saint-Pierre comportera au fond un « temple », un palais de justice d’un côté, un bâtiment d’assemblée et des magasins de l’autre, des collèges aux extrémités. Les autres bâtiments tels que les manufactures et l’hospice de charité sont rejetés à l’extérieur, car « la vue ne doit s’arrêter que sur des objets qui ne puissent porter aucune altération à l’âme » (L 88). Pour les mêmes raisons à la fois sociales, morales et esthétiques, les « gens de métier » ne seront pas autorisés à résider en ville, mais relégués dans des faubourgs.

C’est l’ordonnance urbaine, la hiérarchie qu’y manifeste le positionnement des édifices, la répartition des fonctions accueillies en son sein ou rejetées au-dehors, qui permettent de se faire une idée plus précise de la structure politique de la colonie et de l’idéologie de l’auteur du projet. C’est apparemment d’une oligarchie commerciale qu’il s’agit : les cinquante familles propriétaires, actionnaire chacune pour 1000 à 2000 écus, forment un conseil d’administration dont les membres « feront ensemble les entreprises de commerce » (L 74) afin d’en partager les risques et les bénéfices et recruteront des salariés, fermiers ou artisans, qui n’auront pas les mêmes droits, « n’ayant pas les mêmes intérêts ». « Quel immense ne sera pas le profit de ces manufactures pour une société qui n’aura rien à débourser, ni pour les matières premières, ni pour la nourriture des ouvriers ? » (76), s’émerveille le marquis, célébrant tout à la fois avec une certaine inconscience les profits à attendre et l’émotion esthétique émanant du tableau pastoral futur :

Sur un sol plus riant, plus riche, plus varié, plus majestueux que les rives du Pennée, je vois se réunir les mœurs des heureux pasteurs de Moschus et de Gesner, la culture et l’industrie de la Suisse, les arts, le goût, l’exquise sensibilité des Athéniens, et les vertus de Lacédémone. (L 79)

Les Découvertes dans la mer du Sud ou une nouvelle France polynésienne

Les Découvertes dans la mer du Sud13 n’ont guère retenu l’attention, à tort14. Cette relation anonyme apocryphe, publiée sous la forme d’une « Lettre écrite par un François à son ami à Pondichéry » datée « de l’Isle hospitalière, dans la mer du Sud [l’actuel Pacifique], le 28 janvier 1795 », soulève de nombreuses interrogations, à commencer par celle de l’identité de son auteur. Celui-ci prétend avoir quitté la France le 17 juin 1789 – donc juste avant la Révolution – pour s’installer au Brésil, où il se serait embarqué en 1793 avec une expédition portugaise pour l’exploration du Pacifique. Il assure y avoir résolu au moins partiellement l’énigme de la disparition de l’expédition de Lapérouse, partie de Brest en avril 1785 et dont on attendit vainement le retour en 1789, ayant retrouvé, assure-t-il, dans un état de total épuisement son dernier survivant, l’astronome Lepaute d’Agelet (qu’il appelle d’Orgelet), lequel confirma avant de mourir lui-même le désastre du vaisseau La Boussole, détruit par un incendie, et le massacre par les indigènes des rescapés réfugiés à terre.

Dans la littérature suscitée par le « mystère Lapérouse », l’ouvrage, constitué d’un assemblage bizarre de morceaux manifestement hétérogènes – dont une utopie insulaire presque inconnue des spécialistes – se distingue à la fois par le flou des données géographiques (les coordonnées sont masquées, la toponymie absente ou déformée, les itinéraires incertains) et par la singulière précision des observations botaniques, zoologiques ou ethnographiques ; l’auteur est-il un plagiaire impudent doublé d’un excellent connaisseur des relations scientifiques récentes en Polynésie, ou un marin qui aurait lui-même navigué dans la zone, peut-être avec l’une des expéditions envoyées à la recherche de Lapérouse15 ? On l’ignore, mais seul nous intéresse en réalité l’épisode central (p. 157 à 356) consacré au tableau d’une prétendue colonie d’émigrés français installés dans une île polynésienne géographiquement assez proche de celle où Lapérouse aurait trouvé la mort, sans qu’il existe aucun lien toutefois avec cet épisode historique16. Mais celle-là, totalement déserte à l’arrivée des Européens, est bien décidée à demeurer inconnue :

L’intention de la colonie étoit de se tenir cachée et de vivre jusqu’à nouvel ordre ignorée de tout le reste du monde ; elle avoit formé son établissement à l’intérieur des terres, et s’étoit éloignée, à dessein, du rivage de la mer. (D 186)

A la configuration topique de l’« île dans l’île », héritée de l’épisode de la « Colonie Rochelloise » de Cleveland, s’ajoute sans doute l’influence des spéculations fantaisistes sur les causes de la disparition de Lapérouse et de ses compagnons, qu’on se plaît alors à imaginer en « émigrés » avant l’heure, coulant des jours heureux loin des violences révolutionnaires parmi les vahinés, cachés sur une île polynésienne17. Ce sont, comme chez Lezay, ces « désordres effroyables » et surtout les persécutions anti-aristocratiques qui ont motivé l’exil dans le Pacifique de ces nobles originaires des provinces de l’Ouest de la France :

On a incendié nos maisons, ravagé nos propriétés. O honte ! des François, sous prétexte de liberté ou d’égalité, ont porté la destruction par-tout, ils n’ont pas même épargné les chefs-d’œuvre des arts. En parlant humanité, ils ont égorgé une infinité de malheureux auxquels on avoit fait un crime du hasard de la naissance ; et par un renversement d’idées, inouï jusqu’alors, c’est la philosophie qui a excité leur fureur, c’est elle qui a mis dans leurs mains le poignard homicide. (D 202)

L’état du pays, couvert d’échafauds, laisse peu d’espoir ; un « scélérat » – Robespierre ? – y règne en maître ; que faire sinon émigrer ? D’abord réfugiés en Angleterre, mais craignant d’être confondus avec ceux « qui n’avoient quitté la France que pour y porter le feu et la flamme, pour conserver un vain nom et de misérables privilèges » (D 203), ces gentilshommes provinciaux loyalistes et même patriotes optent donc pour un exode lointain, refusant de rallier la contre-révolution européenne et l’idéologie réactionnaire de restauration de l’Ancien Régime. La condamnation, plus radicale que chez Lezay, des « plats valets de la cour de Louis XVI […] qui par leur orgueil autant que par leur corruption, sont devenus la cause première de tous nos maux » (D 203), s’étend – chez des aristocrates paradoxalement – à la dénonciation de l’aristocratie en général. Anecdote édifiante, un jeune étourdi qui se prétend marquis et exige les honneurs dus à son rang sera contraint pour sa punition de servir à table, tandis que le chef de la colonie renonce par protestation à son titre – authentique, lui – de baron, « devenu méprisable » (D 323).

Que faire face à la Terreur lorsqu’on aspire à vivre heureux et libre, mais sans trahir son pays en rejoignant les coalisés ? « Emigrer pour être forcé de prendre les armes contre sa patrie ; rester pour être assassiné ; quelle alternative que celle du crime ou de la mort ! » (D 211). Ce dilemme moral de beaucoup de nobles libéraux ne peut être résolu une fois de plus que par la sécession sans esprit de retour à laquelle se rallie le narrateur dans sa conclusion, bien décidé lui aussi à rester dans l’île :

Je me porte admirablement bien, et je suis heureux dans toute la force du terme, même par-delà. Il me vient quelquefois des idées de patrie, mais j’ai tort. Il paroît que décidément l’Europe est ou va être en feu : l’orage au moins ne viendra pas jusqu’à moi. (D 355)

Plus détaillée que celle de Lezay, la cité idéale de l’« Isle hospitalière » relève d’un autre modèle, celui de l’utopie narrative classique, dont elle reprend habilement les conventions et les codes. Insérée comme chez Veiras dans la trame « réaliste » d’un récit d’aventure et d’exploration pseudo-documentaire à la première personne, la séquence utopique proprement dite fait suite immédiatement à la rencontre avec le dernier des survivants de l’expédition Lapérouse et donc à la liquidation de l’énigme initiale. L’entrée en utopie, dans l’île suivante, prend la forme d’un impressionnant parcours initiatique après le franchissement d’une arche naturelle gigantesque donnant accès à un bassin clos où le navire se trouvera prisonnier, puis l’escalade d’une cataracte énorme, « la plus belle horreur, le plus sublime désordre que la nature puisse jamais offrir aux yeux des hommes » (171). Les montagnes franchies, c’est un paysage bucolique qui apparaît : bosquets, coteaux, prairies, « campagnes riantes » et, détail incongru dans une île polynésienne non répertoriée sur les cartes, « des chevaux attelés à une charrue, et un homme derrière qui labourait » (D 174). C’est une colonie européenne inconnue : le narrateur, ayant frappé à la porte d’une maison, s’entend répondre – en français –  « Cet imbécile qui frappe au lieu d’ouvrir ! ». A l’intérieur, une femme et sept jolies filles, plus son ancien capitaine dont il a été le secrétaire pendant la guerre d’Amérique !

Passons sur les scènes de reconnaissance et les explications mutuelles – un peu insuffisantes, puisque rien ne sera dit de la découverte de l’île et de l’installation de ces gentilshommes bretons – ainsi que sur les descriptions de banquets rustiques, aussi nombreux que chez Lezay mais traités sur un mode familier et grivois qui évoque Rétif plutôt que Fénelon, ou encore sur les amours du héros avec la jeune Eléonore, qu’il épouse, devenant ainsi sans esprit de retour un citoyen de la petite république ; pour une fois l’utopie échappe à la sécheresse de l’organigramme institutionnel ou à l’abstraction idéologique. Comme Lezay encore, l’auteur des Découvertes met entre parenthèses la question des relations avec les indigènes : il n’y en a pas, l’île étant déserte à l’arrivée des colons, sinon une seule famille, arrivée plus tard par hasard, de sauvages inassimilables qu’on a vainement tenté de civiliser. Sans imposer la fermeture sur elle-même d’une communauté qui a encore besoin de se renforcer grâce à l’immigration, la colonie aspire à terme à un développement complètement autarcique afin que « dans vingt ans nous puissions nous passer de tout l’univers » (D 283). Une différence majeure cependant : aucune référence religieuse (ni surtout catholique) dans cette utopie d’un hédonisme assez prosaïque dont l’idéal de vie consiste à :

Avoir une femme qu’on aime et dont on soit aimé ; lui faire des enfants tant qu’on peut ; boire la petite goutte tant qu’on veut ; ne manquer de rien ; n’avoir jamais peur de mourir de faim, ni de soif ; nourrir sa famille, l’élever, l’établir sans qu’il en coûte ; vivre pour travailler ; ne jamais travailler pour vivre. (242)

Ce qui pourrait tenir lieu de culte est manifestement tributaire de l’imaginaire collectif des fêtes révolutionnaires ; les enfants reçoivent le baptême, mais il s’agit d’un pur rituel laïque : « Ton nom est Ollivier ; sois utile comme cet arbre, sois doux comme son fruit. La colonie te reconnoît pour son fils » (D 288). La plantation d’un arbre fruitier célèbre en effet la naissance civique, mais c’est un arbre forestier qui est planté à chaque décès dans la « forêt des morts », symbole d’enracinement dans la collectivité et dans le sol de l’île : « C’est son père, c’est sa mère, c’est son ayeul, c’est son enfant que chacun croira voir dans cet arbre religieux » (D 290). Quant au cérémonial du mariage, il se limite à une injonction certes biblique, mais nullement religieuse : « Croissez et multipliez suivant les lois de la nature » (D 235).

L’obsession populationniste est en effet une caractéristique remarquable de cette utopie, la rapprochant de façon inattendue de celle du Supplément au Voyage de Bougainville18. Comme dans la société tahitienne selon Diderot, la législation entière est conçue en faveur de la procréation (sans recours toutefois à la liberté sexuelle et à l’inceste) ; être enceinte étant pour une femme un titre de gloire, « il n’y a rien au monde de si curieux que de voir avec ardeur on travaille ici à la population » (D 259), avec des dispositions un peu similaires : interdiction du célibat, « état aussi contraire au vœu de la nature qu’à la conservation des bonnes mœurs » (D 219), mariage obligatoire à vingt-trois ans pour les hommes et à dix-sept pour les filles sous peine de bannissement, annulation des unions infécondes, gestion administrative autoritaire des couples si besoin est : les jeunes gens étant inscrits sur une liste par ordre de priorité, le narrateur n’a guère le choix de faire autrement que d’épouser Eléonore, parvenue à l’âge où elle doit sous quinze jours quitter la colonie ou « passer entre les bras d’un homme » (D 229). Quant aux filles légères qui chercheraient par libertinage à jouir indûment avant l’heure des privilèges des femmes mariées, elles sont rétrogradées en fin de liste, comme le rapporte une anecdote édifiante (D 261).

Si ces dispositions sont manifestement inspirées des pratiques en vigueur dans les utopies classiques, comme l’« osparenibon », ou législation du mariage dans l’empire sévarambe, et surtout des amours de Bridge et Angélique dans l’épisode de la « Colonie Rochelloise » de Cleveland19, le puritanisme paradoxal de l’utopie sexuelle des Découvertes a bien la même finalité que la prétendue liberté tahitienne : structurer la société en faisant de la procréation son fondement économique et le principe de sa hiérarchie politique : « Ainsi les enfants devenoient une véritable richesse et un moyen d’ambition ou de prérogatives. C’étoit la noblesse de la nature » (D 222). On comprend la logique du renoncement aux titres hérités de l’ancienne société : la « noblesse de la nature », celle du père de famille, s’y substituant, les pères de quatre enfants ou plus sont admis au Conseil, ceux de trois seulement électeurs. L’imaginaire patriarcal entre ici en conflit avec l’idéologie nobiliaire de l’émigration dont est censée relever la colonie : une nouvelle élite émerge, fondée non plus sur la « qualité » – l’ancienneté des lignées et l’autorité de la naissance –, mais sur une accumulation d’ordre quantitatif : le nombre des enfants, assimilables à un capital personnel si ce n’est, comme dans le Supplément, à un substitut monétaire.

C’est aussi une nouvelle forme de société qui s’esquisse, pour laquelle l’auteur semble hésiter entre deux modèles. L’un, libéral et individualiste, fondé sur la propriété privée et l’initiative personnelle, correspond à une perspective d’avenir assez lointaine (une quinzaine d’années) d’ample développement industriel et commercial, avec des manufactures et des colonies dans les îles voisines pour résorber l’accroissement démographique. L’autre, collectiviste et étatiste sans que la forme politique en soit précisément spécifiée, régit la situation existante, désignée comme transitoire. Il prévoit pour une période de quinze ans des « lois provisoires » (D 218-219) : régime de propriété collective temporaire (la colonie est tenue de fournir à chaque nouvel arrivant une habitation), partage des récoltes, organisation planifiée du travail et des métiers. Les enfants « appartiennent à la colonie » (D 222), qui pourvoit à leur entretien et à leur éducation, incluant pour tous l’apprentissage d’un métier manuel. Les emplois sont publics. Les repas se déroulent en commun, les convives étant regroupés à table par métiers. On peut trouver une anticipation du phalanstère et des diverses formes du socialisme d’association du XIXe siècle dans cette organisation plus coopérative que strictement égalitaire.

L’auteur est-il conscient de l’incompatibilité des deux modèles ? Célébrant la vie en commun qui « réunit les citoyens sans les confondre, entretient parmi eux l’harmonie, la bonne intelligence et la douce amitié » (D 271), il déplore par avance, comme le Vieillard du Supplément, l’évolution inévitable et d’ailleurs programmée vers le système individualiste : « Malheureux sera le jour où nous quitterons cette vie heureuse et patriarcale pour avoir chacun notre propriété, nos aisances particulières ; c’est alors que naîtra l’orgueil, l’intérêt personnel, le désir d’avoir au-delà de ce dont on a besoin » (D 272).

Conclusion : de l’impossible retour des émigrés au « capitalisme utopique »

Différentes par leur statut – utopisme programmatique dans un cas, utopie narrative fictionnelle dans l’autre –, par leur localisation – l’Amérique du Nord, une île polynésienne – et même par leur tonalité esthétique générale (l’élégante nostalgie pastorale de la future colonie de Saint-Pierre a peu à voir avec la grosse gaieté des banquets de l’Ile Hospitalière, où l’on s’amuse à imiter les cris d’animaux), les collectivités décrites dans nos deux textes ont pourtant bien des choses en commun. La question cruciale du retour des émigrés dans leur patrie peut servir de point de départ.

Dans les deux cas, elle est formellement exclue par la situation désespérante de la France, les exilés s’accordant cependant, selon la formule de Lezay (L 58, n. 1), à « lui conserver un tendre et douloureux souvenir ». Paradoxalement, l’installation lointaine hors de l’Europe, sécession voulue définitive plutôt qu’émigration temporaire, implique pourtant chez « ces François vertueux qui avoient passé tant de mers pour s’épargner un crime » (D 207) – celui de prendre les armes contre leur pays aux côtés des coalisés – une fidélité nationale excluant tout esprit de revanche et même toute entreprise de restauration du trône et de l’autel. Il n’est d’ailleurs jamais question du roi dans ces communautés coloniales d’émigrés à la forme politique assez floue, mais apparemment « républicaine », non exemptes d’emprunts à l’univers culturel révolutionnaire : les fêtes et banquets rustiques, véritable obsession de l’époque, les célébrations commémoratives de la fondation de la colonie, les rituels civiques organisés à l’occasion de la naissance et de la mort, l’inauguration des autels de la Patrie, colonnes et pyramides, les « chaînes d’union […] d’une société bien connue » (L 57) et autres réminiscences maçonniques, offrent un répertoire de scènes topiques issues de l’imaginaire militant des années 1789-1795. Même dans l’utopie « catholique » de Lezay, la religion traditionnelle est peu présente. Et lorsque la jeune Eléonore demande à consacrer son mariage par le ministère d’un prêtre, son fiancé a le plus grand mal à en trouver un : il y en a trois dans l’île, mais tous mariés eux-mêmes, de sorte qu’il lui faut faire appel à l’aumônier du vaisseau (D 244).

Un autre point concerne l’insertion des émigrés dans leur « nouvelle patrie » – « New-Patrie », selon l’appellation choisie par Lezay-Marnésia pour la première version de son projet, qui consiste à « former avec des François un nouvel Etat, au sein des Etats-Unis » (L 12). L’appel à Bernardin de Saint-Pierre, dans sa version finale, lui confère une ample dimension cosmopolitique : « Rassemblez, Monsieur, les débris de l’Europe, qui n’est plus ; enrichissez-en l’Amérique, qui n’est pas encore, et qui ne sera peut-être jamais si cette grande occasion lui échappe » (37). Le marquis, on l’a vu, minimise les difficultés que pourtant il pressent d’une cohabitation entre cette colonie autonome et la république des Etats-Unis, dont il critique les pratiques politiques, l’organisation fédérale et le principe fondateur, la démocratie. D’où peut-être son choix étrange d’une communauté fermée – c’est le modèle morave –, strictement catholique et française dans un Etat, la Pennsylvanie, qui a pris pour règles la complète tolérance religieuse et la diversité des immigrants. L’auteur des Découvertes, lui, s’est facilité la tâche en installant la sienne dans une île déserte où les conflits de souveraineté sont évidemment sans objet.

Un aspect est presque passé sous silence dans les deux textes, celui des relations à établir avec les populations locales, absentes dans l’Ile de l’Hospitalité (la famille de sauvages n’est là que pour souligner les illusions du primitivisme) et sommairement traitées chez Lezay : les Indiens seront accueillis dans les banquets rustiques, puisque « les hommes sont égaux » (L 48), mais non semble-t-il les colons des frontières, qui vivent misérablement, « plus isolés que les sauvages ». Le principe de clôture interne et d’homogénéité nationale voire « ethnique » prend ici un aspect esthétique et émotif. Lecteur de La Nouvelle Héloïse, Lezay relate d’énormes festins, imités de ceux de la fête des vendanges à Clarens, où s’épanouissent les sentiments d’appartenance au groupe, d’émotion narcissique et de bonne conscience. Peut-être faut-il voir avec Roland Bonnel20 dans l’autocélébration du scripteur-organisateur de la fête pastorale la transposition d’une idéologie patriarcale aristocratique. Comme à Clarens, tout le monde est égal, mais chacun sait rester à sa place sous le regard du maître. Il est remarquable que ces mises en scène festives de la relation féodale entre le « seigneur » et ses « sujets » soient déplacées en Amérique, au moment même où la Révolution les bannit de l’espace français. On comprend mieux alors le choix d’une sécession se voulant sans retour : l’utopie extra-européenne, qui refuse l’action armée en faveur d’une restauration monarchique, équivaudrait pourtant à une restauration culturelle et esthétique – mythique bien sûr – d’un ordre révolu.

Mais cette imagerie « réactionnaire » peut-elle être autre chose qu’une aspiration vaine à inverser le cours du temps ? L’émigration lointaine des communautés utopiques ne prépare-t-elle pas en réalité un retour au réel, non pas vers l’Ancien Régime restauré dans une France retrouvée, mais vers un monde globalisé par les échanges économiques au sein d’une « Histoire-progrès »21 en mouvement ? Les colons des Découvertes se réclament de l’exemple des Patriarches et se targuent de pratiquer « la véritable hospitalité, telle qu’on dit qu’elle étoit exercée dans les premiers âges du monde » (D 196). Mais il s’agit d’une société émergente en très forte croissance, animée par une véritable obsession démographique, et dont l’esprit de progrès se manifeste dans tous les domaines : organisation du travail et des métiers, instruction publique et développement du savoir (collège, hôpital, école de médecine et de chirurgie, cabinet d’histoire naturelle, bibliothèque), recherche agronomique et technologique (le 4 décembre, jour de l’expérimentation de la poudre à canon inventée par le savant de la colonie, est proclamé fête nationale), tout cela appelé à stimuler l’industrie et à promouvoir le commerce extérieur lorsque, les « lois provisoires » collectivistes ayant été abolies, l’île passera à l’économie de marché.

La contradiction est encore plus nette chez Lezay entre l’idée régressive et autocentrée d’une « politique du bonheur » inspirée des modèles antiques ou d’un rousseauisme conservateur (L 99-100) et la modernité agressive d’un « capitalisme utopique » inhérent à la logique économique du système oligarchique des cinquante familles propriétaires. Comme l’auteur des Découvertes est écartelé entre la nostalgie du communisme primitif, incarnée par les « lois provisoires » encore en vigueur dans la colonie naissante, et la société marchande à venir, Lezay s’efforce de concilier, devant le spectacle des forêts abattues et des manufactures en construction, la poétique naturelle du paysage et l’éloge de la civilisation industrielle : « C’est un beau tableau pour l’œil et pour la pensée que ce mélange des eaux, se précipitant sur des roues qui reçoivent d’elles leur mouvement perpétuel » (L 22). Lui aussi développe un discours du progrès : le collège de la ville de Saint-Pierre deviendra rapidement une université (L 90), des académies et sociétés savantes s’y créeront, mais surtout des installations industrielles. La spécialisation et la rationalisation y seront extrêmes : chaque famille propriétaire doit prendre en charge un métier (fabrication de draps, toiles, chapeaux…), ouvrir une manufacture, recruter des travailleurs spécialisés en France, y écouler la production grâce à des correspondants et des circuits commerciaux. Les travailleurs, apparemment non rémunérés, du moins l’auteur n’en dit-il mot, seront nourris grâce aux produits des terres des cinquante familles propriétaires sur les fermes que celles-ci exploitent également (L 75-76). Lezay défend l’égalitarisme théorique du système, mais qui ne s’applique en réalité qu’aux propriétaires-actionnaires en situation de monopole, l’association conclue entre eux ayant pour effet d’empêcher ou de retarder, dit-il, « cette terrible disproportion dans les richesses, que je regarde comme le plus grand mal que puisse éprouver une société » (L 77). D’où les dispositions destinées à limiter l’accès à la caste des actionnaires et à empêcher une accumulation excessive des richesses. On retiendra aussi le projet de commercer principalement avec la France, ce qui est pour des émigrés un retour indirect dans un pays avec lequel ils ont rompu.

Sous la fiction primitiviste de la rupture politique (avec la France révolutionnaire) et géographique (avec le continent européen), il y a dans ces utopies de l’émigration, qui cultivent pourtant un retour imaginaire au passé pastoral transplanté dans les ailleurs les plus lointains, une ouverture au nouvel espace économique globalisé du commerce international et une adhésion peut-être inconsciente à une nouvelle dimension historique « révolutionnaire », qui n’est pas bien sûr celle des principes de 1793, mais celle de la révolution industrielle naissante

1 Dès le 17 juillet 1789 pour le comte d’Artois, futur Charles X.

2 Voir par exemple : Béatrice Didier, Ecrire la Révolution, Paris, PUF, « Ecriture », 1989 ; Claire Jacquier, Florence Lotterie, Catriona Seth (dir.

3 Sur ces questions et sur les utopies classiques ci-après, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage L’utopie narrative en France et en

4 Aux deux ouvrages retenus pourrait s’ajouter L’Amazone de Bernardin de Saint-Pierre. Ce récit utopique, commencé après le retour de l’auteur de l’

5 Le thème du retour, présent dans tous les romans de l’émigration, peut en constituer le sujet principal (voir par exemple B. A. Picard, Le retour d’

6 Formule empruntée à Jean Sgard (« Prévost et l’espérance américaine », in L’Amérique des lumières, Genève, Droz, 1977, p. 51-59).

7 Nous utilisons la seconde édition : Cl. Fr. Ad. de Lezay-Marnezia [sic], Citoyen de Pennsylvanie, Lettres écrites des rives de l’Ohio, Au Fort-Pitt

8 Nom de plume de l’écrivain franco-américain Michel Guillaume Jean de Crèvecœur, auteur des Lettres d’un cultivateur américain, Paris, Cruchet, 1784

9 Sur l’insertion historique et l’arrière-plan de ces projets, voir les études de Roland Bonnel (« Sur les rives de l’Ohio : la cité utopique de Lezay

10 Mais une lettre d’août 1792 laisse entrevoir le projet d’un nouveau voyage outre-Atlantique et d’un nouvel établissement, cette fois au confluent

11 Voir notre édition : « Fragment servant de préambule à L’Arcadie », in Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres Complètes, tome I, Romans et Contes, Paris

12 Sans doute pense-t-il aux Poésies érotiques d’Evariste Parny (1778) et aux Amours (1780) d’Antoine de Bertin, originaires de l’île Bourbon.

13 [Anon.], Découvertes dans la mer du Sud. Nouvelles de M. de la Peyrouse, jusqu’en 1794. Traces de son passage trouvées en diverses Isles et terres

14 Un compte rendu signé Ans. P. (Anselme Petetin) parut tardivement dans la Revue Encyclopédique d’avril 1831, tome L, p. 52-63, faisant suite à

15 Il y en eut deux, également infructueuses, l’une dirigée par Bruny d’Entrecasteaux (1791), l’autre par Dupetit-Thouars (1792).

16 Une allusion aux Découvertes dans l’introduction de l’édition critique par John Dunmore d’un autre sous-produit littéraire du mythe, la pièce

17 Voir par exemple les Fragments du dernier voyage de La Pérouse, Quimper, Barazer, An V (1797). Cet opuscule anonyme est attribué à Jacques Cambry (

18 Le Supplément ayant été publié en 1796 par l’abbé Vauxcelles, il n’est pas matériellement impossible que l’auteur des Découvertes en ait eu

19 Comme dans l’utopie de Prévost (qui est en réalité une anti-utopie, ce qui n’est pas le cas ici), le déséquilibre des sexes (234 femmes à marier

20 Voir l’article cité, notamment p. 46-48.

21 La formule est empruntée à Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978, chap. V, « L’utopie et l’idée de l’Histoire-progrès », p. 

1 Dès le 17 juillet 1789 pour le comte d’Artois, futur Charles X.

2 Voir par exemple : Béatrice Didier, Ecrire la Révolution, Paris, PUF, « Ecriture », 1989 ; Claire Jacquier, Florence Lotterie, Catriona Seth (dir.), Destins romanesques de l’émigration, Paris, Desjonquères, « L’Esprit des lettres », 2007 ; Stéphanie Genand (dir.), Romans de l’émigration (1797-1803), Paris, Champion, 2008 ; Katherine Astbury, Narrative Responses to the Trauma of the French Revolution, Oxford, Legenda, 2012.

3 Sur ces questions et sur les utopies classiques ci-après, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage L’utopie narrative en France et en Angleterre, 1675-1761, Oxford, The Voltaire Foundation, « Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century », 1991.

4 Aux deux ouvrages retenus pourrait s’ajouter L’Amazone de Bernardin de Saint-Pierre. Ce récit utopique, commencé après le retour de l’auteur de l’île de France (1771), puis abandonné pour entamer la rédaction de L’Arcadie (1788), laquelle fut abandonnée à son tour, fut enfin repris sous le Directoire, en intégrant la nouvelle perspective historique de l’émigration, et poursuivi jusqu’à la mort de l’auteur en 1814. Ce texte inachevé, connu par l’édition partielle de Louis Aimé-Martin dans les Œuvres Complètes posthumes (Paris, Méquignon-Marvis, 1818-1820, 18 vol.), paraîtra dans une nouvelle version établie d’après les manuscrits au sein des Œuvres Complètes en cours de publication aux Editions Classiques Garnier (tome V, Œuvres politiques).

5 Le thème du retour, présent dans tous les romans de l’émigration, peut en constituer le sujet principal (voir par exemple B. A. Picard, Le retour d’un émigré ou Mémoires de M. d’Olban, Paris, Pillot, An XI-1803).

6 Formule empruntée à Jean Sgard (« Prévost et l’espérance américaine », in L’Amérique des lumières, Genève, Droz, 1977, p. 51-59).

7 Nous utilisons la seconde édition : Cl. Fr. Ad. de Lezay-Marnezia [sic], Citoyen de Pennsylvanie, Lettres écrites des rives de l’Ohio, Au Fort-Pitt et à Paris, Prault, An IX [1800], à laquelle renvoient les indications paginales entre parenthèses. Titre de l’ouvrage ci-après abrégé (L). Nous n’avons pas pris en compte les deux autres lettres plus brèves, l’une au chevalier de Boufflers, l’autre au fils de l’auteur.

8 Nom de plume de l’écrivain franco-américain Michel Guillaume Jean de Crèvecœur, auteur des Lettres d’un cultivateur américain, Paris, Cruchet, 1784 (éd. originale : Letters from an American Farmer, London, Davies and Davis, 1782).

9 Sur l’insertion historique et l’arrière-plan de ces projets, voir les études de Roland Bonnel (« Sur les rives de l’Ohio : la cité utopique de Lezay-Marnésia », Lumen, 13 [1994], 43-59 ; Ethique et esthétique du retour à la campagne au XVIIIe siècle : l’œuvre littéraire et utopique de Lezay-Marnésia, 1735-1800, New York, Peter Lang, 1995) et de Benjamin Hoffmann (« Bâtir des châteaux en Amérique : utopie et retraite dans les Lettres écrites des rives de l’Ohio (1792) », Dix-Huitième Siècle, n°48, 2016, 261-274).

10 Mais une lettre d’août 1792 laisse entrevoir le projet d’un nouveau voyage outre-Atlantique et d’un nouvel établissement, cette fois au confluent de l’Illinois et du Mississipi (voir R. Bonnel, art. cité, n. 4, p. 57-58).

11 Voir notre édition : « Fragment servant de préambule à L’Arcadie », in Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres Complètes, tome I, Romans et Contes, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 505-557 et particulièrement p. 512-516.

12 Sans doute pense-t-il aux Poésies érotiques d’Evariste Parny (1778) et aux Amours (1780) d’Antoine de Bertin, originaires de l’île Bourbon.

13 [Anon.], Découvertes dans la mer du Sud. Nouvelles de M. de la Peyrouse, jusqu’en 1794. Traces de son passage trouvées en diverses Isles et terres de l’Océan Pacifique ; grande isle peuplée d’émigrés français, Paris, Evrard, s. d. [1795 ou 1796 selon les bibliographies]. Les citations renvoient à cette édition. Indications paginales ci-après entre parenthèses et titre de l’ouvrage abrégé (D).

14 Un compte rendu signé Ans. P. (Anselme Petetin) parut tardivement dans la Revue Encyclopédique d’avril 1831, tome L, p. 52-63, faisant suite à celui de la version récemment publiée par J.-B. de Lesseps du Voyage de Lapérouse à partir des manuscrits du navigateur (1831). Le journaliste a été intrigué par une remarque de Lesseps, ancien interprète de l’expédition (donc a priori bien placé pour ne pas se laisser abuser par une fiction), qui semblait prendre au sérieux les informations sur le désastre (connu avec certitude depuis les découvertes de Dillon et de Dumont d’Urville à l’île de Vanikoro en 1826-1828) apportées par ce récit vieux de plus de trente ans. Sans le nommer, il paraît avoir identifié l’auteur de ce qu’il tient pour une « originale mystification » (63) appuyée sur une documentation authentique provenant peut-être des journaux de Lapérouse reçus par la Convention, lesquels ne furent publiés qu’en 1797, soit un ou deux ans après les Découvertes. Le livre, parfois signalé (François Moureau, Le théâtre des voyages. Une scénographie de l’Âge classique, Paris, PUF, « Imago Mundi », 2005, p. 350 ; Anne-Rozenn Morel, « Le principe de fraternité dans les fictions utopiques de la Révolution française », Dix-Huitième Siècle, n°41, 2009, p. 121-136, réf. p. 131-132), ne figure pas dans les ouvrages de référence sur l’histoire du genre utopique (R. Trousson, Voyages aux pays de nulle part, histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, nouv. éd., 1999 ; V. Fortunati and R. Trousson (eds.), Dictionary of literary utopias, Paris, Champion, 2008).

15 Il y en eut deux, également infructueuses, l’une dirigée par Bruny d’Entrecasteaux (1791), l’autre par Dupetit-Thouars (1792).

16 Une allusion aux Découvertes dans l’introduction de l’édition critique par John Dunmore d’un autre sous-produit littéraire du mythe, la pièce anonyme La Peyrouse dans l’isle de Tahiti, ou le danger des présomptions, London, MRHA, 2006, p. 24, fait à tort des habitants de la colonie des naufragés de l’expédition.

17 Voir par exemple les Fragments du dernier voyage de La Pérouse, Quimper, Barazer, An V (1797). Cet opuscule anonyme est attribué à Jacques Cambry (1749-1809) par Jacques Gury, qui en a fait l’édition critique (« En marge d’une expédition scientifique. Fragments du dernier voyage de La Pérouse (1797) », Dix-Huitième Siècle, n°22, 1990, p. 195-236). Un Catalogue des livres de la Bibliothèque de Nismes (t. II, 1831) lui attribue également les Découvertes dans la mer du Sud, ce qui est compatible avec ce qu’on sait de la personnalité de ce commissaire de la Marine brestois, républicain modéré et franc-maçon devenu préfet sous le Consulat et l’Empire, auteur de nombreuses publications.

18 Le Supplément ayant été publié en 1796 par l’abbé Vauxcelles, il n’est pas matériellement impossible que l’auteur des Découvertes en ait eu connaissance.

19 Comme dans l’utopie de Prévost (qui est en réalité une anti-utopie, ce qui n’est pas le cas ici), le déséquilibre des sexes (234 femmes à marier pour seulement 64 hommes) crée une situation insoluble justifiant une législation contraignante.

20 Voir l’article cité, notamment p. 46-48.

21 La formule est empruntée à Bronislaw Baczko, Lumières de l’utopie, Paris, Payot, 1978, chap. V, « L’utopie et l’idée de l’Histoire-progrès », p. 151-232.

Jean-Michel Racault

Jean-Michel Racault, Professeur émérite de littérature française et comparée à l’Université de La Réunion, a publié de nombreux ouvrages et articles portant notamment sur les utopies et les littératures de voyages. Il dirige l’édition des Œuvres Complètes de Bernardin de Saint-Pierre (Classiques Garnier). Son dernier ouvrage publié s’intitule Bernardin de Saint-Pierre. Pour une biographie intellec­tuelle (Champion, 2015).

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