Lors des célébrations du centenaire de la fédération des États australiens, en 2001, de nombreux supports de communication ont mis l’accent sur la construction de la nation reposant sur une histoire globale de la migration, histoire nationale qui intègre la diversité culturelle de la nation postcoloniale en Asie-Pacifique. Présents en Australie depuis le début de la colonisation, les migrants en provenance d’Asie ont, comme ce fut le cas aux États-Unis, participé à la construction de la nation dès le XIXe siècle, que ce soit à travers le développement des infrastructures ferroviaires, de la ruée vers l’or ou de l’industrie perlière. Longtemps considérés comme des citoyens de seconde zone car non européens, ces migrants ont été confrontés à la White Australia Policy, politique raciale ségrégative qui donnait priorité aux migrants du Royaume-Uni ou de l’Europe pour peupler un continent colonisé aride et « vide », espace géopolitique qui devait devenir un avant-poste de la culture (coloniale) anglophone. La diaspora en provenance d’Asie, peut-être à l’exception de l’Inde elle-même colonie de l’Empire britannique, a très longtemps suscité la méfiance d’une Australie coloniale soucieuse de sa position stratégique dans le Pacifique sud et peu encline à s’insérer dans un espace géopolitique et culturel avec l’Asie. Mise en application dès le début de la fédération de 1901, la White Australia Policy, tombée en désuétude au fil du temps et des politiques migratoires qui se sont succédées, a été remplacée à partir des années 1970 par un discours politique en faveur du multiculturalisme et d’un positionnement australien en Asie-Pacifique. Cet aspect de l’histoire nationale a façonné les relations entre les diverses communautés qui composent l’Australie multiculturelle et a, durant de nombreuses années, projeté une image déformée de la réalité et du continent « Asie ». Des romanciers tels que Brian Castro ou Nicholas Jose ont souvent suggéré que l’Australie devait trouver sa place dans la zone Asie pour « reterritorialiser » son espace1. Brian Castro, qui revendique son identité hybride (anglaise, chinoise et portugaise), insiste que la manière dont l’Asie est au cœur de l’Australie. Nicholas Jose, dont le parcours intellectuel et politique est rattaché à la Chine, rappelle souvent que les migrants en provenance d’Asie ont été présents depuis aussi longtemps que les colons et migrants britanniques et européens2. Ces auteurs, comme un grand nombre de leurs pairs, dont Alice Pung, montrent que l’idée de nation qui émerge de la colonisation européenne a été pendant très longtemps entendue comme opposition entre une Australie « blanche et civilisée » et des espaces culturels indigènes ou migratoires, « de couleur et sauvage ».
Dans ses deux autobiographies, Unpolished Gem3 et Her Father’s Daughter4, toutes deux récompensées par des prix littéraires, Alice Pung soulève les thèmes de l’exil et de la migration, prenant comme point d’appui l’histoire familiale, notamment de ses parents, pour interroger l’idéal du multiculturalisme australien et ses effets sur la nation à un moment où l’Australie est confrontée à une page noire de son histoire coloniale : la question des générations volées et de la réconciliation avec le peuple indigène. Romancière, éditrice, enseignante et juriste basée à Melbourne, dans l’État du Victoria, Alice Pung est née un mois après l’arrivée de ses parents en Australie, réfugiés politiques chinois ayant fui le Cambodge et le régime Khmer rouge. L’intégration de ses parents dans la société australienne et sa perception en tant qu’Australienne prise entre deux cultures – celle du pays d’origine de sa famille et celle du pays de naissance, également terre d’accueil pour ses parents – occupent l’espace de récits autobiographiques qui jouent avec les codes de la narration et empruntent des formes dialogiques qui brouillent la frontière entre histoire vécue et histoire racontée. Il s’agira dans cet article de voir comment deux œuvres autobiographiques, Unpolished Gem et Her Father’s Daughter, retranscrivent et croisent les expériences vécues de divers membres de la famille, à travers des espaces géographiques marqués par les conflits politiques et culturels, invitant le lecteur à pénétrer différents pays du continent asiatique et l’espace plus restreint de la banlieue de Melbourne, reflet d’une société australienne divisée en communautés.
La question de la voix et la place des ramifications asiatiques dans la culture australienne occupent l’écriture autobiographique et suggèrent que l’Histoire de la nation australienne est un mémorial et le signifié d’une vision euro-centrée. Dès l’introduction de Unpolished Gem, le prologue insiste sur l’ancrage de l’histoire personnelle sur le territoire australien, situant son point de départ dans une phase post-migratoire : « This story does not begin on a boat » (UG 1). La narration de l’histoire subie à la fois par Alice Pung, par sa grand-mère et sa mère, trois générations de femmes déterminées, permet à l’auteure de dépeindre les différentes manières dont elle se positionne par rapport à la culture chinoise et cambodgienne de ses parents. Ce positionnement multiple et variable est nécessaire à la reconfiguration, par l’acte d’écriture, d’identités imposées par une vision multiculturaliste qui déforme la représentation de l’altérité et marginalise les Australiens d’origine asiatique. Cette reconfiguration que l’on retrouve chez d’autres auteurs australiens issus d’autres diasporas, par exemple la migration grecque dans les écrits de Christos Tsiolkas, subvertit non seulement l’histoire nationale mais également les représentations du caractère australien, Australian-ness, qui enferme l’individu dans un modèle hérité de la colonisation et de la fédération des États australiens. La politique de l’Australie Blanche (White Australia Policy) est mentionnée dès l’introduction de Unpolished Gem pour expliquer de quelle manière l’histoire, prise en tension entre passé colonial et présent postcolonial, a façonné la destinée de ses parents et a été ironiquement remplacée par la politique du multiculturalisme qui reproduit une vision stéréotypée de l’altérité culturelle, qui s’appuie sur un environnement politique marqué par le passé commun avec le Royaume-Uni :
When they catch the tram to declare Australian citizenship, the orderliness of the streetscape does not escape my father, who has proudly memorised all the names of the roads, and in the process the chronological order of this colonised country’s monarchs – “King Street, Queen Street, Elizabeth Street.” My parents became pioneers navigating new land. Although they travelled through three Southeast-Asian countries by foot, nothing can prepare them for travelling up and down escalators. (UG 10)
L’utilisation de l’humour sert la critique d’un espace urbain et moderne qui reflète un univers aseptisé, quelque peu irréel, dans lequel Alice évolue et tente de trouver sa place. Le récit autobiographique, qui alterne les histoires personnelles de ses parents et de sa grand-mère, personnage qui, à cette période de la vie d’Alice Pung, assure la transmission culturelle et le lien avec les pays d’origine, Cambodge et Chine. La description aiguisée de Pung, souvent teintée d’humour, autorise une prise de distance, de réflexion personnelle et d’autocritique, une manière selon l’auteur de rendre compte de la réalité du migrant : « with a certain way of looking at the world and a sense of irony and satire that I don’t have now. I used them like weapons and I learnt to lay down those weapons with this book. The voices that emerge may be simple but they seem more pure – they won’t hide behind satire »5.
Pung se joue, dès l’introduction à l’ouvrage, de son propre positionnement en tant que sujet autre dans un pays où elle est née et a toute légitimité : « I was manufactured in Thailand but assembled in Australia » (UG, x). Cette dissociation qui pose d’emblée une dualité culturelle et non pas, comme l’on pourrait le penser, un processus d’hybridation, renvoie au concept d’habitus de Pierre Bourdieu, qui intègre les éléments acquis par socialisation et qui fonde le comportement propre à l’individu. L’habitus rend ainsi compte du double moment de la culture, qui est à la fois objectif et subjectif, il permet de redéfinir la notion de contrainte sociale :
Produit de l’histoire, l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire ; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, plus sûrement que les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. Passé qui survit dans l’actuel et qui tend à se perpétuer dans l’avenir en s’actualisant dans des pratiques structurées selon ses principes […]6.
L’interprétation bourdieusienne du champ, entendu comme espace dans lequel s’affrontent « dominants » et « dominés », permet ainsi à tout individu, comme Pung, d’appartenir à plusieurs champs à la fois, à plusieurs patrimoines sociaux et culturels. L’auteure ne manque pas d’exprimer sa position non pas, comme l’on pourrait le supposer, dans un « entre-deux », mais dans ce qui se « viatorise », dans plusieurs espaces de traduction à la fois, qu’elle parcourt tel le « sémionaute » qui « met les formes en mouvement, invente par elles et avec elles des trajets par lesquels il [le sémionaute] s’élabore en tant que sujet »7.
Par son prénom, Alice Pung porte la marque indélébile de l’Australie et de sa multi-culturalité, mais également son caractère fictif. « Alice », signifié qui renvoie à l’eldorado, le Pays de la Chance (Lucky Country), que son père identifie au Pays des Merveilles de Lewis Carroll : « My father remembers a story translated from English that he read in his youth, about an enchanted land in which a little girl finds herself. The new daughter of his will grow up in this Wonder Land and take for granted things like security, abundance, democracy and the little green man on the traffic lights » (UG 16). L’auteure montre à travers la perception qu’ont ses parents de la société occidentale et moderne, que celle-ci symbolise non seulement l’espace du recommencement perpétuel, renvoyant à la fois vers les bribes d’une histoire familiale qui est figée en Asie et tue, et à l’expérience migratoire vécue à travers le déplacement et l’exil forcés : « Since there was no going back now, there was only one way for our little nuclear family to go and that was forwards. Forwards to the Great Australian Dream » (UG 127).
Comme le suggère le ton ironique de cette remarque, le rêve australien, tel que semblent le vivre ses parents, est un leurre, parfois un cauchemar. Ainsi, pour la narratrice/auteure l’espace de Melbourne et ses banlieues, est un espace social, politique et culturel fragmenté et aliénant, lieu de déterritorialisation constante : « I was carrying an empty shell around that did not belong to me, positioning it in different unobstrusive places in the grand function room, the girl with the rubber mask of a face » (UG 186), alors même que l’accès à l’école se traduit par une séparation culturelle au sein même de la société multiculturelle :
We were on the fully “ethnically-enhanced” table: Neylan’s mother in her jilbab, Natalia’s generous gregarious Russian parents, and Nina’s glamorous Vietnamese parents. Natalia’s aside, these were parents who did not know much English, they drove taxis and sewed collars and buttons by the boxful so that they could send their children to a school such as this and watch them mingling with the upper echelons of society – the children of lawyers and doctors and professionals. (UG 186)
L’expérience racontée de Pung subvertit non seulement l’idéal du multiculturalisme, politique instaurée dans les années soixante-dix, mais également le mythe de l’Australie comme société égalitaire et paradis de l’ouvrier. Elle montre en outre, comme le suggère Paul Gilroy dans son ouvrage Postcolonial Melancholia, que la période postcoloniale n’a pas complètement effacé les idées coloniales car elle reproduit les mêmes types de hiérarchisation dans le monde moderne, avec ses notions de « race8 », « genre » et « classe sociale ».
Unpolished Gem montre, comme l’indiquait Edward Said sur l’eurocentrisme dans l’ouvrage Culture and Imperialism, que les notions d’australianité et de multiculturalisme imposent des géographies imaginaires qui régissent l’espace et les pratiques sociales, espace où le centre (majorité anglo-australienne) est puissant, articulé, et s’affirme comme le sujet qui fait l’histoire, alors que la périphérie demeure vaincue, réduite au silence, subordonnée, et n’a pas d’histoire nationale propre. Par ailleurs, la critique postcoloniale Sneja Gunew va plus loin lorsqu’elle interroge la manière dont le discours transnational sur le multiculturalisme renvoie strictement au discours politique sur l’origine et sur l’indigénéité. Elle souligne les écueils visibles dans le discours qui porte sur le multiculturalisme. Partant du principe que la théorie postcoloniale permet de comprendre comment les cultures impériales ont placé la diversité culturelle au cœur de leurs missions civilisatrices, elle montre que les autres altérités, qui renvoient aux individus n’étant ni indigènes ni d’origine anglophone, n’ont que très rarement été intégrées à l’histoire de l’Australie et des colonies de peuplement9.
Le récit montre, comme le suggère Gunew, que la voix des migrants qui ne sont pas d’origine anglophone reste silencieuse, que ce silence s’exprime en partie par la non-maîtrise de l’anglais, langue officielle – sa mère en est le parfait exemple. La langue constitue, de manière ironique et tragique, une réalité, l’espace où opère une tension entre révélation culturelle et silence culturel : « Although I ticked “English as a second language” on all official forms, I was beginning to think in English » (UG 146).
La langue, perçue comme un instrument de pouvoir permet, dans un processus d’exclusion et de déplacement, de se libérer des contraintes d’un centre culturel hégémonique et, comme le suggère Bill Ashcroft, d’embrasser la nation comme espace transnational, traversé par le mouvement diasporique d’individus à l’intérieur de, autour de, et entre différentes nations ; entre les structures mêmes de l’État – un mouvement qui subvertit les structures inventées de la nation10.
Unpolished Gem se déploie comme témoignage d’un voyage émotionnel et précis en quête d’appartenance et d’identité, déplacement à travers le temps, l’histoire familiale et l’expérience personnelle, comme moyen de dépasser le traumatisme familial et d’aller au-delà du cadre figé de l’histoire par le biais du cadre de l’autobiographie. Dans son second ouvrage, Her Father’s Daughter, Pung revient sur l’histoire familiale en effectuant un retour aux origines, pour retracer le parcours de ses parents, survivants du régime et de la violence Khmer Rouge. Situé à la fois en Australie, en Chine et au Cambodge, le récit dépeint un voyage vers les tréfonds du silence familial, histoire dissimulée ou délibérément oubliée, voire retrouvée, qui influe sur le présent et le futur. Her Father’s Daughter propose, en quelque sorte, une vision « prophétique du passé », tel qu’Édouard Glissant l’entendait, c’est-à-dire comme instant qui permet de se projeter dans le passé comme si c’était du futur et inversement, car « le passé ne doit pas seulement être recomposé de manière objective […] par l’historien, il doit être aussi rêvé de manière prophétique, pour les gens, les communautés et les cultures, dont le passé, justement, a été occulté »11.
La découverte d’un fragment du passé de son père, prisonnier des camps et survivant de la dictature de Pol Pot, initie à la fois le trajet de la narratrice vers ces pays d’Asie inconnus, chemins empruntés qui dessinent une césure routes/roots, termes qui signifient d’un point de vie métaphorique, non plus un enracinement ou une origine mais des identités fluides, qui se meuvent et génèrent d’autres formes d’expression. La narratrice réalise ainsi que son père a fait en sorte de transmettre une histoire généalogique quelque peu incomplète pour les soulager du poids éventuel du passé familial, leur permettre de devenir des citoyens australiens à part entière :
But now that she [Alice] was older, she saw in his quest for modernity and upward mobility, her father had given his children a completely different history, drilled into them that they were part of a Chinese culture that spanned centuries, which was true; made sure that they were also aware they were bonafide born-in-Australia kids. But in doing so, he had wiped out the most significant part of their identity. (HFD 193)
Dans ce passage, Pung souligne un mouvement simultané, voire une imbrication entre les processus d’acculturation et d’assimilation, mouvement que résume symboliquement l’emploi du terme « Dismemory », placé en titre d’un chapitre et répété à de nombreuses reprises, construction lexicale imaginée par son père et définie comme suit :
DAUGHTER
There should be a word for a memory that you had deliberately forgotten to remember: a Dismemory. This is what her father had. Dismemory sounded like a foreign country filled with heaps of miscellaneous cast-offs. And people in clusters, picking up the pieces, also called Dismemories. People wearing their Dismemories like armour, or perhaps sewn into a strangely coloured suit with small lapels. But maybe a person grew until their Dismemories became too tight and the seams could not help but tear. […] Her Dismemories were small, but her father’s were enormous.
What if it gets worse, she wondered, but never asked him.
What if it gets worse, he would have wanted to know.
Your dismembered memories. Your Dismemories.
No such thing.
But of course there was. (HFD 191)
La question de la mémoire et de l’oubli forme le thème central de ce second récit qui se situe entre autobiographie et histoire. En effet, Alice Pung y propose une lecture et compréhension plus approfondies du trauma que Unpolished Gem, qui relate le quotidien d’une intégration dans la société multiculturelle, remontant à la source de l’acte d’exil et de migration, au point de départ « Asie », pour opérer un cheminement à la fois personnel (émotionnel et culturel) et politique sous une forme de rhizome et non plus de racines premières. La portée deleuzienne et guattarienne de la ré-écriture de l’histoire, à travers les diverses géographies qui composent l’histoire personnelle, se pose à la fois comme une « anti-généalogie » et comme un moyen de subvertir la dichotomie mobilité/enracinement12. Dans son article, Catherine Nash fait référence à l’article de Paul Gilroy intitulé « Diaspora and the Detours of Identity » (1997), dans lequel le sociologue indique que la nature des diasporas permet de comprendre la dynamique des identités et de l’appartenance, qui se manifeste entre les deux pôles que constituent la géographie et la généalogie. Ainsi, et toujours selon le constat de Gilroy, la nature de la diaspora s’appuie-t-elle sur la dynamique sociale de la mémoire et de la commémoration : « She [Alice] had come to Beijing to write and find her roots. Instead she had become a black larva with a puff of fake fur around her head. Waiting for something to hatch » (HFD 21).
La distanciation de l’auteure (qui raconte) avec sa propre personne (qui vit l’expérience), par le biais de la troisième personne du singulier, semble renforcer le fossé culturel entre son identité et son héritage culturels, entre monde idéalisé et expérience réelle.
Lors de la publication de Her Father’s Daughter, Alice Pung a expliqué qu’elle avait tenté d’écrire cette autobiographie lors d’un séjour à Pékin, alors qu’elle était artiste en résidence, qu’elle avait espéré retrouver ses racines chinoises, mais que son manque de culture du pays l’avait empêchée d’obtenir des résultats concluants :
My father had raised us up to be Australian, so we wouldn’t be seen as refugees. And secondly, we had to have the proud cultural heritage of being Chinese. But he omitted a huge part: he was born in Cambodia – and China was a place he visited when he was 16. […]
So, I was a complete foreigner in China. I enjoyed being there but the irony was I was supposed to be inspired by China and I felt such alienation13.
Ses remarques sont éclairantes et soulèvent un questionnement quant à la capacité du genre biographique à construire un sentiment d’appartenance culturelle à une ou des régions du monde. Se pose ici également la question de savoir si une autobiographie transnationale, comme le propose dans le cas présent Pung, ne serait pas tout simplement la traduction d’une mondialisation culturelle, d’une forme de modernité traductrice telle que la définit Nicolas Bourriaud. En effet, l’historien de l’art caractérise le XXIe siècle comme étant le « résultat de négociations planétaires et décentrées », de « confrontations de discours hétérogènes » qui feraient partie d’un espace qu’il nomme « altermoderne » et qu’il détermine ainsi :
L’altermoderne s’annonce comme une modernité traductrice, à l’opposé du récit moderne du XXe siècle dont le « progressisme » parlait la langue abstraite de l’Occident colonial. Et cette recherche d’un accord productif entre des discours singuliers, cet effort permanent de coordination, cette constante élaboration d’agencements permettant à des éléments disparates de fonctionner ensemble, constitue à la fois son moteur et son contenu. Cette opération qui transforme chaque artiste, chaque auteur, en un traducteur de soi-même, implique que l’on accepte que nulle parole ne porte le sceau d’une quelconque « authenticité » : nous entrons dans l’ère du sous-titrage universel, du dubbing généralisé. Une ère qui valorise les liens que tissent les textes et les images, les parcours inventés par les artistes au sein d’un paysage multiculturel, les passages qu’ils aménagent entre les formats d’expression et de communication14.
La remarque de Bourriaud sur la transformation de l’auteur en traducteur de lui-même, qui invente des parcours au sein d’un paysage multiculturel, qui aménage des passages entre les formats d’expression et de communication, s’applique parfaitement à la manière dont Alice Pung raconte l’histoire familiale et emprunte un format qui joue sans cesse avec la forme autobiographique (le réel) et la forme du roman (l’imaginaire), ne serait-ce que par le procédé d’énonciation, relevé précédemment : utilisation de la troisième personne du singulier, de la nomination filiale « Father » ou « Daughter », ou du prénom « Kuan » ou « Alice », à une énonciation par le « Je » du locuteur réel reconnu, qui signifie l’imbrication du pacte autobiographique simulé au pacte autobiographique, tel que l’entend Philippe Lejeune15. En effet, Her Father’s Daughter montre que l’autobiographie où l’auteur est à la fois dans la confidence, la justification et la recherche de soi, dessine une reconstruction rétrospective qui, comme l’explique Lejeune, distingue l’autobiographie du journal intime ou de la correspondance qui serait la retranscription à l’instant T des faits vécus. Alice Pung conclut, à sa manière, un « pacte » avec le lecteur par le biais de l’autobiographie, étant entendu que le problème de la mémoire puisse s’ériger à contre-courant de ce pacte :
In her flat in Beijing, she writes the first sentence.
This story begins on a bus. […]
The reader is not here with her; she can say whatever she likes. But the ground, as she can see, is salted but the ground is salted with spit and dotted with dog-shit, and it is not even soil. It’s just dust. […] Now comes the part where she is supposed to write that she feels home at last, and that seeing these
beautiful children in her ancestral hometown, who looks so much like her, makes something pop in the centre of her chest.
But she can’t lie.
It doesn’t happen. (HFD 11-12)
Par ailleurs, comme le montre ce passage, l’autobiographie ainsi définie constitue donc une forme particulière de « l’écriture de soi » et des « récits de vie », récits d’enfance et souvenir réécrits. L’histoire réelle vécue par sa famille, endurée par le père puis la mère, croise l’histoire à la fois imaginée pour elle (par le père) et par elle. Cette histoire qui voyage à travers les circonvolutions du temps et de l’espace géographique génère des espaces intermédiaires et des actes de traductions, comme l’entend Bourriaud lorsqu’il parle de subjectivités radicantes et lorsqu’il met l’accent sur « l’itinéraire, le parcours, comme récit dialogué, ou intersubjectif, entre le sujet et les surfaces qu’il traverse, sur lesquelles il accroche ses racines afin de produire ce que l’on pourrait appeler une installation », car « on s’installe dans une situation, dans un lieu, de manière précaire ; et l’identité du sujet n’est autre que le résultat temporaire de ce campement, durant lequel s’effectuent des actes de traduction »16.
Complétés par la conception de l’espace telle que posée par Gilles Deleuze et Félix Guattari, ces actes de traduction, ces installations, opèrent naturellement dans le cadre de géographies affectives, avec leur aspect à la fois « territorialisant » et « déterritorialisant » qui détermine les transformations des identités collectives. Les espaces géographiques sont des espaces métaphoriques où il devient possible de penser et de rassembler une identité culturelle, d’accomplir l’acceptation de l’exil forcé et d’abolir toute territorialisation définitive. Le jeu avec l’imaginaire et le réel permet à Alice Pung d’ouvrir des espaces à travers la géographie qu’elle traverse, que ce soit en Asie ou en Australie, car cette géographie reflète l’histoire familiale bien plus que toutes les histoires nationales.
Lorsqu’elle évoque l’écriture de Her Father’s Daughter, Pung souligne qu’elle avait réussi à trouver l’inspiration lors d’un séjour aux États-Unis et par le biais de conversations à distance avec son père. Une géographie et des lieux sans rapport avec l’histoire familiale lui ont permis, dit-elle, d’écrire : « My father used to call me up on Skype and because of my conversations with him I wrote a short piece, which is the last chapter of the book, […] It’s a story about a man preparing for bed and locking up his house and hiding the kitchen knives. I realised there was something in this that wasn’t in any story I’d written in China »17. Cette prise de distance et la retranscription des échanges verbaux peuvent expliquer à la fois l’utilisation des voix à la troisième personne et la liberté de combler les non-dits à travers l’imagination. Relater le traumatisme de sa famille par le biais de la ré-écriture permet de brouiller les frontières entre récit autobiographie et biographie romancée.
L’utilisation de l’humour, dont la romancière explique avoir pris exemple sur l’un de ses enseignants (lors de cours sur la question des génocides) puis sur son père, lui permet d’associer la ré-écriture de l’histoire à l’Histoire :
“But mainly the stories came from my father and I asked him, or he volunteered, to tell me,” she says. “Whatever he gave me was a rare and wonderful gift. The funny thing was, it wasn’t painful for him. He’s been talking to University of Melbourne students about genocide for the past two years and he tells things in quite a humorous way. It was more painful for me, seeing how all the pieces fitted together.”18
Pung emprunte un ton à la fois humoristique et ironique pour subvertir des faits réels lorsqu’elle narre l’horreur de la guerre, que ce soit pour aborder le rôle géopolitique des États-Unis et l’opération militaire dite « Operation Breakfast », menée par Richard Nixon et Henry Kissinger lors de la guerre du Vietnam (HFD 121) ou pour décrire l’histoire de Pol Pot :
In the beginning there was a man and a bowl. A piece of cloth for a covering, perhaps orange like the sunrise, or brown like the ground. He would go from door to door, and people would give him food. No one called him a beggar, they called it giving alms. […]
The madman took his new name of war from a virtue like courage, or even from a creature like a snake. His name came from the coldest of places – a concept, Political Potential, and an ideal, fraternity. Brother Number One, or Pol Pot for short, had visions for a brave new world that would grow green over the cratered old one. (HFD 115)
Comme le suggère ce passage, politique et histoire sont des constructions transformables et manipulables, des abstractions qui n’épargnent aucun autre pays ou peuple : « Other collectives invented different torments, the stories of which survivors would later trade like salt » (HFD 142).
L’histoire qui traverse différentes parties ou pays d’Asie ne reflète en rien les multiples cultures du continent, visibles à travers la géographie. Unpolished Gem met l’accent sur la diversité culturelle, les différences perçues entre la culture vietnamienne et la culture chinoise par exemple, et réfute l’idée d’un tout, d’une nation totalisante ou d’une vision univoque et tronquée de l’Asie voire de l’Australie multiculturelle (UG 136). Ainsi, la critique très vive de la représentation de l’identité australienne par le truchement des apparences renforce-t-elle la ligne de démarcation entre ceux qui sont légitimes (le « nous » issu d’un milieu culturel anglophone) et ceux qui sont relégués aux marges de la nation (les « autres ») :
Australian democracy seemed to be available to all by the mere shedding of your clothes. Perhaps clothes did not have to be discarded, because in broad daylight we would see the schoolgirls and boys in their school uniforms, full blazers and ties and kilts and long socks, lying atop each other in the park. There was no other place to go to lose themselves because their parents knew nothing about being free to love. Parents just didn’t get it. Life was not to be spent at the mercy of sunken-faced migrants, bringing from the old country a million scruples that made no sense. Australians let us all rejoice, for we are young and free, not held tight in the clutches of the village gossip or the narrow-eyed matchmaker. (UG 101)
Dans ses deux ouvrages, Alice Pung suggère qu’elle évolue en perpétuel déracinement, que l’expression de son déracinement (enfant d’immigrés née en Australie) diffère de celle de ses parents et, tel que le définit Bourriaud, qu’elle est un être radicant qui « peut sans dommage se couper de ses racines premières, se réacclimater »19. Sa différence, son étrangéité australienne constatée par son père : « Damn it, his daughters were so foreign » (HFD 204), la place dans un ailleurs, en Australie, espace « désincarné » au sol instable20 et synonyme d’errance : « His daughter is coming home. Well, not exactly home, but back to Australia » (HFD 3).
Unpolished Gem et Her Father’s Daughter montrent que l’expérience de la migration et de l’exil génère un espace autre aux contours instables, un ensemble déterritorialisé et une carte « diasporisée » d’une société multiculturelle et postcoloniale qui est à la fois l’objet d’enracinements successifs et le signifiant de dés-enracinements constants.