Dans quelle mesure les déplacements et épreuves dans le temps et l’espace de l’aventure contribuent-ils, dans la littérature arthurienne française du Moyen Âge sinon à l’initiation, du moins à la formation du chevalier errant ? Qu’en est-il pour les chevaliers qui articulent aventure et exil, au sens médiéval ? En quoi la quête mystique du Graal se transforme-t-elle en quête de lignage, la mutation ontologique en reconnaissance paternelle ?
Pour éclairer ces itinéraires médiévaux de chevaliers errants, nous cheminerons des premiers romans arthuriens au XIIe siècle jusqu’au roman, à la fois somme et clôture, qu’est Ysaÿe le Triste1 au tournant des XIVe et XVe siècles.
Roman arthurien, aventure, initiation aux armes et à l’amour (XIIe siècle)
Aux sources de la littérature romanesque européenne en langue vulgaire, le roman arthurien met en scène des figures de chevaliers errants dans un espace-temps fictionnel (s’appuyant sur des sources celtiques, la matière de Bretagne), le règne du roi légendaire Arthur. En effet, le roman arthurien tel que l’a inventé Chrétien de Troyes2 au XIIe siècle narre l’errance chevaleresque qui articule déplacement et initiation sociale et morale, aventure extérieure et aventure intérieure, les « armes et amours », constituant l’objectif de la quête. Michel Zink a résumé ainsi l’articulation entre les déplacements du héros et son initiation personnelle :
Les aventures vécues par le héros sont à la fois la cause et le signe de son évolution. L’aventure extérieure est à la fois la source et l’image de l’aventure intérieure […] La figure solitaire du chevalier errant, que Chrétien de Troyes a presque inventée de toutes pièces, manifeste l’enjeu de ses romans : la découverte de soi-même, de l’amour et de l’autre3.
Perceval, Galaad et Bohort à la quête du saint Graal, initiation spirituelle (XIIIe siècle)
Avec le Perceval de Chrétien de Troyes et en particulier ses continuations au XIIIe siècle4, l’errance chevaleresque prend une tournure mystique, le chevalier errant, miles christi, participe à une quête spirituelle ; l’objet de cette quête, le Graal, issu du folklore celtique prend un tour chrétien, et est désormais le symbole de la spiritualité cistercienne. La quête devient moins celle de l’objet sacré que de sa compréhension et de l’adhésion à une spiritualité renonçant au siècle.
Les trois élus dans le Lancelot en prose et La Queste del saint Graal5 sont Perceval, Bohort et Galaad, le fils illégitime de Lancelot, les meilleurs et les plus vertueux chevaliers qui parviennent à percer les mystères du Graal et à le ramener dans la ville de Saras. Le seul chevalier à en revenir pour en faire le récit à la cour d’Artur est Bohort, le jeune, dont le surnom est l’essilié ou l’essiliet. Cette seconde variante correspond à un état de langue plus archaïque, en particulier dans le domaine dialectal picard. Bohort a, par sa vertu et ses exploits chevaleresques, dépassé les circonstances malheureuses de son enfance pour parvenir à réussir la mission la plus haute : trouver et s’initier au sens mystique du Graal.
Le surnom d’« essilié » signifie en effet en moyen français à la fois « exilé », « éloigné », « privé » et « ravagé » ou « détruit » et par extension « malheureux ». Le verbe essilier possède en effet deux grands axes de significations6, résultant de deux étymons différents qui ont fini par se confondre : l’étymon exiliare a pour sens « exiler », et le verbe en ancien puis en moyen français a pu conserver ce sens, et par extension signifier également « éloigner », « priver ». En revanche, excidium a abouti au sens de « ravager », « dévaster », « gaspiller », et par extension « tourmenter », « rendre malheureux ».
Les nom et surnom de Bohort correspondent aux usages médiévaux : le personnage porte le même nom de baptême que son père le roi Bohort de Gaunes ; il s’inscrit ainsi dans un lignage parent de Lancelot. Il se choisit plus tard un surnom qui correspond à sa destinée ; il le mentionne lorsqu’il est introduit auprès du roi Arthur :
et li roys retient le chevalier aveques lui, et li otroie la compaignie de la table roonde Et il dist quil nest mie dignes a si haute honour recevoir. Et dautre part il ne voldroient pas estre, se par le conseil lancelot nestoit et li roys sen sueffre atant et li demande comment il a a non. Et il dist quil a a non bohors li escillies7.
Ce surnom, chez Bohort, renvoie en effet à son enfance orpheline, « deseritee et essilliee »8, ruinée, du fait de barons félons, tel Claudas. Ce dernier a tué les rois Ban et Bohort de Gaunes, respectivement oncle et père de Bohort ; puis il s’est approprié leurs terres et maintient prisonniers les deux frères Bohort et Lionel. Les fils du roi Bohort parviendront à sortir de leur prison, à venger leur père et à rejoindre la cour d’Arthur où ils assistent avec loyauté et efficacité leur cousin Lancelot. Bohort est un des héros les plus vertueux et exemplaires de la Table Ronde, en même temps que l’un des plus forts : se rejoignent en sa personne le respect des principes chevaleresques et celui des codes de conduite pour le salut de l’âme. Deux épisodes fameux illustrent sa vertu : il se refuse à rompre son vœu de célibat face à un groupe de jeunes femmes qui se révèlent être en réalité des démons ; un autre épisode le met face à un dilemme. Il doit choisir entre porter secours à son frère Lionel battu par des brigands ou délivrer une jeune fille sur le point d’être violée – il choisira d’aider la demoiselle. Élu pour mener la quête du Graal aux côtés de Perceval et Galaad, il est le seul à en revenir. Il devient ensuite l’un des conseillers les plus écoutés de Lancelot dans la guerre qui l’oppose à Arthur et récupère la souveraineté sur les anciennes terres de Claudas. Après la mort d’Arthur et de Mordred, il aide aussi Lancelot à tuer les descendants de Mordred pour éviter que ces derniers puissent régner un jour. Bohort est l’un des derniers survivants des chevaliers de la Table Ronde. L’ultime œuvre du cycle de la vulgate arthurienne, La Mort le Roi Artu9, s’achève sur le personnage de Bohort qui a assisté à l’enterrement de Lancelot et rejoint un ermitage pour y finir sa vie :
A l’endemain se parti li rois Boorz de la Joieuse Garde, et en envoia son chevalier et son escuier, et manda a ses homes qu’il feïssent tel roi comme il voudroient, car il ne revendra jamés. Einsint s’en ala li rois Boorz avec l’arcevesque et avec Bleobleeris et usa avec eus le remanant de sa vie por l’amour de Nostre Seigneur. Si se tes ore atant mestre Gautiers Map de l’Estoire de Lancelot10.
Ainsi Bohort est le dernier survivant de l’univers arthurien qui a sombré à la bataille de Salebieres, à commencer par le roi et la plus grande partie des chevaliers de la table ronde. Si tout est détruit à cause de la double faute féodale et incestueuse d’Arthur, la vie prolongée de Bohort témoigne de ses compétences guerrières et spirituelles exceptionnelles.
Einsi commença la bataille es pleins de Salebieres, dont li roiaumes de Logres fut tornez a destrucion, et aussi furent meint autre, car puis n’i ot autant de preudomes comme il i avoit eü devant ; si en remestrent qprés leur mort les terres gastes et essilliees, et soufreteuses de bons seigneurs, car il furent trestout ocis a grant douleur et a grant haschiee11.
La vie de Bohort l’essilié, dans la trilogie arthurienne composée du Lancelot en prose, de La Quête du Saint Graal et de La Mort d’Arthur, déroule donc un parcours qui passe par les terres ravagées ou essiliées, puis par les épreuves des guerres et des quêtes aventureuses, jusqu’à la plus haute et sacrée, celle du Graal. Dans les romans arthuriens en prose du XIIIe siècle, la quête des aventures permet d’éprouver la vaillance chevaleresque et la droiture morale, l’ascèse chrétienne, qui font parvenir l’ancien orphelin déshérité aux mystères du Graal. Chez plusieurs personnages du cycle (Merlin, Arthur, Lancelot), la bâtardise ou l’absence paternelle conduit les fils sans père à se forger à travers l’errance chevaleresque et ses épreuves qualifiantes une éthique. Cela mène Bohort à accéder à la plus haute marche spirituelle pour un chevalier, l’initiation aux mystères du Graal, à la Grâce divine.
Ainsi l’errance chevaleresque dans le temps et l’espace de l’aventure contribue à l’ascension morale et guerrière du chevalier, à travers la quête du Graal, et son adoration, véritable accès à la transcendance, opère chez le chevalier essilié une mutation ontologique. Son parcours peut se lire à travers ce qui caractérise l’initiation12 chez les anthropologues : la séparation précoce avec ses parents (mort symbolique) ; les épreuves de la quête, et l’ultime, celle du Graal (mise en marge et gestation symbolique) ; le retour à la cour arthurienne (retour dans le groupe et renaissance) marquent ainsi les étapes d’un rituel initiatique, et l’accès électif à l’état de Grâce chez Bohort l’essilié.
Marc l’essilié, aventure chevaleresque et essil (XIVe siècle)
Les aventures chevaleresques sont-elles encore source et démonstration de l’ascension sociale et morale du chevalier errant à la fin du Moyen Âge, à une époque où font rage la guerre de cent ans et les épidémies de peste, où l’optimisme du XIIe siècle a fait place à l’humeur noire ou mélancolique, où il convient pour le romancier de divertir avec des matières bien usées ? Un roman arthurien du tournant des XIVe et XVe siècles, Ysaÿe le Triste, prolonge la réflexion sur l’articulation entre l’initiation, l’aventure et l’exil, compris dans leurs sens médiévaux, à travers la figure d’un certain Marc l’essilié. Ce personnage emprunte à Bohort son surnom d’exilé, et constitue une des deux figures majeures de ce roman arthurien tardif qui propose une variation ludique sur ces lieux communs de la littérature romanesque antérieure, en particulier l’errance chevaleresque et ses épreuves initiatiques.
Ysaÿe le Triste, univers post-arthurien et roman généalogique
Exhibé comme source majeure de l’auteur, le roman d’aventure arthurien est au premier plan de la réécriture et de l’intention parodique. Avec l’invention pour Tristan et Yseut d’une descendance, un fils Ysaïe le triste, et un petit-fils Marc l’essilié, le roman conjoint aventures chevaleresques, conquête de soi et quête de filiation, non sans épisodes comiques.
De multiples sources, arthuriennes, épiques, lyriques, constituent un prétexte aux aventures : dans un monde en déliquescence après la mort du roi Arthur, la prouesse est morte, les mauvaises coutumes se multiplient, le fils de Tristan et Yseut, puis le fils de ce dernier Marc, vont lutter contre les chétifs, faibles dévoyés, malfaisants, et rétablir la justice et la foi, jusqu’à l’apothéose finale que constitue leur victoire sur les sarrasins et leur double mariage. Après des années de séparation, Ysaïe peut enfin épouser Marthe, la princesse poétesse, mère de Marc, et Marc Orimonde, la belle sarrasine.
L’ouverture et la clôture du roman témoignent de l’humour dont fait preuve la figure du narrateur quant à sa source principale et quant à sa propre œuvre :
Pour che que li desrains livres de Tristran dist en ceste manière : explicit le livre de Tristran et de ses fais, veul je commenchier une pettite ystore d’un sien fil qu’il engenra en une riche dame que l’on appelloit Yseut. Mais, pour che que li romans ne voloit parler de villonnie qu’il i conchust contre l’onneur d’icele, s’en teut, ou espoir, chieux qui fist le livre ne le savoit mie. Et pour che que je voel que riens n’en soit anicillé, le vous pense a dire comment que li honneurs y fust et y soit pettite, a l’une et a l’autre, car li rois de Cornuaille que on appelot Marcq estoit oncles Tristran et maris a Yseut. (YLT, § 1, p. 27)
[…]
Sy demoura Marcq a Roche Aguë et Ysaye a Blamir, et eurent dez enffans, sy eut Marcq deux fieus de le fille au chastelain de Vertonne : l’un fu appellé Aduré et l’autre Durant ; et eut une fille de le femme Piralius, sy l’appella on Yrienne ainsy que se mere. Sy firent Ysaÿe et Marcq mainte chevalerie, et tenoient le païs en grant paix, et alloient en estranges païs oster lez maises coustumes ; et tant firent que on parla de leurs fais après eulx, mes le gent mirent plus leur entente a mettre en memoire les fais du roy Clovis, le premier roy de Franche crestien, de sez batailles et de sez enffans qui adont rengnoient. Et ainsy fine ly romans. (YLT, § 624, p. 489)
L’incipit et l’explicit du roman montrent combien les noms sont précieux à l’auteur et constituent la matrice de cette double biographie chevaleresque, l’engendrement narratif naît de l’engendrement phonétique : les noms ancrent le récit dans la tradition, en particulier arthurienne avec le Tristan en prose13, et sont l’occasion ainsi d’une composition ou conjointure innovante, d’associations thématiques renouvelées : l’onomastique est source d’inspiration et de détournement par l’écrivain. Elle met en lumière le jeu de celui-ci avec la tradition littéraire antérieure. Le début et la fin du roman mettent ainsi en avant des noms signifiants, qui affichent les sources d’inspiration de l’auteur, mais aussi un rapport particulier au nom des personnages principaux, qui inscrit tous ces bâtards plutôt dans la lignée maternelle : Ysaÿe14 est construit sur les phonèmes de Yseut, Aduré et Durant, dont la gémellité est reflétée par les phonèmes, ne reprennent de leur père que le sème de la dureté, Yrienne se nomme comme sa mère.
Nom, surnom et armoiries de Marc
C’est également le cas de Marc dont on suit le parcours dans la deuxième partie de l’œuvre, après les exploits et amours malheureux de son père – ce dernier a dû se séparer de sa bien-aimée la princesse poétesse Marthe, sur les injonctions de son nain et pour poursuivre son œuvre de rénovation dans un monde en pleine déliquescence. Les noms, surnoms et armoiries donnés ou choisis pour Marc, son fils, se révèlent parlants, programmatiques de sa destinée romanesque. Ils sont conformes en cela à l’attention médiévale portée aux noms et emblèmes que le roman met en scène.
Bohort portait le même nom de baptême que son père le roi, signe d’élection, que son destin a confirmé. Sa mise à l’écart, qui constitue en même temps sa mise à l’épreuve, ne s’exprimait que dans le surnom qu’il s’était choisi.
En revanche Marc est doublement en rupture avec le lignage paternel à travers son nom et son surnom, même si les prodiges, qui accompagnent sa naissance, telle celle de Galaad, sont le signe d’une élection. Néanmoins, l’éclipse, accompagnée d’un tremblement de terre, place plutôt Marc du côté de l’obscurité, alors que Galaad était associé à la lumière et à la grâce dans la trilogie arthurienne.
Mais il avint que ainsy que a heure de midy […] ly tamps commencha sy a obscurchir que on ne veoit goutte ou pallais, et trebuscherent lez tables enmy le palais, et se clorent toutez les fenestres que baillier pooient clareté ? Après oÿ une voix qu haultement parla en maniere de cry, et sambloit autressy c’une buisine, et dist deux fois ou troix : « ly enffes est nés que ja n’ara peur » ! (YLT, § 236, p. 160)
Dencoste le roy ot ung chevalier que Mars estoit appellés, et dist en ceste maniere : « Sire, je vous prie, de quancques je vous puis priier, qu’il vous plaise a moy donner ung don […]. Je veul que vostre niés, fieux Marthe vostre nieche, soit par moy levés de fons. – Et je le vous otroy, » fait ly roys. Lors fu ly enffans porté as fons et baptisiés, se eut a non Mars. (YLT, § 240, p. 161)
Le prénom au sens moderne, ou plutôt le nom de baptême au sens médiéval, reprend celui d’un parrain dans la fiction. Cela correspond aux pratiques sociales du Moyen Âge. Mais ce parrain est un chevalier dans l’entourage de la famille maternelle. Et le nom Marc possède la même syllabe initiale que celle du nom de sa mère Marthe. De plus, « mar » en langue médiévale est une interjection courante qui marque la douleur, le malheur, dans des tournures de type « con mar y fus ». Mais ce nom est également un nom évangélique, tout comme le nom du père était vétérotestamentaire. Une certaine ambivalence s’en dégage, car il est porté dans le roman par l’oncle et concurrent du grand-père Tristan, et aussi par un personnage négatif, ennemi d’Ysaÿe, un certain Marc le Roux. Enfin, on peut y voir une allusion à la planète Mars, « ly planettes Mars » (YLT, § 421, p. 282), puisque celle-ci et le prénom évangélique possèdent une morphologie identique au cas régime. Or, les qualités associées à ce signe sont l’ardeur, l’énergie, la volonté, l’agressivité. Ce sont précisément ces qualités qui font de Marc un chevalier exceptionnel. Au Moyen Âge, la croyance très ancrée, en effet, dans les esprits, est que l’on est son nom, que le destin de chacun est inscrit dans son nom : il y a une identité entre le nom et la chose, entre le nom et la personne. Le nom de Marc le rattache d’abord phonétiquement et socialement à son extraction maternelle.
Quant à son surnom, il le doit aussi, dans la fiction, à sa mère qui l’abandonne pour partir à la recherche de son amour perdu : « Et pour ce que Marthe laissa ainsy son enffant, fu il appelé Marc l’Essilié » (YLT, § 260, p. 171). Son surnom marque l’abandon, le manque et leurs ravages dans la fiction. Pour l’auteur du roman et son public au tournant des XIVe et XVe siècles, le choix de ce surnom rattache évidemment le personnage à une double filiation littéraire, celle de Bohort15, et celle du lignage tristanien : les plus anciens textes européens16 qui présentent tout ou partie du mythe rapprochent le nom de Tristan de tristesse, et le font rimer avec l’interjection douloureuse « ahan »17. Le nom de Tristan signale le malheur, et en particulier les circonstances malheureuses de la naissance, comme le montre une anecdote de Jean de Joinville18 au sujet d’un fils du roi Saint Louis. Dans la version de Béroul, Tristan se présente lui-même comme « l’essilié »19. Se rejoignent alors dans l’épithète le sens de « malheureux », à cause de l’amour tragique qui le lie à la femme de son oncle, et le sens « exilé », l’amour tragique ayant abouti à la marginalisation sociale et à l’exil, loin de la cour de Cornouailles. À la fin du Moyen Âge, la destinée tourmentée est tellement liée au lignage tristanien que dans des versions en langue étrangère, où l’étymologie Tristan-Tristesse ne fonctionne pas, c’est un élément fondamental du mythe. La tristesse du lignage est ainsi amplifiée dans des versions allemandes ou tchèques20 de la fin du XIVe siècle. Le Roman d’Ysaÿe le Triste en fait un trait identificatoire du lignage tristanien, en l’exhibant à travers les surnoms du fils et petit-fils inventés à Tristan.
Les armoiries de Marc l’essilié constituent la transposition iconographique de l’identité, attribuée par ses noms et surnoms. Cette carte d’identité chevaleresque est encore une fois choisie par Marthe, sa mère, après l’adoubement de Marc en tant que chevalier par un ami de son grand-père maternel. Elle fait remettre l’image brodée sur une couverture par le nain Tronc :
Marcq, Marte vo mere vous envoye ceste couverture et vous prie que telz armes voelliés porter tant que vo peres vivera, car lez siennes sont sy bien esprouvees que elle n’ont mestier d’estre plus commandees. Et faittes tant que dez lionchaux passant on sache ossy loingz parler que de l’espee vermeille. (YLT, §530, p. 370)
Ces armoiries à trois lions rampants rappellent l’emblème de l’évangéliste, tout comme celui du Christ dont il marque la double dimension humaine et divine. De plus, le lion dans l’héraldique médiévale est le roi des animaux. Il permet d’illustrer le tempérament double du chevalier Essilié qui réunit en sa personne la force, la virilité et l’adresse, mais aussi la colère et l’aveuglement. Il est résumé à plusieurs reprises dans le roman par le couple « hardement » / « orguilleusement » (YLT, §517, p. 351), ou bien « Orgeul et Hardiesse » (YLT, § 421, p. 283). Ces qualités seront transmises, comme on l’a vu à travers leurs noms, à la descendance bâtarde de Marc.
Ainsi, le destin exceptionnel de Marc, inscrit dans les prodiges qui entourent sa naissance et dans les significations de son nom et les symboles de ses armoiries, sera de se hisser à la hauteur des qualités et de la renommée de son père. Les paroles de sa mère, rapportées par Tronc, placent le chevalier Essilié à la suite de tous ces chevaliers bâtards abandonnés et/ou orphelins de la littérature arthurienne, tels Ysaÿe, Merlin, Arthur, Perceval, Lancelot, et Bohort qui doivent prouver leur bravoure. Les romans médiévaux n’aiment guère les filiations directes, car les héros doivent faire leurs preuves. Et Marc, initialement inscrit par son « non » dans le seul « lignaige » maternel (YLT, § 517, p. 353), doit mériter de rejoindre celui de son père par des exploits chevaleresques qui lui permettront de « baptille[r] » et d’« esprouve[r] par experiensse » la renommée de son lignage, qu’il ne connaît que par « oÿ dire » (YLT, § 518, p. 354). La finalité de ses pérégrinations et combats est de « moustre[r] que de hardye gent [est] estrais » (YLT, § 517, p. 353). Néanmoins les épreuves font apparaître des qualités, déjà inscrites dans les noms et armoiries de Marc, différentes de celles d’Erec, de Bohort ou d’Ysaÿe. L’initiation n’est plus élective, mais seulement lignagère.
Marc, chevalier âpre, à la quête du père
L’onomastique montre en effet que les aventures de Marc se trouvent à la croisée de celles de plusieurs figures littéraires antérieures, issues de la matière de France ou chanson de geste21, tel Roland et son épée Durendal, de la matière de Rome, tel Alexandre dont Marc est présenté comme le Restor22 et évidemment de la matière de Bretagne23, tel Bohort l’essilié. Cet héritage complexe conduit à un infléchissement du parcours aventureux du personnage. Les victoires et conquêtes extérieures, toutes en orgueil et fureur, contribuent peu à une aventure intérieure, à un quelconque parcours spirituel de repentance ou de sagesse. S’il existe œuvre de salut24, c’est moins dans une dimension personnelle spirituelle que dans la dimension eschatologique de guerre sainte à la quelle contribue Marc dans la deuxième partie du roman. L’élévation spirituelle n’est plus possible dans la désolation post-arthurienne25. D’ailleurs le descendant du lignage de Bohort de Gaunes, le Sot Sage du Chastel mal assis, contribue aux désordres en élevant sa propre mauvaise coutume. La seule voie possible pour le miles christi est une entreprise de rénovation : c’est celle réalisée par Ysaÿe, « chevalier de Grasse » (YLT, § 50, p. 63), prédestiné par son prénom vétérotestamentaire, qui marche sur les traces de Lancelot et Galaad. En revanche, Marc est l’héritier d’Alexandre, à l’orgueil légendaire, et des héros épiques, tel Guillaume Fierabras : avec Tronc, lors de son exploration des merveilles de Bretagne, qui constitue l’étape de marginalisation et de gestation dans le rite initiatique, Marc paraît incarner l’orgueil et la fureur, un héros maître de la force, mais non de la stratégie, de la ruse et du sens, de l’intelligence, qualités attribuées au nain Tronc qui l’accompagne26. Le parcours de vie de Marc démontre son tempérament extraordinairement tumultueux. Il devient meurtrier dès la petite enfance, comme Bohort, mais par violence gratuite27, et non par nécessité. Aux tournois organisés à la cour de son oncle, il se montre endurant et valeureux au combat mais est présenté aussi comme « le plus crueuse pieche de chair c’onques nasqui » (YLT, § 311, p. 201), « ungz mourdrisseres de gens, non raisonnables » (YLT, § 323, p. 206), « ly plus aspres justichiers qui fust au monde » (YLT, § 334, p. 213). Sa vie amoureuse n’est guère plus apaisée puisque ses amours avec sa fiancée sont tourmentées, et qu’il multiplie les infidélités et les conquêtes féminines qu’il abandonne. Enfin, lors des épreuves des merveilles de Bretagne, Marc se révèle un chevalier « despiteux et fel pour acquerre honneur » (YLT, § 549, p. 397) dans la mise à bas des mauvaises coutumes. Il accumule les ennemis tués et pendus – le monde est marqué par le péché après la mort d’Arthur.
Finalement, les épreuves chevaleresques rejoignent le roman familial : les manœuvres de Tronc prennent sens quand il est révélé qu’il lui était nécessaire de rencontrer un chevalier hardi et aux parents pas encore mariés pour mettre fin à la malédiction de laideur qui le frappait :
Tronq debvoit estre le plus laide creature qui fust ou monde tant que ung chevalier seroit trouvés que le chastel Envieux et ly Pont de Dolleur conquerroit, et espouseroit femme le journée que sez peres espouseroit se mere. (YLT, § 623, p. 488)
La fin des enchantements pesant sur Tronc, grâce aux exploits chevaleresques de Marc, permet à ce dernier de prouver sa valeur et sa dignité, tout en conduisant au double mariage d’Ysaÿe avec Marthe et de Marc avec Orimonde : Marc s’inscrit dès lors dans une généalogie reconnue et son propre mariage est l’opportunité d’initier une descendance officielle.
Le parcours de Marc sur les traces de son père se lit donc comme une quête de filiation, de la desconnoissance28 à la connoissance. Entre le parcours chevaleresque de Bohort l’essilié et celui de Marc l’essilié, se produit un glissement, de l’initiation mystique et élective à l’initiation lignagère. Finalement, la trajectoire du chevalier Marc, tout comme celle de son père Ysaÿe « qui generation n’est point en congnoissanche » (YLT, § 511, p. 340), est celle de l’intégration dans une généalogie, la prestigieuse généalogie de Tristan. L’initiation passe par l’étape d’une naissance illégitime et de l’absence d’un père et de toute reconnaissance paternelle. Dans ces conditions, la naissance est aussi une mort symbolique du point de vue social et surtout au sein du lignage paternel, comme peut le symboliser l’éclipse qui a accompagné la naissance de Marc. La renaissance ou bien la véritable naissance de Marc est articulée à la connaissance de son lignage et à la reconnaissance de ses qualités par celui-ci. Un lieu commun de la littérature médiévale, le combat incognito, contribue dans la fiction à la manifestation de cette reconnaissance paternelle.
Et Marc broche le cheval dez espourons vers Ysaÿe, que mie ne sçavoit que che fut sez peres […]. Et estoit Ysaÿe couvers d’argent a compas et Marcq avoit ung escu noir a troix blancques testes de saingler, sy cuidoit Ysaÿe que che fust ungz sarrasins, sy laisserent courre il ungz contre l’autre. (YLT, § 517, p. 351)
Le père et le fils ne s’identifient pas l’un l’autre, et leur combat s’achève par une intervention miraculeuse qui paralyse le bras de Marc, sur le point de l’emporter face à Ysaÿe. Ils finissent par prendre « congnoissanche » (YLT, § 518, p. 353) l’un de l’autre, et reconnaître leurs mérites respectifs de combattant. Leurs chevaux ont été plus rapides qu’eux dans ce processus, comme le note Ysaÿe : « Nos chevaulx ont été plus saiges que nous, car bien ont eu congnoissanche que amis estiemes, car en amour ont paturé enssamble, de quoy j’ay eu grant merveilles » (YLT, § 518, p. 354). Il est vrai que ces animaux n’avaient pas à articuler la reconnaissance de l’identité29 à celle de la valeur chevaleresque, comme les hommes.
La nouvelle identité de Marc, sa naissance aux yeux de son père et au sein du lignage tristanien, est rendue concrète par ses armoiries, « armes parlantes » qui matérialisent le passage du vide au plein, de l’absence de reconnaissance à son exhibition par une « desconnoissance ». Ce signe distinctif marque à la fois l’intégration et la différence, l’intégration par la différence, celle de la hardiesse inouïe. En effet, au Verger des fées, qui constitue dans le roman une sorte de monument à la gloire des héros et une mise en abyme de la tradition littéraire, la représentation des armoiries de Marc évolue entre ses deux visites. Lors de la première, parmi les plus grandes figures de littérature antérieure, peintes sur des émaux, autour d’un lit merveilleux, se rencontrent « les armes Ysaÿe, et ly esmail qui encontre se devoient partir estoient vuit, car encore n’y avoit riens mis ». Quant aux tapisseries sur les rideaux du lit, Marc peut y observer « Tristrans et Yseut sen amye, et Ysaÿe leur fieulx, et delés lui ungs chevaliers sans descongnoissanches en sez armeures » (YLT, § 549, p. 390-391). A la deuxième visite, alors que la maîtresse des lieux exprime sa gratitude à Marc pour avoir surmonté les épreuves du Pont de Douleur et du Chastel Envieux, et qu’il ne lui reste qu’à se marier le même jour que ses parents pour mettre fin à la malédiction,
Marcq lieuve sez yeux, et voit que en pluiseurs lieus en le chambre y avoit point armes escartelees dez armes Ysaÿe son père et de celles que il portoit, sy demanda a Oriande que che segnefioit, et elle dist que telz armes devoit porter, et que avoec lez preux devoit estre son escu. (YLT, § 608, p. 476)
La nouvelle identité visuelle de Marc combine les armoiries données par sa mère, les lions rampants et celles de son père, l’épée vermeille ; elle illustre la réunion de la Force et de la Justice en sa personne, au terme de son parcours de reconnaissance et d’intégration familiale. Il rejoint ainsi le panthéon des preux aux côtés de son grand-père et de son père30. Pourtant, au dîner qui suit, Marc ne peut se réjouir, et la fée Oriande l’interpelle : « Marcq, que vous estes tristres ! ». Il reste à Marc dans la fiction à délivrer sa mère en grave danger. Néanmoins, l’intégration de Marc au lignage tristanien est ainsi soulignée, outre ces nouvelles armes parlantes, par la tristesse qui l’envahit, consubstantielle à la descendance de Tristan. De la fureur orgueilleuse à la mélancolie, Marc est touché par une mutation de son être, mais elle ne résulte pas de la grâce divine. Elle est le produit des enchantements magiques que Marc terrassera.
Les déplacements et aventures contribuent peu à une élévation morale ou spirituelle du chevalier terrible, mais contribuent à la quête des parents, du père en particulier. Les retrouvailles familiales qui clôturent le roman conduisent le fils sans père à prendre place au sein de la généalogie familiale : relégation et ravage – les deux sens médiévaux d’essil sur lesquels le roman joue – construisent ainsi un parcours de vie, de l’abandon, de la fureur ravageuse de l’orphelin à l’inscription apaisée dans un lignage. Le parcours initiatique ne passe plus par la quête mystique du Graal à la fin du Moyen Âge, mais par l’intégration familiale.