« Qu’est-ce que voyager ? Rencontrer.
Le seul lexique important est le rendez-vous ».
Roland Barthes1
En 1974, l’écrivain Roland Barthes (1915-1980) effectue un voyage de trois semaines en Chine, du 11 avril au 4 mai. Ce voyage collectif2 organisé par le gouvernement chinois se déroule alors que la Révolution culturelle3 (1966-1976) amorce une phase nouvelle, la campagne Pilin-Pikong (janvier-juin 1974) organisée pour dénoncer les méfaits de la pensée classique de Confucius (551 av. J.-C. - 479 av. J.-C.)4.
Au cours de ce séjour en Chine, Barthes visite des villes chinoises telles que Pékin, Shanghai, Nankin, Luo Yang et Xi’an, admire de célèbres monuments historiques comme la Cité interdite et la grande Muraille et se rend sur des sites emblématiques de la nouvelle société maoïste comme des communes populaires, des usines, des hôpitaux et des universités. Chemin faisant, un carnet de notes et un crayon à la main, Barthes, qu’il se déplace dans la journée ou qu’il se retrouve le soir dans sa chambre d’hôtel, écrit une suite ininterrompue de notes de voyage dans trois carnets distincts qui sont demeurés inédits jusqu’en 20095. C’est donc à titre posthume que sont publiés ses Carnets du voyage en Chine, un ouvrage les reproduisant à l’identique6.
L’écriture des carnets de voyage traduit le souci quasi obsessionnel chez Barthes d’écrire tout ce qu’il voit des différents lieux visités à travers la Chine et d’exprimer ainsi des impressions de voyage dans un pays qui lui est étranger et où il se sent étranger. Dans Carnets du voyage en Chine, Barthes réagit de façon immédiate, laissant échapper au fil des pages son agacement vis-à-vis de certaines pratiques absurdes imposées par le système politique chinois, mais aussi sa fatigue physique en raison d’un programme intense de visites et de déplacements journaliers, son dégoût face à la doxa politique assénée régulièrement par les interprètes et guides du voyage, et enfin ses frustrations sexuelles, etc.
Barthes expérimente déjà l’écriture viatique durant ses trois voyages au Japon à l’issue desquels il publie une œuvre majeure, L’Empire des signes (1970), mais également lors de déplacements au Maroc, rapportés dans un texte court intitulé Incidents (1969) publié en 1987. Ainsi, l’écriture fragmentaire permet de restituer une représentation subjective du Japon, lui-même caractérisé essentiellement par des stéréotypes à l’image des lutteurs de Sumo : « Ces lutteurs forment une caste ; ils vivent à part, portent les cheveux longs et mangent une nourriture rituelle. Le combat ne dure qu'un éclair : le temps de laisser choir l’autre masse »7.
En proposant d’interroger les Carnets du voyage en Chine de Barthes, cette étude cherche à montrer comment Barthes renouvelle sa propre écriture du voyage par le biais de prises de notes sur les « déambulations (du voyageur) jour après jour »8, ce qui oblige l’auteur « à inscrire pour chaque prise d’écriture la date, l’heure, le lieu »9. Ainsi, tenant un journal, Barthes note chaque jour, voire plusieurs fois par jour, ce qu’il voit, ce qu’il visite et découvre, ce qu’il ressent, ce qui l’ennuie, etc. Ces notes érigent un nouveau système d’écriture qui se distingue de celui du fragment. Nous proposons donc d’étudier les Carnets afin d’établir les relations qui existent entre déplacement et écriture, de façon à légitimer ce dispositif dans le cadre géographique mais aussi politique de la Chine de Mao en 1974. Parallèlement, cette étude vise à mettre en lumière le fait que Barthes ressent avec acuité la condition du voyageur « étranger » en Chine. Le déplaisir de ce voyage éprouvé par Barthes se traduit par les notations qui organisent une écriture propice à l’expression de « soi », laquelle place constamment l’auteur en décalage par rapport au territoire de la Chine.
Notes de voyage
Dans la Chine communiste de 1974, les voyages des étrangers sont strictement contrôlés et le tourisme, tel que nous le connaissons au XXIe siècle, est interdit. Seuls les voyageurs ayant pu obtenir un visa (l’obtention de celui-ci dépend toujours d’une invitation officielle accordée par le gouvernement chinois) peuvent circuler en Chine à la condition d’être accompagnés par des guides et des interprètes. Selon l’écrivain et sinologue Simon Leys, les étrangers « disposent toujours d’une armée de guides et d’interprètes pour les accueillir et les piloter. Ils s’habituent à ce qu’on réserve pour eux leurs billets de train, d’avion, de théâtre […] à ce qu’on choisisse pour eux leur itinéraire, leur hôtel, leur programme d’activités »10. Tout voyage en pays communiste, et notamment celui de Barthes dans la Chine de 1974, implique que le voyageur se voit privé de libertés individuelles (se déplacer, communiquer, choisir, etc.). Le voyage étant programmé par les autorités du Parti Communiste chinois, le voyageur n’a d’autre choix que d’accepter le planning officiel de son séjour.
Carnets du voyage en Chine débute dès l’arrivée à l’aéroport de Pékin et s’achève dans la zone d’embarquement de ce dernier, avant de monter à bord d’un avion qui ramènera Barthes à Paris. Entre ces deux termes, défilent les différentes étapes d’un parcours jalonné par les visites des grandes villes chinoises, allant d’une usine à un site historique, d’une université à un quartier résidentiel, d’une salle de sport à un théâtre. Le voyage en Chine est soumis à l’épreuve du temps et du déplacement. D’où le fait que Barthes, dans les carnets de notes, inscrive les jours, les heures, le temps qu’il fait, les modes de locomotion (train, avion, bus), autant d’indications qui fondent les rouages d’un mécanisme permettant de rythmer la cadence de l’écriture : « Jeudi 11 avril […] soir […] Départ Orly […] Vendredi 12 […] soir […] Arrivée Pékin » (CV 17) ou bien « Samedi 14 avril (Pékin) » (CV 22) ou « Lundi 15 avril Shanghai » (CV 36). Ainsi, en convoquant les lieux visités, les notations décrivent une immense géographie chinoise traversée par des points de repère que l’écrivain marque de manière récurrente. En ce sens, Barthes respecte la tradition de l’écriture du carnet de voyage qui a pour fonction de circonscrire l’espace. Selon Sylvie Requemora, il s’impose pour le voyageur « de faire un inventaire de l’espace et du monde »11. Cependant, si les notations répertorient effectivement les éléments de l’espace, c’est le regard de Barthes sur la Chine qui peut surprendre le lecteur dans la mesure où son écriture met en lien uniquement deux thématiques, celle du vêtement chinois décrit comme un uniforme et celle du corps des Chinois, invisible sous le costume Mao. Alors que, dès son arrivée à Pékin, il découvre que les corps des Chinois sont tous vêtus d’un même costume, il s’empresse de noter que chaque Chinois accepte « le degré zéro du vêtement » (CV 23) : « Uniformité du vêtement, purifié de toute marque temporelle (« mode ») ou individuelle ; aucun maquillage des femmes ; coiffures codées ; coupe courte ou nattes à élastiques »12. Ce vêtement collectif étant interchangeable, il convient autant à un homme qu’à une femme et autant à un ouvrier qu’à un intellectuel. Le vêtement chinois n’est plus alors un signifiant « de choix », écrit Barthes : « Signifiant : ne pas y mettre le Vêtement, il est ici du côté du signifié » (CV 162) dans le système de la mode chinoise. Seuls, les enfants chinois échappent au système de l’uniformité vestimentaire dans la mesure où ils portent « des vêtements individualisés, aux couleurs archaïques » (CV 139). C’est pourquoi l’uniforme chinois fonctionne comme un symbole politique qui va prendre toute sa force autour de la fameuse « veste Mao » (CV 188).
Cependant, le regard de Barthes décèle avec jubilation, semble-t-il, quelques failles dans l’homogénéité vestimentaire. Ainsi, il note que les vestes des Chinois se distinguent selon deux couleurs sombres chargées de signifier une réelle hiérarchie sociale : « grises ou noires : fonctionnaires, cadres, etc. Vestes bleues, ouvriers, etc. » (CV 42). Il remarque également que les corps des artistes et des sportifs, s’ils échappent aux lois de l’uniformisation, reproduisent des « gestes stéréotypés » (CV 82) ou des « gestes très codés » que Barthes compare à ceux « des mannequins de cire dans les vitrines de mauvais magasins » (CV 129). Ainsi, il assiste à un spectacle de gymnastique qui met en scène des jeunes filles « minces, minces longues cuisses nues » ainsi que des « mâles » vêtus d’un « training blanc, tricot de corps à bras nus […] tout ça gentil et élégant : ni américain, ni russe pour une fois ! » (CV 191). Le 28 avril, il assiste à un match de volley-ball opposant deux équipes féminines, Chine-Iran, au cours duquel il découvre le « corps élastique et mathématique » des joueuses chinoises, alors que les joueuses iraniennes sont des femmes « opulentes hanchues » et « ont des seins » (CV 171). Profitons de cet exemple pour souligner le caractère discriminatoire du regard de Barthes envers les femmes. Il note que les sportives sont « asexuées » (CV 171) alors que chez les garçons, « l’essence même du corps est lisse » (CV 172). En Chine, il y a trop de filles : « La fille du thé, visage rose, paysan, placide, dents blanches et tresses » (CV 25) ou « Une fille à nattes et à veste blanche entretient le thé et les cigarettes » (CV 201). Si les filles sont jolies, les ménagères « sont laides. Ne parlent pas » (CV 43) ou sont des paysannes, « vraies hommasses, casque vert en osier » (CV 37). Lors de la visite à l’Université de Pékin, il est incapable de nommer une professeure d’université appartenant au groupe d’enseignants qu’on vient de lui présenter. Tout juste signale-t-il sa présence par sa fonction, « La professeur [sic] de lettres » (CV 197)13 puis écrit « Mme ? : philosophie » (CV 66). De fait, Barthes caricature le monde féminin chinois : « Je sors pour pisser, cherchant des toilettes. Une fillasse surgit et me fait signe d’une façon désagréable, de rebrousser » (CV 187). En Chine, écrit l’auteur, ce sont les femmes qui dominent, et cette domination s’inscrit principalement dans la maternité. Ce « discours de la Mère » (CV 26) redondant lui paraît insupportable dans la mesure où il écrase le masculin.
D’une façon générale, dans les carnets de notes, Barthes se fait sujet de son énoncé, étant à la fois le voyageur et le narrateur du voyage. S’il emploie fréquemment le « je », il utilise également le « nous », rappelant ainsi qu’il s’agit d’un voyage de groupe. De surcroît, l’écriture de notes de voyage procède par juxtaposition des phrases, sans ajout de connecteurs, créant un enchaînement d’informations destiné à capter le plus grand nombre de détails pour les intégrer dans le récit. La prise de notes consiste à ne pas s’embarrasser des règles du style littéraire ; il s’agit de relever au plus vite un grand nombre d’informations en les condensant. D’où cette écriture elliptique composée de phrases très courtes, pour la plupart nominales, car dépourvues de verbe :
Boeing tout neuf. Nombreuses casquettes dans le toc américain. Les hôtesses : le treillis kaki, les nattes, les couettes, pas de sourire : le contraire des minauderies occidentales. (CV 34)
Repos dans une sorte de cafétéria. Fauteuils en osier. Thé. Cigarettes. Courants d’air. Fontaine de fleurs au milieu. (CV 57)
Singes. Lions. Ours bruns. Énormes rapaces. (CV 77)
Plus l’auteur note, plus il condense, plus il supprime des éléments de phrases à tel point que certaines d’entre elles ne sont plus composées que d’adverbes, voire même de symboles comme des flèches du type → ou symbole mathématique comme = ou des numéros, comme cette liste numérotée de 1 à 5 qu’il établit pour noter les professeurs rencontrés ce jour-là à l’Université de Futan :
1. Sciences politiques : Tchou Tien Yang
2. Jing ? : Philosophie
3. Mme ? : Philosophie
4. Fan Tsu Zeu : Histoire
5. Ying Pi Chan : Langue chinoise. (CV 66)
De même, c’est à l’aide de chiffres qu’il inscrit, dans les carnets de notes, le niveau de l’activité industrielle de la Chine : « Visite du Navire Fenguang (161 m X 20, 4 m). Chargement : 13 000 tonnes » (CV 38) ; « Hôpital, 1 958, Bond en avant. Personnel : 1 100 – 744 lits. École médicale, 3 ? élèves – 3 000 consultations par jour » (CV 47). A l’occasion de la visite d’une commune populaire, Barthes note des chiffres tels que « Légumes […] 230 millions livres […] 22 000 porcs et canards » (CV 24). C’est aussi avec des chiffres qu’est résumée l’histoire du Parti Communiste Chinois : « En 1927, crise : 70 000 membres ramenées à 10 000 (Coup d’état de Chang Kai Tchek) » (CV 52). Les chiffres participent de l’écriture de la notation, ils sont introduits dans la langue comme pour éviter la possibilité du commentaire ou de la description. Mais ils sont aussi là pour témoigner du caractère très intense de l’économie chinoise. Finalement, les chiffres traduisent le contenu idéologique des discours qui président à chacun des déplacements. On peut se demander pourquoi Barthes les reproduit si scrupuleusement. Ne sont-ils pas exposés comme des outils au service du texte énumératif, à la manière du voyageur qui rapporte toujours dans ses bagages des souvenirs ? Cependant, il faut aussi considérer que l’écriture de la notation confère à l’auteur une possibilité inouïe d’y mélanger les remarques objectives et subjectives, le tout étant mis au secret ou enfermé dans le carnet de notes puisqu’à ce stade, le texte n’est pas ouvert au lecteur. L’utilisation récurrente du système typographique des parenthèses ou mises entre crochets est, à cet égard, à souligner. En témoigne la description qui suit : « [Longue table cirée vert clair. Chacun de part et d’autre. Propre. Au fond, cinq immenses thermos peint (leur samovar)] » (CV 52). La mise entre parenthèses s’avère être une façon de renforcer le détail de la notation tout en essayant d’apporter une nouvelle information qui ne figure pas expressément dans le texte. Ainsi, alors que Barthes visite une école primaire, il note la présence d’un jeune professeur : « [à côté de moi, un jeune - prof. ? – seul garçon : doux et joli] » (CV 97) ou saisit l’instant fugace, la vision d’une jeune gymnaste « en blanc avec une lance. [Amazone] » (CV 192). La mise entre parenthèses devient le lieu du commentaire alors que, comme nous venons de l’écrire précédemment, la notation exclut celui-ci. Par exemple, Barthes écrit à propos des photos exposées dans un musée historique : « Photo : Mao et Chou En Lai. Mao à cheveux longs. Plusieurs photos de Mao à l’époque. [Tout cela intéressant par les Photos] » (CV 164) ; ou, à propos de la fête du 1er mai : « [Adultes infantilisés] [Les enfants adultifiés infantilisent les adultes. Les enfants comme spectacle pour les adultes] » (CV 190). En conséquence, comme l’écrit Anne Herschberg, éditrice des Carnets du voyage en Chine, les notations « de choses vues, senties, entendues, alternent avec des remarques insérées entre crochets : réflexions, méditations, critiques ou phrases de sympathie, qui sont comme des apartés sur le monde » (CV 8). En prenant des notes, Barthes relève de minuscules détails difficiles à recenser « car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue »14. C’est le déplacement qui multiplie ces petites « aventures » qui, toujours selon l’auteur, sont des traces « sans sillage »15.
Dans ce contexte, l’écriture des Carnets du voyage en Chine procède d’un entassement de notes. Les exemples ci-dessous prouvent cette figure de style : « Petite réunion avec les accueillants dans le port, voile brune, petite voile haut perchée. Table à nappe blanche, fauteuils, cigarettes, thé » (CV 35), ou : « Troisième salle. Garçonnet : Bonjour. Sketch. Nous allons jouer des actes militaires. Toujours le petit doigt, les doigtes séparés. Semi-déguisements » (CV 44).
Ce qui frappe, c’est la rapidité du style de l’écriture dans la mesure où chaque élément est juxtaposé à l’autre. Souvent même dans ce procédé, des éléments sont étrangers aux précédents mais néanmoins juxtaposés. L’écriture concise est typique de celle utilisée pour la prise de notes. Grâce à ce dispositif, Barthes semble pouvoir presque tout écrire de ce qu’il voit et ressent, comme s’il cherchait à assouvir une sorte d’excitation scripturaire :
Visite du Navire. L’appartement du Capitaine. Photo de Mao à une tribune, fume-cigarette à la main.
(Le bateau ; en réparation, fait Shanghai-Japon).
Cela me fait rêver.
Toujours de belles calligraphies de Mao (Poème) au mur. Or sur rouge.
De la dunette, vue splendide sur l’avant et le fleuve sillonné ; gros bateaux au milieu. Il fait clair.
Jeune ouvrier, ovale parfait, pureté des yeux, des sourcils. (CV 38)
La description du Chantier naval à Shanghai utilise une soixantaine de mots avec lesquels l’auteur montre ce qu’il voit à l’intérieur ou à l’extérieur de ce bateau. En ce sens, le système de notation de Barthes parvient à associer précisions des détails et émotions vécues, les plus simples mais aussi les plus intimes.
L’écriture des Carnets du voyage en Chine comporte un autre volet important composé de croquis et de dessins. Selon Barthes :
Le texte ne « commente » pas les images. Les images n’« illustrent » pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leurs entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces signifiants : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes16.
D’une manière générale, l’écrivain est familier de cette technique qui lui permet d’associer le langage textuel et le langage iconographique. On le voit souvent, durant les séminaires d’enseignement, compléter la présentation de ses idées à l’aide de schémas qu’il dessine au tableau. Dans Carnets du voyage en Chine, les croquis insérés sous forme de vignettes ont une valeur fonctionnelle. Ils participent à la construction d’un discours en lui conférant une dynamique particulière, celle de représenter le réel de la Chine d’une manière aussi détaillée que possible. Le dessin sur la page blanche venant ponctuer un paragraphe donne à voir le texte comme un compte rendu du déplacement à travers de minuscules images. Comme le précise Chaudier, « Si le texte reflète fidèlement la réalité dans un détail, alors c’est l’ensemble de la peinture qui sera accréditée, confortée dans son mimétisme »17. De fait, le croquis qui n’a aucune valeur esthétique équivaut au signe le plus fidèle de la réalité écrite au moyen des mots. Dans Carnets du voyage en Chine sont reproduites scrupuleusement deux pages manuscrites du premier carnet de notes montrant des dessins au crayon des coupes de cheveux de jeunes Chinoises (CV 84-85).
Selon Stéphane Chaudier, le réel « n’est qu’un "effet" du discours. Toujours en quête d’autorité, le discours se cherche une légitimation » et il la trouve dans « l’avoir-été-là des choses »18 pour reprendre une expression de Barthes empruntée à son article « L’Effet de réel » (1968). À cet égard, le costume, les coiffures, les accessoires comme les chaussures sont autant de détails vestimentaires que Barthes dessine sur ses carnets de notes. Non seulement il dessine, mais il rajoute parfois des commentaires comme dans le dessin au crayon ci-dessus reproduisant différentes coiffures féminines (CV 34), chacune d’elle étant accompagnée de quelques mots descriptifs (comme une légende d’image) griffonnés par Barthes. Le dessin peut symboliser les traces du voyage car il fonctionne comme un souvenir.
Enfin la transcription des sinogrammes (CV 32, 46) devient un dessin pour le lecteur qui ne connait pas la langue chinoise, et qui n’en saisit pas la signification. Mais la démarche de Barthes consistant à toujours vouloir saisir un effet du réel, ce type de dessin non seulement joue sur les deux facettes de l’écriture, dans ses significations et ses formes, mais on peut dire également qu’il superpose le signifiant et le signifié.
De tels croquis, ainsi réunis, semblent être destinés à combler les manques de la mémoire du voyage. L’écriture picturale vient alors renforcer celle de la notation du voyage en Chine, car l’une et l’autre s’associent pour forger une écriture spontanée qui trahit un besoin d’écrire l’immédiateté au cours du déplacement.
Autrement dit, le processus de l’accumulation de notes manuscrites dans les carnets de voyage s’impose comme pratique plus signifiante que le fragment textuel qui « se suffit à lui-même dans son mode de présence »19. Il ne s’agit plus d’instaurer un possible discours narratif comme c’est le cas pour le fragment, lequel fonctionne comme « un prélude au roman »20. Avec la notation, Barthes parvient à un renoncement absolu à la narration. Il y a donc exclusion du récit dans les notes de voyage. De même, l’auteur souligne volontiers ce fait propre au fragment qu’il permet de vivre « le bonheur du hasard, mais d’un hasard très voulu, très pensé ; épié en quelque sorte »21. C’est exactement ce qui se passe dans Incidents où l’auteur raconte comment circulant au Maroc au volant d’une voiture, il se laisse happer par le hasard des rencontres masculines, tant et si bien que chaque fragment correspond à tel instant de la découverte de l’autre : « Mustafa est amoureux de sa casquette : “ma casquette je l’aime”. Il ne veut pas la quitter pour faire l’amour »22. Selon Barthes, au cours du voyage en général, des espaces s’entrouvrent et donnent à voir des corps : « c’est voyager du haut en bas du Japon, superposer à la topographie, l’écriture des visages »23. C’est ainsi que Barthes construit le discours sur le voyage, il supprime les noms et les descriptions des lieux et les remplace par des « rendez-vous », il admet lui-même qu’il est « incapable » de s’intéresser à la « beauté d’un lieu, s’il n’y pas des gens dedans »24.
Or, pendant le voyage en Chine, les rendez-vous sont impossibles car il n’y a pas de place ni pour le hasard ni pour la rencontre de l’autre masculin en raison des conditions particulières de ce séjour en Chine communiste, exposées précédemment. Dans ce contexte, les notes manuscrites des carnets personnels de Barthes forment une sorte d’exutoire au discours idéologique maoïste que Barthes supporte de plus en plus mal, au fil du voyage. En écrivant si brièvement, il jouit soudain d’un plaisir intime qui contraste avec la fatigue physique et le mal-être intérieur25. Selon Françoise Susini-Anastopoulos, le « petit mot, le petit énoncé, deviennent par leur concision et leur densité, le lieu de focalisation du sens et de l’extrême acuité. Abondance et économie, ampleur et étroitesse, le peu et le beaucoup s’y rejoignent : à son bref, sens infini. Le bref et le peu, c’est aussi une source d’agrément, d'aisance, de sérénité »26.
A ce stade de la réflexion, l’étude montre que l’écriture minimaliste est adaptée aux difficiles conditions du voyage en Chine qui, pour être supportables en quelque sorte, réclament une nécessaire condensation de tous les instants du voyage. Barthes ne semble pas revendiquer un désir de l’esthétique du texte dans ses Carnets. Bien au contraire, l’amalgame des notes semble créer une apparente confusion qui néanmoins respecte l’ordre du voyage. A cet égard, il faut souligner, d’un point de vue stylistique, la correspondance obtenue entre le rythme des déplacements et celui de l’écriture des notes jetées pêle-mêle sur la page du carnet. Celles-ci, relevant d’une écriture de la discontinuité, semblent s’opposer au texte fragmentaire que Barthes appréhende comme une entrée possible dans le projet de l’écriture du roman. En revanche, le discours de notation condamne l’auteur à une rhétorique à propos de soi qui s’exprime tout particulièrement dans Carnets du voyage en Chine.
Le sentiment de décalage entre Barthes et les Chinois : le déplaisir du voyageur en Chine
En effet, pour Barthes, le monde chinois de 1974 lui paraît inaccessible. Aussi le discours portant sur l’Autre (le Chinois) est-il remplacé par un monologue intérieur de l’auteur, écrit de la manière la plus elliptique possible, où il exprime son dégoût de la doxa politique et ses frustrations sexuelles. En visitant la Chine, Barthes ne cesse de souffrir comme si le moindre petit détail vécu lui procurait un déplaisir. Il gémit et, sans nouvelle de sa mère et loin de Paris, voilà que sa plainte lancinante recouvre toutes les notes. Dans ce contexte, comment Barthes, revendiquant la libre jouissance de son homosexualité, laquelle est un tabou dans la Chine de 1974, peut-il voyager agréablement dans une société communiste qui réprime son désir du corps masculin ? Sur ce point, il écrit : « Et avec tout ça, je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois. Or que connaître d’un peuple, si on ne connaît pas son sexe ? » (CV 116).
Concernant l’absurdité de la parole politique chinoise, il ne se prive pas dans les carnets d’en montrer les diverses expressions. Par exemple, dans le train entre Nankin et Luoyang, des officiers chinois interdisent à Barthes « d’aller prendre une bière au wagon-restaurant qui est à côté et vide » (CV 111). On lui apporte la boisson sur place. Toujours dans le train : « il faut se faire ouvrir les chiottes chaque fois qu’on veut pisser » (CV 111). Barthes écrit que ses amis et lui sont « vraiment bouclés dans ce wagon spécial (bleu, dentelles et thermos) ». Interdit de flâner dans les rues de Pékin, interdit de se promener le soir autour de l’hôtel, interdit de parler à des passants dans la rue, etc. Mais interdit aussi de photographier : « hier, dans l’auto, encore cette recommandation : ne photographiez pas les dazibao, ce sont les affaires intérieures de la Chine » (CV 36).
Barthes n’est pas dupe : ces interprètes et guides constamment présents à ses côtés chaque jour, du lever au coucher, s’ils permettent de résoudre les obstacles linguistiques, constituent en réalité des « obstacles » à la communication entre lui et les Chinois. Voyageur en pays communiste, Barthes se résout à respecter les règles et les fortes contraintes à condition qu’il puisse écrire librement dans ses carnets de voyage. Alors que le séjour s’achève, Barthes rédige quelques dernières lignes : « Formalités : excessives ! tout un circuit oppressant » (CV 213). Jusqu’au dernier instant, celui-ci aura été oppressé par la bureaucratie chinoise.
Barthes retient de la Chine communiste sa théâtralité. Ainsi, en visitant la Bibliothèque principale de l’Université de Pékin qu’on lui assure être prestigieuse, il découvre avec stupéfaction qu’elle est « vide » et qu’elle « sent le camphre ». Ironique, il écrit : « On dirait qu’on a complètement vidé, exténué l’Université en notre honneur » (CV 207). Ce dispositif théâtral présente une Chine en « trompe-l’œil » où les réalités sont maquillées, enjolivées et falsifiées. En « emprisonnant » les voyageurs dans le déplacement incessant pendant trois semaines, le monde chinois devient irréel et se voit régi par « une politique des lieux » et une mise en scène grâce à « un certain nombre d’acteurs »27, notamment ces groupes de Chinois toujours présents à chaque nouvelle étape du voyage pour accueillir Barthes et ses amis. Une telle façon de faire constitue un moyen semble-t-il efficace pour déclencher l’illusion d’une société heureuse, image principale que les voyageurs doivent mémoriser. Barthes ne se laisse pas prendre au jeu d’une Chine fictive. Il feint de croire aux bienfaits du communisme, mais il ne critique jamais. C’est la stratégie du « no comment » que Barthes développe dans sa théorie littéraire28. Il faut donc visiter de grandes entreprises nationales, comme l’usine de tracteurs nommée « L’Orient est Rouge » et cette usine de textiles qui emploie plus de six mille Chinois. Il faut aussi passer par la Maison du Parti Communiste chinois sise à Shanghai ou la ville de Yan’an29 qui symbolise un pan de l’histoire du Parti. Mais la mise en scène concerne aussi les lieux symboles de la magnificence de la Chine ancienne comme la Cité interdite et la Grande Muraille. Ainsi, tous les ingrédients se mélangent pour assurer au voyageur français le fait que la Chine vient de lui offrir un programme de séjour sur mesure exceptionnel.
Autrement dit, en Chine, Barthes se trouve pris entre deux feux : le jour, il assume silencieusement la position d’un invité officiel de la Chine populaire. Mais la nuit, une fois seul dans sa chambre d’hôtel, il se sent physiquement tendu et agité, son corps souffre, les maux de tête l’assaillent et trahissent ce sentiment de « révulsion » face à la parole politique chinoise. Les notes traduisent ce comportement schizophrénique.
Finalement, grâce aux carnets de notes de voyage, Barthes peut exprimer le décalage réel qui existe entre lui et les autres (les Chinois), mais aussi une sorte de désorientation dans l’espace chinois dont il ne saisit pas le sens. Dans ce contexte, les notations fondent un territoire où se chevauchent, de façon équivalente, le « moi voyageur », le « moi écrivant » et le « moi intime ». Le carnet de notes devient le réceptacle de la conscience d’une certaine distanciation entre l’auteur et son environnement. Dès lors, les apparences de la Chine provoquent des tensions intérieures qui le font hésiter, une fois rentré en France, à donner une suite publiable à ces notations de voyage. De la notation au fragment, il y a une transformation qui ne se fait pas. Le récit semble impossible comme si le souffle de la respiration était coupé, comme si « le savoir fragmentaire », pour reprendre les termes de Françoise Susini-Anastopoulos, ne parvenait pas à « se réintérioriser au sein d’une écriture »30.
S’il y a bien un renouvellement de l’écriture de voyage chez Barthes, au contact de la Chine communiste, c’est au prix d’un « déplaisir » vécu qui le plonge dans une distanciation irrémédiable avec la Chine. D’où le fait que l’écriture de voyage en Chine soit restée au stade de la « première écriture » qui est « généralement présentée comme le premier travail du voyageur »31, car selon Isabelle Surun, la fonction explicite du « carnet de route consiste à inscrire immédiatement des faits observés ou des informations jugées pertinentes dans la perspective d’un usage ultérieur, donc d’une réécriture »32. Concernant Carnets du voyage en Chine, il n’y a pas eu de réécriture. Toutefois, ce qu’il faut souligner, c’est que notre tentative consistant à interroger l’écriture de notation de voyage dans la perspective d’un renouvellement par l’auteur de sa propre écriture du déplacement se heurte à une situation littéraire particulière. En effet, les notes ainsi publiées sont typiques de celles d’un « brouillon » au sens défini par Philippe Lejeune qui écrit notamment que le brouillon, « c’est provisoire. Ça n’engage pas. On en fait tant qu’on veut, […] le moment solennel c’est quand on met au propre »33. De notre point de vue, l’écriture de la notation dans Carnets du voyage en Chine représente en quelque sorte un « cas particulier », à la fois dans l’œuvre de Barthes et dans la littérature de voyage en général.