Alors que depuis Etienne de Flacourt1 au XVIIe siècle les récits de militaires, de conquérants, de missionnaires, d’aventuriers et de coopérants sur Madagascar se sont multipliés en France et y ont entretenu l’intérêt pour la Grande Ile lointaine, des Français qui continuent d’y séjourner parfois pour de longues périodes, ressentent toujours ce même mélange d’attirance, d’attachement et d’étrangeté. Les coutumes, la diversité de la population, les relations à la fois faciles et complexes alimentent la réflexion de ceux qui se savent de passage et dont le regard, pour neuf qu’il se prétende, est déjà souvent orienté par la culture occidentale dont les récits de voyage sur l’île et la longue tradition d’une écriture viatique tournée vers l’élucidation de soi-même dans la présence tout à la fois fascinante et dérangeante de l’altérité.
Leur production littéraire, publiée en France et à Madagascar, reprend les genres déjà investis par leurs nombreux prédécesseurs : le carnet de voyage tente de saisir la réalité de l’environnement et les réactions du voyageur dans leur immédiateté et la supposée fraîcheur de la découverte, le témoignage rétrospectif rédigé depuis la France permet d’ajouter une analyse de soi aux faits rapportés, les nouvelles agencées en galeries de portraits offrent un panorama diffracté d’une société que le voyageur ne pouvant appréhender dans son unité organise sous la forme de brefs scenarii juxtaposés.
Nous nous proposons de montrer par quels procédés d’écriture ces nouveaux voyageurs, qui veulent s’affranchir des récits de voyages traditionnels, revendiquer une compréhension des situations, reprennent les genres, les codes et les postures d’un très vaste et ancien corpus. Après avoir pris en compte leur statut de natifs, de descendants de colons, de journalistes ou de coopérants, nous verrons comment leur regard est orienté, filtré, par leur histoire personnelle et leur lecture de la littérature coloniale. Enfin, nous nous demanderons de quelle réception peuvent bénéficier ces textes dans les champs littéraires malgache et français au moment où les Malgaches tentent de faire entendre leur point de vue sur leur pays.
Nous analyserons les récits de voyage d’Olivier Soufflet (La route des Indes I, Voyage en Afrique australe, à Madagascar et La Réunion2), de Bilal Tarabey (Madagascar dahalo3) de Mickaël Ferrier (Mémoires d’outre-mer4) et de Jean-Luc Coatalem (La Consolation des voyages5), les recueils de nouvelles de Chantal Serrière (Pangalanes. Retour à Madagascar6), d’Alexis Villain (Le vieux mangeur de temps7), de Laurence Ink (Un zébu léchant les pierres8) et le témoignage de Jean-Pierre Vallée (Rencontres malgaches, Magellan, 20099).
Ceux qui regardent
L’écrivain voyageur Albéric d’Harvilliers évoque l’objectif le plus évident de l’écrivain de voyage, la « captation du réel », qui se révèle plus complexe que par une simple observation car, dit-il, « l’œil autant que l’âme se fait réceptacle de sensations » grâce aux « vertus du regard oblique »10. Ces écrivains français écrivent d’abord sur le pays qu’ils traversent, qu’ils disent connaître et dont ils veulent être les interprètes. Cependant, la transcription de ce « regard oblique » les oblige à réaliser qu’ils sont au centre du processus de reconstruction de cette société. Un temps installés, ils ont tous trouvé un pays facile et accueillant avant de comprendre que l’ambition d’une perception profonde de ses ressorts en faisait une énigme. Leur écriture se fait alors à la fois lieu de l’exposé de ce qu’ils ont vu, entendu, compris et celui de l’émergence du doute et de l’ébauche de la résolution des énigmes soulevées. Daniel-Henri Pageaux résume cette présence multiple ainsi :
L’écrivain-voyageur est producteur du récit, objet privilégié du récit, organisateur du récit et metteur en scène de sa propre personne. Il est narrateur, acteur, expérimentateur, mémorialiste de ses propres faits et gestes, héros de sa propre histoire11.
Alors que le monde est désormais ouvert, que les voyages se multiplient, que l’image des films et des livres de photos semble abolir les filtres du langage, il peut paraître étonnant que des écrivains continuent à chercher à donner leur vision, leur analyse, avec leurs mots. Ils contribuent pourtant à, eux aussi, produire une image qui, analysée, en dira autant sur leur manière personnelle d’appréhender l’Ailleurs que sur l’état de la culture, de l’imaginaire social dans lequel ils vivent. Son analyse est appelée « imagologie littéraire » par les critiques Daniel-Henri Pageaux et Jean-Marc Moura12.
Les écrivains inscrivent leur projet d’écriture dès le paratexte, comme s’ils acceptaient de s’inscrire dans un des genres canoniques pour y trouver leur place singulière.
Pangalanes, de Chantal Serrière, est sous-titré « Récit de voyage », qualifié en dos de couverture de « guide romancé », dans le texte de « périple » (182) et de « carnet de voyage » (55). Serrière se met en scène au jour le jour sous forme de « notes » sur un « cahier d’écolier […] tenu fréquemment » mais retravaillé au retour ses « découvertes » (15). Son voyage à Madagascar est à la fois professionnel et motivé par le fait qu’elle y a vécu durant son enfance.
Bilal Tarabey est journaliste à Madagascar quand il publie Madagascar, dahalo sous-titré « Enquête sur les bandits du Grand Sud », qualifié dans le texte de « vrai reportage » (110) dont les chapitres sont des dates, parfois au jour le jour comme dans un journal : « 15 février 2013, 16 février 2013… » (107, 111). Ce récit de voyage a donc eu un objectif précis, professionnel qui était de dévoiler la situation des dangereux voleurs de bœufs et des trafiquants sévissant dans le Sud lointain avant de devenir un texte littéraire. Alexis Villain est aussi journaliste à Madagascar quand il publie un recueil de quinze très courtes nouvelles. Olivier Soufflet, dans la collection « Reportages », sous-titre son volume La route des Indes I, voyage en Afrique australe, à Madagascar et La Réunion inscrit sa quête dans la suite de ceux qu’il a lus :
Il y a cinq siècles, les soudards aventuriers de la route des Indes, avant-garde de la colonisation, ont foulé les mêmes plages, tenu le même sable entre leurs mains, vu les mêmes montagnes et la même mer… La suite est connue ; et c’est nous notamment qui sommes là maintenant, sur leurs traces, comprenant au spectacle des quotidiens variés que nous appartenons tous au même monde. Que chez nous, c’est la Terre. (Villain, 6)
Inversement, Jean-Pierre Vallée, qui fait la synthèse de ses observations au retour de quatre années en poste à Madagascar, depuis sa « tanière parisienne, lieu de tous mes retours » (9) se présente comme le non-touriste qui parcourt en « voyageur immobile » la Grande Ile « avec lenteur » et « de bout en bout », acquérant ainsi la légitimité pour inviter le lecteur à « bannir clichés et préjugés à la découverte d’une culture emplie de délicatesse »13.
Jean-Luc Coatalem a passé sa prime enfance à Madagascar avant de suivre son père militaire14 dans de nombreuses autres destinations exotiques qui se mêlent dans un récit qui porte le regard distancié de l’adulte écrivain sur les voyages de sa jeunesse dans des lieux où il n’est plus retourné. Mickaël Ferrier entreprend à la première personne le récit de son enquête à Madagascar pour tenter de retrouver les traces de son grand-père qui y vécut une vie que l’on peut qualifier de rocambolesque et « recueillir doucement la rumeur bondissante » de ces gens qui « étaient des aventuriers, des Outre-mer […] des explorateurs, des romanesques […] qui, enclins au libertinage des mœurs et de la pensée, changeaient en quelques années de pays » (Ferrier, 16). Son exploration va le mener à Madagascar mais c’est bien une entreprise mémorielle familiale et française qui l’y mène : « Dans ma famille, tout le monde connaît l’histoire folle de cet homme parti de son île natale, Maurice […] qui fit fortune à Madagascar […] c’est pour combler ce fossé entre ces deux images que je me suis lancé sur sa trace » (37). Enfin, écrivain-voyageur d’abord au Canada, Laurence Ink est installée à Madagascar depuis 1999. Elle publie en 2016 une série de treize nouvelles qui sont autant de très brefs portraits.
En dépit de la diversité de leurs positions personnelles, tous les auteurs s’accordent sur un point : Madagascar circule dans l’imaginaire européen par les récits depuis cinq siècles mais reste complexe et attirant parce que « tout est différent » (Vallée, 49), ce qui correspond à la définition que donne Segalen de l’Exotisme15. Comme leurs prédécesseurs, ils seront donc, quoi qu’il arrive, « en dehors » de cette île qui défie la rationalité et les idées préfabriquées des Européens par ses mystères et ses multiples visages. Comme eux, attirés voire stimulés par cette opacité, ils entreprennent de la décrire, de la raconter, de l’expliquer en mobilisant les ressources de la langue et en y recevant parfois des « révélations » (Vallée, 49), sur elle et sur eux. Chantal Serrière résume cette attitude ainsi : « ne sommes-nous pas tous incorrigiblement prompts à nous interroger encore et encore sur ces mystères, son art de vivre et ses origines, comme si de la quête effectuée jaillissait une source permanente d’inspiration ? » (214). Cette même quête va les mener à des expériences littéraires différentes et pourtant étrangement semblables.
Les écrivains de récits de voyages se mettent en scène en des termes qui traduisent la plus ou moins grande difficulté à accepter la distance qui les sépare de l’objet de l’écriture. Segalen voit dans cette conscience le cœur de l’Exotisme, « la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle »16. Chantal Serrière se qualifie à la fois de « néophyte » (129), affirme « les collines n’appartiennent qu’aux Merina17 » (16) mais rappelle dès l’incipit qu’elle est sur « les lieux de [s]on enfance » (15), que « ces collines sont [s]iennes » (16). Malgré cette revendication, son voyage ressemble à ceux des touristes : voiture de location, chauffeur, guide, excellents hôtels, restaurants d’étapes, photos. Chacun de ces éléments, elle ne le mentionne pas et semble au contraire l’ignorer, contribue à établir un fossé invisible entre elle et les nationaux qui rend les rencontres, à son insu, contraintes et orientées. Jean-Pierre Vallée fait de même depuis sa situation d’expatrié qui le range immédiatement dans la catégorie des ultra-privilégiés de passage avec villa, domestiques, chauffeurs et mission. Il insiste dans le texte avec une grande naïveté sur sa tentative d’établir des relations avec ses domestiques : « ils ont vécu quatre années dans notre intimité et ont été notre lien le plus proche avec le peuple de Tananarive » (Vallée, 17). Jean-Luc Coatalem semble plus lucide sur la distance installée par les différences de statuts : « Nous étions très loin […] de ce monde blanc enkysté que nous détestions par principe » (21) mais « l’île restait incompréhensible » (22) en partie parce que « les Malgaches nous tournaient le dos » (25). Chantal Serrière témoigne de cette même position : « Je ne voyais rien des réalités. Notre enfance était enchantée » (17). Bilal Tarabey n’hésite pas à jouer des niveaux de discours en prenant la parole dans un récit-cadre qui met à distance celle des protagonistes de l’enquête-poursuite qu’il rapporte : « Je regarde à travers la grande baie vitrée du bureau qui donne sur le centre d’Antananarivo. Soudain, j’adore cette ville » (20). Il se présente comme un « journaliste » (5) qui rend compte d’une enquête menée avec des guides locaux traducteurs dans une région très éloignée de la capitale. Il peut donc employer le pronom inclusif « nous » pour désigner cette équipe malgache dans laquelle il est doublement étranger : « Des tables ont été disposées […] A destinations des visiteurs. Nous. » (49). Il insiste sur le caractère inédit de sa venue et donc son complet dépaysement dans ce monde des confins de l’île, des paysans, des militaires et des bandits dont il ne comprend pas la langue : « Il dit quelque chose comme vazaha motso ». Tout le monde éclate de rire. Moreno traduit. « ça veut dire : le blanc qui s’est perdu en route » (62). Il se moque de lui-même : « Avant de partir, mû par une force supérieure d’Occidental en goguette dans un pays pauvre, je distribue des paquets de bonbons achetés à cet effet » (63) et se qualifie de « vazaha moyen » qui « raffole d’anecdotes ethno-exotiques » (100). En décrivant son incapacité à marcher comme tous les Malgaches dans leur espace familier, il inscrit dans le récit son étrangeté en en notant à l’intention du lecteur la particularité : « Il marche en équilibre sur les petites digues de terre mouillé qui surmontent les rizières. Je le suis. Je glisse. Tombe à plat dos dans la boue. Ça, c’est fait » (157).
Les auteurs de nouvelles, qui vivent ou ont vécu récemment hors-cadre institutionnel à Madagascar, optent pour une autre technique, celle de l’effacement total de tout discours auctorial. Cependant, cette apparente neutralité ne peut être que fictive puisque leurs brefs portraits et leurs scénarii fonctionnent comme des instantanés par eux inventés, des moments arrachés à tout contexte et toute historicité. La volontaire absence de perspective et de commentaire permet de faire surgir des individualités qui, tout en étant mises en scène dans leur singularité, constituent ensemble une étrangeté qui renvoie au pays entier. Ils adoptent ainsi la même technique que Charles Renel18, fonctionnaire colonial entre 1908 et 1925 qui publia de très nombreux ouvrages à partir des renseignements collectés au cours de ses tournées.
Tous ces écrivains français, riches en comparaison des Malgaches, c’est-à-dire sans souci pour la satisfaction de leurs besoins immédiats ni pour leur avenir, cultivés et imprégnés de rationalisme et de principes, veulent représenter littérairement Madagascar car ils s’en sont approchés physiquement et affectivement. Pourtant, en dépit de la mention de leur situation radicalement extérieure à celle des Malgaches, ils se mettent en scène comme des interlocuteurs et des partenaires qui recueilleraient et répèteraient fidèlement la réalité. C’est donc en vertu de leur liberté d’écrivains et de « monteurs » d’histoires qu’ils vont organiser leurs textes et, par eux, leur représentation de la société un temps traversée et qui les a, d’une manière forte quoique différemment, traversés. En cela, ils assignent au texte la fonction d’abolition de cette distance, prétendant à « la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi »19 selon Segalen qui voit là le contraire de l’exotisme.
Des sujets et des techniques
Au contraire des romans d’aventure ou des récits d’expéditions qui insistent sur le caractère remarquable des sites, des personnes rencontrées ou des actions, ces textes sont tous construits autour de ce qu’on l’on pourrait qualifier de « vie quotidienne » à la manière de l’enquête ethnologique qui veut rendre compte de la réalité dans sa banalité car c’est elle qui va cristalliser la « vérité » de l’altérité. Selon cette perspective, qui ressort aussi de l’ambition de s’approcher et de comprendre le « peuple », les personnages choisis appartiennent aux catégories que les écrivains considèrent comme représentatives du plus grand nombre et donc aussi susceptibles d’intéresser un lectorat curieux. Jean-Marc Moura souligne l’importance, dans la distinction des sujets qui précède leur mise en scène et en mots, non de leur place dans la société observée, mais de leur étrangeté dans celle qui la regarde :
L’appréhension de la réalité étrangère par un écrivain (ou un lecteur) n’est pas directe, mais médiatisée par les représentations imaginaires du groupe ou de la société auxquels il appartient […] la force novatrice d’une image – sa littérarité – résidera dans l’écart qui la sépare de l’ensemble des représentations collectives (donc conventionnelles) forgées par la société où elle naît20.
Décrits dans des scènes de vie rapides, des temps courts (de conversations, de repas partagés), des anecdotes singulières, les Malgaches deviendront, en vertu de l’agencement global du texte, des « types » et leur juxtaposition une mise en scène symbolique de la société malgache tout entière interprétée par l’écrivain qui aura « compris ».
Le premier outil textuel qui permet de transporter le lecteur et d’inscrire le dépaysement au cœur du récit est l’usage des toponymes. Tous les textes installent ainsi une mobilité géographique qui vise à traduire la diversité d’une île que l’on ne peut réduire à un modèle de paysages ou de société. Les écrivains égrainent donc les noms des villes du Nord au Sud, des Côtes aux plateaux, sans cartes21, non pas pour décrire des paysages contrastés comme dans les guides touristiques, mais pour mettre en scène des habitants aux traditions diverses. Ils citent les grandes villes comme Diégo-Suarez (Vallée, 27-37), Majunga ou Mahajanga (Vallée, 99), Morondava (Ink, 7), Fort-Dauphin (Soufflet, 51), des villes secondaires comme Brickaville (Serrrière, 119) et Betroka (Tarabey, 151), des villages tels Antambohobe (Villain, 105), d’autres sans nom au fond de la forêt (Tarabey, 77), des sites comme « le canal des Pangalanes » (Serrière, 185), des quartiers comme « la route-digue » (Villain, 123) ou « au bord du fleuve à Miandrivazo » (Ink, 65). S’ils sont presque toujours isolés dans une scène ou un chapitre, ils sont jetés pêle-mêle par Jean-Luc Coatalem qui fait de leur énumération le symbole de l’ensemble de son enfance vouée aux déplacements : « Morondava, Fort-Dauphin, Fianarantsoa… Tous ces noms qui résonnaient comme onguents, pépites […] des noms-inondations » (17). L’ensemble du pays est associé à sa position « sur le tropique du Capricorne, au bord du canal du Mozambique » (Vallée, 133). Mais, outre la justesse de l’information, c’est le commentaire qui éclaire notre compréhension du texte : « Comme il fait rêver, ce tropique ! Outre Madagascar, il traverse aussi la Nouvelle-Calédonie, les îles Fidji ou les îles Cook » (Vallée, 134).
Dans un premier temps, ces noms plus ou moins imprononçables, inconnus ou lus, associés à d’autres lieux tout aussi lointains, créent sur le lecteur un effet d’étrangeté caractéristique de l’exotisme que l’on a pu qualifier d’« horizon verbal » dont l’effet de lecture déclenchera une « rêverie géographique »22. Dans l’espace du texte, ils vont construire un puzzle qui symbolise la variété et la cohérence de cette île-continent en même temps qu’ils légitiment les auteurs en attestant leur connaissance de l’ensemble et en créant un effet de connivence avec les lecteurs familiers du pays. Pourtant, sans commentaires géographiques, ces noms ne renvoient, pour les autres, à aucun élément connu. Odile Gannier parle de « xénisme » qui « fournit à lui seul une dose poétique » mais reste « sur le mode de l’asémantème »23.
Les personnages sont aussi, dans leur diversité ethnique, des illustrations de ce double phénomène d’unité et de diversités régionales. Les origines mystérieuses des Malgaches, au physique tantôt asiatique tantôt africain, ont toujours fasciné les visiteurs qui trouvent important de l’expliquer au lecteur européen. Chantal Serrière le professe en incluant des informations savantes reprises de documents mentionnés dès la seconde page : « les Merina, cette ethnie venue de la lointaine Indonésie probablement à partir du Ve siècle, pour s’enfoncer peu à peu jusqu’au plus profond des terres » (16). Bilal Tarabey répond à la même curiosité implicite par un rapide portrait : « L’Ange tient sa tasse […] Des yeux plissés. Carrure large. Teint clair. Costume impeccable. Sourire satisfait. Un mélange d’Asie et d’Afrique. Bref : un Malgache. Du Sud. » (21). Les autres textes n’insistent guère sur les phénotypes comme le faisaient les explorateurs du XIXe siècle, au profit de détails érigés au statut de métonymie qui renvoient plutôt à leur statut (souvent la pauvreté) et qui semblent pertinents au narrateur. Les voyageurs, du fait de leur présence sur des lieux publics, ne voient que la foule de ceux qui y vivent et qui vont constituer, à l’exclusion des autres, leurs modèles pour des personnages de papier construits en fonction de ce qu’ils en ont perçu. Les portraits restent très rapides, comme quelques touches d’une scène qui doit rester vivante : la jeune campagnarde sauvée de la rue « rit », « parle à peine le français » et s’éloigne « tandis qu’une petite main brune s’agite » (Serrière, 68, 69 et 76), sont entrevus des « enfants barbouillés de morve » tenant « au bout de perche des caméléons » (22), d’autres « en haillons. Vêtements déchirés, couleur sable ou terre battue. Pieds nus. » (Tarabey, 63).
Les situations, campées en quelques mots, remplacent les longs commentaires. Ainsi, au lieu de gloser sur l’absence de moyens de transports collectifs, Bilal Tarabey dit simplement : « Le soleil chauffe la plate-forme. Les passagers parlent à voix basse. Onze adultes, neuf enfants assis par terre entre les sacs » (156). Les enfants sont les plus visibles, les plus souriants, les plus dociles ; ce sont les « adorables petits Malgaches » de Vallée (156), « infatigables et étourdissants » quand ils chantent sous les étoiles devant Olivier Soufflet (51). Mais on rencontre aussi le tireur de pousse (Serrière, 155), les pêcheurs et leurs pirogues (Villain, 25-32 et 65) ou le jeune berger gardant ses zébus au milieu de la « mer d’herbe » du Sud en partie atteint par la modernité : « un adolescent. Il est en short et en polo. Pour donner l’heure, il regarde une montre à quartz à son poignet. Sa chevelure tressée est ramenée sur le front en une natte unique ; les Bara sont des virtuoses du tressage des cheveux. Il tient deux sagaies à la main pour diriger ses bêtes » (Soufflet, 78). D’autres personnages illustrent des questions sociales contemporaines liées à l’ouverture du pays : la jeune fille pauvre qui utilise internet pour épouser un étranger (Ink, 7-14), les diplômés contraints d’être guides pour touristes (Serrière, 122-123). Les disfonctionnements sociaux expliquent les drames de plusieurs nouvelles : la corruption de la justice, l’insécurité sur les campus et la justice expéditive des étudiants exaspérés, le feu comme seul moyen d’expression du désespoir laissent entrevoir une face effrayante et tout aussi mystérieuse de ce pays présenté d’abord comme accueillant. Cette technique narrative qui consiste à rendre présents de manière fugace des individus sans livrer leur intériorité était déjà celle des nouvelles des coloniaux Charles Renel en 191024 et Roger Pascal en 198925. Tous deux choisissaient leurs types, les situations dans des anecdotes séparées qui formaient, au fil de leur lecture, une démonstration sur le caractère énigmatique des Malgaches.
Au-delà de ces personnages représentés comme issus de la majorité, la construction d’une authenticité toujours recherchée par ces auteurs étrangers passe par la mise en évidence de ceux qui incarnent ce qui leur est le plus éloigné, des traditions religieuses et sociales inconcevables pour leur culture dominée par le cartésianisme. Au premier rang des personnages « curieux », figurent donc les sorciers, les devins, et, plus généralement, ceux qui pratiquent des actes relevant du spirituel. Encore une fois, les carnets de voyage expliquent ou rapportent les propos de témoins rencontrés et les nouvelles montrent des personnages en situation.
Tarabey met en scène les propos d’un général de gendarmerie en mission : « Ah non, ce ne sont pas des gris-gris ! C’est la religion. On a sacrifié des zébus pour avoir la bénédiction des ancêtres sur notre opération » (56). Laurence Ink met en scène un chauffeur qui a peur des sorcières : « Madame, nous ne pouvons pas dormir dans cette maison. Cette femme est étrange. […] C’est une mpamosavy, c’est sûr, une sorcière » (Ink, 50) et celui de Vallée « conta que certaines nuits, une femme dévêtue s’y [aux abords d’un tombeau] livrait à des danses que l’imprudent qui viendrait à lui jeter un regard s’en trouverait immédiatement statufié » (Vallée, 19). Coatalem, lui aussi, se souvient que « la ramatoa s’effrayait d’un rien » (22). Outre les sacrifices et les sorcières, la tradition de l’exhumation, le changement de linceul des morts d’une même famille que l’on sort quelques heures de leur tombeau commun, est un véritable topos de la littérature comme du reportage télévisuel. Vallée intitule un chapitre « Famadihana et autres coutumes » (75) et l’explique par le biais d’une conversation avec des amis malgaches, exactement comme Serrière qui donne la parole à un anthropologue (132) tandis que Ink met en scène des frères et sœurs assemblés pour l’organiser (15-22). Alors qu’aucune tradition se rapportant aux autres âges de la vie n’est rapportée, les gestes relevant de la mort et des tombeaux sont encore plus nombreux si on y ajoute la mention du don de zébus lors des funérailles (Ink, 88), du dépôt de pierre sur le tombeau (Ink, 90), de la transgression des tabous menant à la malédiction (Serrière, 199).
Cette insistance sur les peurs comme sur les pratiques manifeste à la fois leur curiosité et l’univers à partir duquel les Européens regardent et considèrent ce qui leur semble appartenir à un autre âge, eux qui viennent d’un univers qui a évacué la mort et ignoré le spirituel au nom d’une modernité matérialiste. La tradition que Vallée qualifie de « curieuse » (135) et qui, dans les textes, est justifiée par les Malgaches, est aussi présentée par les auteurs comme « donnant tout son sens à l’environnement » (201).
Cette propension à rendre compte des coutumes dites « ancestrales » entraîne les écrivains à, inversement, soustraire toute trace d’apports extérieurs venus d’Occident même quand ceux-ci sont inculturés. Ainsi, le christianisme, implanté depuis le milieu du XIXe siècle, est montré comme une importation superficielle par le moyen du personnage d’un jeune prêtre seul dans un village du Sud :
Car ici, rares étaient les conversions durables. Il en avait été triste au début, accablé, même. Puis il avait appris à se réjouir de ces brèves apparitions, espérant que ces engagements de quelques mois demeureraient comme la trace d’une aile de papillon sur leur haut front noir. (Ink, 27)
A l’inverse, le culte aux Ancêtres est relevé par tous comme s’il était la norme. Tarabey décrit :
Félicien sort une petite bouteille de rhum. Il se lève, marche jusqu’au bord du vide. Se tient debout. Regarde les montagnes. Il ouvre la bouteille, en verse un peu sur le rocher. Bois une gorgée. Et parle à voix haute.
Tonga soa tany (Bonjour la terre).
Tonga soa za (Bonjour à moi). […]
Soa ny mission (La mission était belle)
Soa ny tany (Terre, tu es belle). (Tarabey, 195)
La mise en scène de ces faits tend à rapprocher ces textes littéraires de rapports ethnologiques qui, fondés à partir d’une norme européenne, collecteraient les pratiques et croyances archaïques de ceux qui, de ce fait, ne peuvent être que des « tout autres ».
Là où les récits de Vallée et de Serrière ne retiennent que des Malgaches étonnants, hors des normes françaises, gentils, honnêtes, touchants, rendus transparents par les portraits qui sont faits d’eux (physique, propos, trajectoire de vie), les nouvelles isolent d’autres individus moins conformes aux types attendus et marginaux dans leur propre société.
Alexis Villain crée des personnages mystérieux, voire inquiétants, qui sont associés à la violence ou à la mort : les étudiants exaspérés mettent à mort le présumé voleur (17-23), des personnages se suicident (94 et 117), un homme est foudroyé (76), un écrivain brûle son œuvre avant de mourir dans l’incendie de sa maison (33-39), un policier victime d’hallucinations abat son collègue avant d’être interné (77-85). Loin d’être toujours fidèles à ces traditions, certains personnages sont représentés dans des situations qui ressemblent étrangement à ce que connaissent tous les lecteurs : les rendez-vous clandestins d’amants, le mal-être, le deuil impossible. Les scénarii, bien que centrés sur les personnages, font aussi allusion aux dysfonctionnements de la société contemporaine : l’insécurité (22), les feux de brousse (87-94), la corruption de la justice (41-51). Cependant, même si la précision des lieux, les prénoms malgaches et les situations semblent accentuer un certain réalisme, quasiment toutes les nouvelles, écrites à l’imparfait comme des contes, alternent le temps long (« le temps passait », 67) et le basculement dans un temps bref (« un jour » [110], sont émaillés d’imparfaits du subjonctif et arrivent aux limites du fantastique : « Mahaleo devint une sorte de mage […] s’éveilla le cœur alourdi d’une étrange intuition [….] resta sauvage et solitaire. Il paraissait rongé par un mal intérieur […] Les choses prirent une étrange tournure » (Villain, 109, 111 et 117).
Les personnages étranges ne parlent pas, disparaissent dans la nuit, la mort, la folie, l’explication rationnelle n’est pas livrée. Le narrateur, à la manière des conteurs, reprend la parole pour des clausules qui ramènent dans le présent du récit et des références au réel comme dans les contes étiologiques : « Aujourd’hui encore » (94 et 121), « elle disparut dans la nuit. On ne la revit jamais » (51), « il séjourne aujourd’hui à l’hôpital psychiatrique » (85).
Cette mosaïque de scènes très courtes juxtaposées dit aussi l’impossibilité de les insérer dans un récit, de les fondre en un « tout » national. Le pays ainsi construit par Alexis Villain est bien aux antipodes de l’accueillante et archaïque société arpentée par les autres voyageurs mais il reste caractérisé par le même mystère.
Bilal Tarabey met en scène des Malgaches violents, malhonnêtes, retors, secrets, pris dans des réseaux armés de multiples trafics. Son enquête d’ailleurs n’aboutit pas car il sent qu’elle devient trop dangereuse pour lui. Le chef des bandits enfin à portée de micro ne veut pas le rencontrer et les gens l’ignorent.
Au fait, je lui ai demandé s’il voulait bien que tu rencontres Remenabila.
- Ah bon ?
- Oui, mais il a répondu « non ».
Ouf. Même si j’étais resté moisir là-haut, ça n’aurait rien changé.
- Pourquoi ?
Parce qu’il dit que vous n’êtes pas liés.
- Je ne comprends pas.
- Ça veut dire, en gros, qu’il ne te connaît pas. (Tarabey, 193)
Cependant, cet échec de son enquête fait paradoxalement la réussite du récit qui, mieux que par de longs commentaires, montre le caractère énigmatique de cette société malgache pour l’intrus :
A l’intérieur, un immense tas de cacahuètes et un lit. Les deux hommes s’assoient. Discutent.
« Lui ? Il s’appelle Bilala.
- Ah » […]
Un autre homme et une vieille femme entrent. Ils s’assoient. Discutent tous ensemble. La vieille femme me regarde et demande au cousin :
- « Il s’appelle comment lui ?
- Lala.
- Ah. » […]
Les gens poursuivent leur discussion. Je ne comprends rien. La nourriture est chaude. (Tarabey, 194)
La fragmentation du récit et le montage des portraits va faire apparaître une mosaïque dont les auteurs sont bien les écrivains. La société malgache qui semblera apparaître sous leur plume de façon « naturelle » est alors leur œuvre, le produit de leur sélection en fonction de leur vision ou de celle qu’ils veulent donner. Dans les nouvelles, les oppositions entre les situations ou entre les principes et leur réalisation ne sont pas expliquées. Selon le principe de la distanciation, on montre sans pathos, sans commentaire pour laisser le lecteur buter sur une synthèse impossible et en conclure lui-même au « mystère » de la Grande Ile et de ses habitants.
Nombreuses et détaillées dans les récits de voyages anciens, par exemple le Voyage à Madagascar (1889-1890) de Louis Catat26, les descriptions organisées et saturées de paysages ont quasiment disparu dans cette nouvelle littérature de voyages. Seul Soufflet reste dans ce schéma de surplomb27 et se présente comme celui qui a tout vu, tout ordonné, tout décrypté :
Fanato est un village mahafaly, ethnie dont le pays, qui commence le long du fleuve, s’étend sur un vaste périmètre au sud. Il réunit des maisons en torchis au sommet d’une colline dominant un méandre du fleuve. L’espace dénudé est entouré de forêt. […] Ces lacs superposés sont alimentés par une source s’écoulant de la montagne. Ils forment une étroite vallée en escalier. Ils sont l’habitat d’une petite faune. Un rapace, dont c’est le repère, plane au-dessus des arbres : c’est un bobaka, une buse malgache. (47)
A l’inverse, les autres auteurs observent le rapport des Malgaches à l’espace. Serrière note : « ce qui semble le plus intéressant […] c’est la continuelle référence aux point cardinaux » (96) et Tarabey rapporte les propos d’un Malgache : « je viens de Sangrena, à l’ouest d’ici » (118). Ink fait sienne cette manière de se situer : « nous remontâmes vers l’entrée nord du village » (48). Ces écrivains « déchiffreurs » ne donnent pas à voir un paysage par eux organisé mais une succession d’éléments qui peuvent installer une étrangeté plus menaçante que séduisante, comme Tarabey :
C’est le lieu de refuge des dahalo, là-bas. Des montagnes. Et une vallée très large mais très dangereuse. Il n’y a qu’un seul pont pour y accéder. La vallée est marécageuse. Il y a des sables mouvants. Des sangliers. Des caïmans. Ceux qui ne connaissent pas s’y perdent. Et meurent. (62 et 97)
Pourtant, aucun ne résiste aux emblèmes devenus clichés que sont les singes appelés lémuriens. Chantal Serrière rapporte sa visite dans une réserve aux côtés des amateurs occidentaux et introduit ses informations savantes (102), Soufflet rapporte sur deux pages une fiche technique de « cette peluche sauvage, attachante et atypique » (66-67) tandis qu’Alexis Villain l’utilise pour, sur un ton badin et en faisant parler Balita, critiquer la société des hommes (95-103).
Nous constatons donc un net retrait de la méthode donnée comme scientifique qui consistait à situer les personnages et les faits sociaux dans un cadre géographique précisément décrit et donné comme objectif au bénéfice de l’observation des relations entre les gens, y compris quand elles sont confuses ou conflictuelles.
Cependant, si les narrateurs semblent se tenir en retrait pour mettre en évidence les insulaires, d’autres éléments de ces récits paraissent, au contraire, disposés en vue de mettre en évidence leur posture, leurs interprétations, voire leurs questionnements.
Les précisions toponymiques, onomastiques et lexicales qui émaillent tous les textes attestent aux yeux du lecteur des compétences et donc de la légitimité de ceux qui ont vu et compris. Les écrivains nomment les lieux, les matières, l’essence des arbres, désignent objets et situations avec les mots du pays qu’ils traduisent au besoin pour le lecteur étranger : « Pour l’occasion il porte un behokake. Une écharpe traditionnelle en coton coloré qu’on doit nouer autour de la taille » (Tarabey, 62). Certaines expressions locales sont expliquées à l’intérieur même du récit, comme pour ne pas le ralentir ou l’alourdir par des notes. Ainsi l’« aide-chauffeur » (mot employé en français à Madagascar) est, précise le texte, « l’assistant du chauffeur. L’équivalent d’un mousse sur un bateau » (Tarabey, 157).
Plusieurs auteurs mettent en scène leur propre réflexion, ce qui est déjà significatif d’une approche intellectuelle (Vallée se qualifie de « rationaliste », p. 9) qui, à force d’observation et de questions, arrivera très vite à « déchiffrer » (Serrière, 224) les autres. Ils se mettent en scène comme des gens ouverts qui veulent « comprendre », à l’image de Serrière : « je ne peux que m’interroger […] je ne cesse de m’interroger » (206 et 210), « les étrangers finissent par être insupportables avec leurs incessantes questions, et moi probablement encore plus » (113) avec « mes interrogations parfois naïves » (97), puis elle avoue être arrivée au terme de la quête qui est de l’ordre de la maîtrise par la raison : « je réalise » (96). Vallée avoue quant à lui que « la compréhension » n’est pas « garantie » (11).
Leur réflexion porte à la fois sur l’environnement social et sur la vie privée de tous ceux qu’ils rencontrent, ce qui, bien sûr, est le signe d’une méconnaissance des principes de la sociabilité malgache qui sacralise la discrétion et considère comme bavardage vaniteux la fameuse « conversation » à la fonction phatique des Français. Paradoxalement, ce « rapprochement » accentue le fossé entre les interlocuteurs. Vallée tente d’interpréter le silence professionnel poli de son chauffeur : « il n’était pas d’un naturel expansif » (19) mais arrive à ses fins : « notre cohabitation forcée finit par lui faire accepter la conversation » (19). Ferrier, tout habité par sa quête du passé, ne fait qu’entrevoir les vivants qui « attendent encore quelque chose » du monde et donc ne l’intéressent pas car c’est seulement le passé qui « transforme définitivement la vie en destin » (231). Son récit, bien que racontant son voyage à Madagascar, n’est donc pas du tout sur Madagascar, mais sur le Madagascar colonial perdu, terrifiant et merveilleux où son grand-père a pu vivre des expériences exaltantes.
Ces voyageurs, tout imprégnés de leur culture et de ses valeurs, inscrivent dans les textes des jugements fondés sur leurs principes « universels », comme les droits de l’homme et l’égalité entre tous. Chantal Serrière semble ignorer son statut d’étrangère nantie et veut « communiquer sur un mode plus personnel » (122), inviter à sa table de restaurant pour touristes la petite fille des rues et le chauffeur (90). Obéissant à ses normes de politesse et sa conception de l’égalité, elle insiste pour que la jeune paysanne (la « petite Alice », 98) ne soit pas écartée de la conversation (90) et se place en position de redresseuse de « préjugés » : « je sens bien que les habitudes sont bousculées et que les positions subalternes ne peuvent prétendre elles-mêmes à l’égalité » (91). Elle se fait, naturellement, le défenseur du principe démocratique au moment où on lui explique que le système ne fonctionne pas mais sa théorie vaut mieux que la pratique : « Comment pratiquer la démocratie sans apprentissage ? ai-je envie de dire. Le peuple ne tire-t-il pas quelque enseignement de ces consultations répétées ? » (78). Forgée par la culture de l’indignation citoyenne, elle « s’étonne » que son « savant chauffeur » formé à l’écologie ne s’indigne pas face aux incendies de forêts avant qu’il ne lui rétorque que « les choses ne sont pas si simples » (79). Mais elle réalise que sa gêne d’être transportée par un tireur de pousse-pousse qui transpire vient de son « cinéma sur les droits de l’homme » (158). Vallée est mû par les mêmes principes : « un vague sentiment de culpabilité me chatouille dès lors que je suis contraint ou non, de prendre du personnel à mon service […] la gêne de devoir donner des ordres » (16).
Leur démarche intellectuelle et cette réflexivité aboutit à un goût pour les synthèses et les conclusions sous la forme de principes énoncés doctement au singulier et au présent de vérité générale : « la maison malgache… » (Serrière, 95), « le caractère mystique de Tananarive » (Vallée, 96), « le Tananarivien » est « d’un naturel doux et policé » (Vallée, 97), qui répond avec « cette politesse exquise et cette gaîté dans les actes de la vie quotidienne » (Vallée, 115). La population « éprouvée » est exaltée par « le génie, la bonne humeur et la gentillesse » (Vallée, 88). En conséquence de ces principes, l’auteur, charmé par ce qu’il n’a pas chez lui, en arrive même à poser le principe que « la densité de l’air, l’épaisseur de la lumière, la vitesse de propagation des sons, tout semble ligué pour ralentir l’activité, la vie même, lui donner une douceur, une couleur, une poésie qui devrait pour aider à rendre supportables les conditions d’existence les plus extrêmes » (Vallée, 49).
Pourtant, d’une manière paradoxale qui invaliderait ces affirmations s’ils en réalisaient la portée, ils insistent sur les émotions qui les gardent attachés à la Grande Ile. Vallée évoque cette « terre aimée » dont il garde « des objets, des images, des odeurs, des émotions », qui le « séduit et envoûte » (9 et 11), conclut sur ses « sensations » ce qui contredit l’ensemble du volume placé sous le signe d’une « connaissance plus approfondie » (156). Serrière, en dépit de son appréhension intellectuelle, avoue « Je me sens si fragilisée par la découverte de la misère » (22). Ferrier ouvre et clôt son récit par une description poétique, lyrique et joyeuse du cimetière où repose son grand-père qui traduit davantage son émotion que l’état du site :
Ce n’est plus un cimetière maintenant, c’est un jardin peuplé de mille formes qui se réveillent : arbres-fontaines, arbres-bouteilles et arbres-pieuvres, plantes-multipliantes criblées d’éclats colorés. On n’a jamais vu mausolée plus festif ni caveaux mieux décorés. [….] Elles [les tombes] emportent avec elles toute la ville et les jours et les gens, les territoires et les temps différents, loin, plus loin… (Ferrier, 339)
Son voyage l’a en effet entraîné à percevoir tout dans une sorte de naïveté heureuse et primitiviste qui a effacé toute trace de modernité d’une ville dans la réalité polluée et surpeuplée : « vous devenez sensible à la qualité du vent, à la délinéation des détails, à la forme, à la couleur et au parfum des fleurs » (Ferrier, 81). Il instaure ainsi sa sensibilité et son intuition nourris par ses lectures, comme un moyen efficace pour « se délecter de cette merveille » qu’est pour lui Antananarivo où il atteste qu’« il est déjà possible de la suivre comme un amoureux suit sa belle du regard et d’entrer dans cette science d’un nouveau genre » (Ferrier, 81).
Les auteurs des nouvelles restent en retrait mais inscrivent leur point de vue avec d’autres techniques narratives. Villain choisit d’introduire un narrateur omniscient qui lit et explique les pensées des personnages, y compris quand eux-mêmes sont dans un état d’interrogation : « quelque chose en lui s’insinua. Une autre présence, diffuse, qu’il sentait obscurément sans pouvoir l’identifier » (65). Il a même recours au discours indirect libre selon la méthode proustienne de la quête de l’indicible :
Sa vie si longtemps n’avait été qu’une morne succession d’instants insipides, puis il avait trouvé ce lieu où enfin il se sentait bien. La perspective si vite arrivée de la fin lui paraissait injuste. A peine avait-il rencontré la paix qu’il lui fallait mourir déjà. (Villain, 66)
Bilal Tarabey aussi choisit parmi les éléments du réel qui l’entourent ceux qui lui serviront à montrer ce qu’il veut de celui-ci et de lui-même. Jouant sur son ignorance, il se présente curieux et audacieux : « je me jette dans les eaux marécageuses de l’ignorance assumée » (Tarabey, 98), tout en proposant sa vision d’une région où nul étranger n’est encore venu, ce qui est un des thèmes (et un fantasme qui peut correspondre à une réalité) de l’explorateur sur lequel Robert Mallet avait écrit Région inhabitée en 196428. Il présente, par l’intermédiaire des exposés de ses interlocuteurs successifs, la vie des uns et des autres dans le Sud et les ressorts cachés des vols de zébus.
Le texte devient alors le lieu de l’élucidation revendiquée de ces mystères, chaque auteur se mettant dans la situation de l’initiateur, pour ses lecteurs, à ce monde malgache entrevu par bribes : « j’aimerais vous y emmener » (Vallée, 11). Pourtant, l’étrangeté qu’ils mettent en évidence et les présupposés avec lesquels les personnages sont perçus témoignent de leur position ; ils sont et restent les « exotes », selon le terme de Segalen qui avait pleinement conscience du caractère infranchissable de la distance :
Définition du préfixe Exo dans sa plus grande généralisation possible. Tout ce qui est « en dehors » de l’ensemble de nos faits de conscience actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre « Tonalité mentale » coutumière29.
En effet, en dépit de tout effort de rapprochement, il y a « eux » et « nous » : « Pour moi, il faut que je cherche […] mon point de référence. Pour eux, il semble qu’il y ait intériorisation » (Serrière, 96).
La découverte des écrivains, placée au centre de leur écriture, ne correspond donc pas à l’élément effectivement central ou neuf du pays traversé mais à ce qui leur paraît, à eux, le plus original. C’est donc l’altérité, définie en fonction du narrateur, qui justifie et organise le récit de voyage. Vallée vit ce moment dans une espèce d’innocence qu’il relate : « Fasciné par la magie du moment, j’eus la révélation qu’ici tout est différent » (Vallée, 49). Chantal Serrière fait de même : « Mon sentiment après ma visite, est qu’il ne s’agit pas seulement de pratiques inféodées dans des croyances ancestrales, mais d’une intériorisation profonde d’une relation au monde totalement différente de celle des Occidentaux » (95).
Les nouvellistes, plus avisés des mœurs mais conscients de leur originalité, les mentionnent sans commentaires, ce qui montre qu’ils les ont relevés. Ink adopte ainsi le point de vue des personnages sans expliquer au lecteur le sens de leur attitude ce qui les rend étranges, voire incompréhensibles et rejette le lecteur dans son altérité. Ainsi quand elle précise qu’un personnage quitte son village natal « sans réclamer sa part de riz » (Ink, 42), seuls ceux qui savent que les terres restent toujours en indivision et que les héritiers de passage perçoivent, au titre légal mais aussi comme symbole de leur ancrage dans la terre ancestrale, des sacs de la récolte de riz précédente comprennent la pertinence de la remarque. A l’inverse, Tarabey choisit de garder le mystère sur ce qu’il ne connaît pas à l’instant de la rencontre quand il écrit « une femme a le visage peint en orange » (79). Les deux textes, à travers des choix différents, mettent le lecteur face à une opacité qui démontre clairement (paradoxe) la radicale altérité, une altérité qu’ils ont remarquée mais aussi construite et entretenue par leur mise en scène. En effet, il faut relever les absents de ces récits qui sont la frange moderne de la population, les urbains, les chrétiens, ceux qui vivent et s’adaptent aux ouvertures, aux échanges, aux métissages des idées et des pratiques.
Les auteurs de récits de voyage veulent être des médiateurs entre une société dont ils rendent compte sous la forme d’échantillons en affirmant implicitement que ceux-ci sont représentatifs de la diversité et de l’étrangeté parce que c’est cela qui constitue l’objet de leur recherche et le moyen de capter l’attention d’un lectorat occidental. Par là même, ils s’instituent détenteurs de la norme entre le « normal » sans intérêt parce que trop connu ou trop semblable et l’« étrange » intéressant car incompréhensible. C’est qu’ils ont parcouru un pays en le regardant à travers les filtres que pose une culture occidentale assimilée. Leurs récits de voyages et leurs fictions, situés à Madagascar, rendent compte d’itinéraires individuels aussi bien que, d’une manière plus générale, de la manière dont les images antérieures transmises par les productions culturelles orientent la perception du réel et la transmission d’autres images.
Les filtres culturels
Chacun perçoit et organise le réel en fonction de la grille qu’il a intériorisée et qui est alimentée par le vécu, la culture, et les lectures. La littérature de voyage est un des lieux où ce mécanisme est le plus visible quand les voyageurs reconnaissent dans des lieux inconnus les traces de ce qu’ils ont lu ou entendu. Déjà le moine Jean de Marignolli au XIVe siècle identifiait Ceylan au jardin d’Eden car il y découvrait avec ses yeux d’Européen le foisonnement tropical rêvé à la lecture de la Genèse30. Plusieurs auteurs, suivant ce processus, affichent des références littéraires (les « chaînes de lecture »31), historiques, politiques, cinématographiques ; elles sont toujours à leurs yeux légitimes, savantes, européennes.
Ferrier affirme par exemple : « Antananarivo est une des seules villes au monde qui puisse rivaliser en coloris avec Venise ou les peintures de Titien » (81). Le visage d’une serveuse évoque à Chantal Serrière une polynésienne de Gauguin ou la servante d’un film de Bergmann (172), la prochaine rencontre de lémuriens déclenche « quelques réminiscences d’un exposé érudit » datant de ses études (102), un restaurant de Brickaville est « une sorte de Bagdad-Café » (120) et la vue du brouillard est associée à un passage d’un ouvrage d’Ismaël Kadaré (111). Jean-Pierre Vallée associe la forêt malgache de la montagne d’Ambre à celle de Brocéliande dans sa Bretagne natale (37). En disant qu’il « est encore dans le film » (37) à Joffreville, en évoquant à Tuléar « un désormais classique de la littérature érotique écrit par Henri Miller » car « on n’est pas n’importe où à Tuléar » (134), en rapprochant la vie des voleurs de zébus d’un « bon western » (134) et en s’exclamant en arrivant à Mahajanga : « Henri de Monfreid ne se serait pas senti dépaysé ici » (99), il ne fait qu’identifier les images qui constituent l’imaginaire à travers lequel la réalité ne peut plus être perçue pour elle-même. Jean Paulhan, qui vécut à Madagascar en 1908, fait partie des lectures préalables de plusieurs : Serrière en cite sa correspondance (Serrière, 159 et 214), Vallée des poèmes malgaches (hain-teny) traduits par lui en 1913 (Vallée, 92-93). Les livres emportés et consultés au cours du voyage sont donc représentés comme de véritables filtres intemporels dans la langue du voyageur comme en témoigne l’écrivain-voyageur Albéric d’Harvilliers :
La Chine depuis lors s’écrit pour moi avec les mots de Duras […] A la manière d’un colorant, ceux-ci [les livres emportés] viennent discrètement, mais sans retour possible, teinter les voyages qu’ils accompagnent, leur donnant une nuance plus subtile, une touche de secondarité qui, comme une note de fond dans un parfum, vient fixer les sensations à la surface de la mémoire32.
Chantal Serrière évoque « les ouvrages qui [l]’accompagnent » (63) et qu’elle relit comme s’ils étaient, dépouillés de leur contexte, toujours les bonnes clés pour décrypter le présent : « Je sais cela par les livres, les articles, les études que j’ai lus et que j’ai apportés dans mes valises » (16). Olivier Soufflet, en pèlerinage, ne regarde le présent et les vivants que pour mieux y retrouver le passé de ses archives. Qu’un groupe d’enfants chante, il rêve : « Il y a quatre siècles des enfants pareils à eux firent peut-être fête, avec autant de fougue, à la troupe conduite par Pronis et Foucquembourg » (Soufflet, 52). Mickaël Ferrier, en pèlerinage lui aussi mais sur les traces d’un grand-père qui a parcouru une colonie donc un espace français, s’est muni de l’ouvrage qui lui semble symboliser la conception d’alors et qui nourrit sa réflexion :
Aujourd’hui, on dirait que la cartographie de la France s’est refermée sur l’Hexagone. J’ai apporté avec moi Le Tour de la France par deux enfants, manuel-phare de la IIIe République… Finalement, près de cent-cinquante ans plus tard, nous n’en sommes pas encore sortis. (Ferrier, 63)
Bilal Tarabey est beaucoup plus discret dans ses références mais quand, sous couvert de transposition fidèle de la réalité, il appelle un des personnages « Delacroix », c’est bien avec l’intention de jouer sur les références à celui qui s’émerveilla en traversant le Maghreb à la fois magnifique et violent, exposé et caché à sa vue. Son lectorat lettré établira ainsi des comparaisons entre le Maroc de 1832 et le Madagascar de 2013. Il construit un portrait plein d’ironie de « l’homme en treillis à côté de moi, dont le canon me regarde droit dans les yeux […] c’est notre garde du corps ! Delacroix, un policier d’Amboasary. De confiance, hein ! » (Tarabey, 45). Enfin, l’usage maîtrisé de certaines expressions indique les rapprochements que ne peuvent s’empêcher de faire les écrivains à destination de leur lectorat qui, partageant leurs références, décrypteront l’implicite. Ainsi, Chantal Serrière s’arrête dans une ville productrice de canne à sucre et intitule son chapitre « Brickaville, la route du rhum » (119).
Outre les références culturelles, les parallèles historiques suggèrent des orientations interprétatives qui trahissent une vision d’un temps orienté héritée du positivisme. Les réalités malgaches se trouvent ainsi situées sur une échelle de progrès construite en Europe. En effet, quand Chantal Serrière dit « on vit ici comme il y a mille ans » (181) ou quand Vallée souligne que « le temps n’a aucune valeur pour lui [le Malgache] » (97) et cantonne tout le pays dans une marginalité radicale en assénant qu’« à Madagascar, le temps n’a pas la même valeur qu’ailleurs » (87), l’un et l’autre plaquent sur le pays une périodisation construite ailleurs et sous-entendent, comme le fait le positivisme, que ceux qui sont « en arrière » ou sur une courbe temporelle plate sont moins « civilisés » ou « développés » que ceux qui sont plus haut sur la courbe ascensionnelle du progrès. La seule différence c’est que l’écart n’est plus vu comme preuve de « retard » ou de non civilisation, mais au contraire comme source d’intérêt et d’une sorte d’effet de miroir (de rétroviseur) dans lequel l’Occidental peut mesurer à travers l’autre le chemin qu’il a parcouru.
Ces références insèrent donc tout élément malgache dans un vaste ensemble où ni le temps ni l’espace ni la différence entre fiction et réalité ne comptent plus. Elles suppriment l’altérité, relativisent, réconfortent le voyageur surpris, retrouvent le lecteur habité par d’autres lieux et d’autres moments. Les écrivains, tout en se présentant comme d’humbles quêteurs de sens, se révèlent, à travers leur manière de rendre compte de l’environnement qu’ils découvrent, des médiateurs, des décrypteurs, des juges et des organisateurs de la perception des lecteurs.
Reste à savoir si l’élucidation de l’énigme que représentait l’Autre est complète, si les grilles idéologiques et esthétiques, si la pratique littéraire, ont abouti en les validant ou si un quelconque affranchissement peut être entrevu.
Un certain nombre de signes internes aux textes indique un échec relatif de cette ambition scripturaire. Nous avons déjà mentionné le caractère énigmatique des personnages des nouvelles, la complexité des situations qu’ils rencontrent, la laideur des lieux où les personnages vivent ou survivent : « Miandrivazo n’était plus qu’un bourg écrasé de chaleur, voilé de poussière ou dégoulinant de pluie » (Ink, 69). Il s’agit bien de supprimer tout exotisme (au sens commun du terme) d’un pays réputé pour sa beauté et d’invalider les clichés et donc la compréhension classique du pays : « Betroka. La lumière du jour est grise. La pluie tombe toujours. Balaie la place centrale. […] Sur la place, un enfant fait rouler un pneu dans une flaque d’eau. Un homme passe à côté de lui, drapé dans un sac-poubelle. De l’eau coule depuis le balcon » (Tarabey, 111).
Pourtant, si cette écriture manifeste de manière claire la fin de l’écriture de voyage comme lieu d’élucidation définitive de l’étrangeté de l’Autre, elle continue d’être celui de l’investigation de soi à travers et grâce au pays traversé. Pour Coatalem, « cette île majestueuse, Madagascar » est son « haut château de latérite » (14) après lequel tout lui parut fade en France. Il se décrit comme « dérouté, ayant touché un barda d’ivresse, mes îles bariolées, une féérie » (16). Les récits, en montrant à la fois des bribes d’un réel malgache perçu à travers des sensibilités européennes et des narrateurs pris entre leur désir de rencontre et leurs moyens limités, deviennent, non plus des descriptions de Madagascar, mais des démonstrations sur les limites des ambitions des voyageurs. Limites de leurs grilles d’analyses, limites des mots, limites de l’espace du récit. La littérature construite sur ces limites n’est plus, malgré son projet affiché, le moyen et le lieu d’une élucidation aboutie mais l’espace d’une construction provisoire, maladroite, qui renouvelle, génération après génération, cette double gageure qui est la représentation fidèle du réel et l’explication de l’Autre à travers soi.
Il peut sembler étonnant que, presque soixante après l’indépendance et au moment où les écrivains malgaches francophones publient selon leur vision depuis trois générations, un tel corpus continue de prospérer. Comment faire coexister de tels ensembles si contradictoires dans leurs perspectives ? Qui et comment les lit-on ? Ces questions renvoient à la réalité complexe d’un pays à la fois ouvert aux touristes par nécessité, à une communauté française à nouveau installée et pris en interne dans des problèmes complexes. Cette littérature de voyage, publiée en France et à Madagascar, captive les voyageurs immobiles car elle est construite avec leurs codes, entretient un imaginaire du lointain disponible, est en cohérence avec le corpus hérité des expéditions et de la colonisation. A l’inverse, les écrivains malgaches, soucieux de sortir de ces traditions et d’ancrer leurs réflexions dans une ère postcoloniale et une contemporéanité brûlante, ont tendance à traiter de manière codée des problèmes qui échappent aux lecteurs occidentaux. Hery Mahavanona, Michèle Rakotoson, Raharimanana, Johary Ravaloson, Cyprienne Toazara, qui écrivent en français33, ne posent pas les Malgaches comme des énigmes mais se mettent en scène dans un monde tiraillé entre modernité et archaïsmes hérités. Ils s’affichent à la fois comme enfants de cette société, porteurs d’un passé et d’une culture propres, et comme des individus libres s’emparant de la langue française et de la littérature pour éclaircir leurs propres trajectoires. Pour eux, il n’y a ni exotisme ni fascination, mais un monde neuf à faire naître dans une communauté de langage où ils espèrent être compris. Cependant, paradoxalement, l’opacité de leurs propos et parfois de leur langage réactive à leur insu l’image des Malgaches difficiles à cerner. L’écrivain-voyageur français continue de vouloir être celui qui regarde, explore, construit, celui qui croit savoir et celui qui se laisse immerger dans la « magie » (Vallée, 9 et 49) d’un pays qui continuerait d’exercer un « sortilège » (Vallée, 7) sur les voyageurs fascinés. Ces récits de voyages manifestent encore et toujours le défi littéraire et culturel auquel font face les écrivains européens à Madagascar. Leurs récits manifestent à la fois l’échec de l’entreprise, le succès de la création fictionnelle et la pérennité du genre littéraire.