Le peintre Paul Gauguin (1848-1903) a toujours été habité par ce qu’il nommait une « terrible démangeaison d’inconnu »1. Celle-ci, raconte-t-il, le tenaille dès son plus jeune âge :
J’ai toujours eu la lubie [des] fuites car à Orléans, à l’âge de neuf ans, j’eus l’idée de fuir dans la forêt de Bondy avec un mouchoir rempli de sable au bout d’un bâton que je portais sur l’épaule. C’était une image qui m’avait séduit représentant un voyageur, son bâton et son paquet sur l’épaule. Défiez-vous des images2.
De fait, sa vie a été ponctuée de voyages. Il a à peine dix-huit mois lorsque sa famille s’installe au Pérou où il réside jusqu’en 1854. À dix-sept ans, il s’embarque comme élève officier dans la marine marchande et navigue durant six années, de l’Amérique du sud à la Méditerranée, de la mer Noire à la mer du Nord. Une fois adulte, ce seront Copenhague, la Martinique, Panama, sans parler de ses allers-retours entre Paris, Pont-Aven, Arles, le Pouldu. Ses destinations les plus connues, les plus lointaines aussi, demeurent Tahiti et les Marquises, destinations peu prisées à une époque où les voyages étaient longs et coûteux, voire périlleux. Ses pérégrinations se démarquent aussi de celles des autres artistes voyageurs de son temps, qui, à l’instar de Nerval, Flaubert, Loti ou Delacroix, n’ont effectué que des séjours temporaires. Gauguin, quant à lui, décida en 1895 de ne plus retourner dans cette Europe froide et stérile où tout l’irritait, de l’académisme esthétique au puritanisme généralisé. C’est dans une île du Pacifique qu’il mourut, en 1903, loin de sa famille et de ses amis.
Nous souhaitons étudier ici le récit de sa rencontre avec une vieille indigène, surgie de la brousse marquisienne. L’histoire se présente comme le souvenir d’une escapade sur l’île de Fatu Hiva : elle est relatée dans le manuscrit Racontar de rapin, rédigé en 1903, alors que Gauguin est installé aux Marquises pour y dénicher, dit-il, des motifs nouveaux. Quand et à quelle occasion l’artiste se rendit-il sur cette île ? Ses biographes, unanimement, l’ignorent. En réalité, il s’est installé en septembre 1901 sur une autre île, Hiva Oa, et rien n’atteste qu’il ait effectué un séjour, même bref, à Fatu Hiva, d’autant qu’il était fort malade et peinait à se déplacer. Quant à s’y construire une case, cela relève très clairement de l’invention. Nous voudrions examiner en quoi l’espace géographique, réel mais imaginé par le narrateur qui n’y mit jamais les pieds, se ramène en fait à une géographie subjective : Fatu Hiva est un cadre général, un décor sur le fond duquel le diariste détache un lieu autarcique, isolé, qui deviendra celui de l’avènement d’un moi artiste régénéré. L’espace tropical n’a d’intérêt que dans la mesure où il influence la création artistique, grâce au contact avec une qualité propre à ses habitants, une « sauvagerie », qui, par une sorte de « transfert », imprime son empreinte sur la production de l’exilé.
Voilà comment débute le récit de Gauguin :
Dès les premiers temps de mon arrivée à Fatuiva, ma simple case en bambous ; un léger débroussage : un sentier.
Déjà le soleil venait de disparaître laissant ses reflets rouges border la montagne. Assis sur un caillou je fumais une cigarette pensant à je ne sais quoi ou plutôt ne pensant à rien comme les gens qui sont fatigués3.
Commençons par noter que, si le signifiant toponymique Fatu Hiva renvoie à un environnement pittoresque précis et géographiquement situable, il s’agit surtout d’un endroit éloigné, inconnu du diariste où ce dernier, à peine débarqué, semble privé de ses repères. La contrée est également envahie de végétation et le voyageur tente de domestiquer l’espace par « un léger débroussage ». Nous constatons que c’est bien d’abord la mise à distance de l’Europe, l’éloignement dans un paysage radicalement différent qui vont conditionner le basculement dans un « autre monde » : seule la dés-orientation de l’artiste permettra de faire aboutir sa quête. L’isolement physique du narrateur surdétermine la subjectivité du phénomène. Par ailleurs, la nuit est tombée et nous sommes à cette heure, entre chien et loup, où la progression vers les tréfonds de la conscience est facilitée par la pénombre et le silence. Enfin, Gauguin est dans un état psychique de moindre vigilance, perméable à l’illusion : il est éveillé mais l’esprit vide, « fatigué ». Sa conscience n’est plus vraiment en alerte, ce qui autorise à interpréter l’épisode comme une expérience onirique ou hallucinatoire. Tous ces éléments finissent par estomper les contours du monde réel : les conditions sont favorables à la pénétration dans une sorte de région virtuelle, qui n’est accessible que dans la solitude, dans un état de concentration atténuée, lorsque les repères connus et ordinaires sont absents. Seul, loin de sa famille, de son pays, le diariste se trouve alors véritablement placé en situation d’étrangeté : l’égarement dans cet univers perdu et hostile est nécessaire pour quitter le monde réel, franchir les corridors secrets qui séparent des arcanes du psychisme et entrer en contact avec soi-même. C’est alors que, de la brousse, surgit une vieille Marquisienne :
Devant moi, la brousse venait de s’entrouvrir, laissant passer un être informe que précédait un bâton interrogateur. Marchant lentement, le cul rasant le sol, il se dirigea vers moi. […] Je pus enfin distinguer un corps complètement nu, maigriot, desséché, tout à fait tatoué, ce qui lui donnait l’aspect d’un crapaud. […] Je sentis d’abord sur mon visage, puis sur le corps, […] une main poussiéreuse, froide – de ce froid particulier aux reptiles. […] Dès le lendemain je m’informais et on m’apprit que depuis fort longtemps cette folle aveugle vivait ainsi dans la brousse mangeant les restes des pourceaux. Dieu dans son infinie bonté la laissait vivre. Elle était d’ailleurs au courant des heures du jour et de la nuit, ne voulant supporter sur elle aucun vêtement sinon un collier de fleurs qu’elle savait très bien faire elle-même. Tout autre chose, elle le mettait en pièces. (R 27-29)
La démarche lente et rampante de la vieille femme, sa silhouette décharnée, sa répugnante froideur dermique et les énigmatiques figures curvilinéaires qui l’assombrissent, évoquent, dans l’esprit du narrateur, une double zoomorphie, amphibienne et ophidienne. Ces particularités figurent un être fantastique, aussi bestial qu’humain, aussi ignoble que mystérieux. Lorsqu’elle s’exprimera, le narrateur parlera d’ailleurs de « grognement », prouvant qu’elle ne discourt pas au moyen de sons articulés mais éructe des sonorités brutes, primitives. Son hybridité et sa difformité physique, caractéristiques des créatures redoutables du monde antique diabolisées par l’iconographie chrétienne, l’insèrent dans la catégorie des démons : la vieille femme est un signe de l’anti-divin, une marque du Malin, ou encore une de ces sorcières qui, depuis la nuit des temps, sillonnent les contes populaires.
D’autres propriétés signalent sa dangerosité, comme ses tatouages, signes visibles de sa barbarie dans la mentalité d’alors. Les savants de l’époque se font forts à ce sujet de mettre en évidence les relations entre les tatouages et les actes les plus cruels : de telles marques, comme le montre l’exemple du repris de justice, sont la preuve d’une insensibilité physique, reflet d’une nature sanguinaire. Dans le cas des indigènes de l’Océanie, les missionnaires vont plus loin et y voient la griffe de Satan : cette intervention humaine sur le corps bafoue l’œuvre de Dieu et met en exergue le caractère démoniaque de la personne tatouée. Face aux lois européennes qui les avaient interdits depuis 1884, les tatouages sont enfin l’affirmation d’une opposition tenace, le signe d’une dissidence. La cécité de l’aïeule, difformité oculaire dont les valences péjoratives sont bien connues, rajoute à la noirceur de cette figure de l’obscurité et de la terreur. Poussant devant elle un sceptre-verge à l’autoritaire verticalité avec laquelle elle effarouche le narrateur, la petite vieille a ainsi toutes les propriétés d’un être castrateur, doté d’un attribut offensif qui signe sa puissance.
Enfin, se manifeste implicitement, en fin de texte, le motif obligé du cannibalisme dont la seule évocation paralyse d’effroi l’Occidental de la fin du XIXe siècle. En effet, raconte Gauguin, cette femme se nourrissait de « restes de pourceaux ». Dans les îles du Pacifique, expliqua-t-il un jour dans une lettre à son épouse, les cochons avaient été introduits par les missionnaires pour remplacer la chair humaine et aider ainsi les indigènes à extirper leurs pulsions anthropophages. La vieille femme est donc bien une cannibale, une bête brute en d’autres termes. Car, en ces temps de darwinisme triomphant, le cannibalisme était considéré comme l’expression ultime de ces forces bestiales tapies en chaque individu. Parallèlement, pour les Chrétiens, ces pratiques ne pouvaient s’expliquer que par des rituels sataniques, perpétrés par des âmes dépravées, justifiant la mission d’évangélisation et la poursuite de l’entreprise coloniale « pacificatrice ». Dans l’imaginaire ethnographique et géographique de l’époque, relayé par les foires, les expositions, la presse illustrée et les récits de voyageurs rehaussés d’une iconographie significative, le « Canaque », à savoir le Mélanésien cannibale, est alors représenté comme un terrible sauvage, féroce et hideux, à la peau très foncée et au profil simiesque, brandissant agressivement son casse-tête.
Créature relevant à la fois de la démonologie thériomorphe et de préjugés racialistes, la vieille indigène s’inscrit donc en opposition totale avec la beauté luxuriante et avenante de la vahiné. Les clichés édéniques du paradis tropical, que Gauguin met abondamment à profit sur ses toiles tahitiennes, sont ici éclipsés : non pas la belle-des-îles, docile et rassurante, image d’un exotisme charmant, convenu et acceptable, aseptisé par toute une imagerie et une littérature préalables, mais une vieille sorcière, effroyable et mortifère. Pourtant, cette dernière est également une femme, tout aussi dénudée que les vahinés des tableaux de Gauguin, et portant, comme elles, un collier de fleurs pour unique vêtement. Pour l’époque, le portrait horrifiant de cette créature ressortit clairement du faîte de l’altérité ; c’est une découverte de l’Autre dans ce qu’il a de plus terrible et de plus énigmatique. Liée à des notions latentes de sous-humanité animale et transgressive, de cruauté aveugle, de violence vierge et barbare, cette image recèle des virtualités menaçantes et injecte dans le texte un effet de terreur archaïque, troublant l’ordre établi par la logique occidentale, aussi bien coloniale qu’esthétique. La face sombre, chtonienne, de la belle-des-îles en quelque sorte, traduisant en filigrane une orientation nettement « primitive » de la quête artistique, comme la fin du texte le révèlera.
On comprend dès lors que, face à cette créature, la réaction du chroniqueur soit une frayeur paralysante que traduisent son mutisme et son souffle coupé : « Était-ce la peur ou je ne sais quoi qui me glaçait, mais sans parler je retins en quelque sorte ma respiration. Ces quelques minutes me parurent un quart d’heure » (R 27).
Puis, voilà le narrateur victime d’une véritable agression de son intimité : la femme explore son sexe sans qu’il puisse réagir, sous le coup de l’effroi et de la stupeur.
Alors, sans proférer une parole, elle m’examina de la main. Je sentis d’abord sur mon visage, puis sur le corps, (j’étais nu aussi avec un paréo à la ceinture) une main poussiéreuse, froide – de ce froid particulier aux reptiles – Sensation terrifiante de dégoût – Arrivée au nombril, la main entrouvrit le linge et palpa avec attention le membre viril. « Pupa » (Européen), s’écria-t-elle comme un grognement, puis elle s’en alla toujours dans la même position vers la brousse en sens opposé. (R 28)
Spectateur passif de cette scène, à la façon dont le rêve nous met dans la position d’assister à quelque chose plutôt que d’en être acteur, le narrateur endure cette palpation, à son corps défendant. « Ne pas arriver à faire quelque chose dans le rêve, écrit Freud, est l’expression de la contradiction, du non »4 : la pétrification et l’aphasie sont paralysie devant le danger imminent, indices d’un refus. Et, de fait, l’attouchement qu’il subit ne lui inspire que de la répulsion. Pétrifié, le diariste est littéralement saisi, fasciné, incapable de détacher son regard de ce face-à-face frontal et gorgonéen avec cet être reptilien.
Or, en le touchant, la sorcière aveugle découvre qu’au contraire des Marquisiens, il n’est pas circoncis, qu’il n’est pas, dans le langage local, titoi mais pupa. Ainsi, son sexe trahit son appartenance à cette civilisation abhorrée qu’il a voulu fuir. Pupa non décalotté, le narrateur conserve son prépuce, il demeure « un étranger au phallus calotté »5, « juste un Européen au pénis encapuchonné, rien de plus »6. Bien davantage, puisqu’il n’a pas cet « énorme bourrelet de chair propice à de délicieux moments », le voilà implicitement désigné comme un piètre amant, inapte à donner du plaisir aux femmes indigènes :
Il faut vous dire que les indigènes mâles arrivés à l’état adulte subissent en guise de circoncision une véritable mutilation qui laisse comme une cicatrice un énorme bourrelet de chair propice à de délicieux moments. (R 28)
La capuche-prépuce chez les Maoris n’est donc pas symbole de virilité mais au contraire de défaillance : un « en-trop » qui signale un « pas assez », autrement dit un marqueur d’imperfection, de manque. À des Européens conquérants, certains de leur supériorité culturelle et sexuelle sur ces îles-femmes qu’il importe de posséder, Gauguin réplique par l’affirmation d’une infériorité physique, qui insinue une déficience esthétique.
Ainsi, le face-à-face avec l’Autre, dans sa brutalité et son abjection, met en évidence des différences irréductibles. L’expatrié, qui entend vivre « comme les sauvages », constate d’abord que l’étranger demeure pour lui un « monstre » épouvantable, un climax de l’horreur et de l’opacité, une altérité irréductible et incompréhensible. Ensuite, l’artiste nomade, avide de régénérer son imagination, réalise qu’il sera toujours perçu comme un Européen, impuissant à « faire aussi bien » que les autochtones, artistiquement s’entend. À une pratique idéologique impérialiste qui, par l’exotisme pictural, néglige la dérangeante altérité de l’indigène pour l’assimiler et le renvoyer comme paravent, porteur des valeurs occidentales, Gauguin rétorque par la modestie de celui qui ne prétend ni connaître ni posséder cet Ailleurs dont il a compris qu’il était insaisissable. L’étrangeté, loin de renforcer le sentiment d’une supériorité du moi, à l’instar du regard paternaliste et conquérant de l’Occidental, suscite chez Gauguin une posture artistique toute en retrait en en humilité. En le traitant de pupa, donc d’élément exogène, la sorcière l’oblige ainsi à une confrontation avec lui-même, l’ecce homo, avec ses faiblesses d’Européen, sûr de son arrogance phallocrate et pourtant empêtré dans les conventions et les interdits de toutes sortes limitant la jouissance artistique ; ainsi des règles académiques et autres canons qui, dans l’Europe de la fin du siècle, restreignent les velléités d’originalité esthétique.
Prenant conscience de son impossibilité à être totalement maori, le narrateur, pour autant, se sent fortement influencé par cette rencontre et modifie totalement sa façon de travailler dans le sens d’un ensauvagement :
Ce fut pour moi pendant deux mois une obsédante vision et tout mon travail devant mon chevalet en était imprégné malgré moi. Tout, autour de moi, prenait un aspect barbare, sauvage, féroce. – Art grossier de Papou. (R 29)
Ainsi les attouchements avilissants et l’affirmation brutale de son invariable identité d’Européen dissimulent une sorte de bénéfice moral selon un schème d’inversion des valeurs par le retournement des symboles. Parce qu’il s’est laissé toucher par l’Autre, parce qu’il lui a permis d’accéder à son intimité, le narrateur semble se détacher des contraintes de sa masculinité, de cette société phallocrate qui est celle de l’Europe. Déjà dépouillé des attributs de l’Occidental (il est nu lui aussi, les hanches ceintes d’un paréo) le voilà qui, en quelque sorte, se dévirilise, se féminise, en se soumettant aux caresses de l’indigène. Là aussi sans doute, il faut lire un questionnement sur l’avancée artistique : car ces lignes montrent un Européen qui obéit aux valeurs esthétiques de l’Autre, qui accepte de se soumettre à d’autres références, à d’autres modèles artistiques, à ces Arts premiers globalement décriés par ses contemporains. La palpation n’était pas sexuelle, mais ontologique. Le prouvent aussi les initiales PGo (Paul Gauguin Oviri), adoptées pour signature, et renvoyant au « pego », nom donné à l’organe masculin dans le vocabulaire de la marine, bien connu de l’artiste.
Outre que les réflexions finales du diariste confirment que ce qui se joue dans cet épisode est en rapport avec le processus créatif, elles montrent comment le contact avec l’Ailleurs l’a amené à franchir un cap décisif dans ses productions dorénavant empreintes (tatouées ?) d’un « aspect barbare, sauvage, féroce ». Son art est alors désigné par l’expression « art grossier de Papou » : la périphrase haineuse éructée par le critique Camille Mauclair dans Le Mercure de France est ainsi reprise à son compte par l’exilé qui la brandit comme un étendard7. L’échange avec l’Autre a donc porté ses fruits en enrichissant l’étranger qui voulait savoir. L’échange a eu lieu et a été productif. Certes, il s’agit de créations exécutées par un Européen, qui se reconnaît comme tel et ne cherche plus à dissimuler ses origines ou ses références culturelles ; pourtant cet art « ensauvagé », s’il n’est pas entièrement primitif, est marqué par une « imprégnation » (« tout mon travail devant mon chevalet en était imprégné malgré moi ») qui autorise la consécration d’un art absolument nouveau, car libéré des contraintes et des apories occidentales. Gauguin, écrit Jean-François Staszak,
adhère à une mystique du lieu, dont il cherche et croit parvenir à intégrer les qualités dans son art. Les qualités des milieux se retrouvent évidemment dans les peuples sauvages qui les habitent, car leurs « lois [sont] conformes à [leur] nature, à [leur] sol », comme le formule Gauguin en accord avec la théorie déterministe qui prévaut alors. […] Il ne s’agit pas (seulement) de peindre la Bretagne ou Tahiti, mais de peindre en Breton ou en Tahitien, du fait qu’on peint en Bretagne ou à Tahiti8.
Le voyage imaginaire sur l’île de Fatu Hiva était donc initiatique. L’Autre n’y est pas simplement un modèle, pourvoyant des motifs folkloriques : véritable guide spirituel, c’est un « médium », opérateur d’une régénération profonde, autorisant chez le néophyte un changement radical de statut ontologique, une renaissance (« le sauvage », « le primitif ») et un accès à la puissance artistique (« l’art de Papou »). Seule cette épreuve de la peur face au paroxysme de l’altérité permet de dépasser les limites de la représentation et de radicaliser son art. Ce qu’il faut entendre alors dans cet « art de papou », c’est une évolution vers une libération de la peinture, vers une expression sans contraintes, vers ce « droit de tout oser » dont Gauguin se prévalait : il exprime un choix de l’hors-norme, qui se construit dans le refus de la tradition et des valeurs convenues. De ce fait, le terme de « sorcière » utilisé par le narrateur prend tout son sens : l’aïeule fait bien figure de magicienne ou de chaman, dépositaire d’un « mystère » qu’elle transmet au novice, désormais initié. Dans l’imaginaire occidental d’ailleurs, la sorcière n’est pas simplement une vieille femme émétique : détentrice de la connaissance perdue des harmonies cachées de l’univers, elle fait figure d’identification pour les Symbolistes et leur permet de faire valoir le côté magique de leur création. Cette paradoxale clairvoyance de l’aveugle, qui sort des ténèbres de la brousse pour révéler au narrateur cette part nocturne de lui-même, est également conforme à toute une tradition qui associe le don de prophétie à la cécité et souligne une opposition entre la faillibilité du voyant et la lucidité de l’aveugle. Si l’Européen ne peut apporter la « jouissance » au Polynésien, ce dernier à l’inverse va l’enrichir par son contact répulsif au premier abord, mais bénéfique sur la durée. Il ne s’agit donc pas de dénaturer l’art primitif par une intrusion violente et l’extension de ses seules références, comme le fait l’idéologie coloniale narcissique et dominatrice, ou la peinture orientaliste : il s’agit de souligner des différences irréductibles qui ne peuvent être absorbées mais dont on peut au mieux tenter une approche prudente et modeste afin de se donner l’audace et les moyens de ragaillardir sa propre création.
L’instrument de cette révélation magique pourrait être l’étrange bâton tenu par la vieillarde (« un être informe que précédait un bâton interrogateur »), puis empoigné par le narrateur (« Je saisis le bâton explorateur »). Les qualificatifs « interrogateur » et « explorateur » soulignent le pouvoir heuristique de cet instrument, capable d’apporter des réponses aux questions, tel le bâton sacerdotal des druides bretons ou la baguette des magiciens. On pense aussi aux casse-têtes polynésiens, que Gauguin admirait, symboles de ces arts primitifs dont il est venu s’imprégner ; car le casse-tête est une pièce d’art primitif par les sculptures dont il est orné, mais sa fonction première est d’être une massue de guerre dont les anciens guerriers se servaient pour fracturer le crâne de leurs adversaires. Il métaphorise donc la bravoure, la force d’âme de son possesseur. Attraper ce symbole diaïrétique, vertical et agressif, le soustraire à la sorcière, c’est la déposséder de l’objet phallique pour se l’approprier, c’est faire la preuve de sa puissance, c’est aussi mettre en évidence l’énergie virile d’un art qui se constitue progressivement dans la lutte et l’effort. Désormais en possession du sceptre, du glaive, le narrateur est devenu le mâle, le roi conquérant, le guerrier combattif. On pense aussi à la pique brandie par Œdipe dans la tradition iconographique lorsqu’il se présente face au Sphinx pour résoudre l’énigme et délivrer Thèbes de l’emprise du monstre ravageur, d’autant que Gauguin, pour désigner l’instrument de la petite vieille, parle de « bâton interrogateur ».
Ainsi nous pouvons estimer que cet attribut permettra à l’artiste de se diriger dans sa nuit personnelle, comme la canne qui, dans la vie réelle, accompagne quotidiennement ses pas chancelants de boiteux. Une relation s’impose alors avec la canne du peintre Courbet, sur la toile intitulée Bonjour, Monsieur Courbet ! de 1854 : sur ce tableau, que Gauguin a vu au musée Fabre de Montpellier en 1888, l’artiste se représente la canne à la main et son matériel sur le dos. Or cette toile avait suscité des commentaires de la part de Vincent Van Gogh, qui l’accompagnait au cours de cette visite : le peintre des tournesols avait en effet découvert des similitudes entre Courbet et Gauguin, appelant son ami « l’homme qui vient de loin et qui ira loin », et déterminant dans la pensée de Gauguin l’idée de vivre sous les tropiques9. Il n’est donc pas saugrenu de penser que, plaçant ce bâton dans la main de sa sorcière marquisienne, Gauguin se soit souvenu de la canne de Courbet, symbole de l’artiste en marche vers sa destinée/destination. La canne est celle de l’artiste pèlerin, prophète d’un art nouveau sous des climats plus chaleureux.
En outre, ce geste équivaut à un passage de relais et redonne la parole au narrateur qui, auparavant muet de terreur, prononce « un hou significatif comme une légère plainte ». Gauguin est proprement « possédé ». L’ostentation de l’objet, au sens sacré du terme, déclenche la modification de nature : de statue amorphe, l’homme va devenir animal, c’est-à-dire qu’il va changer de langue (non plus le langage des civilisés mais le cri du sauvage) et de langage pictural (l’art de Papou). Sa parole n’est qu’une onomatopée, mais elle est révélatrice : c’est un mot de passe, une formule magique qui, du seuil initiatique, conduit vers le monde idéal de l’Art. Privé un instant de langage et comme retourné à l’état d’infans – celui, en latin, qui ne parle pas –, ou parvenu au mutisme du cadavre, le voilà désormais élevé au statut de « sauvage » ou d’animal, émettant des sons inarticulés. Le bâton figure donc le moyen d’expression sauvage qui manquait à l’artiste : grâce à lui, le peintre pourra accéder à cet « art de papou » désiré.
Pour en finir avec cet attribut initiatique, une parenthèse biographique rappellera qu’après la mort de Gauguin, le jour de la vente aux enchères de ses biens, le gendarme Claverie brisa, pour raison de moralité, une canne dont le pommeau avait été sculpté par l’artiste de motifs jugés licencieux10. En fracassant cet objet, le gendarme, émissaire de la loi française sous les Tropiques, semble briser le bâton de la connaissance, à la fois symbole phallique et objet d’art, modèle du primitivisme de l’artiste. Car cet instrument, conçu sur le modèle des casse-têtes polynésiens et cependant profondément marqué par le style de Gauguin, était bien l’emblème de son « art de papou », brassé de culture occidentale et cependant soucieux d’imiter les objets primitifs. En outre, il est significatif que le sexe et l’art s’y imbriquent intimement : la canne n’est plus signe d’invalidité, de sénilité mais de puissance phallique. Enfin, comme le bâton de pèlerin du peintre Courbet, il s’agissait d’un auxiliaire à la marche, permettant à l’artiste-exote de poursuivre sa lutte et sa progression, de « marcher tout droit et fermement », selon ses propres termes11.
En juillet 1901, Gauguin envoie ce message à son ami Charles Morice : « je fais un dernier effort en allant le mois prochain à Fatu Hiva, île des Marquises presqu’encore anthropophage. Je crois que là, cet élément tout à fait sauvage, cette solitude complète me donnera avant de mourir un dernier feu d’enthousiasme qui rajeunira mon imagination et fera la conclusion de mon talent »12. S’il opte finalement pour Hiva Oa, l’artiste se projette par l’imaginaire à Fatu Hiva, preuve, s’il en est, que la réalité de l’espace géographique importe peu : seule comptent la mise en scène d’un décor « tout à fait sauvage », aux antipodes par rapport à l’Europe, un lieu qui, autorisant un éloignement absolu, permet la confrontation avec une figure extrêmement barbare et redoutable de l’étranger. Il faut cette fuite en avant, loin de l’Europe et de ses carcans moraux et esthétiques, à l’abri du système capitaliste, du puritanisme bourgeois, de la marchandisation de l’art, des clichés ethnocentristes sur les arts tribaux, pour trouver l’inspiration confinée en soi. L’œuvre de Gauguin, écrit Bernard Terramorsi, « crée un dehors de l’ordre social et esthétique », « un dehors créatif échappant aux idéologies en place »13.
L’exil fictionnel à Fatu Hiva traduit donc un voyage intérieur : le déplacement s’opère vers les couches profondes de l’être, de façon à apporter des réponses aux questions que l’artiste se pose sur son statut. Autrement dit, explique Jean-Jacques Wunenburger, « la géographie exotique ne serait qu’un analogon d’une géographie psychique, les terres océaniennes qu’un atlas mental, dont les formes empiriques servent d’espace transitionnel pour atteindre un pays de l’âme »14. « Ce que je désire c’est un coin de moi-même encore inconnu », confirmait d’ailleurs Gauguin15.
La vieille Marquisienne est l’emblème de ce moi secret, ténébreux et inquiétant, qui ne demande qu’à jaillir : il s’est agi de l’extraire des profondeurs humides et obscures de sa brousse personnelle, pour aboutir à l’éclaircie libératrice, vécue comme une révélation subite et irrépressible, une illumination. La primitivité acquise à ce contact va dès lors se trouver amplifiée, démultipliée par la main de l’artiste : à l’instar de Persée qui a vaincu sa peur et diffuse à travers la terre le regard pétrifiant de Méduse par l’exhibition de son chef sectionné, l’artiste a triomphé de ses appréhensions de l’Autre. Désormais, il se sent apte à propager l’art primitif dont il a capté et apprivoisé la sauvagerie.