Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris1.
C’est au cœur même d’une grotte de montagne, retiré très momentanément du monde des hommes dont il s’efforce de gravir obstinément tous les échelons, que Julien l’ambitieux rêve de gloire. Tel est le paradoxe de cette posture d’un personnage qui s’autorise des retraites, des replis au sein de lieux symboliques mais qui, du haut de ces hauteurs qui sont aussi des profondeurs, projette ses ambitions sur le monde social.
Dans quelle mesure la posture narcissique de repli sur soi au cœur d’espaces symboliques représente-t-elle pour le personnage central du Rouge le pendant et la face cachée d’une action directement en prise avec l’extérieur ? En quoi, par ailleurs, cette thématique spatiale est-elle indissociable de la problématique du choix d’un régime narratif, alternative entre roman moderne et roman romanesque, qui en détermine la fonction, l’enjeu et le sens ? Comment transposer un potentiel énergétique qu’on peut recharger au sein d’un lieu clos, de l’intérieur vers l’extérieur, qu’il s’agisse tout d’abord d’un monde social à conquérir puis d’une vérité politique, artistique et intime qu’il s’agit de faire éclater au jour ? Telles sont les questions principales envisagées par cette ébauche de réflexion sur la dimension complexe de la clôture sur soi, à la fois posture et inscription dans un espace, et qui est très présente dans Le Rouge et le Noir. Nous tenterons donc d’initier une réflexion modeste sur l’articulation entre les enjeux spatiaux, sémantiques et génériques en nous basant essentiellement sur la posture récurrente de la claustration au sein de lieux emblématiques.
Le lieu symbolique de la claustration qui est essentiellement représenté par le livre, la grotte, puis de manière ambivalente par la prison, mais aussi par la chambre, la cellule du séminaire ou la maison isolée ne peut être envisagé de manière autonome. Ces zones de repli, de concentration énergétique pour un personnage à l’âme forte sont les envers indissociables d’un endroit, espaces du virtuel dont l’actualisation et la projection se tiendra dans le monde. Réfléchir aux enjeux et au sens à accorder à la présence récurrente de ces espaces symboliques ne peut par ailleurs être pertinent à notre sens qu’en rattachant cette dimension topique à la problématique du choix d’un régime narratif. Le passage brutal, par l’intermédiaire de deux coups de pistolet ou coups de théâtre, du roman de l’ambition, qui suppose une tension linéaire vers un but inaccessible, au roman romanesque refoulé qui aménage les conditions d’un dénouement, modifie radicalement le sémantisme du lieu claustral. D’une concentration braquée vers un extérieur social à conquérir, on passe brutalement à une concentration de forces tendue tout entière vers l’accomplissement de l’idéal du moi. Le locus amoenus de la prison, résurrection moderne de la prison d’amour médiévale, espace paradoxal de l’intime où Julien ne voudrait plus rien dissimuler, autorise l’exhibition d’une triple vérité : politique, artistique et existentielle.
S’interroger sur le sens de l’opposition entre repli et exhibition revient aussi à envisager le roman de formation comme un lent apprentissage d’un art de transposer une énergie qui ne s’épuise pas chez les âmes fortes mais se convertit, du plan de la lecture au plan de la création. Plus précisément, la formation de Julien prend son point de départ au stade d’une lecture statique et figée, point aveugle du récit où le Logos est littéralement tabou, pour s’étendre progressivement sur le plan élargi d’un langage redéfini et redéployé. A travers cette odyssée du signe, le héros en formation glisse d’un logos antérieur au langage articulé, le silence méprisant du tabou, au silence triomphant et souriant du myste. Entre ces deux termes silencieux, Julien le lecteur méprisant et sérieux s’initie, plus qu’il n’est initié, à une lecture élargie impliquant le corps, les signes au sens large et trouvant son aboutissement, sa conclusion tant dans le crime que dans la mort qui en représente l’achèvement. Le fétichiste du mot avec son statisme hiératique parodique se mue progressivement en un improvisateur polymorphe qui s’amuse de lui-même en vrai philosophe.
Dans la première partie de cette intervention, nous verrons en quoi des lieux stéréotypés associés au repli sur soi, l’espace de la lecture, celui de la grotte, correspondent à des stades différenciés et complémentaires de l’éducation du héros au signe, espaces dont le sémantisme renvoie directement au choix d’un régime narratif, du récit moderne de l’ambition au retour du roman romanesque refoulé. Nous nous interrogerons ensuite sur les virtualités permises par le lieu-prison, espace du bonheur amoureux inédit, mais aussi lieu de l’épreuve d’un héros érotique et guerrier restauré dans son ethos romanesque et idéologique, de la dégradation dans l’ombre à la lumière de l’épiphanie. Enfin, nous nous interrogerons très brièvement sur le sens à accorder à deux formes ultimes d’exhibition d’une vérité intime chez Julien et des enjeux qu’elles recouvrent : le jaillissement improvisé d’une vérité politique taboue à la puissance performative, puis le stade ultime de la mort, partagé entre l’ombre et la lumière, où l’acte créateur, artistique se confond avec l’essence, exister devenant alors synonyme de créer.
Le caractère limité de cette présentation ne nous permettant évidemment pas de traiter à fond la dimension dialectique qui lie claustration et exhibition, nous avons choisi de nous intéresser davantage aux lieux et aux postures entretenant un rapport avec le repli, le voilement, plutôt qu’à une réflexion générale sur la notion de la création multiforme qui en représenterait l’antithèse et le complément et à propos de laquelle nous n’évoquerons que quelques pistes de réflexion.
Des lieux symboliques complémentaires : le Livre, la grotte
Le Livre sacré
À l’entame de cette réflexion sur les espaces symboliques liés à la claustration dans le Rouge, il semble paradoxal de mentionner l’espace de la lecture, qui, a priori, pourrait se définir comme éminemment mobile dans la mesure où le livre est transportable. Au demeurant, cet objet apparaît dans la première partie du roman comme un véritable lieu qui absorbe Julien, ce « chien de lisard »2 selon son père, dans une sphère parfaitement étrangère au monde extérieur. Lieu d’absorption, le livre est au premier chef associé à une posture récurrente de repli, de retrait qui extrait du monde :
« Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait »3 Le déséquilibre entre la taille et la structure de la proposition principale et celle du complément circonstanciel antéposé souligne de manière significative le paradoxe d’un espace de la lecture qui concurrencerait les droits bourgeois ou productivistes du monde comme il va.
Cette attitude de prostration, d’absorption propre au lecteur maniaque4 Julien correspond aussi à un angle mort du champ narratif. Certes, le nom des trois livres cultes dans lesquels se réfugie Julien nous sont connus : il s’agit des Confessions de Rousseau, du Mémorial de Sainte-Hélène, mémoires de Napoléon rédigés par Las Cases ainsi que du recueil des bulletins de la Grande armée. Au demeurant, si les titres sont mentionnés, rien de la substance de ces ouvrages ne transparaît dans la première partie du roman. Tout se passe comme si ce corpus primitif était littéralement tabou, objet total d’un culte secret participant d’un langage indicible antérieur et supérieur à l’abâtardisation du signe au sein d’un langage articulé voué à la communication. Objet de l’idolâtrie, littéralement adoration d’une image, ce corpus légué par le chirurgien-major, père de substitution, n’est pas essentiellement différent du portrait-icône de Napoléon que Julien dissimule sous son lit.
Sorel le survivant, pauvre et frêle créature menacée par la férocité de son père et de ses frères, a le devoir pour se conserver5 de se fabriquer un culte de substitution, une loi du Père de seconde main. Dans une forme de rejet luciférien d’une Bible dont il a appris le texte par cœur, Julien s’est façonné un anti-corpus de contrepoint, un « Coran »6 subversif. Irréductible aux mots qui le composent, ce corpus est une véritable loi du Père qui dicte ses devoirs de manière impérative et fanatique. Au terme de son existence, Julien la définit a posteriori en ces termes : « Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison… a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage. »7 Le repli mystique de la lecture, véritable opération alchimique, représente pour l’âme forte de Julien la possibilité de maintenir intacte l’énergie vitale qui le définit. La forme initiale de transposition entre son corpus livresque et son action s’inscrit dans une posture quasi-caricaturale de guerre amoureuse, sorte de donjuanisme hyperbolique. Comment ne pas voir de solution de continuité entre le contenu réel des Confessions, du Mémorial de Sainte-Hélène et l’attitude amoureuse agressive de Julien en Dom Juan amateur ? La transposition est encore maladroite.
Grandeur et misère du mot. Cette attitude obsessionnelle de rejet et de repli, véritable onanisme du logos sacré, témoigne de la méfiance de Julien –reflet de Beyle – à l’égard du mot. Élève des idéologues, Stendhal éprouve une forme de nostalgie à l’égard d’un langage originel parfait, ainsi que la volonté de croire à la possibilité du mot juste, d’un bon usage du langage qui, naturellement, reflèterait l’idée. Toutefois, il éprouve également en contrepoint une conscience extrême de la faiblesse de ce langage articulé destiné à la communication et représentant littéralement une faute, une inadéquation fondamentale avec l’expression du moi profond. Pour reprendre la réflexion des Mémoires d’un touriste, le mot me condamne à n’être communicable qu’« en petite monnaie »8. Durant la quasi-totalité du Rouge, le mot apparaît comme mensonger : il est l’instrument des séductions fallacieuses, des dénonciations épistolaires les plus basses. Relevons l’épigraphe significative qui introduit le chapitre XXII d’ailleurs faussement attribué au jésuite Malagrida : « la parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée »9. Contrastant avec l’absence de références textuelles des livres que Julien lit en secret, le narrateur exhibe par ailleurs une logorrhée de citations plus ou moins fautives ou tronquées en épigraphe de ses chapitres, satire implicite d’un mot-autorité dépourvu de toute valeur. Signe fallacieux, le mot est à la fois trop imprécis, trop commun, sujet à l’usage hypocrite mais aussi trop puissant car il a le pouvoir de matérialiser les idées. Tantôt, le mot proféré n’a aucune existence face à l’idée. Relevons ainsi le témoignage lucide d’une madame de Rênal qui invoque ce mot prétendument sacré afin de faire résonner en elle un salutaire sentiment de culpabilité et qui se heurte à l’impuissance performative d’un langage de pure formule : « Ah ! Mauvaise mère ! Ce sont deux mots vains que je viens d’écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas. »10 Tantôt à l’inverse, le mot déborde sur l’idée et enferme la réalité dans sa sphère : ainsi, les mots « rois » ou « croisade » opèrent-ils comme des symboles d’exclusion sociale dans la haute société de l’hôtel de la Mole : « Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure l’expression du sérieux profond, mêlé de respect. »11 Plus profondément encore, l’adjonction de la particule « de la Vernaye » au patronyme de Julien a le pouvoir de redéfinir son identité. Évoquons pour finir le parodique M. de Rênal qui, fantasmant sur son adultère, mentionne de manière significative le personnage de Charmier, « mari notoirement trompé » : « Ah ! Charmier ! dit-on, le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi par le nom de l’homme qui fait son opprobre. »12 En Stendhalie, le mot colonise et annexe l’être.
Si, durant toute la première partie du roman, Julien adopte la posture de repli d’une lecture qui serait refuge sacré, il en vient progressivement à l’abandonner. Du moins le narrateur ne nous en fait-il mention que de manière beaucoup plus ponctuelle. C’est d’une part que le personnage s’est adonné à d’autres lectures et a élargi son horizon littéraire : il a lu à Vergy la Nouvelle Héloïse, il s’intéresse à l’œuvre de Voltaire au salon de la Mole, etc. En prison, dans l’ultime période de sa vie, il est même capable de citer Shakespeare dans l’original ! Il s’est par ailleurs progressivement initié à d’autres formes de langage. Le cadre de cette présentation ne nous permet pas d’analyser en profondeur cette progressive initiation au langage du corps, à l’expérience de la musique, à toute une série de postures corporelles proches de la chorégraphie. Toujours est-il que parallèlement à cette éducation aux langages pluriels, Julien désacralise les figures d’autorité qu’il s’était forgées en modèles. La figure intouchable de Napoléon s’effrite progressivement. La première étape de ce déboulonnage a lieu sur le chemin de Paris dans la malle-poste. Julien y est témoin de la conversation entre le bonapartiste Falcoz et le philosophe Saint-Giraud. L’accusation implacable de ce dernier a pu progressivement résonner dans la conscience de Julien : « Bonaparte, que le ciel confonde lui et ses friperies monarchiques, a rendu possible le règne des Rênal et des Chélan, qui a amené le règne des Valenod et des Maslon »13. L’éducation sentimentale de Julien est aussi politique : Napoléon est accusé par l’opposition libérale d’avoir sacrifié la Révolution à ses ambitions tout en recréant artificiellement la noblesse d’Empire. Le meurtre du Père fantasmé trouve son aboutissement peu avant l’exécution de Julien : « Mais que dis-je ? Napoléon à Sainte-Hélène !… Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome. »14 Signe symptomatique de cette progressive profanation du logos sacré, relevons en premier lieu l’instrumentalisation du portrait de Napoléon à des fins de séduction chez madame de Rênal. De manière plus caractéristique, il faut aussi mentionner le glissement du néant silencieux du Livre-tabou vers la zone textuelle fallacieuse de la citation en épigraphe. En citant la parole de Napoléon, à l’entame du chapitre XXII, sans nous attarder sur l’analyse de tout contenu sémantique, nous pouvons constater que le narrateur assimile de facto le Mémorial de Sainte-Hélène à une lecture quelconque, également soumise au soupçon généralisé qui pèse sur le logos. Dès lors qu’il ne s’agit plus de lire, il faut transposer, convertir l’énergie de la zone cachée de la lecture sur le champ de l’action. Au fétichisme antérieur du logos se substitue progressivement d’autres fétichismes en prise plus immédiate avec l’action. L’énergie latente qui se maintient constante chez Julien tend progressivement – de la zone virtuelle de la lecture – à se décharger dans l’acte. Notons ainsi le moment crucial où la posture compulsive de la lecture se trouve remplacée par le contact convulsif et sécurisant avec le pistolet : « il tirait le pistolet tous les jours […] Dès qu’il pouvait disposer d’un instant, au lieu de l’employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux […] Julien portait toujours des petits pistolets ; sa main les serrait dans sa poche d’un mouvement convulsif »15. L’action tend à se substituer à la lecture. Comment transposer la charge énergétique latente ? Telle est la question à laquelle le roman tente de donner une réponse, le crime s’inscrivant en filigrane dans l’implicite du langage du corps.
Parallèlement et de manière complémentaire à la zone de la lecture, le récit ménage une place à un autre espace de repli qui lui est comparable : l’espace de la grotte. Symbole du retrait, du secret, la grotte pourrait se définir comme la zone du possible, atelier d’un autre roman.
L’espace symbolique de la grotte (Le roman du « peut-être »)
Zone paradoxale : une fausse retraite. Espace inscrit dans la nature, la grotte représente, à l’image de l’espace de la lecture, une zone de repli et de protection. Angle mort du récit, à la fois hauteur et profondeur, cet espace allégorique s’inscrit au sein d’autres espaces naturels qui tendent vers l’allégorie, à l’image de la « haute montagne », des « grands bois », auxquels le narrateur n’attribue aucun nom. Ce lieu est l’objet d’une ambiguïté fondamentale, d’un jeu du narrateur avec le lecteur aux dépens du personnage. Alors que cette zone – enchâssée au sein d’un écrin de verdure – aurait pu constituer une porte de sortie pour un Julien bucolique, à l’image d’un Saint-Preux ou d’un Oberman, l’espace de la grotte est tout entier braqué sur la société. Si le séjour solitaire nocturne est associé à un bonheur inédit chez Julien, « plus heureux qu’il ne l’avait été de la vie, agité par ses rêveries et son bonheur de liberté. »16, ces rêveries sont ensuite traduites en mots par le narrateur qui en dénonce indirectement et ironiquement le froid prosaïsme et la naïveté. Bien loin de constituer une rêverie mystique ou panthéistique, c’est une ambition de parvenu pétri de préjugés qui est présentée au lecteur par le biais du « réalisme subjectif », régime énonciatif qui nous permet de suivre de l’intérieur le cheminement des pensées de Julien : « Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir de gloire, et mériter d’en être encore plus aimé »17. Comment ne pas percevoir le décalage ironique implicite entre l’instance narrative et ce personnage pétri de préjugés et de romanesque qui n’est pas sans préfigurer une madame Bovary ?
La grotte représente en effet pour le personnage de Julien une sorte d’irréel du passé, une virtualité d’existence qu’il aurait pu actualiser si son stade de maturation eût été plus avancé, s’il eût pu jouir en philosophe du « jour le jour »18 comme lors de son suprême séjour en prison. Julien se définit par la potentialité, comme un éternel « peut-être » au terme de son parcours, opinion relativisée à ce stade par l’ironie tragique de la certitude de la mort prochaine. Lors de ses séjours au sein de la grotte, l’erreur de Julien a pu consister en une lecture biaisée du réel naturel, le personnage projetant sur ce dernier sa « noire ambition ». Le narrateur, à plusieurs reprises, joue à présenter une nature objectivement sublime mais que son personnage n’est pas capable d’apprécier. « Quelque insensible que l’âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter de temps à autre, pour regarder un spectacle si vaste et si imposant »19. Tenté un moment par le lâcher-prise, s’inscrivant dans un tableau que le narrateur nous présente intentionnellement comme typique d’une certaine esthétique du sublime naturel, Julien tombe dans le prosaïsme d’une lecture allégorique du réel. Alors que son personnage se présente dressé sur un roc solitaire, le narrateur en focalisation interne présente cette réflexion de Julien : « Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral »20. Loin de pouvoir adhérer au réel, au présent en philosophe, Julien abolit le signifiant par un signifié qui l’anéantit.
Antithétique de l’Église où se jouent certaines grandes scènes publiques de l’existence de Julien, la grotte représente un angle mort du récit, un point de fuite vers lequel convergent des dénouements possibles. En contrepoint au récit diurne qui met en scène le jeu hypocrite et cauteleux de la société, le récit nocturne de la grotte solitaire représente la ligne de fuite des grandes âmes romanesques que sont Julien, madame de Rênal et Mathilde de la Mole. Chacun de ces personnages y projette le dénouement du roman dont il est l’auteur. L’écrivain Julien, après y avoir brûlé son premier récit puis s’être radicalement retranché de l’humanité en commettant son crime, désire y reposer, soulignant qu’il est désormais digne de ce lieu (« situé d’une façon à faire envie à l’âme d’un philosophe ») C’eût été la conclusion de son roman héroïque. Madame de Rênal a pu vouloir y enterrer une partie de son héritage, en vue d’une possible fuite, virtualité déprogrammée par le récit et qui aurait actualisé son roman de la perdition amoureuse. Mathilde de la Mole, présentée dès sa première entrevue avec Julien comme une voleuse de livres, s’essaie encore une fois à voler, en l’occurrence le dénouement tranquille de la mort de son mari. Elle lui impose post-mortem la sauvagerie de son rituel inspiré par Marguerite de Navarre. En définitive, il n’est pas indifférent que ce soit par l’ombre de la grotte que s’achèvent les dernières lignes du roman. L’ombre du secret, d’une vérité cachée qui mine la lumière d’une société hypocrite cachant mal la sauvagerie de ses mœurs, bat sur le fil le calme diurne de la mort au grand soleil d’un Julien Sorel définitivement solaire. De fait, il faut distinguer le dénouement du roman héroïque de Julien qui a, selon l’instance narrative, triomphé seul de son duel ultime, et la dépouille obscure de son héritage. Alors que l’événement-mort est une réussite définitive et personnelle de Julien enfin maître de son art, son héritage, son message, le sens de sa mort sont la proie d’une lutte macabre et incertaine. Peut-on y voir incidemment la mise en abyme des doutes et du scepticisme d’un auteur aimant jugeant ses contemporains indignes de comprendre le sens profond de son œuvre ?
Espaces du retrait, du repli, face cachée d’une société d’acteurs hypocrites, le livre et la grotte sont des zones d’ombre, havres pour le « quant à soi » du personnage qui ne peut révéler son intimité que dérobée au regard pénétrant et dangereux du monde. Ces zones marginales – de hauteur et de profondeur – ne sont comme nous l’avons affirmé que des haltes, des lieux où l’énergie peut être concentrée en vue de réinvestir le monde. Tout comme le logos sacré doit être converti dans le monde, l’espace de la grotte représente une projection de l’ambition sociale. Une telle affirmation demande toutefois à être relativisée dans la mesure où elle ne caractérise que la situation correspondant au premier roman du Rouge : celui qui suit l’ambition de Julien, tout entier tendu vers son but arriviste et qui s’achève par une double déflagration. Sitôt l’énergie déchargée, le roman de la quantité cède la place à un roman de la qualité, la nécessité de se cacher à l’impératif d’exhiber une vérité intime et scandaleuse. Le sémantisme du lieu-prison, objet de notre deuxième partie, ne peut donc être envisagé qu’en tant que tributaire de cette étape particulière du récit, antichambre de la mort, à la fois postface et préface.
L’espace carcéral : ultime étape narrative
Auctor ex machina
« Après tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le mérite. J’ai su me faire aimer par ce monstre d’orgueil, ajoutait-il en regardant Mathilde ; son père ne peut pas vivre sans elle, et elle sans moi »21. Au stade où le roman de l’ambition sociale semble avoir triomphé, Julien ayant pour ainsi dire instrumentalisé l’amour afin de « se faire un état »22, le couperet tombe. Une forme de justice immanente traduisant de facto un coup de force de l’instance auctoriale se fait bourreau du personnage laissé progressivement s’égarer, perdre les fondements de son identité, envahi par l’hybris moderne : l’ambition sociale. Paradoxalement, alors qu’il paraît toucher à son but, Julien n’a jamais été aussi prêt de se perdre. Les deux coups de pistolets – improvisation correspondant à une décharge d’énergie, laquelle traduit en acte l’impact de la lettre de dénonciation – représentent le retour d’un triple refoulé : refoulé générique d’un certain romanesque face à la linéarité d’un roman moderne sans but défini ; refoulé de l’éthique progressivement gommée par l’ambition machiavélique, refoulé de l’identité sociopolitique à laquelle on a surimposé l’artifice d’un autre nom. C’est donc en partie pour réajuster son personnage à sa propre ligne idéologique que Stendhal caché émonde et taille celui qui, restauré dans son ethos, devra in fine pouvoir mériter de la part d’un narrateur à fonction idéologique l’épithète de « belle plante »23. L’espace de la prison – successivement donjon puis cachot – apparaît comme une chrysalide destinée à éclore de la transfiguration solaire et représentant paradoxalement un retour de la clarté, jaillissement de la vérité – vérité romanesque, éthique, politique et égotique – après de longs chapitres où le moi a œuvré à se masquer.
La revanche du romanesque
La mort de l’ambition correspond chez Julien à une radicale mutation identitaire, véritable révolution : « Il considérait toute chose sous un nouvel aspect, il n’avait plus d’ambition »24. Cette mutation qui représente la conséquence du crime commis renvoie en premier lieu et sous la forme d’une mise en abyme à un conflit de modèles génériques, un enjeu pouvant se traduire par la question : quel est le vrai roman ? Celui de l’ambition ou celui de l’amour ? Nul doute que la dernière partie du roman ne consacre le retour en grâce d’une certaine forme de romanesque amoureux, ainsi qu’en témoigne cette réflexion de Julien. A la question de madame de Rênal : « - Et cette jeune madame Michelet, dit madame de Rênal, ou plutôt cette madame de la Mole ; car je commence en vérité à croire cet étrange roman ! », Julien rétorque de manière significative : « Il n’est vrai qu’en apparence […] C’est ma femme, mais ce n’est pas ma maîtresse »25. Le « vrai » roman n’est donc pas le roman de l’ambitieux qui cherche bourgeoisement à prendre femme pour se bâtir un état au sein de la société mais celui de la quête amoureuse où les héros ne s’inscrivent pas au sein de l’alliance officielle du mariage mais en tant qu’amant et maîtresse, dans l’espace de la marge sociale et en opposition aux normes extérieures. Sur ce même plan de l’ethos romanesque, Julien avait péché pour avoir confondu tension arriviste et quête amoureuse. A l’inverse de sa relation antérieure avec madame de Rênal où les enjeux amoureux ne pouvaient servir l’ascension sociale – bien au contraire – Julien a instrumentalisé l’éros romanesque à des fins ambitieuses dans sa relation avec Mathilde. Ce crime de lès-romance par un Sorel au nom prédestiné – inversons Sorel nous obtenons l’Éros26 – s’inscrit dans un lent processus de négation de soi-même. A la négation éthique d’un personnage qui n’a su choisir clairement son modèle se superpose une aporie générique.
Le personnage de Julien est, en effet, inscrit au sein d’un conflit irréductible entre les intérêts du régime romanesque que l’anglais nomme « romance » et de ceux qu’il nomme « novel », du moins selon les termes de définition que leur assigne implicitement Stendhal. Alors que la quête amoureuse est traditionnellement assouvie, achevée, dès lors que l’objet d’amour est conquis, impliquant l’étape narrative d’un dénouement, l’objet du roman de l’ambition se dérobe aussitôt qu’il semble en vue. L’ambition, en effet, représente une force non seulement autotélique mais intransitive : elle est à elle-même son propre but et ne saurait s’arrêter à un objet défini. L’illusion d’un but qui dérobe l’objet est confirmée par la réflexion d’un Julien venant d’être nommé lieutenant de hussards : « Après tout, pensait-il, mon roman est fini »27. Le désir ambitieux aurait-il été assouvi ? Au demeurant, quelques pages plus loin, on le surprend à échafauder de nouveaux projets, se livrant – nous indique le narrateur – « aux transports de l’ambition la plus effrénée ». Nul doute que ce roman de l’ambition – force qui va, allégorisme d’un verbe aller en emploi absolu – n’ait jamais pu naturellement trouver son terme sans le recours au deus ex-machina d’une instance auctoriale souveraine. La fin de Julien correspond donc indirectement à un problème de régime narratif, impliquant un choix de la part de l’auteur. Soit le récit est celui de l’ambition et il ne peut se conclure, soit il est récit amoureux et alors il se ménage une fin, un dénouement. Si le premier choix avait été adopté, Le Rouge et le Noir aurait alors pu s’inscrire dans le régime narratif que Daniel Sangsue a intitulé « récit excentrique »28, s’inscrivant dans la tradition romanesque de l’antiroman – terme d’ailleurs inventé par un certain… Charles Sorel !29 C’eût toutefois été pour Stendhal prendre le risque de faire passer son roman pour un roman comique ou fantaisiste, le récit excentrique, plus d’un siècle et demi avant la naissance du Nouveau Roman, n’ayant encore pu conférer aux audaces antirhétoriques un caractère suffisamment sérieux. Au demeurant, la référence à Sterne, en épigraphe du chapitre 37, pourrait opérer comme le signe d’une trouée générique amorcée puis aussitôt réfutée, possible non actualisé. Par ailleurs, en termes idéologiques, le héros stendhalien n’est pas suffisamment abject – ni ambitieux – pour incarner les valeurs d’une société que l’auteur dénonce. Tout se passe en effet comme si Stendhal voulait maintenir entre son héros et lui une certaine proximité idéologique. Le Rouge n’est pas le roman de la négation, du dévoiement définitif mais celui, binaire, d’une lente chute suivie d’une brutale remontée. Plus profondément, le dénouement du roman représente le couronnement du créateur Julien Sorel, aboutissement égotique d’un triptyque qui débute par le crime physique, se prolonge par un crime de mots et s’achève par une apothéose proche du silence : la mort poétique, à la fois préméditation et improvisation d’un moi intime.
L’espace clos de la prison restitue au monde contemporain tout le prestige anachronique de la « prison d’amour » médiévale, enchantement paradoxal d’une privation physique de liberté qui autorise le bonheur, suivie d’une ultime mise à l’épreuve, passion d’un moi littéralement assiégé par autrui et ses tentations. Parallèlement à la mise au jour de cette vérité romanesque qui jaillit au final, l’espace carcéral représente aussi la possibilité de rédimer – sur le plan éthique et politique – un logos entaché de soupçon, associé au mensonge.
Réhabilitation du logos articulé, vérité d’une parole politique
Ainsi que nous l’avons précédemment affirmé, le langage articulé apparaît dans la quasi-totalité du roman comme un vecteur de tromperie, de dénonciation, d’artifice. Toute parole échangée représente une dégradation de l’idée. Le langage des mots ne saurait équivaloir, en termes de précision ou de vérité, au langage du corps plus proche de l’impulsion sincère. Lucidement, Julien semble donc résolu, dans le cadre de son procès où rivalisent de médiocrité le « pathos en mauvais français » et « l’emphase pillée à Bossuet »30, à ne pas piper mot. Toutefois, en phase avec sa lente éducation ou maturation qui le conduit à rejeter tout plan pour improviser, Julien inscrit sa parole comme le vecteur du jaillissement, de l’exhibition spontanée d’une vérité politique réprimée par la société et scandaleuse. Après avoir résolu « de ne point parler » il ne peut contenir « l’horreur du mépris », il « prend […] la parole », puis il débonde son cœur : « Pendant vingt minutes […] Julien dit tout ce qu’il avait sur le cœur »31. Alors que la mise en scène généralisée d’un théâtre-monde devait par l’intrigue de coulisses conduire à son acquittement, Julien détourne par sa parole l’enjeu initial de son procès. Accusé d’un crime de sang incomplet que nul ne voulait véritablement réprimer, il se fait accusateur des non-dits politiques, de l’accession au pouvoir et au titre de « bourgeois » anoblis qui ne le méritent pas. La vérité politique qu’il profère est scandaleuse : « Je vois des hommes qui […] voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté ont le bonheur de se procurer une bonne éducation et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société. » En proférant cette accusation, Julien invente les motifs qui vont conduire à sa condamnation, construisant littéralement un autre crime par le génie d’une parole politique performative qui crée sa propre réalité : « Voilà mon crime… », décrète-t-il. En étranger au corps social, le personnage détourne son procès et se l’approprie. La plus grande victoire d’une parole enfin libérée est qu’elle fabrique sa réalité : inventant son crime, Julien triomphe en étant puni, l’acte de condamnation démontrant de facto toute la pertinence et la puissance créatrice des accusations lancées. Le huis-clos dans lequel délibèrent les jurés ne protège dès lors plus personne et ne peut éviter la dénonciation ni la mise au jour d’une société de faux-semblants qui raisonne en termes de « castes » politiques. A travers ce retour de la conscience politique, la voix de Julien double celle d’un narrateur qui affirmait à l’entame du roman son obédience « libéral (e) »32. Chacun défend les intérêts de sa coterie et le tort de Julien, comme l’explicite l’abbé Frilair, est d’avoir mis à mal la vanité de l’« aristocratie bourgeoise », classe sociale hybride, la renvoyant à ses origines roturières, contestant son mérite en l’opposant à celui de la « classe de jeunes gens éduqués » qu’il représente. En définissant la justice comme une justice de caste, Julien fait peur : il conteste la légitimité des parvenus, bénéficiaires d’une parole nominaliste qui a avalisé la réalité en se payant de mots. Quand Julien affirme l’inexistence du droit naturel, précisant que « les gens qu’on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’être pas pris en flagrant délit »33, l’implicite politique anticipe le mot d’ordre anarchiste de Proudhon : « La propriété c’est le vol »34. On comprend dès lors parfaitement la lucide interprétation par l’abbé Frilair de la sentence rendue au tribunal : « Il leur a indiqué ce qu’ils devaient faire dans leur intérêt politique »35. En proférant une parole politique subversive, Julien, révolution permanente, fait peur aux bourgeois et conteste leur assise. Par l’octroi immérité d’un titre, on s’arroge en effet indument des prétentions à l’être. L’estampillage du terme performatif « baron » au patronyme Valenod gomme magiquement tout un passé enfoui de défroques « vert-pomme ». En fustigeant ce nominalisme de façade, Julien, du même coup, restitue à sa propre personne sa véritable identité de classe. Alors qu’il s’était dévoyé au service aveugle des intérêts du marquis de la Mole dont il était devenu l’homme-lige – intérêts du trône ou de l’autel – , il reprend dès lors possession de son identité sociale de plébéien. Son acte d’accusation gomme la souillure de la particule parodique intrusive « de la Vernaye » qui lui a été accolée. Si « la politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert »36, que serait alors un coup de pistolet au milieu d’une église sinon le retour fulgurant d’une conscience politique ?
Vérité égotiste. Les illusions perdues de Julien
En confondant ambition et quête amoureuse, Julien s’est trompé sur son rôle au sein de la société. Alors même qu’il intégrait – sans barguigner – une machine, il se croyait acteur unique de sa propre réussite. Rappelons le satisfecit complaisant qu’il se décerne peu avant d’être puni : « mon roman est fini et à moi tout le mérite »37. Or, l’ambition telle que la conçoit Julien est en prise directe avec « les autres », dépendant entièrement d’un corps social dont les tréfonds ne sont pas maîtrisables. Sitôt que les trois coups de la messe retentissent suivis des deux déflagrations du pistolet de l’assassin, Julien – qui paradoxalement ne « voyait plus » – retrouve une lucidité qui va l’amener à échafauder un dénouement qui ne dépende que de lui seul, digne des prétentions hautaines de son moi. « Que m’importent les autres ! »38 lance-t-il au chapitre XL. Les cinquante ultimes pages du roman – roman de l’éros et de la passion – représentent un acte créateur et ascensionnel en trois étapes : un crime physique que le génie d’une parole dénonciatrice double d’une dimension politique suivi et couronné par une apothéose proche du silence. Comment mourir digne de soi ? Telle est en définitive la question posée par le roman.
Entre Lumière et ténèbres : la mort poétique
Nous envisagerons pour terminer cette brève présentation du rapport entre la claustration et l’exhibition une réflexion autour du motif de la mort, ultime création de l’artiste Julien Sorel qui façonne son roman à la hauteur des exigences de son moi. On pourrait d’ailleurs envisager le Rouge et le Noir comme une tension téléologique vers ce point lumineux et obscur, triomphe paradoxal, qui investit en le modernisant le motif tout classique de la belle mort, emblématique de la « vertu romaine »39. Cette ultime réalisation couronne une véritable odyssée du langage par laquelle le personnage apprend progressivement à convertir la posture d’une lecture statique littéralement taboue en une création personnelle proche de l’improvisation. Comment, par cette traversée du signe, transposer une lecture figée dans la gravité d’un logos sérieux et caché en une création multiforme proche de l’improvisation et marquée par la légèreté ? Nous n’analyserons pas toutes les tentatives d’expression par Julien ou les autres personnages des langages extralinguistiques, qu’il s’agisse du langage des yeux qu’un Lavater ou un Cabanis avaient pu théoriser, ni du langage musical emblématisé par les talents pour l’opéra de madame de Rênal, ou du personnage fantaisiste de Geronimo. Différents exemples significatifs d’expression spontanée, hybride et improvisée auraient également pu retenir notre attention : le jeu de mots, le fou-rire, l’usage impromptu d’un créole parodique ou encore le dédoublement bouffon sous l’égide d’un Méphistophélès persifleur, dans la mesure où ces exemples témoignent d’un glissement de la lecture sacrée vers un jeu débridé proche d’un langage intime. Étant restreint par les limites du présent exposé, nous nous contenterons d’envisager sous un certain angle l’acte ultime, c’est-à-dire la mort, en tant que point aveugle aux limites de l’indicible, dénouement solaire du roman intime de Julien.
Ultima verba
« Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation »40. Tel est le compte-rendu laconique que l’instance narrative livre au lecteur concernant la mort de Julien. L’acte de création ultime ne pouvant être narré par l’homme décapité, ce n’est évidemment pas par le réalisme subjectif que se clôt le dernier acte du drame du personnage. Il est significatif de relever que le moment de la mort de Julien est pris en charge par la conscience et la voix du narrateur. Cette instance dont on a pu affirmer plusieurs fois qu’elle surplombait idéologiquement son personnage, peu avare de commentaires à valeur axiologique, atteste ici d’un triomphe implicite. Or, ce commentaire n’est pas sans poser des problèmes d’interprétation. D’une part, quelle est la nature du triomphe de Julien ? D’autre part, quel est l’enjeu du flou terminologique de la voix narrative ?
Préméditation et improvisation
Une réponse possible à la première question renvoie à la nature même de l’acte de création, combat intime contre les agressions externes qui dérobent le Moi à son idéal, tension féconde entre préméditation et improvisation. Si l’instance narrative de surplomb atteste d’un succès, guidant paternellement le point de vue du lecteur, c’est qu’au moment de la mort, une défaite aurait été possible. En effet, la dernière partie de la vie de Julien, passion christique parodique, représente une lente ascèse contre le jeu hypocrite qui pourrait ruiner le moment suprême. L’échec résiderait donc dans l’ « affectation », la duplicité, l’oubli de soi pour l’extérieur. L’approche de la mort doit donc correspondre à un rapprochement avec le plus intime de l’être. « Je ne veux penser à la mort qu’à ma manière »41, revendique Julien, certainement pas pour que le public lui soit « aiguillon de gloire ». Alors que le bonheur de l’ambitieux était toujours « à venir », celui du philosophe tend à coller à sa réalité, à adhérer à une forme de présent proche de l’éternité. « Je vis au jour le jour »42 revendique Julien peu avant la décapitation. Toute sa vie – partant tout son roman – n’a été qu’une lente préparation au duel suprême.
Or, si la mort a été littéralement préméditée, elle ne peut évidemment être l’objet d’aucune expérimentation préalable. Aucun plan pré-écrit ne peut être suivi et le moment suprême représente une forme d’improvisation. Certes, Julien manifeste une impressionnante maîtrise de son destin : il a bâti de bout en bout la phase ultime de son roman intégralement tendu vers ce dénouement, improvisant d’une part son crime puis lui conférant un sens politique, lequel lui assure la décollation suprême. Toutefois, il n’a d’autre choix que de faire confiance à l’inconnu du moment pour triompher. Relevons ainsi les termes du narrateur qui commente les derniers moments du héros : « Par bonheur, le jour où on lui annonçait qu’il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage »43. C’est sous la forme du jeu que s’achève la vie du personnage, un mot à prendre dans ses deux acceptions. Il s’agit d’accepter, au terme de la préparation, de se livrer à l’improvisation, rencontre du moi et d’une forme de réalité contingente qu’il faut embrasser, espace du jeu au sens dynamique du terme entre la tension ascétique, la volonté et le laisser-aller mystique, enjeu aussi d’un pari avec soi-même et avec le hasard. Héros du Rouge et du Noir, du Rouge ou du Noir, Julien Sorel anticipe la lucidité mallarméenne : « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard », quelque maîtrise que l’on ait.
Approximation optimale du langage
La formulation laconique du narrateur commentant la manière de mourir du personnage est à interroger. Comment interpréter le flou terminologique apparent qui caractérise les adverbes de manière « simplement » et « convenablement » surplombés par l’indéfini à caractère totalisant « tout » ? Comment surtout comprendre une telle nébulosité chez un Stendhal qui est selon Michel Crouzet « fixiste en matière de langage, et classique quant à l’idéal linguistique »44. Influencé par l’optimisme linguistique des idéologues des Lumières, Stendhal tend à considérer que le mot a vocation à recueillir la substance des idées. Or, cette nostalgie d’un langage de vérité se heurte à un fondamental scepticisme linguistique. Ainsi que nous l’avons affirmé c’est à l’envie que le Rouge et le Noir illustre le mensonge du mot. Il est, au demeurant, possible, selon Stendhal, que la langue puisse coller à l’être mais sous la forme d’une improvisation, d’une abolition de la volonté de bien dire. Pour dire, il ne faut pas vouloir dire. Si le lecteur peut ressentir une forme d’imprécision langagière dans les ultimes commentaires du narrateur concernant la mort du héros, cette imprécision correspond sans doute à une forme d’improvisation, de jeu avec le sens des mots et avec les rapports qu’ils entretiennent. Dénouement du roman de Julien et stylistique laconique du commentaire trouvent leur point de rencontre dans le mot « poétique »45. Si la tête de Julien (jamais) « n’avait été aussi poétique », le pari de la rencontre improvisée des mots du commentateur relève aussi d’une poétique beyliste, approximation adéquate, jeu de reflets entre des termes de hasard qu’on voue paradoxalement à dire une vérité intime. Loin d’un sens transparent, le message du texte se rapproche alors du silence, ce silence postérieur à la traversée des langages que transcrit le roman. Certes, le roman de Julien est bien un roman d’apprentissage – même si c’est lui-même qui s’éduque – et l’instruction dispensée est au premier chef une constante appropriation des signes. Or, si cette connaissance est linéaire et progressive, elle s’inscrit dans un cycle allant d’un silence antérieur au langage articulé (ce silence jaloux du fétichisme de la lecture) à un silence philosophique (aboutissement d’une traversée de l’empire des signes débouchant lui aussi sur une forme d’incommunicabilité).
Jeux de contraste entre la Lumière et l’ombre
Alors que Julien affirme « voir clair dans son âme », sa fin étant associée à la clarté du soleil, la fin du roman, à distinguer de la fabula de la vie de Julien pour reprendre le terme forgé par Umberto Eco, s’inscrit dans le décor ténébreux de la grotte. Mathilde de la Mole, fidèle à son idéal, tente in extremis de voler la mort tranquille de Julien afin de l’accorder à ses rêves héroïques et macabres. Ainsi que nous l’avons dit, la grotte représente une ligne de fuite ou d’évasion pour les âmes romanesques des héros. Or, si les destinées de Julien, de Mathilde ou de madame de Rênal ont partie liée avec cet espace symbolique où chacun projette les données de son roman, chacune de ces âmes fortes vit sa réalité de manière différente. Point de fuite du rêve, Julien veut y être enterré en philosophe ; Mathilde, en contrepoint, y assouvit son fantasme de ressusciter le passé sauvage et héroïque de la cour d’Henri III. Madame de Rênal, de son côté, y a enseveli une partie de son trésor, héritage familial qu’elle entend peut-être livrer à l’étranger inquiétant qui l’a dévoyée du plan divin. En définitive, pour les âmes fortes, « toute vraie passion ne songe qu’à elle »46. Alors que pour Julien la lumière a pu couronner le destin qu’il s’est bâti, aucune vérité constante ne saurait toutefois éclairer cette irréductible part d’étrangeté et d’inconnu représentée par l’autre. « L’Homme est un loup pour l’hommes » affirmait Hobbes, l’un des grands inspirateurs de Stendhal. Une énigme également. De fait, si Julien a su maîtriser la dernière partie de son roman, il est apparu, en revanche, un bien piètre prophète dès lors qu’il s’est agi d’anticiper sur les destinées des deux femmes qui ont partagé son existence. Ayant considéré que la catastrophe du crime avait « épuisé tout ce qu’il y avait de romanesque et de trop aventureux »47 dans le caractère de Mathilde, il se chargeait pour elle d’un mariage de raison avec Croisenois. En ce qui concerne madame de Rênal, Julien lui avait fait promettre de ne pas attenter à sa vie. C’était bien mal juger de la capacité d’invention des deux femmes. Le dernier acte – post mortem – consacre la part d’ombre recélée par chaque personnage qui affirme son identité et révèle sa part d’étrangeté. Cette zone ombreuse de la grotte, limbes de la réalité, cimetière des romans inaboutis, renvoie peut-être aussi la société de la Restauration à sa propre barbarie. L’espace de la grotte apparaît dès lors comme un anti-lieu, une « hétérotopie »48 telle que la définit Michel Foucault, seule zone fréquentable par des êtres sensibles, renvoyés dans l’espace primitif de la marge. Contrepoint d’un monde réel marqué au sceau d’une suspicion généralisée, havre préservé de l’espionnage systématique d’un monde de dupes qui ne peut exister qu’en spectacle, noyauté par l’œil panoptique de la Congrégation. La grotte représente la version sauvage, macabre de ce monde utopique brièvement rêvé par Julien à la fin du livre : « point de réunion » des « âmes tendres dans le monde »49.
Où rêver en liberté au sein d’un monde dégradé où tout est menace et espionnage ? Les lieux du repli, de la claustration, à la fois hauteur et profondeur sont représentés symboliquement par le Livre – repli fétichiste antérieur, aveugle et silencieux –, par la grotte –, espace de projection et d’ensevelissement des rêves – et par la prison – lieu du bonheur et de l’ascèse poétique –. Tous ces lieux représentent des zones où la liberté créatrice peut s’épancher et se fortifier. C’est dans et par l’expérience de l’ombre que le héros stendhalien peut accéder à une forme unique et intime de lumière au terme d’un lent et tortueux apprentissage des signes. Certes, du roman de l’ambition où la zone d’ombre sert de repaire aux ambitions mondaines au roman de la passion – où la prison d’amour représente une voie d’accès à l’épiphanie poétique –, il y a bien éducation, évolution. On pourrait tout aussi bien affirmer que l’acte ultime du personnage, paradoxe de la belle mort, représente la confirmation, l’actualisation du potentiel, du virtuel de l’être exceptionnel qu’est Julien. Aboutissement improvisé d’une longue préméditation, le moment du trépas convertit en acte le formidable potentiel du Logos initial adoré par ce maniaque « chien de lisard ».
Ces zones d’ombre de la claustration peuvent donc être définies comme des points de fuite, points aveugles ou lieux d’ascèse en contrepoint d’un monde qui rejette les êtres d’exception dans ses marges. Cette dialectique entre l’ombre et la lumière reflète peut-être aussi un clivage plus essentiel que nous nous contenterons d’évoquer brièvement ici. La rupture existe non seulement entre les « âmes fortes » et les gens du commun, mais aussi entre tous les hommes quels qu’ils soient. La faille, l’ombre est sans doute même présente à l’intérieur de soi. Certes, c’est sous l’aura du soleil que la mort de Julien est présentée, lui qui a su aux ultimes moments – miracle d’un instant – voir « clair dans son âme »50. Toutefois, le personnage se sait enfermé dans sa solitude, dépositaire d’un secret sans héritier. « Moi seul, je sais ce que j’aurais pu faire »51. Telle est la leçon d’âpre vérité prodiguée par Julien. Les rapports entre les hommes sont tout entiers d’opacité. Il faut d’ailleurs tout l’artifice du « réalisme subjectif » d’un narrateur surhumain pour dévoiler par intermittences l’intimité essentiellement cachée et incommunicable de chaque ego. Ce narrateur intrusif soulève par moments et partiellement le couvercle d’étrangeté qui protège et emmure chaque être. Le feu – le focus – de son spectre lumineux est toujours restreint. Comme image emblématique de ce babélisme qui régit les rapports entre les hommes, on retiendra donc le pathétique combat pour le cadavre de Julien, mettant aux prises la romanesque et macabre Mathilde à l’honnête Fouqué. Si c’est bien sous le signe de l’isolement qu’il faut inscrire chaque homme, il est toutefois un biais pour abolir miraculeusement cette irréductible étrangeté : l’amour. En contrepoint de la grotte où l’on se bat pour la dépouille d’un mort parce que l’on ne se comprend pas, l’union amoureuse transcende tout différend. « J’oublie de vivre et d’aimer […] Voilà ce qui m’isole »52, réalise lucidement Julien au terme de son parcours philosophique, avant de s’adresser à un dieu plus qu’imaginaire en lui réclamant son dû terrestre : « Rends-moi celle que j’aime ! ».