Né en 1532, Étienne Jodelle est tout juste âgé de vingt ans lorsque sa tragédie Cléopâtre captive se trouve représentée à Paris, en l’Hôtel de Reims, à l’occasion des fêtes organisées pour célébrer la victoire de Metz, en présence de nombreux personnages illustres dont le roi Henri II. Jouée une seconde fois quelques semaines plus tard au collège de Boncourt devant le public des humanistes et des étudiants, Cléopâtre captive constitue l’un des grands événements littéraires du siècle. La pièce procure à son auteur une gloire poétique durable, tandis que les poètes du collège de Coqueret, Ronsard, Du Bellay, Baïf, Belleau, organisent pour le poète à Arcueil une cérémonie joyeuse sur le modèle des rites anciens, connue sous le nom de « Pompe du bouc », et que Jacques Tahureau compose une ode dont une formule est restée célèbre : « Jo, le délien est né »1.
On ignore la date exacte de la composition de la deuxième tragédie de Jodelle, Didon se sacrifiant, publiée après la mort du poète en 1574 par les soins de son ami Charles de la Mothe. On ignore également si elle fut réellement représentée à Dol aux alentours de 1558. Comme Cléopâtre, il s’agit d’une tragédie en cinq actes avec chœurs, qui compte 2346 vers.
Le choix du sujet reflète la faveur que connaît l’œuvre de Virgile aux alentours de 1550 dans les milieux humanistes. Après une première traduction française anonyme publiée en 1483, Octovien de Saint Gelais traduit pour le roi Louis XII l’Énéide entière en 1509, tandis que Du Bellay fait paraître en 1552 et 1560 sa traduction des livres IV et VI, que Louis Des Masures en 1547 publie celle des deux premiers livres, puis en 1552 celle des livres I à IV. Du Bellay traduit également la douloureuse complainte de Didon à Énée de la septième Héroïde d’Ovide, au moment où Charles Fontaine se consacre à la traduction des dix premières Héroïdes.
En France comme en Italie, les auteurs sont frappés par l’histoire pathétique des amours de Didon, dans sa tradition italienne comme dans la version virgilienne : en 1552, Du Bellay adjoint en tête de sa traduction du livre IV celle de l’épigramme d’Ausone qui rétablit la vérité historique, en montrant l’impossibilité de toute rencontre entre Énée et Didon. Si cette vérité fait le thème, au XVIIe siècle, en 1643, de la pièce de Boisrobert intitulée La Vraye Didon ou la Didon chaste2, l’indépendance croissante du personnage de Didon revisité par les traducteurs se vérifie tout au long du XVIe siècle3. De même que Du Bellay appelle ses lecteurs à juger par eux-mêmes du vrai et du faux, en présentant côte à côte le personnage de Virgile et celui d’Ausone, ceux qui s’intéressent à la transposition dramatique de l’épisode virgilien s’attachent de plus en plus souvent à souligner la vertu de Didon et à la présenter en victime de la trahison d’Énée, dotant le héros d’un sentiment de culpabilité de plus en plus affirmé.
« Nous n’avons rien de plus touchant, dans tous les poètes, que la séparation d’Énée et de Didon dans Virgile ». Ces mots de la préface de Bérénice, par lesquels Racine justifie le sujet de sa propre tragédie, soulignent combien le plus dramatique des livres de l’Énéide, le livre IV, a toujours paru aux auteurs comme une riche matière propre à susciter les émotions du théâtre. Si rencontre amoureuse, passion funeste, destin tragique, constituent les données fondamentales de l’épisode virgilien, ces passages obligés laissent au poète une grande liberté quant au choix des scènes et des discours destinés à susciter et à amplifier le pathétique. Dès 1524 en Italie, Alessandrino Pazzi écrit une Dido in Carthagine ; en 1543, Giraldi Cinthio fait représenter La Didone à la cour du duc d’Este, suivi en 1547 par Ludovico Dolce pour une pièce du même nom.
Comme dans sa première restitution de la tragédie à l’antique, Cléopâtre captive, Jodelle rejoint le thème de l’anankè, thème central de la tragédie grecque. La déploration de l’inconstance de la fortune, qui invite l’homme à réfléchir sur son destin, constitue un thème majeur de l’œuvre dramatique d’un poète réputé « contempteur de la vicissitude ».
Cependant, le titre Didon se sacrifiant, que la tragédie de Jodelle est la première et l’une des rares œuvres théâtrales à présenter4, marque la volonté du poète d’attirer l’attention sur la signification politique, religieuse et morale du dénouement de l’épisode. Des dimensions nouvelles, tout juste inscrites en filigrane dans l’épopée antique, apparaissent à travers la transposition scénique de 1558. En effet, c’est non seulement la mort de Didon, mais les conditions de sa fin, qui s’organisent sous les yeux du spectateur avec la violence ordonnée d’une cérémonie5. Le spectacle tragique se nourrit de la représentation solennelle des actions et des discours de Didon, à tel point que sa fin, soumise à une transcendance qui accompagne de façon mystérieuse les deux derniers actes de la tragédie, peut se définir comme un « spectacle extraordinaire », un rituel sacré, qui exige du spectateur respect et recueillement. Par là, la tragédie trouve dans la représentation de la mort volontaire, d’ordinaire « illégitime » au nom de la morale chrétienne, un moyen d’édification morale du public.
Nous nous proposons d’examiner comment la tragédie de Jodelle met en relief la trahison d’Énée dans sa dimension humaine, de manière à susciter aussi bien l’indignation envers la volonté des dieux que la pitié à l’égard de la reine, abusée par l’illusion du bonheur, puis comment la condamnation finale de Didon par elle-même, longuement justifiée par ses discours, donne au personnage une force morale hors du commun en raison de la grandeur d’âme qu’elle révèle, tandis que la mise en scène du sacrifice, soigneusement élaborée et exécutée, réhabilite le personnage, lui permettant de dépasser par la virtus le statut de l’infelix Dido de Virgile. Il sera dès lors utile d’examiner comment ce dénouement, qui, comme celui de Cléopâtre captive, unit profane et sacré, a contribué à la construction de l’esthétique du sublime de la tragédie.
La trahison amoureuse
Comme le rappelle J. de Romilly6, la passion amoureuse n’est pas un sujet de tragédie chez les Grecs avant Euripide. Lorsque l’amour malheureux devient un sujet de tragédie, la peinture de ce sentiment s’accompagne d’un approfondissement de la psychologie des personnages, en particulier féminins, qui sont dès lors montrés dans leurs hésitations, leurs revirements, à travers la lutte qu’ils mènent contre eux-mêmes. Les tragédies de Sénèque renforcent cette peinture en condensant sur le furor l’expression de la violence tragique. Ainsi Phèdre, Médée, Hécube, sont-elles représentées en proie à une passion dévorante, que rien ne peut arrêter et qui conduit inéluctablement le personnage au scelus nefas, crime inexpiable7.
Chez Virgile, l’évocation du piège tendu par les déesses à la reine de Carthage ne néglige aucun détail : la complicité de Vénus et de Cupidon, l’entente des déesses Junon et Vénus, précèdent le déclenchement de l’orage et la rencontre des amants. Dès lors, Didon est dépeinte par le poète comme la proie d’une flamme qui la consume toute entière :
Uritur infelix Dido, totaque vagatur
urbe furens, qualis coniecta cerva sagitta,
quam procul incautam nemora inter Cresia fixit
pastor agens telis, liquitque volatile ferrum
nescius (Enéide, IV, v. 68-72).
Virgile utilise pour décrire le caractère destructeur de la passion la métaphore de la biche blessée, qui s’enfuit à travers bois sans pouvoir interrompre sa course. Cette donnée préside à l’ouverture de la tragédie de Jodelle. En effet, alors que stratégiquement le poète réserve pour l’acte suivant l’entrée en scène de l’héroïne, il fait faire par Achate un portrait saisissant de la reine en délire sous l’effet de la passion :
Jetez-vous point donc l’œil sur l’amante animée ?
Sur Didon, qui d’amour et de deuil renflammée
(Jà déjà je la vois forcener, ce me semble)
Perdra son sens, son heur, et son Énée ensemble ? (I, 1, v. 19-22).
On connaît la soumission du personnage d’Énée à l’ordre divin chez Virgile, l’absence de dilemme qui fait qu’une fois Mercure apparu à ses yeux, la stupeur et l’effroi du héros cèdent la place à un unique désir : s’éloigner au plus vite de Carthage. Distinguant de façon assez originale « héros à mission » et « héros à exploits », l’un des plus récents traducteurs français de l’Énéide, Paul Veyne, dans la traduction qu’il fait paraître en 2012 aux éditions des Belles-Lettres, s’efforce de justifier par sa mission l’insensibilité du personnage de l’épopée virgilienne : en considérant celle-ci comme une exigence de résistance à tout engagement amoureux, P. Veyne semble vouloir récuser d’un trait tous les reproches habituellement adressés à Énée.
Il est vrai que la plupart des transpositions dramatiques de l’épisode virgilien s’efforcent de faire d’Énée à la fois un amant plus acceptable et un meilleur avocat de la cause de Rome. Alors que 32 vers sont prononcés par Énée face à Didon chez Virgile, la pièce de Jodelle en compte 426. En même temps, les dialogues entre Didon et Énée s’amplifient jusqu’à constituer la moitié du texte de la tragédie.
Comme la plupart des auteurs dramatiques, Jodelle resserre l’action à la crise finale, en commençant in medias res selon les principes de la tragédie. La pièce présente d’abord le point de vue des Troyens, les compagnons d’Énée, avant même d’introduire leur chef sur la scène. Contrairement à l’Énéide, qui les représente en train de se livrer joyeusement aux préparatifs de départ, les Troyens de la tragédie apparaissent comme frappés de stupeur à l’ouverture de la pièce, encore sous le choc de la nouvelle apportée par Mercure8. Leurs commentaires précèdent l’affrontement des amants. Puis, l’annonce de la douloureuse séparation s’effectue au cours de l’acte II, dans une scène d’agôn qui s’achève sur l’évanouissement de Didon. Énée apparaît encore une fois dans l’espace de la tragédie à l’acte III, d’abord face à Anne, puis face à Achate, avant de disparaître définitivement pour laisser la place dans toute la dernière partie de la pièce aux personnages de l’entourage de Didon et à Didon elle-même.
Mieux que le personnage de Virgile, presque muet face à Didon, Énée devient, dans le grand face à face des héros exigé par la mise en scène théâtrale, un orateur éloquent, capable d’adopter tous les procédés de la rhétorique pour donner plus de force à sa parole : « T’ai-je donné la foi que » (v. 769), « t’ai-je dit », « t’ai-je dit », « As-tu oublié » (v. 794).
Reprenant le vers célèbre de Virgile, IV, 361, « Italiam non sponte sequor », principal argument de son personnage, Jodelle en fait prononcer à son héros une traduction exacte au vers 847, II, 2 : « Ce n’est pas de mon gré que je suis l’Italie ». L’invocation des dieux et de la nécessité de se soumettre à leurs ordres conclut majestueusement les propos tenus par Énée à Didon : « Je m’arrête à l’arrêt de mes parents les dieux » (v. 850).
Cependant, comparé au héros épique, le personnage d’Énée manifeste ici davantage de sentiment et cherche davantage à se disculper. D’une part, avec autant de mauvaise foi que d’habileté, Énée rappelle à Didon la distinction qu’elle n’aurait jamais dû oublier de faire entre amour et mariage :
Je n’ai jamais aussi prétendu dedans moi
Que les torches d’Hymen me joignissent à toi
Si tu nommes l’amour entre nous deux passée
Mariage arrêté, c’est contre ma pensée (II, 2, v. 7709-712).
D’autre part, Jodelle tente de faire exprimer au personnage une certaine compassion envers Didon, par l’aveu, sinon d’une réciprocité du sentiment amoureux, du moins d’une affliction sincère de sa part :
Je ne dis pas qu’en tout incoupable je sois.
Un seul défaut me mord : c’est que je ne devois
Arrêtant si longtemps en cette étrange terre
Te laisser lentement prendre au lacs qui te serre (v. 818).
Jodelle accorde à Énée la capacité de se juger de l’extérieur, d’éprouver regret et désarroi, comme quelqu’un qui n’aurait pas mesuré toutes les conséquences de ses actes ; il ne va pas toutefois jusqu’à lui faire exprimer la même souffrance amoureuse que Didon :
Si tel amour tu sens, je le sens tel aussi,
Qu’encores volontiers je m’oublirais ici (v. 823-824).
Quelle que soient la profondeur ou l’authenticité des sentiments d’Énée pour Didon, l’amour d’Énée n’est pas un absolu. Le premier de ces deux vers ménage une ambiguïté, vite résolue après l’effet d’attente lié à l’enjambement : aimer n’est qu’un « oubli » de soi aux yeux du héros, un « divertissement » au sens propre, un sortilège qu’il faut rompre pour retourner à des valeurs plus authentiques. La remise en question de l’amour comme valeur aboutit à un argument d’autant moins satisfaisant dans la bouche du héros troyen que face aux accusations du chœur des Phéniciennes, qui lui reprochent sa trahison, Énée riposte par un lieu commun :
De la foi des amants les dieux ne font que rire (v. 994).
Ce vers résume de façon éclatante la position d’Énée : un univers où l’amour règnerait de façon souveraine est un leurre, éloigné des vérités essentielles totalement subordonnées à la volonté des dieux.
Cependant, chez Jodelle, l’inflexibilité sans défaut du personnage virgilien laisse la place à un personnage plus pathétique : les larmes coulent, suggérant une forme de sincérité. Ainsi, devant Anne qui le supplie de différer son prochain départ, Énée développe-t-il en une longue argumentation douloureuse le motif de la vanité des larmes :
Cessons donc de pleurer. Tant plus nous pleurerons
Et plus notre tourment dans nous nous graverons (v. 1397-1404).
De plus, les paroles tenues par Énée devant ses compagnons, au moment de leur annoncer le départ imminent, sont des paroles de détresse, suscitant pitié et crainte par le recours aux figures de l’accumulation et de l’antithèse :
Du fer, du sang, du feu, des flots et de l’orage,
Je n’ai point eu d’effroi, et je l’ai d’un visage (v. 186).
Lorsque la reine perd connaissance sous ses yeux, Énée manifeste une réaction de compassion physique, totalement absente du texte virgilien :
J’en suis encore confus, une pitié me prend
Un frisson me saisit (v. 979).
Cependant, la tragédie de Jodelle fait rebondir la question de la responsabilité des Troyens d’une manière inhabituelle : même si Énée ne parvient pas à manifester une véritable passion pour Didon, il n’en reste pas moins qu’il est redevable à la reine de toutes les faveurs dont elle a comblé les Troyens. Comment justifier l’ingratitude face à la bonté ? Le dilemme individuel, à peine suggéré dans l’épopée de Virgile, s’élargit jusqu’à devenir l’objet d’un véritable dilemme collectif. Lorsque le héros affronte aussi bien Didon que les Phéniciennes, il invoque à tout instant la volonté des dieux, qui constitue effectivement son meilleur alibi. Cependant cette volonté n’est pas sans sembler étrange, de par sa réversibilité. Ainsi à la fin de l’acte II :
Chœur : Quel heur en ton départ ?
Enée : L’heur que les miens attendent.
Chœur : les Dieux nous ont fait tiens.
Enée : Les Dieux aux miens me rendent (II, 2, v. 989-990).
La difficulté d’interprétation de la volonté des dieux apparaît d’autant plus troublante que les sujets de Didon se sentent liés à Énée autant que les Troyens, et qu’Énée se trouve entouré de personnages capables d’exposer nettement aux yeux du public les enjeux du conflit entre pitié et piété.
En effet, paradoxalement, les trois personnages d’Achate, Ascagne, Palinure, tout comme les chœurs également composés de Troyens et de Phéniciens, jouent dans la pièce le rôle de conscience morale d’Énée. Ils s’interrogent avec réalisme sur les conséquences des actes de leurs maîtres, extériorisant dans le cas des Troyens les sentiments que devrait éprouver Énée. Ce sont les Troyens, y compris le jeune Ascagne, plus âgé ici que dans l’épopée de Virgile, qui évoquent le prochain départ en le qualifiant d’« injuste fuite (v. 71), et qui s’inquiètent de l’« injuste » et prévisible mort de Didon (v. 25).
Or, la question morale est aussi une question politique : Carthage mérite-t-elle d’être sacrifiée à Rome, les intérêts du peuple Troyen exigent-ils, pour que s’accomplissent les présages, une aussi monstrueuse trahison ? Telles sont les questions que posent les personnages qui environnent les héros et que pose le chœur qui conclut l’acte IV, en s’adressant en même temps à la « troupe Phénicienne » et à la « troupe Troyenne ».
Le conflit moral, philosophique et religieux
Toute l’action dramatique de la pièce de Jodelle se noue sur cette question essentielle, aussi importante au XVIe siècle qu’à l’époque d’Auguste en raison du contexte politique et religieux : peut-on se prévaloir de miracles et d’autres signes divins pour mépriser les valeurs humaines, peut-on répondre à un bienfait en commettant l’injustice ?
Les compagnons d’Énée n’échappent pas au doute, ils vont jusqu’à hésiter à reconnaître dans leur chef un guide prédestiné, un être supérieur aux autres hommes. Ainsi évoquent-ils avec crainte et méfiance « ses redoutés oracles, ses songes ambigus, ses monstrueux miracles » (I, 1, v. 11-13).
Le plus intéressant est qu’Énée lui-même hésite à reconnaître sa propre prédestination, comme en témoigne la rime « songe-mensonge des v. 272-273 :
Je pâlis, je me perds, je me trouble et retrouble
Je crois ce que j’ai vu n’être rien fors qu’un songe
Duquel je veux piper la reine en mon mensonge.
L’image du voyage en mer, récurrente dans la pièce, synthétise la double notion du hasard et du danger, lot habituel des marins, et la métaphore de la vie humaine constamment malmenée par le destin9. Elle permet aux compagnons d’Énée d’évoquer ironiquement l’hypothèse d’un échec :
Quelle belle Italie, ou quel bel héritage
Nous promet-on, sinon l’éternel navigage ? (I, 1, v. 135-136).
La seule issue au conflit moral et religieux semble dictée par Palinure, le pilote, seul de tous les personnages à ne connaître aucune défaillance, à ne jamais douter de la parole des dieux. Pour Palinure, aucune faiblesse n’est permise face à la volonté divine. Pour lui, la soumission aveugle est la seule conduite possible, dans la mesure où la sagesse divine est sans commune mesure avec la faiblesse de la raison humaine :
Il vaudrait mieux, suivant un message céleste,
(Quand même il serait faux) mettre aux dieux ma fiance
Que suivre pour guidon ma frêle connaissance (I, 1, v. 150-151).
Il s’agit là de l’attitude recommandée par le dogme chrétien, fortement sollicité par les débats religieux de l’époque10. La morale chrétienne se confond ici avec la sagesse ancienne, qui consiste à s’incliner devant la volonté divine et à accepter sans discuter les mystères de la foi, même s’ils sont incompréhensibles pour l’homme. Aux yeux de Palinure, (v. 86), le sens des choses ne se révèle qu’après coup, souvent de façon imparfaite, si bien que l’homme ne peut juger seul, d’autant plus qu’il arrive souvent que d’un mal puisse naître un bien.
Cependant, la tragédie de Jodelle ne s’en tient pas à la mise en avant de l’obéissance exigée du croyant. Certes, la foi invite à suivre les préceptes divins en l’absence de toute raison, au nom de la toute-puissance de Dieu et de sa sagesse. Mais tout au long de la pièce, la cruauté des dieux et l’ambiguïté de leurs ordres se trouvent directement mises en cause, et l’obéissance de l’homme ne va pas sans murmures. La tragédie ne s’arrête pas au débat qui opposerait la vérité à l’erreur et à la certitude exprimée par Palinure : refusant de trancher, elle renvoie toute discussion à la leçon contenue dans l’Ecclésiaste, qui est celle de la vanité de toutes choses. La pièce illustre de façon encore plus éclatante que Cléopâtre captive l’idée que tout cède à la fortune, que l’homme n’est que le jouet de forces contre lesquelles il est impuissant, que le bonheur n’est pas de ce monde.
Loin d’être convaincu par les paroles de Palinure, loin de se borner à adopter aveuglément l’attitude confiante du croyant, Énée apparaît en effet encore une fois en scène à l’acte III, tourmenté par sa conscience. Après avoir fermement renvoyé Anne, venue implorer un délai dans la mise à exécution de ses projets de départ, le héros demande encore une fois en gémissant à Achate :
Pourquoi me gène donc ma conscience encore ? (III, 3, v. 1487).
Cette question est la preuve que la lutte intérieure continue paradoxalement de se dérouler dans le cœur de l’élu, une fois la décision prise, une fois le destin accepté, ce qui laisse apparaître sa vulnérabilité, ou plutôt son humanité :
C’est l’aigle qui le cœur sur Caucase dévore (v. 1488).
En inscrivant une conscience tourmentée dans le cœur d’Énée, Jodelle semble dénoncer l’aveuglement du fanatisme religieux, de telle façon que même si le héros se soumet au commandement des dieux et accepte de quitter Carthage, l’image que la pièce transmettra de lui ne se limitera plus à celle d’un « pius Aeneas » inflexible, mais sera celle d’un nouveau Prométhée, un homme déchiré par les reproches de sa conscience.
La mort de Didon
La tragédie humaniste se distingue de la tragédie classique par la simplicité de sa composition. Les pièces ne s’organisent pas en fonction de la progression de l’action, mais de l’émotion tragique. Comme le veut l’esthétique humaniste, la pièce de Jodelle invite à contempler les effets du malheur infligé à la reine de Carthage par un destin inexorable, celui-ci étant déjà à son comble à l’ouverture de la pièce. L’issue funeste étant inévitable, une fois la décision d’Énée signifiée à Didon à l’acte III, la tragédie consacre ses deux derniers actes à l’accomplissement solennel du destin de l’héroïne.
Au début de l’acte IV, Didon, emportée par la fureur, prononce de terribles imprécations contre la race d’Énée et contre le peuple romain. Puis, plus loin, la déploration de l’injustice de son sort s’effectue aussi bien à travers ses propres paroles que celles des personnages qui l’entourent, Anne, Barce, le chœur.
L’émotion surgit dès lors de la plainte douloureuse des victimes et s’empare du spectateur, pour ne plus le quitter tout au long des deux derniers actes : à côté de Didon, les personnages de la sœur et de la nourrice évoquent leurs hantises, leurs songes et leurs visions dans des discours terrifiants. Anne évoque non seulement ses rêves nocturnes, mais surtout la vision cauchemardesque du « vin tourné en sang » dont elle a été le témoin lors des sacrifices accomplis par sa sœur le matin même (IV, 1, v. 1880). Les développements oratoires alternent avec les moments d’effusion lyrique, rendant toujours plus visible le lien entre dramaturgie et rhétorique.
L’interprétation du destin tragique de Didon se trouve éclairée par une remarque de Jacqueline de Romilly à propos de la tragédie antique11 : « Jupiter, le ciel, les dieux, ne sont pas justes, mais leurs victimes non plus ne sont pas sans reproches. Toutes les actions des hommes sont sans cesse alimentées par la hantise de la justice divine ».
Comme l’embrasement de la chevelure d’Ascagne pour les Troyens, la proximité du tombeau de son époux défunt joue pour Didon le rôle d’un signe divin :
J’ai tantôt dans l’épais du lieu sombre et sauvage
Près l’autel où je tiens de mon époux l’image
Entendu la voix grêle et reçu ces paroles
Didon Didon Viens t’en ! (v. 2217-2220).
Toutes les paroles prononcées par les personnages présents sur la scène aux deux derniers actes baignent dans le mystère et le sacré. « La justice divine confère à chaque événement une portée supérieure et le rattache à une volonté transcendante »12 Ainsi s’articulent les deux ordres de valeurs, celui des valeurs civiques et religieuses, observé rigoureusement par Énée, contraint d’adopter au moins extérieurement les comportements du « pius Aeneas » de Virgile, et celui des valeurs morales et individuelles, dont, une fois disparus Énée et Achate, Didon va devenir l’incarnation, Jodelle rejoignant ici la tradition italienne.
En effet, dès qu’elle perçoit l’attitude de fuite de son amant (« Quis possit fallere amantem », selon Virgile, « Et qui s’ose vanter de tromper une amante ? », selon les paroles d’Anne à l’acte IV, v. 1732), Didon commence à s’interroger sur ses propres erreurs.
Son examen de conscience « Encore qu’envers le ciel je n’aie commis rien »… (v. 1285 et suiv.) l’absorbe toute entière et l’amène à rechercher de façon impitoyable dans toutes les fautes dont elle s’est rendue coupable autant d’occasions de justifier son malheur présent. Cet examen de conscience, qui n’est pas sans rappeler la confession des chrétiens, trouve un aboutissement religieux dans les dernières paroles du chœur, à la fin de l’acte IV. En effet, le ciel choisit souvent d’élire et de protéger des hommes déloyaux tels que Jason, Thésée, Hercule et Énée, et il ne se prive pas de faire souffrir des êtres vertueux, comme Didon. Or, une réponse chrétienne existe à ce constat, qui rappelle la dimension spirituelle de la tragédie humaniste dans le contexte historique de la période :
C’est que pêcheurs nous sommes
Et le ciel se fâchant
Fait pour punir les hommes
Son bourreau d’un méchant (v. 2095).
Dans ces conditions, Énée n’aura été que l’instrument, le « fléau de Dieu ». Par la bouche du chœur, qui se fait ici l’écho de la conscience morale de Didon, il apparaît que l’aveu complet de toute faute culmine dans la reconnaissance de la déchéance de la nature humaine. L’humilité de Didon lui permet d’avouer qu’elle s’est laissée abuser par son aspiration au bonheur, alors que toutes les choses humaines ne sont que leurre13. C’est pourquoi la plainte liée à la trahison d’Énée laisse la place à la déploration de fautes dont certaines sont d’autant plus touchantes qu’elles n’ont pas de rapport direct, du moins en apparence, avec la situation tragique de la reine.
Didon se déclare coupable d’avoir manqué au devoir d’honorer Vénus. Jodelle use ici de l’ironie tragique, puisque c’est Vénus qui a condamné la reine, ce qui, comme chez Sophocle, illustre l’ignorance des hommes dupés par les dieux. C’est lorsqu’ils acceptent de témoigner leur confiance que soudain le désastre arrive. Le sentiment de n’avoir pas vu clair dans la lutte entre les deux déesses, Vénus et Junon, envahit la reine dès l’acte III.
Le second crime dont s’accable la reine est d’avoir honoré les Troyens au détriment des Tyriens, d’avoir voulu voir un époux dans un étranger, d’avoir pensé faire partager son trône à un être indigne, et d’avoir tenté d’associer à ses projets de souveraineté un homme, non seulement indifférent à la grandeur de Carthage, mais pire, promis à causer sa perte par la fondation d’une nation ennemie. Comme pour Énée, la responsabilité de Didon comme chef de peuple donne à ses actes un retentissement profond : « L’offense aux dieux et l’offense à la cité sont comme les deux faces d’une même faute »14. La faute du souverain est un crime qui entraine imprudemment son peuple à sa suite.
En ses derniers instants, Didon revient cependant sur le chemin parcouru à la tête des Tyriens et, acceptant son sort de façon sereine, déclare avoir donné à Carthage la grandeur qui lui revenait :
J’ai vécu, j’ai couru la carrière de l’âge
Que Fortune m’ordonne, et or ma grand’image
Sous terre ira. J’ai mis une ville fort belle
A chef, j’ai vu mes murs, vengeant la mort cruelle
De mon loyal époux, j’ai puni, courageuse,
Mon adversaire frère (V, 1, v. 2232).
Un troisième crime dont s’accuse Didon est d’avoir suscité la colère de Iarbas, le roi des Numides, son voisin, dont elle a repoussé la demande en mariage. Ce prétendant déçu n’apparaît pas dans la pièce de Jodelle, mais il arrive dans certaines versions qu’il surgisse pour réclamer vengeance, comme c’est le cas dans l’acte II de la tragédie d’Alexandre Hardy. Comme le rappelle le messager à la fin de la pièce d’Alexandre Hardy, « Iarbe préféré, tu ne fusses pas morte ». Le roi souhaitait « [t]’épouser », et « unir à [ta] gent la sienne valeureuse, / Union suffisante à rendre l’univers / Sous un joug tributaire en ses peuples divers »15. Le refus de cette alliance et les torts de Didon envers son peuple auront été lourds de conséquences politiques, puisque le roi Iarbas, injustement repoussé, aura obtenu de Jupiter la rupture entre les amants et que les Tyriens demeureront à jamais humiliés du départ d’Énée.
Malgré tout, le sentiment qui suscite en Didon la plus forte culpabilité est le sentiment de trahison envers Sychée, son premier mari, qui fut aussi son premier amour.
Didon déplore de ne pouvoir « innocente et honnête », rejoindre son époux dans les Enfers, fidèle à lui jusqu’à la fin, comme Andromaque à Hector. Elle a entendu l’appel de Sychée : « Didon, Didon, viens-t’en ». En se reconnaissant coupable, la victime s’efforce de retrouver une forme de pureté : « Sur mon sang, dont je veux ici faire offrande » (v. 2215).
Les termes décrivant le rituel religieux du sacrifice se trouvent dès lors présents en abondance dans les propos tenus par Didon et par les personnages qui l’entourent, avec un luxe de détails qui confèrent à l’acte V une atmosphère solennelle et une dimension sacrée. Fortement imitée de Sénèque, la description du bûcher commandé à Anne obéit aux prescriptions de la vieille prêtresse massylienne, Béroé, et occupe toute une partie du discours de Didon. Elle s’accompagne d’une peinture de Didon en officiante :
La chevelure au vent, de tous côtés flottante
Un pied nu, l’œil tout blanc, la face toute blême (IV, 2, v. 1943).
On reconnaît dans cette peinture le portrait de la bacchante ou de la magicienne transmis par la tradition littéraire issue de Théocrite et de Sénèque. Il ne manque même pas l’évocation des incantations magiques :
Vous m’orrez bien tonner trois cent Dieux d’une suite
Et Enfer, et Chaos (IV, 2, v. 1947).
Jodelle tire enfin largement parti du récit de la fin du livre IV de Virgile pour représenter alternativement, dans la succession des scènes finales, le double visage de Didon : tantôt « serein visage » lorsque la reine cherche à abuser les siens, tantôt épouvantable visage lorsqu’elle livre au spectateur ses projets secrets. Rudement congédiée, la vieille nourrice en fait l’observation :
Mais quelle couleur, Dieux ! toutes sacrifiantes
Rendent-elles ainsi leurs faces effrayantes ? (V, 1, v. 2210).
La réalité du dessein de Didon se trouve encore mieux révélée par le procédé du monologue, grâce auquel le spectateur participe à l’épanchement du furor tragique :
« L’amour mange mon sang, l’amour mon sang demande,
Je le veux tout d’un coup repaître en mon offrande
Soyez au sacrifice, ô vous, les dieux suprêmes,
Je vous veux apaiser du meurtre de moi-même » (IV, 2, v. 1999-2003).
Dès lors se trouve largement justifié le choix du titre de la pièce de Jodelle, Didon se sacrifiant. La solennité de la tragédie tient en grande partie aux forces transcendantes qui l’entourent. Comme le fait observer J. Scherer, selon qui l’action de la tragédie « se déroule le plus souvent près des autels »16, tout contribue à y conduire le héros au moment du dénouement. C’est bien ce que confirment les paroles de Didon, tandis qu’elle récapitule ses fautes et se condamne :
[…] il faut laver mon crime
Dans mon sang, me faisant et prêtresse et victime (V, 1, v. 2223-2224).
Cependant, la crainte du dénouement tragique se double chez le spectateur de l’admiration que suscite la fermeté d’âme de Didon. Ne pouvant modifier l’ordre du monde, le sage doit apprendre à modifier ses désirs. Le chant lyrique du chœur récapitule et amplifie les actions que le spectateur a pu auparavant observer de ses yeux, amplifiant à des fins morales la représentation des actes accomplis par la reine dans son rôle de prêtresse.
Par l’heur d’un sacrifice elle a couvert l’envie
De chasser aux enfers ses travaux et sa vie.
Sur un amas de bois, feignant par vers tragiques
D’enchanter ses fureurs, elle a mis les reliques
Qu’elle avait de ce traitre, un portrait, une épée,
Et leur coupable lit […].
Lors seule, en son sang ses flammes elle noie
S’enferrant du présent que lui fit le parjure (V, 3, v. 2305-2313).
La pitié qu’inspire Didon se double du caractère spectaculaire du décor, bûcher, offrandes expiatoires ; l’oxymore sang-flammes, la juxtaposition des verbes « noyer », « s’enferrer », donnent à l’héroïne une fin aussi grandiose que virile et stoïcienne. Ainsi se trouve transformée la figure de l’infelix Dido.
Les dernières paroles échangées par le chœur et la nourrice sont là pour procurer un certain retour au calme chez le spectateur, les émotions tragiques semblant se résoudre, grâce à l’effet de gros plan sur les larmes, en jouissance esthétique :
Barce : […] Allons et cette offrande
Arrosons de nos pleurs, et souffrons tant de peine
Qu’avec elle le deuil presque aux enfers nous mène (V, 3, v. 2343-2344).
Le héros solitaire, écrasé, abandonné, n’a plus rien, mais il conserve un idéal qui justifie son sacrifice. Entre la conscience d’avoir mal protégé les siens, d’avoir trahi son époux et manqué à l’honneur dû à soi-même, la prise de conscience qu’effectue Didon la conduit à choisir de se donner la mort, ce qui lui permet à la fois de se délivrer du mal d’amour et d’expier ses fautes. La mise en scène du dénouement choisi par Jodelle complexifie le caractère de la reine : au personnage pathétique, victime de l’amour, se superpose un personnage noblement tragique, une reine, meneuse de peuple, juge et partie dans le procès livré à soi-même, qui se délivre en mettant fin à ses jours de façon spectaculaire, affirmant audacieusement sa liberté.
En choisissant de se sacrifier, la reine de Carthage s’impose à la postérité comme un modèle d’héroïne vertueuse capable de triompher noblement des forces railleuses du destin. Cependant, alors que dans la tragédie antique, le spectacle de l’innocence persécutée rend l’homme plus pieux et plus respectueux des dieux, la tragédie de Jodelle invite à une prise de conscience, sinon à une mise en accusation des dieux. Toute action humaine semble irrémédiablement promise à l’échec, la désillusion étant inscrite d’avance dans la condition humaine marquée par le péché.
On pourra comparer Didon se sacrifiant aux versions qui « laïcisent » la mort de Didon, ne retenant que la fin tragique de l’amante en proie au désespoir amoureux. On pourra d’autre part s’intéresser aux nombreuses tentatives de réécriture dramatique réalisées par les auteurs de tous les temps pour essayer de réparer l’injustice faite à Didon par Virgile : chez Hardy, Énée promet de revenir, chez Purcell, il s’écrie « I’ll stay » après le départ de Mercure, chez Lefranc de Pompignan, il décide de demeurer aux côtés de Didon pour combattre Iarbas, qu’il tue, tandis que chez Jules Lemaître, dans En marge des vieux livres, Iarbas épouse Didon.
On reviendra peut-être avec plaisir à l’inquiétude inscrite dans la tragédie humaniste et aux modalités d’accomplissement de la catharsis liées à la notion de sacrifice.