[…] avec ce mélange turco-européen, on peut faire quelque chose de drôle1.
Entre deux mondes
La ville de Constantinople se tiendrait à cheval entre l’Orient et l’Occident2. Tel est le stéréotype que déclinent à l’envi un grand nombre de voyageurs occidentaux au XIXe siècle, à l’instar de Gérard de Nerval, lequel affirme dans son Voyage en Orient : « Cette cité est, comme autrefois, le sceau mystérieux et sublime qui unit l’Europe à l’Asie »3. S’il paraît favoriser le rapprochement interculturel, ce cliché ne laisse cependant pas d’être ambigu : en effet, il s’origine dans une vision du monde européocentriste, polarisée entre Nous (l’Occident) et les Autres (l’Orient), variante certes critique, ambivalente, de « la fameuse et absurde opposition Orient-Occident » dénoncée naguère par Albert Memmi, « antithèse durcie, qui érigeait […] une barrière définitive entre (le colon) et le colonisé »4. Fusion des contraires alors ou antagonisme ?
En analysant la manière dont est traité dans la littérature ce stéréotype, nous voudrions nous interroger sur les conditions d’émergence et de développement d’une filiation littéraire interculturelle. L’enjeu principal sera d’identifier le fil directeur qui relierait deux écrivains-voyageurs français de la seconde génération romantique : Gérard de Nerval (Voyage en Orient, 1851) et Théophile Gautier (Constantinople, 1853) aux écrivains turcs des XXe et XXIe siècles les plus attachés à la représentation d’Istanbul. A l’origine de notre réflexion se situe un acte d’appropriation mémorielle : la volonté exprimée par le romancier turc Orhan Pamuk (1952-) dans Istanbul, souvenirs d’une ville de revendiquer Nerval et Gautier comme modèles tant de sa propre démarche que de celle de ses inspirateurs le poète Yahya Kemal (1884-1958) et le romancier Ahmet Hamdi Tampïnar (1901-1962) : « deux des plus éminents écrivains turcs, fervents admirateurs des œuvres des deux écrivains français et lecteurs attentifs de leurs récits de voyage et de leurs textes sur Istanbul »5. Une telle revendication participe de ce phénomène qu’à la suite d’Hobsbawm et Ranger, Homi Bhabha intitule « l’invention de la tradition »6, la mémoire étant en effet non plus subie mais choisie dans une situation culturelle mondialisée. Quelle serait la légitimité d’un tel appariement ? Nous voudrions montrer que tous ces auteurs s’inscrivent dans ce que Bhabha nomme « l’inconfort, la situation des initiations extraterritoriales et transculturelles »7, l’ambivalence idéologique, emblématique de ces quatre écrivains situés à cheval entre deux cultures, induisant chez eux une certaine manière de voir, partant de transcrire une réalité constantinopolitaine travaillée elle-même comme en miroir par des forces contradictoires.
A travers la transcription de cette filiation de l’inconfort, cet article entend lui aussi, à l’instar de la ville-monde, être un vecteur de médiations et d’hybridations : articulant intimement le poétique et l’idéologique, entre l’analyse littéraire stricto sensu et la critique postcoloniale déconstructiviste. Nous nous inspirerons donc tant des études nervaliennes ou gautiériennes (en particulier d’un article de Sarga Moussa qui est le seul à notre connaissance à s’être interrogé sur la manière dont Pamuk relisait l’œuvre d’écrivains français du XIXe siècle8, et d’un article de Guy Barthèlemy9) que de certains aspects de la critique postcoloniale (Edward Saïd, Homi Bhabha) ou encore de projets médians menés par des universitaires français (Jean-Pierre Dubost, Axel Gasquet10). Pour ce qui concerne ces derniers aspects, il s’agira pour nous de nous arrêter non pas seulement au « choc des civilisations », aux clivages idéologiques binaires dont nous ne méconnaissons pas les irrécusables conséquences mais également aux « emmêlements » déjà toujours présents, aux « chevauchements » lesquels, pour reprendre Jean-Pierre Dubost « érod(ent) toujours nécessairement la fermeté des contours identitaires »11.
Gautier et Nerval dans la Constantinople des Tanzimat12 : de l’aporie à l’hybridité
L’inconfort
Gautier et Nerval font emblématiquement partie de cette génération que Paul Bénichou a nommée « L’Ecole du désenchantement. » Les deux anciens membres des jeunes France, déçus de la modernité, n’eurent ainsi de cesse d’affirmer leur hostilité à l’égard d’une société utilitariste et bourgeoise. Or, comme l’a montré Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, l’écrivain des années 1830-40 « joue sans relâche » la rupture « mais il ne la fait pas »13. Qu’il le veuille ou non, et indépendamment de tout mécanisme de retrait, l’homme de lettres est englobé jusqu’à un certain point par l’idéologie de son époque, irréductiblement intégré au sein d’un système de production médiatique dont il est l’une des chevilles ouvrières. Dès lors, bien plus que de radicalité primitiviste sous l’égide de Rousseau, il faudrait parler d’indépassable ambivalence, oscillation pérenne entre culte quasi-fétichiste de la tradition et participation au progrès. Nul paradoxe à ce que Gautier, dépêché par La Presse en 1851 à l’exposition universelle de Londres, affirme, séduit par les plus puissantes des locomotives : « […] nous ne poussons pas, au milieu d’un siècle, le plus grand que les évolutions des temps aient amené, des gémissements élégiaco-romantiques, et nous comprenons, quoiqu’artiste, la beauté de notre époque […] »14.
Si Nerval en 1843, Gautier en 1852, vont chercher en Orient l’antithèse de l’Europe productiviste, univers fantasmatique où « la beauté […] passe avant la commodité »15, ils ne méconnaissent jamais les enjeux d’un véritable échange entre principes complémentaires, « civilisation » d’un côté, beauté barbare de l’autre. Et Gautier, chroniqueur du salon de 1849, de louer « […] la civilisation intelligente, qui, tout en portant notre science aux barbares, prendrait d’eux la poésie et la beauté »16. C’est donc avec un très grand à-propos que nos deux auteurs vont projeter et dramatiser cette ambivalence idéologique française sur un espace stambouliote lui-même marqué par une hybridité culturelle déjà très avancée.
La dramatisation de l’espace urbain
La Constantinople des années 1840-1850 est entrée dans la période des Tanzimat. A la suite de son père Mahmoud II (1808-1839), le sultan Abdul-Medjid 1er (1839-1861) entreprend en effet de réformer profondément les institutions de son empire sur le modèle européen ainsi que le précise Robert Mantran : « Les yeux fixés sur l’Europe, l’État ottoman cherche son salut dans le décalquage des modèles que celle-ci offre en pâture »17.
Aussi un sentiment de frustration émane-t-il des propos de nos deux écrivains quand ils prennent conscience de l’irréversible occidentalisation de la capitale impériale. Nerval souligne le paradoxe d’une ville menacée par l’acculturation : « Depuis mon arrivée à Constantinople, je me suis toujours senti dans une ville européenne où le Turc est devenu lui-même un étranger »18. De cet effondrement du stéréotype orientaliste tant recherché naît cependant une certaine manière, inédite, de décrire la ville en jouant tantôt sur les antagonismes, tantôt sur les interpénétrations culturelles.
En habiles feuilletonistes, les deux voyageurs français jouent ainsi en premier lieu sur les contrastes topographiques qu’ils exacerbent à outrance. La métropole de Constantinople est en effet divisée en trois cités géographiquement distinctes : Péra l’Européenne, « le quartier franc, le seul que les Européens puissent habiter »19, Stamboul, également sise en Europe, ville musulmane mais menacée dans ses fondements identitaires, tandis que, située symboliquement en Asie sur l’autre rive du Bosphore, Scutari apparaît comme le « refuge des vieux musulmans »20 où « la réforme ne semble pas […] avoir pénétré »21. De manière schématique, l’espace ainsi polarisé joue sur un contraste binaire : d’un côté la puissance montante des idées européennes, de l’autre la persistance du vieil Islam, une telle sémantisation de l’espace servant de support à l’expression des incertitudes idéologiques de nos voyageurs. Guy Barthèlémy en résume les enjeux : « La réforme est louée pour son progressisme, honnie pour son costume européanisé »22. Se dessine ainsi chez Nerval une incontestable dilection pour Péra et ses faubourgs, emblèmes d’un empire réformé favorisant le cosmopolitisme et la tolérance.
Ce mélange de civilisation et de traditions byzantines n’est pas le moindre attrait de ces nuits joyeuses qu’a créées le contact actuel de l’Europe et de l’Asie, dont Constantinople est le centre éclatant, et que rend possible la tolérance des Turcs23.
Or, cet ébranlement du « vieil Orient » sous l’égide tolérante des Lumières européennes apparaît dans le même temps comme le tombeau de l’idéal esthétique : « La réforme, qui a coiffé l’Osmanli du tarbouch et l’a emprisonné d’une redingote boutonnée jusqu’au col, a amené aussi, dans les habitations, la sobriété d’ornement où se plaît le goût moderne »24.
L’universalisme égalitaire d’un Occident conquérant n’aurait-il pas comme corolaire le nivellement par le bas de toute spécificité, pré-mondialisation synonyme de la mort de la couleur locale comme le prophétisait déjà Gautier dans son Voyage en Espagne sur le mode hyperbolique ?
Il deviendra impossible de distinguer un Russe d'un Espagnol, un Anglais d'un Chinois, un Français d'un Américain. L'on ne pourra plus même se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s'emparera de l'univers, et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint : la curiosité25.
En définitive, l’inconfort de nos deux auteurs, projeté sur l’espace symbolique constantinopolitain, frise l’aporie. N’est-ce pas en effet exclusivement grâce à l’idéologie cosmopolite de la culture-monde, dont Abdul-Medjid le réformateur tout acquis à la civilisation européenne est le promoteur, que nos voyageurs (de facto touristes sans qu’ils l’admettent), ont le loisir d’approcher d’un idéal esthétique qui en représente quant à lui l’absolue négation ? Zone de contact située à Stamboul, le « bazar des armes » ou Bezestin tel qu’il est évoqué par Gautier apparaît comme le lieu le plus emblématique de cette incompatibilité :
Le bazar des armes peut être considéré comme le cœur même de l’Islam. Aucune des idées nouvelles n’a franchi son seuil ; le vieux parti turc y siège gravement accroupi, professant pour les chiens de chrétiens un mépris aussi profond qu’au temps de Mahomet II. Le temps n’a pas marché pour ces dignes Osmanlis qui regrettent les Janissaires et l’antique barbarie, peut-être avec raison26.
Nul doute que le Bezestin ne représente pour Gautier la quintessence stéréotypée et idéalisée d’un Islam qui allierait indissolublement barbarie, fanatisme et beauté, ainsi qu’en témoigne la présence des symboles les plus radicaux de la tradition ottomane : Mahomet II, conquérant de Byzance en 1453, puis, d’une actualité bien plus sensible, le corps des Janissaires, massacrés par le sultan réformateur Mahmoud II en 1826. Or, ce lieu idéal fermé, utopique, est structurellement incompatible avec l’intrusion du giaour27 qui, par sa seule présence, le menace dans son intégrité comme le prouve l’insulte « chiens de chrétiens » proférée au style indirect libre. En d’autres termes, l’objet fantasmatique du désir de l’Occidental interdit la présence de ce dernier en tant que sujet et le lieu d’élection esthétique, littéralement tabou, s’avère inhabitable. Bien avant que l’historien Bernard Lewis puis le journaliste Samuel Huntington ne popularisent une telle expression, Gautier dramatise donc ici déjà le « choc des civilisations », antithèse absolue de deux principes stéréotypés mutuellement exclusifs. Or, de manière caractéristique, le voyageur français se refuse rigoureusement à faire un choix et l’emploi de la locution adverbiale « peut-être » qui clôt le paragraphe cité illustre admirablement une telle indécision structurelle.
Nerval et Gautier, partisans d’une indépassable epoche, peuvent ainsi être rattachés à la famille orientophile de ces sceptiques qui, selon Jean-Pierre Dubost « n’ont pas voulu faire (un) choix » entre Orient et Occident, happy few qui, à l’instar de « Nietzsche, Segalen, Isabelle Eberhart, Etienne Dinet, Gerini » après eux et Goethe avant eux, pratiquent « l’indécision productive »28. C’est bien ce dialogisme indépassable qui fonde la singularité du regard que nos deux auteurs portent sur la capitale impériale, lequel rompt en visière avec les contempteurs encore très nombreux d’un despotisme oriental dont il s’agirait de purger l’empire ottoman29. Il ne s’agit pas non plus pour eux de jouer la carte d’un traditionalisme radical qui survaloriserait, comme le fera trente ans plus tard Pierre Loti, « la beauté, l’étrangeté, l’enchantement et la singularité sans pareille » d’un Istanbul exclusivement musulman selon le commentaire d’Orhan Pamuk30. Balançant donc structurellement entre attrait esthétique pour un orientalisme quintessencié et conscience du caractère progressiste de l’Histoire, Nerval et Gautier, résolument turcophiles, se démarquent radicalement de la grande majorité des voyageurs de leur temps31. Or, s’il est question d’osciller entre les deux mondes sans jamais choisir, il est également fondamental de travailler à leur rapprochement, d’oser le chevauchement interculturel, selon la définition qu’Edward Saïd a pu en donner à l’extrême fin de sa carrière, dans les dernières lignes de la préface à l’édition française de 2003 de son célèbre ouvrage Orientalism :
Loin du choix des civilisations, nous devons nous concentrer sur un long travail en commun de cultures qui se chevauchent, empruntent les unes aux autres et cohabitent de manière bien plus profonde que ne le laissent penser des modes de compréhension réducteurs et inauthentiques32.
De l’hybridité à la synthèse
Dans leur volonté de rapprocher les cultures, nos deux voyageurs vont donc inventer une autre manière de voir et d’écrire la réalité constantinopolitaine, littéralement hybride, c’est-à-dire empruntant à l’un et à l’autre des deux mondes afin d’élaborer un objet esthétique nouveau, radicalement inédit, émancipé de toute tradition unilatérale. Or, dans cette volonté partagée de déplacer les frontières réciproques de l’identité, nos deux auteurs se distinguent sensiblement : tandis que Gautier, jouant sur les juxtapositions, ne gomme jamais la différence orientale, Nerval, quant à lui, dans une démarche archéologique lato sensu, entend dépasser l’altérité, pourtant recherchée en tant que repoussoir à l’Occident, à travers l’identification d’une unité antérieure commune.
C’est en premier lieu grâce à ce processus que Sarga Moussa intitule « la médiation picturale »33 que l’œil de peintre de Gautier élabore un objet esthétique hybride. Tandis que la plupart des voyageurs contemporains opposent les splendeurs du site naturel de Constantinople à la misère hideuse de la réalité socioculturelle islamo-ottomane34, notre auteur, s’inspirant de son ami Maxime du Camp35, est le premier à être capable d’apprécier la beauté d’un tel contraste. Tout se passe en effet comme si le voyageur appliquait à un réel brut − « misère sordide », « délabrement hideux »36 − qu’il est le premier à déplorer, le filtre du pittoresque, plus précisément celui de l’orientalisme pictural (regard éminemment eurocentré ainsi que l’a prouvé Edward Saïd, littéralement un occidentalisme) dont le peintre Alexandre-Gabriel Decamps (avec Delacroix) est le plus illustre représentant. Aussi peut-on relever à quel point son mode de description emprunte à l’esthétique orientaliste :
J’ai dit maisons tout à l’heure, mais le mot est bien magnifique, et je le reprends. Mettez cahuttes, bouges, échoppes, taudis, tout ce que vous pourrez imaginer de plus enfumé, de plus sale, de plus misérable, mais sans ces bonnes vieilles murailles empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies, effritées, que la truelle de Decamps maçonne avec tant de bonheur dans ses tableaux d’Orient, et qui donnent un si haut ragoût aux masures37.
Ce passage fondamental a valeur métapoétique. En avouant (faussement) son impuissance face au medium pictural, Gautier supplée l’absence de toute truelle en transposant l’outillage du peintre en termes de prose poétique. Dès lors, l’accumulation des participes relevant de la technique picturale « empâtées, égratignées, lépreuses, chancies, moisies, effritées » met en abyme le travail stylistique du prosateur, lequel ouvre sur un dépassement qualitatif du réel. Il est alors possible à notre auteur d’authentifier une beauté globale née d’un tel assemblage :
[…] les rues étroites, montueuses, infectes, n’ont aucun caractère ; mais qu’importe, si cet assemblage incohérent de maisons, de mosquées et d’arbres colorés par la palette du soleil, produit un effet admirable entre le ciel et la mer ? L’aspect, quoique résultant d’illusions, n’en est pas moins vraiment beau38.
Certes, l’adjectif « beau » n’est mentionné qu’une fois dans tout l’ouvrage, aveu entouré de précautions oratoires, proche du paradoxe, et il ne s’agit pas pour Gautier de théoriser ici en art poétique l’esthétique picturale de la ruine stambouliote vulgaire. Toutefois, la révolution dans la manière dont le regard européen appréhende les hideux débris islamo-ottomans a bien eu lieu, autorisant un Orhan Pamuk à affirmer en 2003 : « Gautier pénètre dans les "coulisses" de la ville, s’aventure dans les faubourgs, les quartiers délabrés, les rues obscures et sales, et fait pour la première fois sentir au lecteur que l’Istanbul miséreux et désolé a autant d’importance que les images touristiques »39. A travers l’hybridation culturelle : le filtre pictural européocentré appliqué à la réalité stambouliote, le voyageur dépasse l’« antithèse durcie » Orient-Occident en inventant une forme esthétique inédite, « lieu d’hybridité » au sens où l’entend Homi Bhabha, « ou la construction d’un objet politique nouveau, qui n’est ni l’un, ni l’autre »40.
Tandis que Gautier, dans sa volonté de résorber la fracture symbolique est-ouest, ne renonce jamais à la différence, Nerval, de son côté, est structurellement travaillé par le fantasme d’une origine et donc d’une identité communes aux deux mondes. S’il entend, en (pré)ethnologue et dans une perspective synchronique, mettre en regard les deux pôles en soulignant les antithèses, ce n’est que pour mieux identifier, dans une perspective diachronique et tel un archéologue, une profonde unité antérieure. L’Orient, l’Islam en particulier au prix d’une libre interprétation, est en effet symboliquement considéré par le voyageur nervalien comme le conservatoire des religions de l’antiquité, contrepoint à un Occident, qui, après avoir embrassé le christianisme, « religion redoutable »41, s’est fourvoyé et affaibli en dissociant la matière du sacré. Aussi notre auteur n’aura-t-il de cesse de sonder, derrière la réalité constantinopolitaine désormais divisée, les traces mal effacées d’une Byzance symbolique, palimpseste d’une antiquité païenne synonyme d’unité et de puissance42. Caragueuz, ombre chinoise de la place du Seraskier à Stamboul associant paradoxalement ithyphallisme et sacralité, serait ainsi une survivance antique : « N’est-ce pas un souvenir égaré du dieu de Lampsaque, de ce Pan, père universel, que l’Asie pleure encore ? »43 De la même manière, les derviches tourneurs (de Péra) ou hurleurs (de Scutari), « représentent la tradition non interrompue des cabires, des dactyles et des corybantes qui ont dansé et hurlé durant tant de siècles antiques sur ce même rivage »44. En définitive, la différence orientale selon Nerval ne serait symboliquement que la reconnaissance du même, l’altérité se résorbant in fine dans le fantasme d’une identité antérieure indifférenciée. Il n’est dès lors pas surprenant que la réalité orientale se dérobe avec violence à l’acte d’assimilation totalitaire du « Nazaréen d’Europe »45. Fondamentale est à ce titre la fin de non-recevoir adressée à notre auteur par l’esclave Zeynab achetée au Caire, laquelle, en le qualifiant de giaour, renvoie son maître à son irréductible différence. Pour ce qui concerne spécifiquement l’univers stambouliote, tout aussi révélatrice est la distance ménagée entre le regard profane du voyageur-observateur et le coït sacré du sultan Abdul-Medjid 1e la veille du baïram, scène de harem évidemment dérobée à tout regard, objet d’un pudique récit46. Le harem donc, quintessence de l’altérité orientale, où s’articulent de manière incompréhensible (selon un prisme culturel européocentré) sexualité et sacré, reste ainsi, à l’instar du voile dont il est l’analogon pétrifié, le récif symbolique d’une nécessaire différence47. Telle est en définitive la fonction de cet Orient fantasmatiquement approché par les Occidentaux orientophiles au XIXe siècle : différer, reporter tant qu’on le peut encore l’avènement de cette entropie généralisée que Victor Segalen nomme « le royaume du tiède, ce moment de bouillie visqueuse sans inégalités, sans chutes, sans ressauts, figuré d’avance grossièrement par la dégradation du divers ethnographique »48.
Gautier et Nerval projettent donc symboliquement leur inconfort idéologique sur la Constantinople des Tanzimat, l’espace contrasté de la ville matérialisant tant le choc des civilisations que leur hybridation, oscillation pérenne entre clivage et rapprochement. Donnée problématique, le concept de différence apparaît alors tant comme ce qui sépare ou ostracise que comme l’opacité nécessaire à tout contrepoint idéologique. En donnant naissance à un faire poétique, l’aporie idéologique est toutefois sublimée. C’est à partir de ces données fondamentales de base : turcophilie, dialogisme indépassable, hybridité et sublimation que vont pouvoir se négocier les conditions d’une filiation littéraire turque aux XXe et XXIe siècles.
Une branche de l’inconfort : le miroir turc
La mémoire choisie
Dans Istanbul, souvenirs d’une ville, Orhan Pamuk établit de manière explicite une relation entre nos deux voyageurs français et deux auteurs stambouliotes qu’il affectionne particulièrement : Yahya Kemal, chantre d’Istanbul et Ahmet Hamdi Tampïnar, romancier qui a célébré la ville, en particulier dans son essai Cinq Villes :
J’ai essayé de retracer l’histoire de l’influence des deux amis poètes et écrivains parisiens sur les deux amis poètes et écrivains stambouliotes à l’époque de la chute de l’empire ottoman et de la fondation de la République de Turquie, en dénouant un à un les fils qui la tissent […]49.
Cette réflexion métanarrative est tout à fait révélatrice de la manière dont se construit consciemment une mémoire singulière en tant qu’« acte insurgeant de traduction culturelle »50 selon l’heureuse formule d’Homi Bhabha. Non plus héritée passivement d’une tradition unilatérale, la filiation mémorielle devient l’objet d’un choix. En élisant Gautier et Nerval comme inspirateurs de Yahya Kemal et de son disciple Tampïnar, Pamuk, qui, du même coup, se pose implicitement comme dernier maillon de la chaîne d’un véritable roman familial, démêle l’écheveau d’une lignée idéale où le passé reconfiguré sert de socle fondateur à un présent problématique. Sarga Moussa résume très justement :
Le narrateur ne fait pas seulement le va-et-vient entre présent et passé (ce passé étant lui-même multiple : celui de l’enfance, celui de l’Histoire), mais aussi entre l’écrivain d’aujourd’hui et les différentes figures littéraires et artistiques sur lesquelles il s’appuie pour composer son kaléidoscope mémoriel51.
Avant d’écrire sur leur cité, les auteurs turcs des XXe et XXIe siècles (Pamuk comme ses prédécesseurs) ont en effet d’abord été les lecteurs attentifs de leurs confrères européens du XIXe siècle, objets d’un choix sélectif et d’une lecture critique.
Lecture critique et miroir identitaire
Tampïnar comme Pamuk, soucieux d’établir un continuum entre passé et présent, expriment en premier lieu une dette à l’égard des « voyageurs occidentaux qui ont su observer les détails, compter, peser, classer » alors même que « les écrivains stambouliotes […] ne prêtaient aucune attention à la ville »52. Tous les Occidentaux ne sont cependant pas éligibles au même titre à l’estime turque, le critère de sélection le plus apparent étant la proximité manifestée par l’Européen à l’égard de la culture et du peuple visités. Après l’architecte et dessinateur Antoine-Ignace Melling (1763-1831), opposé à l’ambassadeur Choiseul-Gouffier considéré comme un adversaire politique, Gautier est ainsi l’objet de la reconnaissance de Tampïnar dans la mesure où il est « le premier écrivain, aussi bien chez nous qu’en Occident, à s’apitoyer sur l’extermination des Janissaires », son attachement aux traditions ottomanes « témoign(ant) d’une nostalgie du passé aussi forte que s’il était l’un des nôtres »53. Or, cette gratitude ne va pas sans contrepartie critique, Gautier étant par ailleurs accusé de « légèreté » pour s’être vanté, tout imbu de l’imaginaire du harem, que la dame italienne qui l’accompagnait avait attiré l’attention du sultan. De la même manière, Pamuk s’irrite que « l’observateur occidental » perpétuant le cliché du fatalisme musulman, trouve que « les cimetières d’Istanbul se fondent dans la vie quotidienne »54. Si le critère de sélection est incontestablement la plus ou moins grande turcophilie du voyageur, cette distinction doit cependant être affinée. Les prédécesseurs que nos auteurs turcs élisent sont non seulement attirés par la culture autochtone mais ils se caractérisent également par leur ambivalence idéologique : cette oscillation indépassable entre passé et présent, Orient et Occident que nous avons identifiée comme définitoire du regard porté par Nerval et Gautier sur Constantinople. C’est la raison pour laquelle un auteur purement nostalgique de la Turquie traditionnelle comme le Pierre Loti d’Aziyadé est rejeté de cette filiation, son univers imaginaire étant qualifié par Pamuk de « passablement exotique et édulcoré ». Paradoxalement, l’auteur apprécie bien davantage les propos résolument ethnocentristes d’un Gide qui, dans son journal de 1914, affirmait qu’il n’appréciait pas du tout la civilisation turque et que la culture européenne lui était bien supérieure.
Tout se passe donc comme si le cliché européocentré d’un Istanbul à cheval entre l’Europe et l’Asie, que les voyageurs français s’étaient approprié afin de projeter leur propre ambivalence, avait migré dans la conscience collective turque, a fortiori au sein d’une élite littéraire « ébloui (e) par l’éclat de la littérature occidentale, et tout particulièrement par celui de la littérature et des arts français »55. De manière extrêmement lucide, Pamuk, qui « ne se sen(t) ni complètement d’ici, ni complètement d’ailleurs »56 a fort bien compris qu’en s’attachant à peindre cette ville d’Istanbul qu’il n’a jamais quittée, il empruntait le sillage d’une catégorie littéraire biculturelle et adoptait du même coup une identité mixte. Bifrons, l’homo duplex turc a intériorisé l’indépassable sentiment d’« amour et de haine »57 éprouvé par les élites réformatrices à l’égard de l’Occident. Dès lors, à la fois autochtone et étranger, Pamuk pousse le paradoxe jusqu’à affirmer : « En l’absence du regard des Occidentaux, je deviens alors mon propre Occidental »58. Nul doute que nous ayons affaire ici à ce phénomène de chevauchement perturbant que Freud a popularisé sous le concept d’« inquiétante étrangeté » (das Unheimliche), « inconfort » si on traduit littéralement le terme en français59. En termes politiques, cette ambivalence caractérise la position problématique du sujet (post-)colonial, homo imitans conduit à se calquer imparfaitement sur l’idéologie européenne, modalité métonymique qu’Homi Bhabha intitule « mimicry »60. L’auteur stambouliote est en effet soumis au joug d’une double contrainte. D’un côté, son patriotisme l’accuse d’être inféodé à la culture hégémoniste européenne, sentiment de culpabilité dont il croit pouvoir se dédouaner en insistant sur l’absence de colonisation stricto sensu dans l’histoire turque :
Etant donné que la ville n’a jamais été sous le joug de la colonisation de l’Occident, la projection par les voyageurs occidentaux de leurs propres fantasmes ou de leurs rêves orientaux sur Istanbul n’a causé aucun préjudice aux Stambouliotes61.
De l’autre, sa conscience moderne occidentalisée conduit Pamuk à considérer la ville à laquelle il appartient comme « une grosse et indigente bourgade de province »62, « banlieue du monde », honte congénitale collective qui rejaillit sur l’image altérée, incomplète qu’il se forge de lui-même. Comment pour les auteurs turcs tenter de dépasser cet inconfort idéologique, résultante d’une double contrainte qui frise la schizophrénie ? En réécrivant les textes européens les plus compatibles avec leur idéologie propre, dans une démarche conjointe d’hommage indirect critique, d’occultation et de réappropriation nationale. On pourra alors parler de sublimation de l’inconfort.
La fabrique de la filiation
Comme nous l’avons affirmé, c’est la revendication par Pamuk d’une filiation littéraire idéale qui est à l’origine de l’écriture du présent article. Aussi voudrions-nous insister, pour terminer, sur le caractère éminemment rhétorique de cette réélaboration intertextuelle. L’un des enjeux argumentatifs majeurs d’Orhan Pamuk est d’asseoir une historicité et donc une légitimité au concept d’hüzün, terme coranique arabe initialement associé au sentiment de manque, proche de la mélancolie et que cet auteur considère comme emblématique de l’Istanbul appauvri et marginalisé des XXe et XXIe siècles. L’hüzün consisterait alors en un sentiment collectif « intériorisé avec fierté » et « sciemment choisi »63 lié à la conscience d’habiter les ruines d’un grand empire déchu. De manière méthodique, Pamuk entreprend d’étudier l’archéologie de ce sentiment en identifiant comme ancêtres fondateurs Nerval et Gautier :
Ce que j’essaie de raconter, c’est ce qui découle de ce sentiment en tant que concept, et que tout cela a été pour la première fois écrit par des poètes français renommés (notamment par Gautier sous l’influence de son mélancolique ami Nerval)64.
L’auteur stambouliote, bien que grand admirateur d’Aurélia et de l’Histoire de la reine du matin, est relativement déçu par le « manque de puissance » des tableaux que Nerval brosse d’Istanbul. Or, si ce dernier s’abandonne aux plaisirs superficiels de la cosmopolite Péra, c’est, selon Pamuk, qu’il entend justement exorciser cette mélancolie morbide qui l’avait conduit à la clinique du docteur Blanche deux ans avant son départ régénérateur pour l’Orient. Tout se passe cependant comme si la persona mélancolique de Nerval avait symboliquement contaminé le récit stambouliote de son ami et collègue Gautier, récit pour lequel Pamuk ne tarit pas d’éloges. Il sait en particulier gré au chroniqueur de La Presse d’avoir « fait pour la première fois sentir au lecteur que l’Istanbul miséreux et désolé (avait) autant d’importance que les images touristiques »65. L’auteur d’Istanbul explicite ainsi une latence théorique du récit gautiérien : il émanerait « de la beauté » des « quartiers pauvres et non occidentalisés de la ville. » Or, ainsi que nous l’avons montré, Gautier n’utilise qu’une seule fois l’adjectif « beau » afin de qualifier l’impression d’ensemble résultant d’un effet de contraste. Négligeant les nombreuses critiques portant sur la « misère sordide »66, le relecteur met néanmoins en exergue avec une grande perspicacité ce que le texte gautiérien recèle d’inédit, insistant en particulier sur la dimension politique lato sensu d’une telle innovation. Gautier serait en effet le premier à accorder les honneurs du beau littéraire à la misère musulmane. La libre interprétation de Pamuk qui ne doit nullement être taxée de contresens consiste donc en un travail de sélection, d’exégèse et de médiation. L’une de ses visées est de mettre au jour l’influence opérée par les deux auteurs français sur le poète Kemal et son émule le romancier Tampïnar :
La mélancolie, que la lecture de Nerval et Gautier […] a appris (à Tampïnar) à percevoir dans les quartiers retirés de la ville, les vestiges délabrés, les coins déserts, et les images saisissantes des remparts, Tanpïnar la transforme en tristesse autochtone et la transfère avec talent sur un paysage local ou la vie d’une femme moderne au travail67.
Encore une fois, Pamuk décode en termes politiques les motifs d’un tel processus d’intertextualité transculturelle. Il s’agirait en effet pour celui qui fut député du parti kémaliste (1942-46) de s’approprier les impressions du voyageur occidental en leur conférant une dimension à la fois socialiste et strictement turque. Il est significatif qu’à ce stade de son analyse, l’auteur de Neige se livre à une lecture critique de l’œuvre de ses deux prédécesseurs. Il précise ainsi que Yahya Kemal et Tampïnar, véhicules littéraires d’un kémalisme purement turc et anti-ottoman, ont été les « Soutien(s) idéologique(s) à la "turquification" d’Istanbul en passant outre son côté cosmopolite, multilingue et multiconfessionnel »68. Pamuk va même encore plus loin dans l’attaque quand il reproche à ceux qui furent l’un ambassadeur, l’autre député, d’avoir été muets lors des violences ethniques dont furent victimes les 6 et 7 septembre 1955 les minorités grecques, arméniennes et juives. Comme le montre l’universitaire Şule Demirkol, Pamuk surinterprète la pensée de son aîné :
Si nous lisons en entier les textes de Tanpïnar cités par Pamuk, nous pouvons comprendre que Tanpïnar ne souhaite pas une éviction des communautés non-musulmanes, mais essaie de conserver l’ancienne tradition de la ville, qui se trouve, selon Tanpïnar, face au danger de disparaître à cause d’une occidentalisation trop rapide69.
Si Pamuk est aussi critique à ce stade de son analyse, dans ce chapitre qui contraste avec d’autres passages où il illustre à l’inverse l’attachement viscéral de Tanpïnar aux traditions ottomanes multiethniques70, c’est qu’il est éminemment méfiant à l’égard de toutes les formes de crispations identitaires, lesquels consistent bien souvent à polariser une entité en l’opposant à une autre, en l’occurrence chez Tanpïnar le « bon quartier » musulman et pauvre face aux quartiers riches « sans appel à la prière ». Malicieusement, Pamuk rappelle en premier lieu que son prédécesseur habitait lui-même dans ce « confortable Beyoğlu » dont il professait la détestation. Il entend surtout prouver, en second lieu, que le cliché du quartier stambouliote prétendument autochtone – purement turc – est en fait le produit d’une importation culturelle soigneusement dissimulée, c’est-à-dire d’un imaginaire déjà toujours hybridé culturellement. « Ces images », quintessence de l’identité constantinopolitaine, nous affirme Pamuk « occultaient en effet à la grande masse des lecteurs qu’il s’agissait du rêve pittoresque d’un Occidental », c’est-à-dire un objet esthétique symboliquement éclos de l’imaginaire médiateur de Nerval et de Gautier. Savoir que l’on regarde sa ville « à l’aune du regard étranger » apparaît ainsi comme un antidote à toute tentative nationaliste d’accaparement culturel. Pour Pamuk qui, loin de nier son aliénation socioculturelle, la revendique comme un emblème, l’étranger ne se situe en effet ni à l’extérieur des frontières du pays ni même dans un autre quartier de la ville mais bel et bien en lui-même.
La descente archéologique à la recherche des origines de la mélancolie stambouliote a ainsi valeur de catharsis pour Pamuk : elle lui permet d’assumer comme fondement existentiel et esthétique ce qui, profondément, est vécu à l’origine comme une aliénation. L’hybridité n’est dès lors plus conçue comme une tare mais comme la promesse d’une richesse. De cette incomplétude d’une ville orientale mal occidentalisée où « Tout n’est qu’à moitié, tout est incomplet, tout est imparfait »71, naît une résolution par l’imaginaire : « La découverte d’un imaginaire d’Istanbul, que certains de ces écrivains ont élaboré comme solution puis ont développé, fait désormais partie intégrante de mon récit et d’Istanbul »72.
La mélancolie spécifiquement stambouliote qu’est le hüzün, intériorisation du sentiment de la perte, proche de la saudade portugaise, tient ainsi à la fois du mal et du remède. Le philosophe-médecin Avicenne, dans le traité qu’il a consacré à la mélancolie (F’il Hüzün), ne préconisait-il pas à un jeune homme malade d’amour d’invoquer le nom de la jeune fille dont il était épris afin de sublimer son manque ? Invoquer, c’est-à-dire pour Pamuk écrire, le livre se terminant symboliquement par cette résolution incontestablement proustienne : « […] je serai écrivain »73. Défiance à l’égard du politique donc et affirmation d’une forme d’absolu littéraire.
Certes, le dernier maillon autoproclamé de cette chaîne de l’ambivalence, à travers son parti-pris idéologique, affiliant symboliquement mal du siècle romantique et aliénation post-coloniale74, révise une tradition dont il infléchit manifestement la signification. Nul contresens cependant mais bien une exégèse ainsi qu’un hommage à l’égard de ces « fictions de l’inconfort » dont l’ambivalence idéologique a pour contrepartie une inextinguible vitalité, textes ouverts, hybrides, riches de leur incomplétude et dont il révèle la stupéfiante pérennité. Aucune fermeture ethnocentrique d’ailleurs dans le hüzün, mais bien plutôt la sublimation à travers un imaginaire intimement lié au génie du lieu stambouliote d’un irréductible enchevêtrement d’influences.
Constantinople ou le « désorientalisme »
A travers l’identification d’une famille littéraire d’élection, nous avons donc analysé de quelle manière le stéréotype européocentré de la cité à cheval entre deux mondes, joué et déjoué par Gautier et Nerval, avait migré et s’était enchâssé dans une conscience collective autochtone au prix d’un travail complexe de réappropriation identitaire, mise en récit impliquant sélection et transposition. Aussi le cliché, soumis à un déplacement transculturel, s’est-il profondément dés-orienté en s’évidant jusqu’à un certain point de son manichéisme : non plus emblème de la division géopolitique d’un monde bipolaire mais relocalisé au cœur d’une même cité voire dans les tréfonds agonistiques d’une même conscience. Avec la dépolarisation du cliché initialement stigmatisant, nous nous situons à ce moment génésiaque où, né d’une spoliation ou d’une violence qu’il n’est pas question de nier mais de revendiquer, s’exprime l’inédit de la rencontre interculturelle. N’est-ce pas exactement le sens des réflexions de Goethe quand, envisageant les conquêtes napoléoniennes, il suggérait que la confusion culturelle et les guerres terribles favorisaient paradoxalement la littérature mondiale qu’il appelait de ses vœux ?
[Les nations] ne pouvaient reprendre leur vie stable et indépendante sans remarquer qu’elles avaient appris nombre d’idées et de manières étrangères, qu’elles avaient inconsciemment adoptées, et avaient fini par éprouver ici et là des besoins spirituels et intellectuels jusque-là non reconnus75.
Constantinople, la ville-monde, en tant que symbole métacritique de la déconstruction de tous les essentialismes, nous apparaît donc comme le support privilégié d’un autre orientalisme qui, sans récuser ni la nécessité de la différence ni les « pathologies » liées à la conquête, analyse les phénomènes d’hybridation, c’est-à-dire ce qui naît en sus de la violence et déplace les frontières identitaires.