[…] c’est un mythe, c’est un symbole de la plus haute gravité1
Introduction : une utopie inachevée. Grandeur et misère du polichinelle turc
Précédée de plusieurs effets d’annonce, l’entrée en scène de Caragueuz, emblématique marionnette et ombre chinoise de la place du Seraskier de Stamboul, représente un jalon majeur dans la relation viatique orientale de Gérard de Nerval. Fermement ancré dans son café aménagé en petit théâtre d’ombres chinoises, l’ithyphallique homme aux yeux noirs2 constitue à la fois une réalité ethnoculturelle caractéristique de la capitale de l’empire ottoman mais aussi un support à rêveries analogiques de la part de certains écrivains-voyageurs ou érudits européens. Pour Nerval qui séjourne à Stamboul en 1843 comme pour Gautier qui suivra les traces de son compère en 1852, Caragueuz appartient sans nul doute à la grande famille de pantins ou fantoches pour laquelle une certaine frange de la seconde génération romantique éprouve une dilection. Entre les abords du boulevard du Temple à Paris, la place du Môle à Naples et l’orientale Stamboul, du facétieux académicien Charles Nodier au plus jeune Champfleury en passant par la famille Sand – George et son fils Maurice –, on recherche, non sans quelque condescendance, la quintessence de plaisirs à la fois enfantins et populaires, créant autour de ces humbles figures injustement méprisées des zones mi-réelles mi-textuelles entretenant des rapports avec l’utopie. Pour le cas de Nerval, la tendance qui le conduit à s’approcher de ces zones marginales, lesquelles représentent des respirations, des vacances à l’intérieur d’un réel menacé par le prosaïsme, fait converger les enjeux politiques et esthétiques dans un rejet global des doctrines en place. Or, si la trouée marginale ou orientale correspond à une respiration, à un soupir salutaire associé à une visée éducative, il n’en reste pas moins que ces zones, ces figures, ces plaisirs ne constituent qu’un pan exotique, excentrique, un pas de côté, à l’intérieur d’une pensée et d’une esthétique globale marquée par le clivage, l’inaboutissement. On aura soin de rappeler en guise de préambule la mise au point effectuée par Françoise Sylvos concernant la posture utopique chez Nerval : associer le principe d’opposition (le « non ») au principe espérance3. Nous reprendrons également surtout son constat à caractère idéologique qui présente les forces à l’œuvre au sein du récit nervalien comme une tentative de synthèse entre « réaction monarchiste teintée d’élitisme » et « libéralisme virant au rouge »4. Insister sur ce clivage idéologique conduit à envisager d’emblée la leçon utopique nervalienne dans la perspective d’une tension entre désir de fusion et solution de continuité. Une réflexion sur le caractère esthétique, les enjeux narratifs, l’aspect pédagogique recoupe ce même constat d’unité brisée travaillée par un souci d’unification.
Dans quelle mesure la présentation de la marionnette-ombre chinoise Caragueuz au cœur de Stamboul l’orientale pourrait-elle s’inscrire dans une perspective utopique ? Certes, la dimension didactique indirecte qui vise à corriger un réel menacé par des forces mercantiles ou oppressives en en infléchissant les données est indéniable ; au demeurant, elle est minée par l’irréductible scepticisme d’un voyageur qui sait déjà trop bien que la vérité, à l’image de la statue allégorique du valoisien parc d’Ermenonville, est définitivement « une déesse absente »5. Il s’agira donc pour nous de mettre en regard le jeu dialectique entre deux forces antagonistes à l’œuvre au sein du Voyage en Orient, la première tendant à inscrire l’ombre chinoise turque à l’intérieur d’un espace à la fois géographique, idéologique, esthétique et intertextuel recomposé que l’on pourrait qualifier de marge utopique ; la seconde opposant à cette ouverture didactique d’une part les limites esthétiques et idéologiques inhérentes à une forme particulière de contre-culture, d’autre part la volonté implicite de la part du diariste de surimposer aux virtualités régénératrices de la marionnette orientale la leçon d’un récit intime présentant la chasteté, certes de manière hautement burlesque, comme un idéal indépassable. Cet antagonisme entre un tropisme centrifuge qui pose l’objet culturel oriental comme un exemple pédagogique destiné à la collectivité, porteur de virtualités utopiques, et un tropisme centripète qui infléchit et relativise ces virtualités didactiques, nous conduit à envisager le Caragueuz nervalien comme une utopie suspendue, ambiguë, oxymorique : un signe incomplet, symbole inconsolé à la recherche de sa moitié.
En guise de prolégomènes à l’étude proprement dite, nous effectuerons une rapide mise au point en ce qui concerne l’inscription de cet article dans le prolongement de la recherche, indiquant une courte orientation bibliographique. Nous proposerons ensuite, dans une deuxième partie, une brève mise en contexte historique et culturelle, nous interrogeant sur les enjeux complexes et intertextuels que pouvait soulever l’évocation de la marionnette stambouliote en 1851, date de publication du Voyage en Orient dans son intégralité par l’éditeur Gervais Charpentier. Il nous a semblé pertinent, en effet, de replacer la transcription nervalienne au sein de l’ensemble plus large de la réception occidentale étonnamment conséquente de l’ithyphallique marionnette afin de tenter de définir la spécificité de cette version. Comment réhabiliter la réputation d’une figure orientale systématiquement dénoncée par les voyageurs en insistant sur son aspect oppositionnel, écornant indirectement la politique oppressive d’un Occident conquérant, avec, en point de mire indirect, la position française en Algérie ? Tel nous paraît l’un des enjeux premiers de la version nervalienne. Nous complèterons dans une troisième partie cette analyse de la posture subversive du bouffon stambouliote : jusqu’à quel point est-il possible de réhabiliter les marges sociales et esthétiques, en particulier en ce qui concerne le traitement du grotesque ? Nous approfondirons dans une quatrième et dernière partie l’analyse des limites d’une telle attitude en insistant sur son aspect dialectique : placé sous les égides antagonistes de Pan et d’Orphée, le fantoche sur lequel Nerval projette des éléments épars de son moi apparaît comme une création complexe, homo duplex opposant les vertus régénératrices du comique primitif à la conscience implacable d’une faute. Aux virtualités salvatrices du grotesque se surimpose, en effet, la réflexivité d’un récit se posant en miroir d’une réalité critique dans laquelle la matière, en particulier la sensualité, est frappée de péché. Il est évident que les limites assignées à cet article ne nous permettront que d’effleurer les nombreux enjeux soulevés par l’évocation du bouffon stambouliote et qui mériteraient sans conteste de bien plus amples développements.
Prolégomènes : inscription de l’article au sein de la recherche contemporaine
Avant d’envisager de manière très succincte l’historique de la réception occidentale de Caragueuz et de tenter de définir la place particulière qu’y occupe la version nervalienne, nous nous livrerons à une brève synthèse des études ou articles ayant partie liée directement ou indirectement aux enjeux que le présent exposé envisage de soulever. Appréhender la figure de Caragueuz et de son petit théâtre d’ombres sous l’angle de l’utopie nous a amené à consulter et à utiliser de nombreuses études ou articles de diverse nature, appartenant d’ailleurs à des domaines scientifiques relativement éloignés. Nous ne pouvons évidemment les évoquer que de façon très sommaire et elliptique. Sur les rapports entre le théâtre et l’utopie dans l’œuvre de Nerval – en particulier sur les enjeux dialectiques de l’utopie – nous nous sommes appuyé sur l’ouvrage de référence de Françoise Sylvos, Nerval ou l’antimonde, discours et figures de l’utopie. Pour le domaine de l’utopie en tant que tel, mentionnons également l’article fondateur de Michel Foucault sur les « espaces autres »6, espaces qu’on peut rapprocher sans toutefois les confondre de ces zones de respiration dramatique que constituent les lieux d’expression des petits théâtres populaires. En effet, alors que les « hétérotopies » sont des utopies effectivement réalisées et inscrites dans des espaces clos, l’utopie des marges du théâtre que nous évoquons représente, quant à elle, une recréation à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, s’inscrivant par ailleurs, en tant que théâtre d’extérieur, dans des lieux absolument ouverts, à l’opposé du cloisonnement statique incarné par les théâtres officiels. Zone marginale à la fois sociale et géoculturelle, l’Orient du théâtre populaire invite à l’évidence le voyageur occidental à la stylisation utopique du réel, modalité créative qu’on peut rapprocher de la célèbre définition de l’utopie proposée par Raymond Ruyer en 1951. Contrepoint fantasmé de l’Occident, l’Orient du voyageur est bien pour partie un « jeu sur les possibles latéraux »7, gauchissement du réel ou miroir déformant qui n’équivaut toutefois pas à une inversion absolue des valeurs.
Sur les enjeux généraux concernant les rapports de l’œuvre de Nerval au domaine théâtral – notamment l’intégration du dramatique au sein du narratif – il faut mentionner l’ouvrage de Gabrielle Malandain, Nerval ou l’incendie du théâtre8. Au niveau des études plus spécifiquement consacrées à la figure de Caragueuz chez les romantiques, un article de Sophie Basch mettant en regard les versions de Nerval, Gautier et Champfleury nous a servi de point d’appui tant au niveau des données ethnoculturelles constantinopolitaines qu’en ce qui concerne la posture empathique et nostalgique de ces auteurs à l’endroit de la marionnette-ombre chinoise stambouliote9. Si nous adhérons à ses brillantes analyses, il nous a semblé pertinent de souligner plus particulièrement de notre côté l’aspect ambivalent de la posture nervalienne à l’égard de cette figure, à savoir un enthousiasme incontestable mais dont la dimension utopique paraît inaboutie, chargée de la complexité du récit intime latent d’un homme double, déchiré entre la matière et l’esprit. Le tropisme esthétique, idéologique et éthique que suscite et incarne le bouffon turc semble en effet contrarié par des forces antagonistes. Nul échec au demeurant de l’écrivain : aux limites aporétiques du réel correspond un nouvel art de raconter, se caractérisant par un récit ouvert, rhapsodique, qui évite tout dénouement définitif. Mentionnons l’intégralité du remarquable volume Pitres et pantins, transformations du masque comique : de l’Antiquité au théâtre d’ombres dans lequel l’article précité de Sophie Basch tient place, ouvrage collectif où nous avons pu puiser de très riches et précieuses informations concernant les permanences et les évolutions entre les âges et les cultures de cet aspect particulier de l’art dramatique populaire. Evoquons également les analyses désormais classiques de Jean Richer10 et de Léon Cellier11 sur l’orphisme romantique ainsi que celles plus récentes de Brian Juden12. Sur la figure de Pan dans le romantisme, un article synthétique et pertinent du même Brian Juden13 nous a également été source d’enseignements. Il nous a de fait paru utile de mettre en regard et en confrontation les deux égides de Pan et d’Orphée que Nerval tend à faire coexister sans toutefois pouvoir les faire fusionner dans le personnage bouffonnement chimérique de l’ithyphallique Polichinelle stambouliote.
En élargissant le champ d’étude du romantisme ou de Nerval au domaine de l’esthétique ou de l’ethnologie, nous nous sommes intéressé à l’ouvrage de Claude Gaudin14 commentant et interprétant le petit opuscule fondateur Sur le théâtre de marionnettes que le philosophe Heinrich von Kleist publie en 1810, variante germanique et visionnaire des excursions para-esthétiques françaises de Charles Nodier. Il nous a également semblé incontournable de nous appuyer sur les réflexions fondatrices de Mikhaïl Bakhtine15 concernant le grotesque, au croisement de la littérature et de l’ethnologie, en particulier sur ses conclusions concernant l’aporie idéologique emblématique de la modernité incapable, en dépit de toute sa nostalgie, de renouer avec l’essence unitaire du réalisme grotesque primitif.
Caragueuz en 1851 : la place de Nerval
Avant de nous livrer à une analyse plus spécifique des dimensions marginales tant esthétiques qu’idéologiques vers lesquelles ouvre la transcription du petit théâtre d’ombres stambouliote, il nous a paru légitime de tenter de définir la spécificité de la version nervalienne en l’inscrivant dans un bref historique intertextuel de la réception occidentale de cet intrigant personnage. Battant en brèche les idées reçues, le Caragueuz nervalien apparaît en effet comme un symbole oppositionnel au sens large, en premier lieu politique.
Quels espoirs, quels fantasmes pouvait susciter l’évocation de la priapique marionnette-ombre chinoise stambouliote au sein d’une frange de la seconde vague élargie des auteurs dits « romantiques » ? Caragueuz, en effet, représente le point de convergence de deux attractions esthétiques et idéologiques. Il s’inscrit d’une part dans le prolongement d’un engouement mi-nostalgique mi-utopique pour les formes mineures d’art, actualisation orientale d’une famille de pantins ou fantoches révérés du boulevard du Temple à Paris à la place du Môle à Naples ; il s’inscrit par ailleurs dans un domaine ethnoculturel oriental sur lequel certains écrivains voyageurs tels que Nerval, Gautier mais aussi dans une moindre mesure Abdolonyme Ubicini ainsi qu’à distance Champfleury vont projeter leurs fantasmes. Il revient incontestablement à Gérard de Nerval, selon l’avis de plusieurs témoignages d’auteurs, d’avoir introduit l’ithyphallique marionnette en littérature, la dotant d’une véritable profondeur romanesque, articulant, ainsi que nous tenterons de le montrer, à d’authentiques traits ethnoculturels les données problématiques et critiques d’un homo-duplex, fût-il hautement bouffon.
La mauvaise réputation ou la première réception occidentale : de l’indécence à la satire politique
[…] le sujet en est très sale16.
Si l’ancien orientaliste Herbelot de Molainville a pu mentionner son existence dans sa Bibliothèque orientale en 169717, la paternité de la transcription occidentale du personnage revient vraisemblablement à Jean de Thévenot dans sa relation levantine en 1664. Le voyageur n’est pas sans apprécier le caractère technique des ombres chinoises et l’insertion de chansons au sein de la représentation, mais il est sans concession à l’égard du sujet qu’il évoque à mots couverts : « […] mais le sujet en est très sale, n’étant rempli que de brutalités déshonnêtes et toutefois, ils prennent grand plaisir à le voir »18. Opposant l’attitude de la spectatrice orientale qui se dissimule strictement aux regards extérieurs à l’indécence du spectacle contemplé, le voyageur souligne l’irréductibilité d’un clivage culturel, étonné « qu’elle n’eut pas honte de voir les saletez que faisoit leur Caragheuz, qui parmy les marionnettes fait le principal personnage ». Incapables de comprendre le caractère cathartique et carnavalesque de l’exhibition priapique, tous les voyageurs ou orientalistes du XVIIe siècle jusqu’à Nerval, obnubilés par des saillies décidément obscènes, pousseront des cris d’orfraie. Parmi les écrivains ou voyageurs du XIXe siècle, il faut mentionner Pouqueville en 1805, lequel dans le cadre des festivités turques d’un mariage observé à Tripolitza affirme dans une note de bas de page significative : « Carageueus. Ce sont les marionnettes mais d’un goût très-obscène »19. Le summum du rejet est atteint en 1834 dans la transcription de Michaud et Poujoulat. Aux vitupérations ayant trait à l’indécence s’ajoute une interprétation pseudo-ethnologique : si les Turcs aiment Karagueuse, c’est parce que la marionnette « se moque des Grecs et des Chrétiens », « les Turcs ne se déridant guère que pour ce qu’ils méprisent »20. Quant à l’orientaliste anglais William Lane, insistant sur le caractère typiquement ottoman du personnage, il évoque très rapidement le théâtre d’ombres turc au Caire en tant que phénomène d’importation. Relevant lui aussi le caractère « extrêmement indécent » de ces représentations, il insiste de manière significative sur l’importance du langage turc pour l’interprétation de cette exhibition : « Their performances, which are, in general, extremely indecent, occasionally amuse the Turks residing in Cairo ; but, of course, are not very attractive to those who do not understand the Turkish language »21. De Thévenot aux voyageurs de la première moitié du XIXe siècle, le bouffon constantinopolitain se définit donc par un double souffle subversif : le premier, le plus apparent, réside dans son indécence priapique, le second, bien plus conforme à la réalité ethnoculturelle, se situe à un autre niveau : politique au sens large du terme. En caricaturant par une parole qui singe ou des actes qui outragent les ridicules de chaque strate de la société cosmopolite de l’empire ottoman, Caragueuz se définit résolument comme un contre-pouvoir. Nous ne pouvons que souscrire à l’affirmation de Paul Fournel qui rapproche le polichinelle turc du Guignol lyonnais : « sous couvert de faire rire, Karagueuz et Guignol sont des bêtes politiques »22. C’est justement cet aspect particulier qui pouvait scandaliser Michaud et Poujoulat et susciter l’enthousiasme de Gérard de Nerval. Le contexte de l’occupation coloniale française en Algérie n’y était sans doute pas étranger.
La recréation de Nerval : entre politique et intimité
Un travail d’assimilation. Comment traduire le fait culturel oriental ?
Gérard de Nerval est, je crois, le premier homme de lettres français qui ait vu Karagueuz comme il convient de le voir et qui ait songé à le montrer tel qu’il est. Avant lui, aucun voyageur n’avait été frappé autant que lui-même de la singularité de ce théâtre turc qui rappelait les atellanes latines et ajoutait encore par la crudité du spectacle à ce qu’elles pouvaient avoir de libre dans l’allure et dans la parole […]23.
Après Champfleury, Ernest Maindron atteste la révolution copernicienne opérée par Nerval dans la transcription occidentale de l’ombre chinoise turque. Avant de nous attacher de manière plus complexe à l’analyse esthétique du Caragueuz nervalien, il nous semble important d’insister sur la mutation opérée par Gérard tant au niveau axiologique qu’interprétatif. Il est le premier non seulement à avoir conféré à la marionnette stambouliote un caractère résolument positif, inversant la polarité du concept d’opposition dont elle est porteuse, mais aussi à avoir tenté de restituer la singularité du comique primitif qui la caractérise, ouvrant même sur une dimension sacrée. Bien plus, parallèlement à cette posture empathique, Nerval projette sur l’ombre chinoise les ombres ambivalentes et les forces contradictoires d’une fabula24 intime. Tout en brossant un portrait mélioratif du bouffon, Nerval gauchit incontestablement les données ethnologiques de base. C’est même d’ailleurs sans doute ce gauchissement par lequel ce « personnage immonde, moitié Croque-mitaine et moitié Polichinelle »25 selon le témoignage quasi-contemporain de Maxime du Camp, se transforme en « héroïque » « victime de sa chasteté »26 pour laquelle on transcrit une scène dialoguée ainsi qu’une intrigue en bonne et due forme, qui justifie pour partie les éloges dont plusieurs auteurs zélateurs des marges dramatiques ont crédité notre auteur. Tout en conservant et en valorisant les données de base autoptiques – aussi indécentes fussent-elles –, Nerval a transformé le barbare étranger en sortable personnage de roman, voire en victime digne de pitié ! Seule peut-être une telle modernisation ou transposition pouvait le rendre assimilable au public occidental27. Avant de nous pencher sur les forces antagonistes qui assignent au personnage une dimension complexe et ambivalente, intéressons-nous au contexte idéologique et politique qui éclaire partiellement les conditions de ce qui aurait pu s’apparenter à la traduction libre d’un fait exotique.
La revanche de l’opposition : une conséquence de l’affaire Garagousse d’Alger ?
Quand le voyageur nervalien parvient sur la place stambouliote du Seraskier, il affirme : « Parmi ces jouets, on distingue de tous côtés la bizarre marionnette appelée Caragueuz que les Français connaissent déjà de réputation »28. Pourquoi les Français en particulier seraient-ils au premier chef concernés par l’ithyphallique bouffon stambouliote ? De quelle nature est la réputation dont il bénéficierait ? Afin de mieux cerner les références implicites d’un tel constat, il faut rappeler un fait apparemment burlesque mais qui a pu sensiblement défrayer la chronique des journaux de l’année 1843. La Revue de l’Orient, en date de cette même année, celle d’ailleurs où Gérard de Nerval effectue son voyage, relate l’événement suivant, citant l’Annuaire de l’Algérie pour 1843, plus précisément un article d’un certain F. Gomot, ancien employé au ministère de la guerre :
Garagousse – Tout le monde a connu à Alger le théâtre d’ombres chinoises appelé Garagousse, à cause du principal personnage qui y figurait ; et ceux que la curiosité ou le hasard ont conduits à ces sortes d’exhibitions en sont sortis révoltés de la dégoûtante obscénité des scènes qu’on y représentait et d’autant plus révoltés que les spectateurs habituels étaient de jeunes enfants indigènes et même européens. […] Le scandale que Garagousse donnait chaque année pendant le mois de Ramadan a cessé pour ne plus se reproduire. M. le gouverneur général a fait procéder à la saisie des acteurs et à la fermeture du théâtre. […] bonne justice a été faite de cette troupe cynique qui souvent dans ses lazzis d’une obscénité vraiment incroyable se donnait le plaisir de faire figurer jusqu’aux agents de l’autorité française (lesquels comme on peut le penser n’y jouaient pas le beau rôle)29.
S’il ne s’inscrivait pas dans un contexte d’oppression politique, cet extrait pourrait prêter à sourire : une humble marionnette – Polichinelle ou Guignol oriental – aurait donc le pouvoir de corrompre les sens de la jeunesse d’Europe tout en sapant l’autorité des instances coloniales implantées à Alger depuis 1830 ! Dans sa lettre-article à Théophile Gautier du Journal de Constantinople, Nerval n’avait peut-être pas encore eu vent de l’affaire mais déplorait déjà les rigueurs de la censure coloniale française. Evoquant dès 1843 l’« immortel Karagueuz », le rédacteur temporaire affirme en effet : « il est classique en Orient et la censure locale n’y a rien coupé ni rogné, ainsi que l’a fait dit-on, la nôtre à Alger »30. Si la censure coloniale a pu rapidement rogner l’excroissance ithyphallique vecteur de corruption morale à l’endroit de la jeunesse européenne, elle a littéralement liquidé Garagousse pour motifs politiques en 1843. Bien plus que d’indécence, le priapique bouffon est convaincu de subversion politique. D’ailleurs, si le rédacteur de l’Annuaire de l’Algérie mentionne de vagues « agents de l’autorité française », Champfleury, dans son Musée secret de la caricature va plus loin en 1888 et mentionne un nom illustre : le « maréchal Bugeaud »31, humilié en public par ombre chinoise interposée. Les Français « condamnés dans la personne de leur général aux yeux du peuple africain à une sorte de supplice du pal » ne pouvaient que sévir. Mini scandale, l’affaire Garagousse préfigure les procès intentés sous le Second Empire aux auteurs des Fleurs du Mal ou de Madame Bovary, autre actualisation du pouvoir excessif de « La maréchaussée, cette terrible Némésis au chapeau brodé d’argent »32. Nerval, figure oppositionnelle souvent impertinente tant dans ses articles que dans ses autres écrits33, entend restaurer la réputation de cette marionnette dont on a constaté le décès à Alger en lui accordant une place de choix dans son Voyage. En instituant l’Orient comme un miroir déformant de l’Occident, Nerval projette ainsi sa conscience politique subversive sur l’indécent bouffon turc. Avatar masculin d’une Angélique définie dans les Faux-Saulniers comme « l’opposition même en cotte hardie […] »34, le diariste du voyage brosse le portrait d’un Caragueuz unilatéralement rebelle : « Dans les pièces modernes, presque toujours ce personnage appartient à l’opposition »35 puis il enchérit : « Caragueuz a son franc-parler ; il a toujours défié le pal, le sabre et le cordon ». Ne nous trompons pas : Nerval n’entend pas s’attaquer uniquement à l’Occident par le biais du bouffon turc mais bien plutôt à l’excès d’autorité en général. Passeur culturel et interculturel plus que partisan de quelque faction ou prétendues civilisations, Nerval aspire à rapprocher les pôles ennemis. En ce qui concerne l’Algérie française, le diariste a bien conscience de l’animosité des « Moghrabins » à l’endroit du colon dont on a pu constater l’intolérance. Relevons ainsi la réflexion du voyageur au Caire : « les Moghrabins n’aiment pas les habits francs, surtout depuis la conquête d’Alger »36. Au demeurant, l’implantation française étant depuis 1830 et surtout 1840 un fait acté, il caresse le rêve d’un échange fructueux entre Orient et Occident37, envisageant non sans sérieux les Algériens autochtones comme d’authentiques compatriotes38. Mentionnons à ce titre la réflexion émise par le rédacteur de l’« Appendice » du Voyage en 1847 : « […] il peut résulter de grandes choses du frottement de ces deux civilisations longtemps ennemies […] C’est à nous de faire les premiers pas. Notre situation en Algérie nous en fait surtout un devoir »39. Réparer la brutalité militaire ou policière en tentant de voir en l’altérité orientale une forme de familiarité, voire de cousinage indirect, telle est l’une des raisons de l’espoir suscité par la découverte de Caragueuz par l’Occident. Après que Nerval a eu ouvert la voie, d’autres occidentaux ont eux aussi pu tenter de projeter leurs propres fantasmes analogiques, philanthropiques ou nostalgiques sur l’ithyphallique pantin.
Les ambiguïtés d’un lointain cousinage
Ainsi que nous l’avons mentionné, il faut attendre Gérard de Nerval qui effectue son séjour en 1843 et publie sa relation viatique définitive en 1851, puis son ami et collègue Théophile Gautier en 185240 pour que ce personnage acquière en France une certaine notoriété, ainsi qu’un caractère résolument positif. Certes, nul autre que Gérard n’a conféré un caractère aussi complexe et ambivalent à l’ombre chinoise mais au tournant du siècle, les auteurs se font parfois moins critiques qu’auparavant. Au rejet unilatéral de l’Islam par Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem publié en 1811, lequel devait par la suite embrasser la cause philhellène, s’oppose dès les années 1830 une certaine turcophilie dont Lamartine se fait le porte-parole41. Mentionnons, à titre d’exemple significatif de ce rapprochement, le dandy Maxime du Camp qui, en 1848, s’amuse à relever non sans condescendance le « bon gros rire » des spectateurs musulmans42 ou le voyageur orientaliste Abdolonyme Ubicini, qui, dans la Turquie actuelle publiée en 1855 nuance son trait, gratifiant son Caragueuz, tout comme d’ailleurs Du Camp, d’une comparaison prestigieuse avec la comédie primitive grecque : « […] Quand on prend son parti du personnage (qui, après tout n’est pas pire que certains personnages d’Aristophane) et qu’on possède bien le turc, on peut s’amuser à Karagueuz »43. Par la suite, le bouffon suscite encore l’enthousiasme d’un Pierre Loti qui retrouve sa trace et en rend témoignage dans Aziyadé publié en 1879, des artistes membres du Chat Noir informés par le biais de l’érudit Adolphe Thalasso ou encore de l’auteur collectionneur Félix Husson mieux connu sous le pseudonyme de Champfleury44. Il faut également évoquer le savant Charles Magnin, explorateur des marges historiques de l’art dramatique45, qui s’intéressa aussi à la bizarre ombre chinoise stambouliote sans oser ou sans pouvoir en approfondir l’analyse. Mention spéciale doit être faite à la figure tutélaire du facétieux académicien Charles Nodier, dériseur sensé, grand amateur des marionnettes et de Polichinelle. Certes, aux dires de Champfleury, il « ne travaillait pas dans cette partie. Sa bonhommie se fût effarouchée de l’insolence braquemardesque d’un bouffon sans pudeur »46. Voire…
Comment expliquer un tel engouement pour cet humble pantin ? Nous l’avons suggéré, Caragueuz s’inscrit au croisement d’une double fascination, un enthousiasme pour des marges fantasmatiques : celles du spectacle de rues vivant et populaire ainsi qu’une fascination pour l’Orient vers lequel, selon l’expression de Hugo, « tout le continent penche »47 en cette première partie du XIXe siècle. De fait, la figure de Caragueuz, le Polichinelle turc, est l’occasion pour l’Occident d’une scène de reconnaissance à la fois enthousiasmante et ambiguë. Il semble, d’une part, qu’on ait retrouvé, cousin égaré, un prototype ou un avatar de Polichinelle ou mieux encore de Maccus, le Polichinelle des Osques dont l’antériorité garantirait un supplément d’authenticité. Son priapisme ostentatoire stimule d’autre part les curiosités érudites : aurait-on retrouvé la trace de Priape, du dieu de Lampsaque ? Y aurait-il une solution orientale ou antique au drame mi-burlesque mi-tragique d’une sexualité occidentale frappée de péché dont une bonne partie de la littérature du XIXe siècle se fait l’écho ? Sur un autre plan, peut-on définitivement proclamer, par une preuve venue d’Orient, l’origine sacrée des plaisirs d’un bon peuple qu’on idéalise, assumant de la sorte les dernières conséquences de la Révolution française ? Jalon entre drame populaire et cérémonie hiératique, grâce et grimace, Orient et Occident, Caragueuz présente une énigme. Nul doute au demeurant que l’enthousiasme des auteurs – voyageurs ou savants – ne soit mâtiné de prudence, voire d’un sentiment diffus d’impuissance. Comment prouver rationnellement, de manière tangible, ce sentiment de cousinage ? Comment décrypter ce logogriphe ? Au volontarisme triomphant d’un Nerval momentanément convaincu quand il affirme : « Aussi bien Caragueuz lui-même n’est-il autre que le Polichinelle des Osques48 […] », répond la dérobade d’un Gautier :
En voyant Karagueuz, je pensais à le rattacher, par la filiation de Polichinelle, de Pulcinella, de Punch, de Pickelhëring, d’Old-Vice, à Maccus, la marionnette osque, et même aux automates du névrospathe Pothein ; mais tout cet échafaudage d’érudition devient inutile lorsqu’on m’eut dit que Karagueuz était tout bonnement la caricature d’un vizir de Saladin, connu pour ses déportements et sa lubricité […]49.
Relevons pour finir l’aveu de Charles Magnin, qui, bien qu’attiré par « l’incomparable Karagousse » déclare : « je ne me risquerai pas à essayer d’interpréter tant de mythes étranges »50. Incarné par cette figure ambiguë, l’Orient romantique se présente sous une forme complexe. Deux écueils menacent en effet l’écrivain occidental : projeter sa propre culture sur l’Orient au risque de dénaturer les réalités locales ou inversement en rester au constat d’une irréductible étrangeté.
Une postérité problématique
Alors que l’Occident français zutiste ou fumiste de la fin du XIXe siècle, friand de décadence et d’orientalisme, s’intéresse à l’hôte des planches stambouliotes ; par contraste, en Turquie, Caragueuz a perdu son priapisme tombé définitivement sous les assauts de la censure du nouveau sultan Abdul-Aziz. Son public s’est restreint aux enfants avant de disparaître totalement, ressuscité à la fin du XXe siècle par les érudits puis inscrit au début du XXIe siècle au patrimoine mondial de l’Unesco. La folklorisation aurait-elle comme conséquence une momification ou l’esprit rebelle emblématique du bouffon pourrait-il renaître sous d’autres formes ? En France, le contemporain montreur de marionnettes d’origine turque Rûzen Yildiz reprend avec succès l’étendard de la traditionnelle marionnette, l’actualisant au contexte hexagonal. Relevons pour finir l’incontournable présence, très vivace celle-ci, du Karaghiosis grec synonyme paradoxal de grécité ! Significative est la manière dont les Grecs ont en effet incorporé et se sont appropriés le matériau culturel de leur ennemi héréditaire, dignes en cela de la leçon de rébellion proposée par l’histrion turc et semblant reproduire le rite traditionnel du « cœur mangé » !
Ainsi, au croisement d’enjeux complexes : politiques, historiques, sensuels, Caragueuz représente sans conteste un pont interculturel. Il n’est pas fortuit que Nerval – soucieux de rapprocher les cultures tant dans l’espace que dans le temps – ait eu à cœur de s’interroger sur la signification de cet humble pantin. Symbole oppositionnel au sens large, le petit théâtre de Caragueuz s’inscrit aussi au centre d’enjeux plus spécifiquement artistiques. Si l’espace de la marge revêt une importance politique, il se définit aussi par son esthétique paradoxale. Antithétique des faux centres associés pour Nerval à un Paris en voie de macadamisation et dont la population se repaît du Vaudeville, Stamboul l’orientale pourrait bien apparaître comme le conservatoire des valeurs de l’art dramatique traditionnel. Nous verrons ainsi dans quelle mesure la trouée proposée par Nerval en direction des marges interlopes du théâtre, incarnées à Constantinople par Caragueuz et caractérisées par une valorisation de l’art populaire, un réinvestissement des langages non verbaux ainsi qu’un élan manifesté pour la réhabilitation du grotesque, circonscrivent un tropisme utopique : élan enthousiaste, marqué cependant par des limites.
L’utopie des marges
Définir l’espace rêvé des marges : entre géographie, sociologie et nostalgie
Les dimensions assignées à cet article ne nous permettant pas de développer cet aspect au demeurant essentiel, nous ne ferons que synthétiser les enjeux soulevés par la notion polymorphe de marge. À l’instar de son prédécesseur en nostalgie Nodier, Nerval est attiré par les confins des espaces d’expression dramatique. De Paris à Constantinople, il s’agit de mettre en lumière et de valoriser des poches de résistance artistique garantes d’une tradition populaire ininterrompue. A Paris, le feuilletoniste Nerval libéré momentanément de ses obligations habituelles consistant à rendre compte des spectacles ayant lieu dans les « grands » théâtres, se livre à une exploration de ces zones marginales dont il circonscrit le territoire : « l’espace compris entre le Château d’Eau et Le Cadran Bleu, ou, comme on disait jadis, entre le rempart du Temple et le Pont-aux-choux, enfin ce qui est aujourd’hui et ce qui fut toujours l’ultima Thulé dramatique »51. En Orient, Nerval transpose ces espaces à moitié rêvés. Après avoir évoqué la « cave » autrichienne des faubourgs viennois « séjour d’une population bonne, intelligente et joyeuse »52, Nerval s’installe dans le quartier cophte du Caire, arpente la montagne libanaise conservatrice des traditions ainsi que la partie asiatique de Constantinople. Tandis que les villes européennes se présentent schématiquement comme des zones clivées entre quartiers populaires des banlieues et centres-villes aisés, l’espace urbain dans l’Orient nervalien complexifie cet enjeu dialectique. Au problème social se superpose l’enjeu ethnoculturel. Évoquons le cas constantinopolitain où nous pouvons observer un clivage manifeste entre la Péra franque, véritable colonie européenne, et Stamboul l’orientale ou Scutari l’asiatique. Aux théâtres occidentaux importés à Péra s’opposent les trois manifestations authentiques du théâtre populaire ottoman : le théâtre d’ombres de Caragueuz, l’Orta Oyounou (théâtre du milieu)53 dont Nerval transcrit une représentation mais également le conteur de rue (le traditionnel Meddah)54. Enchâssant dans des zones excentrées les formes dramatiques emblématiques d’un art populaire hautement idéalisé, retour à l’enfance perdue ou au cher XVIIIe siècle, Nerval définit indirectement une forme de para-esthétique dramatique dont nous tâcherons de synthétiser les atouts et les limites de Paris à Constantinople, avant de nous livrer à une étude plus particulière de l’extrait du Caragueuz proposé par Nerval.
Une esthétique paradoxale : de Paris à Constantinople
Au-delà du mimétisme anthropomorphique
Nul doute que la dilection intertextuelle qui lie Nodier à un Nerval ou à un Gautier ne participe d’une forme de contre-culture. De la poupée à Polichinelle55, on oppose aux valeurs en place (théâtres « babillards » et vulgaires du Vaudeville ou du mélodrame) les vertus passéistes et régénératrices de la franche gaîté populaire. La chorégraphie, le mime muet d’un Deburau-Pierrot s’opposent à la vulgarité d’un texto-centrisme dramatique incarné par Eugène Scribe ou les frères Cogniard. À la vaine invention est opposé un spectacle sans intrigue, sans intelligence, voire sans mots. Certes, Nerval, en pourfendeur des idées en place, aime se livrer aux paradoxes mais on peut soupçonner quelque pointe de sérieux dans l’éloge de la danse qu’il émet dans sa chronique des spectacles :
[…] les ballets n’eussent-ils qu’un seul but, celui de prouver combien la parole est inutile, combien tout discours est vain, combien toute phrase peut être aisément remplacée par une pirouette, nous adorerions les ballets […]56.
Plus profondément, à la vulgarité des corps ou des propos qui imitent imparfaitement l’être humain, Nodier ou Nerval préfèrent le type qui suggère, fût-il ithyphallique. Citons cette réflexion faussement désinvolte du facétieux bibliophile dans son article « Les Marionnettes » qui indique l’une des motivations de son double enthousiasme à l’égard des masques et des bamboches, à savoir un rejet radical de l’imitation anthropomorphique :
Dans la comédie des marionnettes, il n’y a rien de l’espèce, pas même la substance. […] Dans la comédie des masques, et celle-ci s’en rapproche de si près qu’il est permis de les confondre, il n’y a rien de l’individu, pas même l’habit57.
À Paris, Nodier comme Nerval insistent sur le caractère résolument non-humain du Polichinelle dans sa baraque. Tandis que son nom renvoie au règne animal, Pulcinella signifiant en italien « petit poussin », le journaliste Gérard observateur du spectacle de rues souligne également que sa voix, produite par un compère, est médiatisée par la « pratique », prothèse technique qui modifie le son émis, effet spécial qui l’affranchit des vulgarités de l’espèce humaine. On pourra également ajouter à cette esquisse de para-poétique le rêve à moitié sérieux de Nerval pour un théâtre nettoyé de ses acteurs et remplacé par des machines58, idée d’ailleurs à la fois ancrée dans un contexte culturel et porteuse d’une féconde postérité : de l’amour de Nodier pour les automates59, du rêve ébauché dès 1810 par l’Allemand Heinrich Von Kleist pour lequel le pantin articulé représente la quintessence de la grâce60 à la « surmarionnette » de Craig. Plus parfaite encore que la danseuse dont « l’âme se situe dans les vertèbres lombaires »61 selon l’expression du philosophe allemand, la marionnette pourrait bien incarner une forme suprême de rébellion contre tout assujettissement, acteur parfait, affranchi du joug du corps, sans pesanteur ni affectation vulgaire.
Retour au peuple que l’on qualifie d’intelligent et que l’on associe à l’enfance, typification, rejet du logos articulé pour le langage scénique, tels sont les crédos de cette esthétique du « non », contre-esthétique des marges, en butte à la production dramatique déjà commerciale qui triomphe auprès du plus grand nombre. Le Caragueuz nervalien de la place du Seraskier s’inscrit à l’évidence dans cet univers. À l’image du Polichinelle parisien, il appartient à la catégorie des marionnettes quoi qu’il apparaisse sur un écran d’ombres chinoises. C’est d’ailleurs cette nature radicalement non anthropomorphe qui désinvestit la vulgarité potentielle de son priapisme. Cette difformité ostentatoire qui a pu tellement choquer ou intriguer les voyageurs occidentaux se dégonfle littéralement dès lors que l’oriental décille ses yeux, soulignant tout ce qu’un scandale aurait de déplacé à l’endroit d’un humble fantoche. La marionnette de Caragueuz représente en effet selon le diariste du Voyage le cadeau le plus fréquent qu’un « brave » parent turc puisse faire à ses enfants62. Relevons aussi la réflexion d’Ubicini dans La Turquie actuelle : à l’occidental, outré par un spectacle exhibant « des mariages accomplis coram populo », l’oriental rétorque pertinemment : « - Oui, mais ce sont des mariages de poupées… »63. La leçon utopique para-esthétique de ces marges dramatiques convie donc le lecteur occidental à modifier radicalement son point de vue. Il s’agit pour lui de s’exercer à retrouver une forme de vision du monde affranchie des pesanteurs des traditions et du bon goût. Cette conception du monde – globalité intégrant esthétique mais aussi philosophie et idéologie – pourrait être résumée par l’adjectif « grotesque » que le romantisme remet à l’honneur non sans ambiguïté.
Retour au grotesque et restauration du corps : un pont… suspendu ?
Tout un passage de la transcription par Nerval des exploits « fantastiques » de la marionnette stambouliote s’inscrit résolument dans le registre grotesque. Nous relevons une partie de ce passage :
Ici, la pièce tourne au fantastique. Caragueuz, pour se soustraire aux regards de la femme de son ami, se couche sur le ventre en disant : J’aurai l’air d’un pont… Il faudrait se rendre compte de sa conformation particulière pour comprendre cette excentricité. On peut se figurer Polichinelle posant la bosse de son ventre comme une arche, et figurant le pont avec ses pieds et ses bras. Seulement, Caragueuz n’a pas de bosse sur les épaules. Il passe une foule de gens, des chevaux, des chiens, une patrouille, puis enfin un arabas traîné par des bœufs et chargé de femmes. L’infortuné Caragueuz se lève à temps pour ne pas servir de pont à une aussi lourde machine64.
En observateur fidèle, dans une posture déjà pré-ethnologique, Nerval transcrit pour le lecteur un fait culturel dont l’étrangeté apparente se rapproche de ce que Mikhaïl Bakhtine nomme « la seconde nature »65 de la fête du Carnaval. Selon le critique russe, le principe du « rire » populaire correspond à une restauration du corps dans ses virtualités de transformation et de régénération. Le corps de Caragueuz, en effet, s’intègre au paysage, se réifie, fait corps avec le non-humain. Le tableau dans lequel il s’inscrit n’est d’ailleurs pas sans relation avec le spectacle des « tableaux vivants » proposés à Paris par des « mimes Anglais », lesquels étaient taxés d’obscénité par de pudibonds censeurs mais loués sans réserve par un Gérard chroniqueur des spectacles66. Esthétisé, typifié, inscrit dans un ensemble qui le dépasse et auquel il s’intègre, « le corps grotesque n’est pas démarqué du restant du monde, n’est pas enfermé, achevé ni tout prêt mais il se dépasse lui-même, franchit ses propres limites »67. Il transcende de fait toute forme de vulgarité. Le même principe vitalisant qui définit le réalisme grotesque permet d’interpréter à sa juste valeur le priapisme de Caragueuz : son membre surdimensionné représente l’excroissance cathartique, principe de fécondité ambivalent, à la fois et de manière simultanée passage par les enfers du bas corporel et vecteur de régénération. En transcrivant cette forme populaire de comique primitif, que d’autres auteurs comme Champfleury ou Gautier68 ont également identifiée, Nerval a bien conscience du danger encouru de se faire mal comprendre des lecteurs occidentaux. En Europe, le vulgaire, le bas corporel est depuis la période classique voué aux gémonies. Il faudrait, nous affirme le diariste « pour se l’expliquer remonter au comique des atellanes antiques »69. Nerval souligne implicitement un irréductible clivage. À l’image de Pausanias, Grec de la décadence qui a « perdu le sens des vieux symboles »70, l’occidental romantique, en dépit de toute son empathie pour la culture populaire, ne peut revenir à une « ignorance » native qui « ne s’apprend pas »71. En dépit des apparences, le « réalisme grotesque » dont le Carnaval représente la résurrection momentanée méconnaît toute idée de faute, de conscience réflexive, a fortiori de mauvaise conscience. Il représente, selon Mikhaïl Bakhtine une conception unitaire du monde qui dépasse largement le domaine de l’esthétique. On pourrait à cet égard utiliser le vocable allemand de Weltanschauung72. Or, avec le personnage de Caragueuz, Nerval introduit une forme irréductible de dualité au sein de cette unité. Aux forces de régénération liées à un corps grotesque intégré à l’espace, qui exhibe avec innocence ses excroissances fécondes, est opposé un principe contradictoire : la contrainte, l’interdit, conséquence d’une faute. Certes, cet interdit est hautement burlesque : l’ithyphallique marionnette est chargée par son meilleur ami de se porter garante de la fidélité d’une épouse belle et volage en son absence73. Au demeurant, il est sans doute significatif que cette défense soit posée comme antérieure à tout récit, axiome-hypostase d’un monde « rentr(é) dans la prose »74 qui diabolise la chair. Si, ainsi que nous l’avons mentionné, tout un passage de l’extrait consacré par Nerval à la priapique ombre chinoise transcrit une réalité se rapprochant du grotesque primitif, le titre même de la représentation d’ombres chinoises « Caragueuz, victime de sa chasteté ! » souligne l’irrémédiable partition moderne entre une chair antérieure innocente et une matérialité contemporaine frappée de malédiction. Le diariste, en se livrant à une analyse stylistique d’un titre qu’il a vraisemblablement inventé, met l’accent sur la lutte quasi-physique entre deux principes inconciliables : « l’adjectif et le substantif que je viens de traduire hurlaient sans doute d’effroi de se trouver réunis sous un tel nom »75. Le hurlement – personnification bouffonne ici – n’est pas sans évoquer des échos intertextuels dans l’œuvre de notre auteur. Le cri plaintif, le hurlement renvoient en effet à la figure tragique de la chimère mourante, grincement associé à la partition cauchemardesque entre deux principes contradictoires, schématiquement la chair et l’âme76. Le récit burlesque de la pièce transcrite montre d’ailleurs un phallus, allégorie potentielle de la fécondité et de la toute-puissance, significativement menacé, soumis à la torture. Après avoir manqué d’être écrasé sous le poids d’un arabas77, le membre viril pris pour un pieu est « tiré à quatre » par des chevaux qu’on lui a attachés, ce qui conduit la marionnette victime à appeler au secours. Le grotesque romantique, s’il ne tombe pas sous le coup du blâme classique est devenu un principe insuffisant en lui-même. En dépit de toute la nostalgie empathique de notre auteur pour la renaissance, il lui est difficile d’actualiser dans sa logique unitaire le motif « grotesque », qu’il se décline sur le mode dramatique ou ornemental, motif qui avait tant fasciné les peintres et artistes de cette époque78. Sans émettre un rejet aussi catégorique que La Bruyère qualifiant l’œuvre de Rabelais de monstrueux assemblage, Nerval paraît rester insatisfait de son expérience du petit théâtre d’ombres grotesque oriental. Il conclut en effet sa transcription en ces termes : « Il est impossible d’y méconnaître ce sentiment de comique primitif que l’on retrouve dans les pièces grecques et latines. Mais cela ne va pas plus loin »79. Plus précisément, après avoir investi le bouffon de virtualités mystérieuses ou sacrées, Nerval se livre à une dérobade désinvolte. Cette dynamique est d’ailleurs très caractéristique de l’allure narrative d’un récit qui oscille sans cesse entre tensions énergétiques résolues à destination d’objectifs précis suivies de désinvestissements aussi brutaux que provisoires. En effet, après avoir paru minimiser l’importance de Caragueuz, Nerval aura soin de redéfinir sa place au sein des « fêtes sérieuses »80 du Grand Baïram, le sultan Abdul-Medjid apparaissant alors comme le double sublime de l’ithyphallique bouffon.
Caragueuz : homo duplex ou les ambiguïtés d’une transposition dramatique orientale
Une transcription aberrante ?
Si Nerval, en transcrivant un aspect du petit théâtre stambouliote, semble retrouver l’esthétique qu’il loue dans le cadre des spectacles de rue parisiens, le lecteur peut toutefois constater que ce théâtre oriental paraît rester en retrait par rapport aux postulations esthétiques formulées par le chroniqueur des spectacles. En effet, alors que le récit enchâssant présentait la marionnette stambouliote comme un cousin potentiel du Polichinelle parisien ou du muet Pierrot, le récit enchâssé propose au lecteur un dialogue circonstancié, une intrigue en bonne et due forme. Tout se passe comme si les virtualités contenues dans l’esthétique marginale du signifiant étaient contaminées par l’exigence latente de la part de Nerval de transcrire un récit enchâssé particulier. L’esthétique des marges dramatiques soutenue à Paris optait en effet pour un retour au primat du langage corporel, à la chorégraphie symbolique ou aux potentialités paramusicales de l’onomatopée imitative. Le récit viatique n’aurait d’ailleurs pas été en peine de conférer à la transcription de la scène de Caragueuz les caractéristiques de la pantomime, accessoirement assaisonnée de borborygmes bouffons, dans la mesure où jamais Nerval n’aurait pu être en mesure de comprendre ni de restituer le sens d’un dialogue satirique turc, a fortiori prononcé à toute vitesse. Un premier constat s’impose : Nerval, non-turcophone, ne se donnant même pas la peine d’utiliser l’alibi du drogman, a vraisemblablement inventé pour une bonne part ce dialogue81. Peu importe en définitive le degré de vraisemblance du titre ou du dialogue : il faut peut-être davantage s’interroger sur la fonction de cette fabula au sein du Voyage en Orient ainsi qu’au sein de l’œuvre nervalienne. Il est très significatif que Nerval s’amuse à faire jouer le canevas indéfiniment décliné dans l’œuvre de notre auteur des amours néo-platoniciennes de Polyphile et de Polia, de Keis-Medjnoun et de Leila, de Joseph et Zuleika, par un personnage qui en représente l’absolue antithèse. Il pourrait à ce titre être pertinent d’opposer à la version nervalienne celle de son ami Gautier. Dans le chapitre que ce dernier consacre à Karagueuz, où ne figure d’ailleurs aucun dialogue, la présentation proposée est bien plus conforme à ce qu’on attendrait de l’ithyphallique marionnette. Nous en relevons un extrait : « une houri de Mahomet […] excite au plus haut degré les désirs libidineux de Karagueuz. Il voudrait pénétrer dans ce paradis défendu par des gardiens farouches et invente pour y réussir toutes sortes de ruses »82.
De fait, à quoi correspond la fabula nervalienne de « Caragueuz victime de sa chasteté » sinon à une actualisation éminemment grotesque des épreuves de l’initié aux mystères isiaques tels qu’ils sont présentés dans la nouvelle Isis ou dans le passage du Voyage consacré à l’interprétation du mystère des pyramides ? L’initié postulant y apparaît tenté par les leurres de la matière et toute la difficulté de son épreuve consiste à se rendre digne de l’épouse divine en différant la satisfaction de ses amours terrestres.
L’un des enjeux narratifs majeurs du Voyage en Orient de Nerval étant de proposer un va-et-vient constant entre un récit enchâssant et des récits enchâssés qui en représentent la stylisation, le prolongement en miroir, Nerval s’essaie à raconter son histoire intime protéiforme. A travers les manifestations de l’art dramatique traditionnel de Stamboul, c’est-à-dire la fabula de Caragueuz, l’intrigue du Taklid ou « farce-comédie » qu’il transcrit intitulée « Le mari des deux veuves » ou le long récit récité ou déclamé par un « rhapsode » oriental83, c’est bien sa propre histoire d’amour que Nerval tente de transposer, celle d’un homme double, clivé entre une volonté toute terrestre de s’arcbouter à la matière ou de l’apprivoiser et un regret mystique pour une déesse mère inaccessible.
Derrière le symbole… une fabula ambivalente
Mais si ce symbole grotesque était autre chose […]84.
Quoi qu’elles apparaissent hautement burlesques ou triviales, les deux intrigues dramatiques que Nerval transcrit à partir du spectacle proposé dans le café de la place du Seraskier « Caragueuz victime de sa chasteté » et « Le Mari des deux veuves » méritent qu’on s’y arrête dans la mesure où elles se rapprochent de préoccupations constantes jalonnant toute l’œuvre de notre auteur. De fait, du burlesque au sérieux, nulle solution de continuité pour le chroniqueur des spectacles Gérard : « les sujets dramatiques peuvent […] être saisis, soit du côté du rire, soit du côté de la terreur et des larmes ! Ainsi, la plupart des sujets de comédie choisis par Molière, tels que Le Misanthrope, Le Tartuffe, Le Malade imaginaire, L’Avare, fourniraient, différemment traités, de terribles tragédies […] »85. De la même manière, les deux fabula triviales de la place stambouliote – dignes sans doute que la critique ne les dénigre pas ! – sont porteuses d’enjeux fort sérieux. Elles mettent en scène l’antagonisme entre des forces régénératrices – nouvelles voies esthétiques ou solutions latérales aux apories sensuelles occidentales – et la leçon implacable d’une loi du Père tant sensuelle que politique, qui s’impose au dénouement de l’intrigue comme un retour du refoulé.
La leçon de l’obscur : la beauté cachée
Moi, singulièrement bâti ! dis-donc trop bien bâti, trop beau, trop séduisant, trop dangereux !86
L’imprécation de Caragueuz – scandalisé du mépris dont son ami fait preuve à son égard – a valeur de manifeste artistique implicite. L’épanorthose qu’on peut relever dans ces propos a valeur corrective : la singularité dont le bouffon constitue le parangon représente bien une forme d’extrême beauté, de beauté paradoxale qu’il s’agit pour Nerval de définir. Au demeurant, l’adverbe « trop » indique assez l’ambivalence et l’audace d’une telle innovation. Si les femmes – bien souvent figures opprimées et sujettes à l’esprit rebelle dans l’œuvre nervalienne – y sont sensibles, ne « pouvant résister au besoin d’[…]appartenir » à Caragueuz, le point de vue de la doxa esthétique néo-classique incarnée par l’ami est inébranlable. À l’évidence des pouvoirs sulfureux d’une beauté grotesque aux vertus stupéfiantes sur lesquels Caragueuz insiste, répond l’aveuglement obstiné de son ami87 : « Je ne vois pas cela, dit le Turc […] (la séduction) ce n’est pas de ton côté qu’elle viendra […] » Aux charmes modernes du grotesque, l’homme du commun préfère les faux brillants d’un superficiel, désuet et immuable to Kalon. De la même manière, l’une des leçons prodiguées au naïf Osman, jeune premier masculin de la farce-comédie « Le Mari des deux veuves » est d’ordre esthétique et sensuel. En amant platonique, à l’entame de l’intrigue, il est épris exclusivement des charmes vaporeux d’une blonde qu’il nomme « lumière de mes yeux »88 mais dont l’opalescence physique cache mal la noirceur d’âme. Cette femme au veuvage tout récent désire en effet se venger d’une rivale, concubine préférée de son ancien mari, en obligeant son futur conjoint à épouser également cette dernière. De la sorte, la brune honnie, potentiellement dédaignée par le jeune Osman, souffrirait elle aussi de jalousie. Comment déciller son regard et apprendre à trouver dans cette autre femme significativement « brune », présentée comme « laide » et qu’il s’agit de faire souffrir, l’équivalence de la beauté solaire ? Telle est la leçon de ce burlesque roman d’éducation, variation parodique du chant biblique de la Sulamite : « Je suis noire mais je suis belle »89. Incapable de choisir entre la blonde et la brune, le naïf Osman représente d’ailleurs bien déjà un prototype fruste et bouffon du narrateur de Sylvie, déchiré entre l’attrait qu’il éprouve pour la brune et matérielle héroïne éponyme et son attachement fatal pour la blonde et fantomatique Adrienne. En définitive, les attraits interlopes d’univers ténébreux tant sensuels qu’esthétiques incarnés par Caragueuz ou la mystérieuse veuve noire de la « farce-comédie » sont à la fois minés par les forces conformistes d’un réel réducteur, globalement inapte à en apprécier la valeur, mais aussi par l’irréductible nostalgie d’un protagoniste masculin attaché à son idéal angélique.
Portrait du bouffon en « vestal »
L’interdit et la tentation
Pour en revenir à Caragueuz, si la conformité particulière de cet ithyphallique bouffon le voue à jouer naturellement et sans culpabilité de ses atouts naturels, tel le satyre hugolien, l’exhibition transcrite par Nerval présente au contraire l’excroissance phallique comme un attribut ambivalent90. Frappé par un interdit qui préexiste à l’intrigue, son phallus démesuré représente l’allégorie de tentations charnelles qu’il faut combattre. Avant de se définir comme « initié et vestal »91 dans une lettre semi-hallucinée à Anthony Deschamps datée du 24 octobre 1854, Nerval brosse déjà le portrait paradoxal d’un intouchable ayant fait vœu de chasteté. Le corps tabou ou sacré doit être préservé, protégé des souillures de la matière. Il y a ainsi tout lieu de prendre au sérieux les affabulations hyperboliques du pantin qui vise à détourner les assauts des femmes. Relevons ainsi l’imprécation à prendre au sens propre du terme : « Je suis impur » ou la défense : « ne me touchez pas ! »92. A l’évidence, tout l’enjeu de l’intrigue n’est pas de protéger la chasteté d’une femme volage mais de maintenir l’intégrité d’un corps narcissique sacré face aux assauts croissants de ses propres désirs. La profusion du nombre de femmes qui se déploient sur l’écran à la fin de la représentation – fort peu réaliste dans le contexte d’un petit théâtre d’ombres ! – est sans doute à interpréter comme l’allégorie d’un désir irréfrangible. De manière parallèle, le jeune Osman de la farce-comédie est en passe de toucher du doigt son idéal en réalisant le fantasme tout nervalien, opportunément permis par la polygamie musulmane, d’épouser en même temps deux femmes, tentation chimérique d’associer le réel et l’idéal, la noire et la blanche… C’est bien cette tentation que résume l’inquiétante entremetteuse juive quand elle glisse perfidement à Osman : « craignez-vous tant la possession de deux femmes ? »93 Las, au moment même où l’un et l’autre des héros sont sur le point de succomber, le diariste propose un fort improbable deus ex-machina, en la personne d’un père phallique revenant du passé.
La loi du Père
De manière extrêmement similaire dans les deux pièces transcrites, Nerval met en scène le retour spectaculaire et inopiné de deux figures paternelles. Significativement, toutes deux incarnent le passé. Le premier est un « ambassadeur » franc appartenant à une époque que le diariste fait remonter au « siècle dernier » alors que le bimbachi (colonel), époux légitime des deux veuves et qu’on avait cru mort, oriental Thésée, est qualifié de « revenant ». Tout se passe donc comme si ces deux spectres permettaient au héros masculin une dérobade en lui interdisant toute possibilité d’accès à la génitalité. Très significatifs sont les attributs virils dont ces figures militaires sont porteuses : l’ambassadeur coiffé d’un « chapeau à trois cornes »94 arbore une « épée en verrouil », c’est-à-dire dans une position horizontale. Le bimbachi, quant à lui, « entre en scène avec un bâton » qu’il manie avec dextérité en punissant « tous les assistants ». Retour du refoulé incarnant un interdit qu’on avait cru pouvoir contourner, ces pères féroces viennent ici récupérer leur bien. Certes, Caragueuz alias Nerval a soin de répéter son oriental refrain : « Bakkaloum ! » c’est-à-dire « qu’importe ou cela m’est égal ». Il n’en reste pas moins que l’épée ou le bâton de la farce burlesque ne sont pas sans annoncer la problématique tragique de l’arme qui jalonne en profondeur la nouvelle Aurélia. De manière plus spécifique, le motif de l’épée revêt chez Nerval une connotation nettement phallique. On pourra citer, en guise d’exemple significatif parmi d’autres, un extrait d’une célèbre lettre à Dumas de novembre 1853 où notre auteur affirme : « […] nous taillerons nos plumes avec nos épées. La mienne est noire et elle est perdue depuis… »95 Quant à la punition du coup de bâton infligée au jeune Osman, peut-être représente-t-elle la version farcesque du motif de la tête coupée ou pendue, mythème récurrent du récit nervalien, conséquence indirecte ou transposée de la transgression de l’interdit charnel. On pourra simplement évoquer ces deux têtes exhibées – poupe et proue – qui encadrent le séjour en terre d’Orient de manière sinistre. Au gibet garni de Cythère96 répondent les fameuses têtes du sérail stambouliote97.
Si l’on transpose les enjeux sensuels sur le plan de la politique ou de l’histoire, il est sans doute pertinent de s’interroger sur le rôle de l’ambassadeur franc à l’endroit d’un Caragueuz turc auquel on soustrait la puissance de manière paternaliste. Ne peut-on déceler dans ce dénouement burlesque une réflexion indirecte sur la puissance croissante de l’Europe conquérante, jetant son dévolu condescendant sur l’Empire ottoman déchu de sa puissance et déjà « homme malade de l’Europe »98 ?
Entre Pan et Orphée
Qu’est-ce, par exemple, que Caragueuz, ce type extraordinaire de fantaisie et d’impureté, qui ne se produit publiquement que dans les fêtes religieuses ? N’est-ce pas un souvenir égaré du dieu de Lampsaque, de ce Pan, père universel que l’Asie pleure encore ?99
Ainsi que nous l’avons constaté, deux principes réfractaires s’opposent dans la transcription nervalienne des deux scènes du petit théâtre d’ombres stambouliote. Il s’agit d’une part de la figure régénératrice de Pan – que Nerval rapproche explicitement de Caragueuz – symbolisant les forces amorales, orgiaques et populaires ; il s’agit d’autre part du mythe d’Orphée dont Nerval isole un mythème particulier : l’épisode du démembrement par les Ménades. Ainsi, entre le Priape-marionnette inconscient de lui-même, habitant naïvement son enveloppe de chair, et un Orphée nécessairement veuf soumis à la « tentation » de « nouvelles ménades »100, initié porteur d’une vérité ésotérique, se dresse l’interdit moral qui condamne la chair. Entre les deux principes, on pourra aussi opposer deux ères symboliques : le temps du patriarcat égalitaire, dont les saturnales ou le moderne carnaval reproduisent ponctuellement le reflet, et le temps de la Mère, temps profondément ésotérique, zone de l’intimité fusionnelle qui rejoint des fantasmes de régression primaire. Notons également qu’entre la leçon d’un carnaval qui ne raconte rien mais joue, incarne et la leçon d’Orphée qui propose une histoire, s’inscrit le principe de la réflexivité herméneutique. Alors que la nostalgie saturnienne est porteuse chez Nerval d’aspirations utopiques, la figure d’Orphée se caractérise par l’ambivalence : sa parole est-elle transposable, communicable ? L’initié sera-t-il le messie fondateur d’une religion ou le « dieu manque(-t-il) à l’autel où (il est) la victime »101 ? Ce clivage entre les deux égides de Pan et d’Orphée justifie donc pleinement la rupture opposant un Caragueuz virtuellement porteur d’une esthétique paradoxale et une actualisation particulière de la légende d’Orphée, lequel se rapproche singulièrement des amants néo-platoniciens tels que Le Songe de Polyphile raconté par Nerval et librement interprété de Francesco Colonna pouvaient nous les présenter.
Polyphonies nervaliennes et récit rhapsodique : la revanche de l’écriture sur la vie
Les contes, spectacles et promenades, ne sont que les délassements de ce devoir religieux102.
Ainsi s’exprime le diariste dans l’ultime section de son séjour à Constantinople, mettant en opposition la « fête sérieuse » du Baïram qui marque la rupture définitive du jeûne du mois de Ramadan, aux divertissements profanes tels que le petit théâtre de Caragueuz, qualifiés de manière significative de « délassements ». Comment expliquer ce désinvestissement énergétique qui amène le diariste, après avoir proclamé au Caire le caractère sacré du bouffon, à dégonfler plus tard cette baudruche, reléguant cette exhibition au statut d’exutoire aux cérémonies sérieuses, écho à la précédente dénégation déceptive : « cela ne va pas plus loin » ? Certes, tel est bien l’une des particularités ambivalentes du jeu mi-sacré mi-dérisoire du montreur de marionnettes, a fortiori de l’imprésario d’ombres chinoises. Microcosme éphémère qui mime le jeu divin par le biais des ombres projetées, ce petit théâtre rejoint en effet le néant d’où il est momentanément tiré dès lors que le feu lumineux s’éteint, philosophique mise en abîme des enjeux limitatifs de toute représentation. Plus profondément, cette dialectique entre enthousiasme et dénégation s’inscrit au cœur du récit nervalien. Nous l’avons affirmé, l’Orient de notre auteur est un lieu de tensions agonistiques : les élans manifestés en direction des marges socio-culturelles et esthétiques sont autant de ponts enthousiastes lancés vers l’ailleurs puis brutalement suspendus. À une réalité plurivoque soumise à l’esprit critique d’un narrateur essentiellement sceptique correspond un récit excentrique103, caractérisé par un rythme syncopé, alternat typiquement mélancolique entre pulsion et désinvestissement énergétique. Aux élans utopiques s’opposent en effet les limites d’un « vrai » qui est « ce qu’il peut »104. Au demeurant, si Nerval exhibe ainsi les apories d’une leçon idéologique, esthétique ou sensuelle inaboutie, rejetant de la sorte tout dénouement unilatéral à sa relation viatique kaléidoscopique – sinon une leçon de tolérance que n’aurait pas reniée Victor Schoelcher – il inscrit résolument son texte dans un art narratif de l’ouverture rhapsodique. Posant en effet des nœuds narratifs comme autant de questions destinées à être résolues, à l’image de l’énigme complexe posée par Caragueuz, Nerval refuse de dénouer ou plutôt ajourne tout dénouement définitif, ménageant à son récit des portes de sortie. Si la leçon de Caragueuz est incomplète, incapable en particulier de répondre au besoin fondamental de comprendre et d’intégrer le domaine sulfureux de la sensualité, cette question est reprise à nouveaux frais en la personne sacrée du sultan-padischah Abdul-Medjid. Du grotesque bouffon victime de sa chasteté au sublime sultan mélancolique restauré dans sa puissance tant politique que sensuelle, chargé le temps d’une fête de participer à l’unisson de son peuple à un coït sacré par lequel il honore une jeune vierge, nulle solution de continuité, mais bien plutôt une variation tonale sur un thème constant. Bien que les virtualités utopiques se fracassent aux limites du réel, les fils tendus vers l’idéal communautaire sont indéfiniment destinés à être retissés au sein d’un texte protéiforme qui interrompt, ajourne sans jamais conclure.
Conclusion : la fête manquée ?
Tu nous avais donné le lait des forts […]105.
« Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie »106. Ainsi était commentée la leçon utopique égalitaire prodiguée par Rousseau dans la Nouvelle Héloïse, faisant fusionner la fête et le travail sous l’égide protectrice de Julie, égérie aristocratique d’une communauté de vendangeurs. Au renversement carnavalesque temporaire, le philosophe genevois préférait un état de fête pérenne : « Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l’esclave : mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la nature »107.
Si Nerval éprouve une affection presque filiale pour Rousseau, il n’est pas sans savoir que l’héritage de sa pensée est obsolète, incommunicable en son siècle à l’image du mausolée d’Ermenonville vidé de ses cendres. « Tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu’il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques »108. Le lait des forts, en traversant le fleuve des révolutions, s’est transformé en lait de chimères, celles du vieux palais de Schönbrunn auxquelles le scripteur de Pandora rêve de s’allaiter109. Chimères théoriques en effet que ce désir de fusion sociale sous les auspices de la fête égalitaire.
La fête nervalienne est incomplète, tropisme inachevé, pont suspendu, en Occident comme en Orient. Nous avons ainsi pu envisager de quelle manière l’élan utopique placé sous l’égide régénératrice de Pan, en direction des marges et des formes d’expression artistiques populaires, était contrecarré par la prise de conscience d’irréductibles clivages. Si l’Orient des faubourgs stambouliotes dont Caragueuz est la figure emblématique constitue une marge artistique à l’intérieur de cette marge carnavalesque que constitue le Voyage, rien ne peut au demeurant faire oublier l’habit noir de deuil qui définit fondamentalement l’occidental. Aucun macclah en poil de chameau, aucune épithète baroque substituée à son nom110 ne peuvent réduire la crise identitaire. L’élan, le tropisme sincère en direction des marges esthétiques, des petits théâtres garants des traditions et menacés d’extinction n’est qu’une trouée momentanée en direction d’un monde interlope dont on n’est pas ou dont on s’est coupé, sinon physiquement du moins culturellement. De fait, si Nodier ou Champfleury ont pu rédiger des scénarii pour la pantomime des Funambules, ces élans ne furent que des délassements marginaux à l’intérieur de l’ensemble de leur production artistique. Notons par ailleurs que ces « plaisirs d’érudits »111 n’étaient pas sans ambiguïté : Nodier n’assuma pas de son nom prestigieux la paternité de ces écrits triviaux ; Champfleury imposa à son « Pierrot, valet de la mort » la réflexivité – certes bouffonne – d’une théorie philosophique112. Quant à Nerval, il projeta sur le signifiant régénérant et innocent de son Caragueuz le signifié d’un récit qui en intellectualise le sens. « Plaisirs d’érudits » que ces descentes vers le peuple… non sans remords. Certes, la marionnette stambouliote que Nerval observe n’a pas vu son ithyphallique membre viril censuré, dérisoirement remplacé par un allongement du bras gauche tel qu’il fut par exemple observé par Gautier en 1852 à Péra. Toutefois, c’est le regard mélancolique de Gérard qui l’émascule déjà symboliquement en l’interprétant et lui conférant un sens duel, littéralement chimérique.
[…] un monde qui est la parfaite antithèse du nôtre113.
Tel est le rêve du voyageur au Caire, assignant à l’Orient la fonction fantasmatique de contrepoint à une Europe productiviste, oublieuse des traditions et dont la poésie se serait exilée. Las, l’Orient réel, tout comme la société occidentale, est marqué par les stigmates du changement. Même l’empire ottoman qui apparaissait aux yeux d’un Occident à la fois nostalgique et condescendant comme l’allégorie de la stabilité et du conservatisme s’ouvre aux influences externes et amorce un lent mais constant processus de réformes. Les virtualités utopiques dont Caragueuz, emblème de l’esprit d’opposition, représente l’allégorie, à l’image de l’Orient dans son ensemble, sont limitées, inabouties. Fantasme sociétal, esthétique, sensuel et mystique, l’Orient trop rêvé avant le trajet réel ne pouvait que décevoir notre auteur. Peut-être d’ailleurs le bouffon oriental dont il a été question dans le cadre de cette étude incarne-t-il plus généralement, avatar parmi d’autres, l’impuissance du réel à combler le manque fondamental, intime et antérieur d’un Nerval essentiellement veuf ? À l’utopie inaboutie des marges populaires s’oppose la nostalgie narcissique d’un duo régressif et fusionnel entre le « je » inconsolé et l’imago maternel. Comment dès lors le lieu réel bien que stylisé des marges prolétaires orientales pourrait-il lutter contre ce lieu sacré du deuil, espace caché de l’intime, « nuit du tombeau », objet obsessionnel de la quête nervalienne ? Sans doute peut-on en effet distinguer deux Orients ainsi que l’atteste une lettre de novembre 1843 adressée à Jules Janin, écrite à Malte. Au terme de son périple oriental, Nerval se livre à un aveu : « En somme, l’Orient n’approche pas de ce rêve éveillé que j’en avais fait il y a deux ans, ou bien, c’est que cet Orient-là est encore plus loin ou plus haut […] »114. La part réservée au réel et chargée des virtualités utopiques de régénération ne représente en définitive que la portion congrue, concurrencée ou battue d’avance par « cet Orient-là », illo tempore né de la vision hallucinée ou réactivé par le délire, « géographie magique » antérieure, apanage incontesté d’Isis et véritable objet d’une quête constante.
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur115.
Le « geste de haine » luciférien représente l’un des topoï nervaliens les plus ambivalents. Posture subversive, geste emblématique de la nuque ou du bras qui se dresse pour s’opposer à la tyrannie d’une implacable loi du Père, l’acte de rébellion incarné plastiquement unit de manière indissoluble les domaines politiques, sensuels et artistiques. Dans un univers symbolique régi par des correspondances qu’il s’agit de décrypter, jouer avec le feu politique révolutionnaire équivaut à revendiquer son droit phallique à l’encontre d’un père castrateur tout comme à se poser en démiurge artistique géniteur de chimères. Interprétant les authentiques données ethnoculturelles que le Caragueuz stambouliote présente au voyageur : l’outrance ithyphallique associée à la satire politique, Nerval incorpore littéralement le bouffon turc à l’intérieur de sa mythologie personnelle. Or, il n’est aucune rébellion sans châtiment au sein du réel nervalien. Jouer avec le feu politique, arborer un phallus triomphant et séducteur, proférer un mot que l’on veut sacré n’est jamais sans danger. Le carnaval révolutionnaire se mue en « fée sanglante »116, le fleuve de lave d’Adoniram est porteur de mort117, le mot élevé au rang de signe dont le scripteur d’Aurélia ébauche la profération provoque les hurlements désespérés d’une femme118. On comprend à l’évidence que dans ce bas-monde marqué du sceau du péché, du manque, de la faute au sens littéral du terme, l’utopie de régénération, à l’image par exemple de celle proposée par le phalanstère d’un Fourier, ne peut aboutir. Si l’esprit critique ou la posture rebelle sont valorisés, ferment indispensable d’une leçon collective, ces élans sont minés au cœur par un constant, indéfectible et polymorphe sentiment de mauvaise conscience.