Il est désormais admis que les personnages des dialogues diderotiens constituent tous peu ou prou, sinon des facettes de l’auteur, du moins des éléments de sa pensée dialectique1. En revanche, ce phénomène se manifeste au lecteur d’une façon sans cesse renouvelée, tant et si bien que la tentation – certes légitime – d’identifier dans les interlocuteurs telle ou telle part d’un Diderot référentiel, se heurte systématiquement à l’obstacle de la variation : il demeure impossible de plaquer nettement un même schéma des personnages et de leurs fonctions. Même une fois identifié tel porte-parole, par exemple un vieillard ou un truchement tahitien, le déplacement qu’opère la fiction du dialogue autorise un décalage qui interdit une identité complète. On sait par exemple combien Orou, défendant la Loi naturelle, à l’instar de l’auteur, propose néanmoins une société qui ne peut en aucun cas servir de modèle : à la fois parce qu’elle n’est pas transposable et ne répond pas aux principes de l’utopie programme, mais aussi parce qu’elle a une dimension dystopique avec ses règles finalement si contraignantes. On peut difficilement croire que la défense de l’inceste exprime le point de vue du père d’Angélique, d’autant que, dans Le Neveu de Rameau, notamment, il explique que, loin d’un retour aux lois de la nature, l’inceste entre le fils et la mère serait plutôt une sortie de l’humanité – définie chez lui par sa conscience et l’usage de sa raison – une véritable barbarie2. D’une manière générale, les personnages des dialogues constituent alors eux-mêmes des expérimentations du discours ou de la pensée.
Mais le problème se complexifie lorsque l’auteur met en scène un personnage nommé Moi. Il joue alors de distorsions de l’identité assez variables qui posent différemment le rapport des interlocuteurs à la pensée diderotienne. Ainsi, dans les Entretiens sur le Fils naturel, Dorval est le dramaturge qui expose au Moi-philosophe et spectateur caché ses théories sur le théâtre. Dans Le Rêve, Moi disparaît dès le deuxième entretien pour se réfracter dans Julie et Bordeu ; mais, dans l’Entretien d’un père avec ses enfants, il devient délicat d’établir ou de réfuter catégoriquement une identité de certains personnages avec l’auteur : le père, le frère-abbé, la sœur, le docteur Bissei, Mme d’Isigny. Une constante demeure toutefois dans ces divers dialogues : convaincant ou non, Moi est systématiquement « Philosophe », une qualification que Diderot « s’entête » à assumer « dans sa vie sociale et dans les écrits de toute nature »3 ; ce qui signale bien que c’est cette identité-là, à la fois intime et sociale, qui préoccupe et qu’interroge sans cesse Diderot.
Or, dans Le Neveu de Rameau, c’est bien sûr le personnage éponyme, marginal et bouffon, insolent mais perspicace, qui capte toute l’attention, celui dont Hegel a fait l’incarnation du Zeitgeist ; il attire notamment par ses éclats provocateurs et ses pantomimes, attitude qui n’est pas sans rappeler celle de Diderot lui-même tel que La Harpe le décrit dans son Lycée4. Comme le rappelle Colas Duflo, « Lui, c’est un peu le jeune Diderot qui parle au vieux »5 et qui le ramène à quelqu’un qui « professe la sagesse bourgeoise de son état. C’est un de ces petits Caton "dont la sobriété est la loi du besoin" »6.
Mais est-il vraiment un « petit Caton » ? Doit-on, ou même peut-on souscrire au jugement moral que semble porter cet être fondamentalement immoral qu’est le Neveu ? Ou, pour reprendre la question de Stéphane Pujol : « Est-il si plat et si falot qu’on a bien voulu l’écrire, ce philosophe ? »7. Aussi tenterai-je ici, sans aller jusqu’au plaidoyer, de rendre quelque peu justice à ce personnage qui, s’il n’est pas l’incarnation de la statue du philosophe rêvée par l’auteur, possède néanmoins dans Le Neveu un statut plein et entier, plus complexe que le simple simulacre de philosophe auquel il est parfois réduit.
Un personnage, plusieurs images
Le regard du Neveu
Le Neveu ayant été présenté comme un révélateur, « grain de levain qui fermente » (624), dans le portrait liminaire qu’en dresse le narrateur, on a souvent tendance à épouser son regard. Et celui-ci est étrangement ambivalent. Sincère avec celui qu’il appelle à neuf reprises « Monsieur le philosophe », il peut l’être, vu qu’il n’a rien à attendre de lui. Et pourtant il lui parle, mû sans doute par un besoin irrépressible de se dire. Il lui rappelle notamment que, plus jeune, il était comme Lui, dans une indigence que l’hypotypose du jeune Diderot « en redingote de peluche grise […] éreintée par un des côtés ; avec la manchette déchirée, et les bas de laine noirs et recousus par derrière avec du fil blanc » (640), errant au Luxembourg, rapproche, par-delà le temps qui passe, du portrait initial du personnage éponyme, ou de celui dessiné par Carmontelle. Moi, lui aussi, a dû enseigner ce qu’il ignorait, même s’il aurait, dit-il, « fait quelques bons écoliers » (ibid.).
Dans les reproches du Neveu, semble se jouer une lutte des classes avant l’heure, d’où le succès du personnage auprès de Karl Marx. Le pauvre hère qui flatte les puissants reproche au philosophe sa condition médiocre et sa mesquinerie de classe ; il ne serait qu’un « gros monsieur » qui ne cherche pas à s’enrichir, mais qui mépriserait les gueux, ce que semble confirmer la réplique ironique du philosophe comparé aux « petits Catons » (647) ;
Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c’est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d’une manière bien honorable pour l’espèce humaine, bien utile à vos concitoyens, bien glorieuse pour vous (ibid.).
Mais est-ce bien la gueuserie en soi, que méprise le philosophe, ou ne seraient-ce pas plutôt les conséquences morales de l’acceptation de cet état de fait dans la société et ses conséquences, notamment le refus de toute évolution, de toute remise en question, que celle-ci passe par la réflexion philosophique ou par l’éducation des enfants, par exemple ? Car le contraste entre les deux personnages le montre bien : si l’un (Moi) était en partie comparable à ce qu’est l’autre (Lui), celui-ci se refuse à n’être jamais comme le Moi actuel, enfermé qu’il est dans une alternative qui, reposant sur une théorie de la fibre héréditaire, postule qu’en matière de morale, il ne peut être que gueux ou tartuffe. Or toute sa « philosophie » repose sur un détournement – parodique – du matérialisme diderotien, « une forme de matérialisme schématique ou vulgaire »8 qui reprend la thèse des deux procureurs pour justifier l’immoralisme9.
Tâchons, pour une fois, d’épouser le point de vue du Philosophe sur qui le juge si sévèrement. Car le Neveu a beau reconnaître ne pas savoir s’énoncer comme Moi, et dénoncer lui-même ses vices, il en reste là, confortablement installé dans son immoralisme immobile sous prétexte d’un déterminisme hâtivement expliqué. En dépit du constat sans appel de la misère sociale, il y a bien, au moral, un confort et une complaisance chez Lui, qui restera bien le même à la fin du dialogue. La balance de ce qu’il sait et de ce qu’il ignore lui convient et il pose un regard suffisant sur ses semblables, notamment lorsqu’il donne une leçon de lecture à propos de Théophraste, La Bruyère et Molière : « Ils sont bien meilleurs qu’on ne pense ; mais qui est-ce qui sait les lire ? » (661). Ce n’est pas une moderne – et quelque peu anachronique – théorie de l’interprétation et de la réception qui se fait jour, lorsque Lui expose sa façon utilitariste et égocentrique de lire :
Moi, j’y recueille tout ce qu’il faut faire, et tout ce qu’il ne faut pas dire. Ainsi, quand je lis L’Avare, je me dis : sois avare, si tu veux ; mais garde-toi de parler comme l’avare. Quand je lis le Tartuffe […] (ibid.).
Ici, le Neveu lit comme l’enfant de Rousseau aborde les Fables de La Fontaine qui ne sont peut-être pas faites pour lui, selon l’auteur de l’Émile :
On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu10.
Le Neveu s’apparente quelque peu à l’enfant qui « préfère le fromage à la leçon » et « s’affectionne au renard ». « On n’aime point à s’humilier, ils prendront toujours le beau rôle ; c’est le choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel »11. Et c’est très consciemment de ce point de vue que le Neveu, qui n’est plus un enfant, lit les livres, la société et son interlocuteur. Lui, qui se propose comme précepteur, a quelque chose de l’indecrotabile Hortensius sur ce point, mais en pleine conscience.
Un personnage à part entière ?
Certes, comme le rappelle Stéphane Pujol, « la réprobation morale, constitutive de la satire, est également conçue pour être moquée »12, et le philosophe de la bonne conscience comme le bourgeois indigné ne sont pas épargnés. Mais, Moi n’en est pas pour autant une simple figure figée, un masque caricatural de philosophe totalement incapable de concevoir ce qu’est la vie réelle. À la pantomime des gueux répond son goût, inspiré de Galiani et de Rabelais, pour les « masques ridicules [qu’il] place sur les plus graves personnages » (694), rappelant ainsi la Satire première. C’est un personnage plein et entier, témoins ses changements d’attitude, sa capacité à être « quelquefois surpris de la justesse des observations de ce fou, sur les hommes et sur les caractères » (661). Témoin aussi le trouble qui l’anime lors de la pantomime du proxénète (636). En revanche, il lui rend la même franchise ; « c’est la vérité », répond-il quand le Neveu lui dit : « Vous avez toujours pris quelque intérêt à moi, parce que je suis un bon diable que vous méprisez dans le fond, mais qui vous amuse » (632) ; Moi demande explicitement « de changer de propos » quand il est choqué par l’« état d’abjection » où il le voit (637). Tantôt il est pris par l’enthousiasme contagieux du Neveu, tantôt, il sombre dans la mélancolie (672). Cette sincérité facile, même pour dire les choses les plus violentes, est non seulement autorisée par celle du Neveu, mais constitue un trait de caractère préparé en amont dans la présentation initiale du narrateur, capable de passer d’une pensée à une autre, pratiquant une forme de « libertinage » hasardeux, « forme d’extravagance » qui n’annonce pas seulement celle du Neveu13, mais qui surtout le rend réceptif, au-delà de l’apparente posture défensive qu’il se sent obligé de prendre face à un être aussi vil. La distance du Moi narrant et du Je du dialogue n’est pas si grande que celle que l’on peut voir entre le je narrant et le je narré des romans-mémoires14. Aucun indice textuel ne vient expliquer cette distance que l’on peut par moments sentir et qui tient sans doute davantage à l’effet de l’interlocuteur. Mais il sait écouter et s’adapter. Passant de la curiosité première qui l’anime depuis le début du dialogue – notamment lorsqu’il écoute les aventures de la ménagerie Bertin – à l’intérêt – quand il prend des nouvelles de son enfant – en passant par l’ironie plus ou moins discrète ou la condescendance voire à l’agacement (« laissez-là vos réflexions, et continuez-moi votre histoire », 670).
Chacun peut assumer son rôle dans la distribution antagoniste du dialogue, mais en conformité avec sa nature. Et le texte multiplie les parallèles qui mettent en avant la radicale différence de sensibilité entre ces deux êtres. L’anecdote du cadet de Carthagène, pendant de celle du renégat d’Avignon, est bien dans le goût diderotien pour ces anecdotes qui réactivent le mythe du fils prodigue. Faut-il y voir une satire de cette sensibilité un peu mièvre qui anime ses drames sérieux ? Une sensiblerie qui aurait à voir avec l’idéalisme philosophique ? Car il y a bien une confrontation de deux fortes sensibilités, s’il est permis d’employer ce terme à propos du Neveu. En ce qui concerne le philosophe, ses changements de postures, ses variations dans le discours, dans le ton adopté, ses troubles répétés devant le spectacle de son interlocuteur, en font un personnage non figé, étonnamment peu stable relativement à ce statut de philosophe qu’il s’efforce d’incarner. Son trouble se lit sur son visage (637 ; 672), il esquive le sujet et fait parfois pâle figure pour un sage.
Une figure qui se cherche
Des modèles impossibles, une statue fragile
Le personnage du philosophe, du moins ici, confronté au Neveu, apparaît comme une figure de philosophe qui se cherche, ce qui correspond à une démarche plus globale de Diderot lui-même, comme le fait remarquer Franck Salaün : « En ce sens le statut de philosophe conduit à adopter un point de vue et à consolider en soi ce qui nous rapproche du modèle. Le philosophe doit en quelque sorte s’exercer à la sculpture de soi »15.
D’où les deux principaux modèles antiques convoqués. En premier lieu, Socrate, qui fait l’objet d’un développement au tout début, et qui provoque une polémique entre les deux hommes. Lorsque Moi témoigne de son admiration pour le sage antique, sous la plume de celui qui traduisit Apologie de Socrate, lors de sa détention à Vincennes, la tentation de l’identification se dédouble : le lecteur est autant tenté d’identifier – ici – Moi à Diderot, autant que Moi lui-même semble vouloir s’identifier à Socrate16 : « De Socrate, ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd’hui le déshonoré ? » (628) Mais le Neveu lui fait remarquer ses contradictions : c’était un « citoyen turbulent », « citoyen audacieux et bizarre ». Et le lecteur se souvient d’ailleurs que, sur ce plan du moins, le Neveu lui-même avait quelque chose du philosophe antique, dans la description qu’en donne Alcibiade dans le Banquet. Dans cette conversation, ce modèle-ci semble donc caduc. Par moments, Moi semble tenté par des effets de maïeutique, lorsque par exemple, il cherche à comprendre pourquoi le Neveu ne retourne pas chez Bertin demander pardon (633-635), par des questions brèves ou des constats marquant une forme de compréhension – et non d’approbation – incitant à une plus longue explication : « Aussi vous aviez la table, le lit, l’habit, veste et culotte, les souliers, et la pistole par mois » ; tantôt, c’est à l’ironie socratique qu’il s’adonne, notamment à la fin de l’exposé de sa morale pragmatique par le Neveu, quand il lui répond un « Vous avez raison » (668) qui n’est pas sans évoquer le « Panuge Ô Calliclès ». Mais, le plus souvent, comme le fait remarquer Stéphane Pujol, « lorsqu’il y a mésentente sur un sujet, le philosophe ne dit pas, comme Socrate, "précise ta pensée", mais "laissons cela" »17. Sur le plan de l’indépendance du philosophe, ce modèle-ci s’articule avec celui de Diogène18, qui présente même une figure extrême, illustrant parfaitement la loi énoncée par Moi : « Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C’est le philosophe qui n’a rien et qui ne demande rien » (692). L’explicitation, cette fois provoquée par le Neveu entraîne le philosophe sur un discours à la troisième personne et au passé qui marque bien la distance entre le cynique et lui-même, devenu « gros monsieur ». Il a beau venir parler dans la rue au Palais Royal sur les cinq heures du soir, il sait bien qu’il n’est pas Diogène ; et le Neveu – qui a aussi été rapproché de cette figure cynique – non plus, tant il l’a réduit ce modèle à son insolence légendaire afin de justifier sa propre doctrine de l’intérêt.
C’est aussi parce qu’ils ont été dévoyés et qu’il faudrait revenir aux textes, que ces modèles sont devenus caducs. Devenus des masques, ils risquent de nuire à la sincérité de la conversation.
Or, celle-ci ne progresse pas comme le voudrait le Philosophe qui peine à la diriger. Ce faisant, c’est son rôle même de philosophe que la situation met en péril, celui qui consiste notamment à diffuser les Lumières. Jacques Chouillet rappelle d’ailleurs que l’écriture du Neveu correspond à « une deuxième grande rupture […] dans l’idée qu’il se fait de son rôle public »19. Autrement dit, Le Neveu de Rameau montre aussi au niveau du personnage de Moi, une dialectique douloureuse entre l’identité personnelle du sujet – qui connaît notamment une évolution sociale – et l’identité archétypale de la figure du philosophe à laquelle il s’évertue à s’identifier. Ce faisant, Diderot difracte ce conflit dans une dimension littéraire du dialogue : l’hésitation entre sincérité et posture. Pour pasticher le Paradoxe : le rôle du philosophe peut-il se « jouer d’âme » ?
Une communication impossible : un rôle intenable
Certes, les deux personnages se renvoient à leur bizarrerie respective et, à suivre le Neveu, de ces deux « âme[s] singulière[s] », on pourrait se demander lequel est le fou de l’autre. Mais s’il y a bien un aspect de la conversation que « dirige » en quelque sorte le Philosophe, ce sont les changements de sujet. Ils s’opèrent principalement pour deux raisons. La première, largement commentée, repose sur le trouble ressenti par Moi face à la bassesse de Lui (pantomime du proxénète – 636 ; Renégat d’Avignon – 670). La seconde tient peut-être en partie au fait que le Neveu, fidèle à ses penchants qui font ses principes, n’est guère enclin à « boire goutte à goutte une vérité qui [lui] est amère » (659). Le mensonge, la pantomime spontanée, le jeu sont bien plus faciles. Et Moi, le sait bien lorsqu’il lui répond : « Je vois, mon cher, que vous ignorez ce que c’est, et que vous n’êtes pas même fait pour l’apprendre » (652).
Ou, plus loin, sur la question de l’éducation :
C’est que je crains que nous ne soyons d’accord qu’en apparence ; et que, si nous entrons une fois dans la discussion des périls et des inconvénients à éviter, nous ne nous entendions plus. […] Laissons cela, vous dis-je. Ce que je sais là-dessus, je ne vous l’apprendrai pas […] (685).
Pusillanimité du philosophe ? ou, plus certainement, conscience que la discussion aurait besoin de revenir sur des bases solides, démarche à laquelle ne consentira pas le Neveu. Celui-ci a beau donner du « Monsieur le philosophe », il garde sa propre définition du cynisme de Diogène. Le seul véritable moment où les deux interlocuteurs s’accordent sur le sens d’un mot, c’est à propos de « chant » (673), sur le terrain du musicien, et Moi s’applique à faire le bon élève, comme il le répète, par intérêt sincère : « vous m’instruirez plus aisément de ce que j’ignore et que vous savez en musique » (686).
L’importance de cet intérêt et de cette écoute – dont, a contrario, fait preuve le philosophe – est justement illustrée lors de la grande pantomime musicale du Neveu : la foule s’amasse devant le spectacle. Mais lorsqu’il développe sa théorie musicale du cri animal – qui est bien celle de Diderot – alors,
la foule qui nous environnait, ou n’entendait rien ou prenant peu d’intérêt à ce qu’il disait, parce qu’en général l’enfant comme l’homme, et l’homme comme l’enfant aime mieux s’amuser que s’instruire, s’était retirée ; chacun était à son jeu ; et nous étions restés seuls dans notre coin (680, je souligne).
Le monde est vieux, dit-on… et la solitude devient la punition de qui souhaite tenir un discours philosophique, ou instructif. Difficile, dès lors, de correspondre à la définition du philosophe par Dumarsais, de sortir de sa retraite et d’être utile, si les hommes ne veulent voir du « flambeau de la raison » que le spectacle des ombres qu’il projette, ou, ici, n’avoir qu’une connaissance sensible de la musique et en aucun cas théorique. Du divertissement avant toute chose. Aussi pourrait-on légèrement nuancer le sévère parallèle que pose Colas Duflo entre l’Aumonier du Supplément et le Moi du Neveu, tous deux victimes du « centralisme subjectif ». Il y a chez ce personnage, nettement moins figé et caricatural que l’Aumonier, une tentative d’exercice de décentrement, ou plutôt d’un décentrement rendu plus difficile par le caractère extrême du personnage qui lui est confronté ; mais c’est peut-être aussi ce qui le sauve en partie. Car l’aporie que l’on pressent dans le dialogue ne tient pas seulement au caractère indécidable de tel ou tel des sujets abordés, mais aussi et peut-être surtout à l’impossibilité de trouver un terrain véritable de discussion entre ces deux êtres si distants. Si le Neveu sait « prendre [ses] positions », varier les postures et développer « une morale sans véritable ethos »20, Moi, donne à voir un philosophe aux modèles vacillants, qui ne parvient pas à trouver sa posture et donc n’arrive pas réellement à se construire un ethos stable et sans failles. Jean-Claude Bourdin a souligné combien, dans l’œuvre de Diderot en général, cette « position du philosophe » était souvent « non seulement inconfortable, ce qui n’est pas grave ni un argument en sa faveur ni contre lui, mais surtout incompréhensible par les meilleurs des hommes du peuple »21. S’appuyant sur la réaction de Moi suite à l’épisode du Renégat d’Avignon, il précise :
Le philosophe, même s’il adopte la lucidité du moraliste, au sens de celui qui connaît les replis du cœur humain et détecte les bas motifs de toute vertu, reste limité par l’indignation et réduit à juger, à condamner le mal et les méchants. Le Neveu de Rameau pose à la philosophie morale la question de son ton quand elle est confrontée à l’immoralisme d’une partie de la société22.
Dans Le Neveu, cette question n’a pas de réponse tranchée. La question de la posture philosophique passe bien par celle du « ton » juste que Moi ne trouve pas face au virtuose de l’immoralisme. Ainsi, au mépris de soi du Neveu, répond une sourde tristesse de Moi, caractérisé par la solitude du début à la fin.
Le philosophe triste…
Pédagogue sans véritable élève, Moi semble presque croire que finalement, on enseigne bien mieux ce que l’on ignore. Inquiet quant à son rôle, il ne peut être fondamentalement heureux si l’on se fie à sa propre définition du bonheur.
Le bonheur comme théorie
Le reproche du Neveu prend peut-être, de ce fait, une autre dimension :
Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! le vôtre suppose un certain tour d’esprit romanesque que nous n’avons pas, une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu, vous l’appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ? En a qui peut, en conserve qui peut (647).
Colas Duflo souligne alors que « Moi doit admettre que le bonheur selon le philosophe n’est pas fait pour Lui, qui par situation, comme par nature ne peut le connaître »23. Mais, s’il le théorise, Moi le connaît-il vraiment ? En jouit-il à part à travers de rares anecdotes telles que celle du cadet de Carthagène ? Sa vie correspond-elle réellement à la définition qu’il en donne ? Dans un premier temps, en écho au libertinage évoqué au début, il concède au Neveu que lui-même est sensible aux plaisirs des sens, pour ensuite énumérer des situations conformes au bonheur du philosophe :
Mais je ne vous le dissimulerai pas, il m’est infiniment plus doux encore d’avoir secouru le malheureux, d’avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon cœur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à celle que j’aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon cou. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C’est un sublime ouvrage que Mahomet ; j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas (650-651).
L’énumération est relativement hétéroclite et mêle grands travaux et petits gestes ; elle pourrait même avoir un côté parodique dans son enchaînement qui passe du secours au malheureux aux compliments à la maîtresse, si elle ne s’achevait sur la grande œuvre de l’intellectuel dans la cité. Or l’action de Moi dans ce texte, auprès de Lui, n’a rien qui puisse faire penser à l’une ou l’autre de ces actions qui toutes ont quelque chose de « profond », quand le Neveu préfère consciemment la superficialité. « Le refus des développements philosophiques par le Neveu […], écrit S. Pujol, au profit d’un autre genre de "philosophie", c’est-à-dire une sagesse triviale et entée sur le pur souci de l’immédiateté […] peut donner l’impression d’une défaite de la philosophie »24. Mais l’impression est renforcée par la réaction de la foule évoquée plus haut.
Spontanéité du vrai / recul du dire
En fait, ce « pur souci de l’immédiateté » du Neveu, ainsi que sa subjectivité égoïste semblent constituer un négatif de la spontanéité de certaines théories de Diderot énoncées par Moi, à savoir du versant idéaliste de cette philosophie. Roland Desné fait remarquer l’absence d’un « langage commun […] entre les deux interlocuteurs »25. Colas Duflo a insisté sur le fait que les idiotismes énoncés par le Neveu concernaient aussi le philosophe :
Que deviennent les valeurs universelles du philosophe si chaque valeur n’est que le reflet de la position occupée dans le jeu social ? Elles-mêmes ne sont-elles que le témoignage de son point de vue très particulier (et fort privilégié) ?26
Si certains éléments de l’argumentation sont passés sous silence faute d’attention du Neveu, d’autres en revanche ne peuvent être simplement communiqués car relevant effectivement de la subjectivité de Moi et de sa conception d’une morale athée et fondée en nature. Colas Duflo avait en effet expliqué que
Si la morale est ancrée dans la nature, alors cela signifie que l’homme est naturellement bon. C’est là une des convictions fondamentales de Diderot, qui marquent son optimisme anthropologique […]. Notons qu’avant d’être une affirmation rationnellement justifiée, il s’agit là d’une croyance nécessaire27.
Certes, mais dans Le Neveu de Rameau, non seulement elle n’est pas rationnellement justifiée, mais surtout elle se trouve remise en cause par la personnalité même de l’interlocuteur. Dans l’Entretien d’un père avec ses enfants, Diderot fait l’essai de cette spontanéité subjective qui dit ce qui est juste et bon. Le personnage de Moi – dont il faut bien noter qu’il est bien plus emporté que celui du Neveu – prône une justice naturelle fondée sur « la bienfaisance et […] l’équité naturelle » :
[…] la nature a fait les bonnes lois de toute éternité ; c’est une force légitime qui en assure l’exécution ; et cette force, qui peut tout contre le méchant, ne peut rien contre l’homme de bien. Je suis cet homme de bien ; et dans ces circonstances et beaucoup d’autres que je vous détaillerai, je la cite au tribunal de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, au tribunal de l’équité naturelle ; je l’interroge, je m’y soumets ou je l’annule28.
Comme le lui fait remarquer son père, cette justice est toute relative car fondée sur la subjectivité. La dernière réplique du père qui clôt cet Entretien souligne bien l’ambivalence d’une telle conception de la morale dont l’application ne peut être universelle : « je ne serais pas trop fâché […] qu’il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme toi ; mais je n’y habiterais pas, s’ils pensaient tous de même »29.
L’universel implique soit une communion de pensée, soit un référent moral. La question de l’héritage, au cœur de ce texte, en lien avec le rapport problématique au père, souligne bien ce paradoxe de la philosophie de Diderot : entre la notion d’individu qu’il pose comme étant naturelle et celle de justice qui ne peut se définir que dans un cadre social et donc fondé sur une référence commune, l’entreprise diderotienne qui vise à fonder un athéisme vertueux peut bien se passer de la référence religieuse – à l’image du frère abbé, réellement incapable, lui, de décentrement, mais parce qu’il s’appuie sur une transcendance – mais elle ne peut pas faire l’économie de la seule autorité naturelle reconnue, celle du père qui, une fois instituée, devient l’incarnation de la légalité, toujours en conflit avec la légitimité.
Ce détour par ce texte où, à partir d’un même idéalisme subjectif, c’est Moi, le philosophe, qui joue le révélateur, permet de souligner ce qui, au-delà du débat philosophique, isole le personnage. S’il se dit contre le secret, il lui est quasi impossible d’exprimer ce qu’il a à dire de façon à être entendu. À la spontanéité évidente (pour lui) de sa pensée s’oppose une autre immédiateté qui lui fait obstacle.
La question du présent et de la postérité
Aussi peut-on postuler que ce dialogue en particulier, en ce qu’il actualise un échange impossible, pose la question de ce qu’est la philosophie au présent. La réflexion initiale sur la postérité, l’exemple de Racine (628-629) permettant de filer la métaphore de l’arbre (en écho à la Querelle des Anciens et des Modernes) posent la question du temps en ce qui concerne l’art, mais aussi la pensée. Jean Sgard explique :
Rien ne prouve a priori que la « bienfaisance » soit plus naturelle, plus répandue et plus délectable que la malfaisance ; rien ne le prouve, sinon le sentiment intérieur, ou un acte de foi dans l’avenir de l’homme, dans sa nature idéale. Si le bien et le mal ne sont pas innés, il faut qu’ils soient confirmés a posteriori par l’expérience et par l’histoire30.
Quelque chose est laissé en suspens, dans cette œuvre, à l’image de l’ethos fragile du philosophe qui laisse se demander s’il peut réellement y avoir une identité de philosophe ; ou si ce n’est qu’une fonction, un exercice de la pensée, ce qui expliquerait, d’une certaine manière, la diffraction des identités dans les dialogues diderotiens comme autant d’éléments d’un ethos composite qui ne peut se constituer que dans la postérité et dont l’action au présent ne peut être envisagée que sur le plan du décalage31. Colas Duflo analyse le personnage du Neveu comme une « hypothèse théorique »32, ce qui fait de la confrontation avec cette variation sur le Moi diderotien une expérimentation fictionnelle du statut de philosophe poussé dans ses retranchements.
L’inconfort d’une telle position, illustrée par Moi, et dénoncée par lui (« en ce cas, vous vous amusez rarement », 625), est redoublé par la mauvaise conscience latente dans le texte. Si Rameau n’est pas un génie comme son oncle ou Racine, Moi non plus. Et l’on peut y voir un écho aux regrets énoncés par Diderot lui-même de ne pas avoir écrit de chef-d’œuvre littéraire33, ni cet ouvrage philosophique démontrant que le bonheur consiste à être homme de bien34. Le Moi du philosophe, quand bien même Diderot en multiplie les avatars ailleurs, demeure sobre ici, discret, honnête homme, mais il se reconnaît certainement dans la plainte du Neveu sur ce « mépris de soi-même, ou ce tourment de la conscience qui naît de l’inutilité des dons que le Ciel nous a départis ; c’est le plus cruel de tous » (68). Il ne peut s’en plaindre à voix haute puisque « faire le procès à l’ordre qui est » c’est « renoncer à sa propre existence », fût-elle, comme ici, de papier.
Si Colas Duflo explique que pour Diderot, « écrire Le Neveu de Rameau, c’est écrire Lui et Moi, se déchiffrer soi-même comme partie d’un jeu social, mais partie spécifique, bizarre, capable de se réfléchir comme telle et, en un sens, comme un bon spinoziste moderne, gagner par là une liberté qui s’identifie avec la lucidité »35 ; il convient de souligner que dans cette dualité essentielle il ne faut donc pas oublier le Philosophe, du moins ne pas le réduire à un pantin du grand branle de la terre qui s’ignorerait. Ce personnage oscillant entre le retrait indigné ou mélancolique, et une curiosité mêlant empathie et ironie, est bien un être tout en sensibilité qui dit, avec pudeur, les regrets et les inquiétudes de l’auteur. À travers Moi, Le Neveu de Rameau définit ainsi la figure du philosophe, sur les plans intime et social, mi-statue, mi-statut, comme une identité nécessairement en tension permanente.