L’identification contre l’identité : pour une théorie smithienne de la formation de la personnalité dans les Lettres neuchâteloises d’Isabelle de Charrière

David Roulier

Citer cet article

Référence électronique

David Roulier, « L’identification contre l’identité : pour une théorie smithienne de la formation de la personnalité dans les Lettres neuchâteloises d’Isabelle de Charrière », Tropics [En ligne], 7 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 08 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1819

Introduction1

Si l’on s’intéresse à la manière dont la littérature du XVIIIe siècle réfléchit à la notion d’identité personnelle, et que l’on aborde cette question à l’aide d’outils forgés au XXe siècle – notamment par la sociologie –, on peut être intrigué par un court roman épistolaire paru en 1784 : car les Lettres neuchâteloises2, premier roman publié d’Isabelle de Charrière, ressemble beaucoup à une expérience de psychologie sociale et se prête merveilleusement bien à l’anachronisme théorique. Un jeune Allemand, Henri Meyer, est envoyé à Neuchâtel faire son apprentissage de négociant dans un comptoir de commerce. Tout d’abord inconnu, il s’intègre peu à peu à cette petite ville qui lui semble comme une grande famille, où les identités sociales sont si peu essentialisées qu’un titre de noblesse y est sans valeur et que, au moins durant les vendanges, les notables s’habillent comme les ouvriers. Après six mois passé dans ce microcosme où tout se sait, le jeune garçon est devenu un homme respon­sable, et l’on évoquerait volontiers son cas pour illustrer les considérations de George Herbert Mead sur la construction de l’« autrui généralisé ».

À dire vrai, les Lettres neuchâteloises sont d’ordinaires davantage louées pour leur réalisme moral. On rappelle volontiers que l’autrice, hollandaise mariée et installée à Neuchâtel depuis plus de dix au moment de la rédaction, avait pu finement observer les mœurs locales. En outre, l’indignation des premiers lecteurs neu­châtelois a orienté la réception ultérieure du roman : Charrière elle-même a dû excuser sa « satire », dans les vers qu’elle ajoute pour clore la deuxième édition du roman. Il me paraît pourtant intéressant de suivre plus scrupuleusement la suggestion d’Yvette Went-Daoust, qui écrit que « la rhétorique qui sous-tend l’étude de mœurs que sont les Lettres neuchâteloises est celle de l'essai3 ». Je chercherai donc à lire ces lettres comme un exercice théorique, et à tout prendre, je considérerai qu’elles relèvent moins de la satire que de l’utopie.

Cette lecture me paraît d’autant plus légitime que, vers le milieu du roman, à un moment charnière où ce jeune Allemand prend conscience de son évolution, il semble faire une découverte conceptuelle. Écrivant à son ami, il lui rappelle ce mot de « personne » qu’ils rencontraient depuis leur enfance : « une personne, explique-t-il, je ne comprenais pas alors ce que cela voulait dire : à présent je le comprends » (XVIII). Qu’est-ce qu’une « personne » ? Cette étude se donne pour but de l’expli­citer. Il s’agira de lire les Lettres neuchâteloises comme une affabulation théorique, un récit cherchant à forger ce concept de « personne », lequel relèvera donc partiel­lement de l’analyse et partiellement du mythe.

Pour des raisons de simplicité, je concentre l’étude sur le personnage d’Henri Meyer. On pourrait le justifier en soulignant que c’est par lui que Charrière introduit le terme de « personne », et surtout qu’il est l’épistolier principal de ce roman polyphonique, écrivant dix-huit des trente-et-une lettres, soit – en nombre de mots – les deux tiers du texte. Mais il faut admettre qu’on perd beaucoup à négliger les autres personnages, notamment les deux autres protagonistes que sont Julianne et Marianne : on s’empêche ainsi de traiter correctement les questions de genre et de classe sociale, centrales chez Charrière.

Évidemment, Charrière n’avait pas lu Mead. Mais elle avait lu et admiré Adam Smith. « Lisez the theory of moral sentiments du docteur Smith4 », enjoint-elle en 1764 à Constant d’Hermenches. Vingt ans plus tard, au moment de rédiger les Lettres, si son enthousiasme pour le professeur écossais ne transparaît plus dans sa correspondance, il semble que ses théories résonnent encore dans son écriture : pour dire le moins, « sympathie » est mot charriériste et la notion de « spectateur impartial » fournit un prisme tout aussi révélateur et moins anachronique que celui d’« autrui généralisé » évoquée plus haut5. C’est donc finalement en écoutant les échos de la Théorie des sentiments moraux6 dans les Lettres neuchâteloises, et en me gardant de faire du roman une application du traité, que je chercherai à expliciter la notion de « personne ».

La thèse développée dans cette étude est que les Lettres neuchâteloises élaborent, avec la notion de « personne », l’idée d’un sujet moral construit, certes au moyen d’une série d’identifications sociales, mais sans que les normes intériorisées soient intégrées à une identité subjective7. Par souci de clarté, j’entendrai toujours par « identification » (ou le verbe « identifier ») l’action qui s’exerce sur un individu et qui consiste 1/ à s’assurer qu’il est bien physiquement l’individu attendu, ou 2/ à lui assigner un rôle social, éventuellement accompagné de caractéristiques plus ou moins valorisées. L’identification est ici donc toujours un processus extérieur au sujet. À l’inverse, je réserve le terme d’« identité » aux processus subjectifs. Il reste la question pratique de savoir ce que sont les processus subjectifs d’un personnage fictionnel : je m’intéresse en particulier aux discours – à la première personne – que les personnages-épistoliers tiennent sur eux-mêmes ; je m’intéresse aussi à la motivation des actions des personnages, pour savoir si l’on peut inférer un principe identitaire de la logique qui fonde la vraisemblance des actions.

Dans une première partie, je présente les Lettres neuchâteloises comme un roman d’apprentissage où le protagoniste, pour acquérir les qualités de prudence propres à sa classe bourgeoise, doit se soumettre à une série d’identifications et se désintéresser progressivement de son identité. Dans une seconde partie, j’essaie
– sous le terme de « personne » – d’expliciter le type de sujet moral que met en scène et fait agir le roman de Charrière.

Le roman d’un certain apprentissage : la soumission aux identifications

L’apprentissage de la prudence

Si on lit les Lettres neuchâteloises selon la perspective de leur narrateur prin­cipal, on peut sans doute les considérer comme un roman d’apprentissage : un jeune étranger arrive dans une ville, y passe quelques mois, et repart plus expérimenté. De quel apprentissage s’agit-il ? Bien que le jeune Henri Meyer soit placé comme « apprenti » chez un patron qui a promis à sa famille de le « faire avancer, autant que possible, dans la connaissance du métier qu[’il] apprend » (II), la question profes­sionnelle reste à l’arrière-plan. « On est fort content de mon écriture et de ma facilité à chiffrer » (II), se félicite Henri dès sa première lettre ; et ce point étant acquis, il ne sera plus jamais question de ses progrès au comptoir. Par ailleurs, l’apprentissage d’Henri ne consiste pas non plus, comme on l’attendrait plus tard d’un roman de formation, à quitter ses illusions et remettre en question la vision du monde dont il avait hérité. Destiné à devenir négociant comme son oncle, il s’inscrit sans révolte dans la sphère bourgeoise qui l’accueille.

Il n’y a donc ni apprentissage technique ni conversion morale ; simplement, Henri acquiert la capacité pratique d’agir selon des valeurs qu’il a déjà largement intériorisées avant le commencement du récit. En effet, au début du roman, Henri apparaît comme un garçon déjà bon mais encore étourdi : car si son premier geste est certes de relever une jeune ouvrière tombée dans la neige avec son ouvrage (I), cette bonne action montre tout autant qu’il n’a pas su empêcher la jeune femme de tomber. Similairement un peu plus tard (IV), lorsqu’il rencontre Marianne de La Prise, au concert où tous deux jouent, il n’arrive pas plus qu’elle à maîtriser le trouble qui les prend : « elle laissa tomber sa musique, écrit-il, sans que j’eusse l’esprit de la relever ». Il juge alors plus prudent de ne pas la raccompagner à sa place à la fin de son tour de chant : « Peut-être aurais-je fait un faux pas en descendant le petit escalier et l’aurais-je fait tomber ». Les êtres et les choses cessent ensuite de tomber, mais c’est encore par « étourderie » (X) qu’Henri donne à son camarade Monin le second billet qu’il a reçu pour aller au bal. À l’inverse, la fin du roman montre un jeune homme sur qui l’on peut compter : se promenant par jour de grand gel, il voit de loin l’ouvrière du début – Julianne –, « à qui des petits garçons jetaient des boules de neige pour la faire tomber » (XVIII) ; mais cette fois-ci il intervient à temps et disperse les garnements : c’est vrai qu’« elle aurait pu tomber contre une borne ». Plus généralement, il sait maintenant qu’il n’est « plus un enfant » et qu’avec le temps « l’insouciance se perd » (XVIII) ; il rêve d’avoir à défendre ses amis (XX) et – poussant le renversement de l’étourderie initiale jusqu’au paradoxe – il considère désormais que « faire son devoir avec attention […] est la meilleure des distrac­tions » (XXVI). Enfin, parachèvement de l’apprentissage : lorsqu’il apprend que Julianne, avec qui il a eu une courte liaison au début du roman, se trouve enceinte, il se montre responsable, diligent et efficace pour prendre soin d’elle et de l’enfant à naître (XXI-XXV).

On peut donc lire les Lettres neuchâteloises comme l’histoire d’un jeune bourgeois au bon cœur qui apprend à agir avec circonspection. Plus précisément, l’évolution d’Henri l’amène à correspondre avec une remarquable précision au type de l’« homme prudent », tel qu’Adam Smith le décrit au début de la sixième partie de la Théorie des sentiments moraux8. Le roman de Charrière apparaît même souvent comme une application directe du traité de Smith. Notons quelques parallèles qui dépassent la simple circonspection, déjà présentée. De même que, pour Smith, l’homme prudent « ne se distingue pas toujours par la sensibilité la plus exquise » ; mais que, « quoique ses talents puissent ne pas toujours être très brillants, ils sont toujours parfaitement authentiques » ; de même, Henri peut dire de lui-même : « Je lis fort bien la musique, et je tire assez de mon violon ; mais je ne serai jamais fort pour les grandes difficultés ni les grandes délicatesses » (III). Autre exemple : de même que le prudent « respecte avec un scrupule presque religieux tous les usages et les cérémonials de la société », de même Henri défend-il – contre ses camarades et contre ses propres intérêts – la coutume de ne pas recevoir les apprentis dans les sociétés, « car ce serait une cohue de polissons. S’il y a quelques exceptions, cela n’empêche pas que la règle soit bonne. » Par ailleurs, Henri se fait un devoir de ne pas mentir (IV), mais il lui arrive d’interrompre une histoire dont la fin lui fait peu d’honneur (XVIII) ; et Smith ne dit pas autre chose du prudent : « quoiqu’il ne dise jamais autre chose que la vérité, il ne se pense pas toujours tenu, lorsqu’on ne le lui demande pas expressément, de dire toute la vérité ». Du prudent, Smith dit encore qu’il « fréquente rarement, et figure encore plus rarement dans ces sociétés conviviales qui se distinguent par l’enjouement et la gaité de leur conversation » ; et il est vrai qu’Henri ne prend part aux dîners où on le convie qu’avec indifférence (III) ou ennui (IX) tant qu’il n’y connaît personne. Il se montre un interlocuteur peu enjoué (fin X), laconique (fin XIX), voire franchement mutique (IX), quoiqu’on puisse dire de lui comme du prudent que « si sa conversation n’est pas toujours très vive ou divertissante, elle est toujours parfaitement irréprochable ». Seule nuance : avec l’avancement du récit Henri montre bientôt de qualités d’« énergie » (X), et vers la fin de l’histoire, il sait faire bonne figure et danser avec toutes les dames, quand même il a l’esprit à des soucis sérieux. Enfin, Henri et l’homme prudent sont tous deux susceptibles d’amitié, et cette amitié, dit Smith, « est un attachement pâle, mais ferme et fidèle, pour quelques compagnons bien éprouvés et bien choisis ; un choix qui n’est pas guidé par l’admiration étourdie d’actions éblouissantes, mais par l’estime posée de la modestie, de la discrétion et de la bonne conduite ». Pour Henri ces compagnons forment un groupe clos de trois personnes : Godefroy, le comte Max, et Marianne (XX, XXVII). Etc. Les Lettres neuchâteloises apparaissent comme l’histoire d’un jeune bourgeois au bon cœur qui apprend la prudence.

Le roman de l’identification généralisée

Le roman prétend-t-il expliquer cet apprentissage de la prudence ? En tout cas il ne saurait être question d’un mûrissement intérieur : les quelques six mois que dure l’intrigue, d’« octobre 178* » à mars de l’année suivante, sont trop courts pour le permettre avec vraisemblance. Ce qui est sûr aussi, c’est que le récit constitué par la suite des lettres d’Henri, loin de présenter l’introspection du narrateur par lui-même, est essentiellement consacré à énumérer et raconter les rencontres faites par le jeune apprenti. Un résumé de l’œuvre en ce sens est éloquent. – L’histoire s’ouvre sur la rencontre du jeune étranger avec Julianne. Puis Henri raconte son arrivée d’Augsburg à Neuchâtel et comment il s’intègre à un premier cercle. Il est d’emblée accepté comme commis et immédiatement distingué par son patron (III). Normale­ment les commis ne sont pas admis aux bals mais lui espère l’être du moins au concert, et c’est dans cette perspective qu’il monte un petit ensemble musical avec son camarade Monin, M. Neuss et le maître de violon (III). Le concert (IV) permet un premier contact avec le beau monde de Neuchâtel, en particulier avec Marianne. Henri met alors rapidement fin à sa relation avec Julianne (VIII). Un « grand dîner » chez son patron (IX) est l’occasion de croiser « quatre jeunes demoiselles » et « deux jeunes officiers » : c’est surtout un épisode intermédiaire qui permet à Henri d’être invité au bal (X), lequel marque une étape importante dans sa socialisation ; il y rencontre le Tout-Neuchâtel et notamment le comte Max. Les lettres XI à XVII ne sont pas d’Henri, et quand on le retrouve, à la lettre XVIII, c’est une deuxième phase du processus de socialisation qui commence. Il est désormais identifié par presque tous les cercles neuchâtelois, et comme on a vu, il s’est moralement raffermi. Vient le temps des visites privées en haut de l’échelle sociale : car si, auparavant, il n’allait que chez Monin (X), il reçoit maintenant la visite du comte Max (XVIII). Il accueille chez lui une petite assemblée socialement mixte (Max, Monin, M. Neuss et le maître de violon) avant que Max ne l’emmène – seul – dîner chez lui, avec son frère et leur précepteur (XVIII). Un autre jour, la pluie devient le prétexte pour passer une grande demi-journée chez M. de La Prise (XIX), en compagnie de sa femme et de sa fille. Suivent d’autres visites, maintenant routinières, de Max (XXI, XXVI) et une visite chez M. Z… (XXVI). Cette sociabilité privée apparaît comme le pendant et la condition d’une acceptation publique : lors d’un second bal (XXI) et, finalement, chez une « parente de Mlle de La Prise » avec « toute la bonne compagnie de Neuchâtel » (XXVII).

Un tel résumé fait apparaître au minimum la forte corrélation que construit le récit entre l’évolution morale et l’intégration sociale. Toutes deux présentent deux phases : de même que le jeune étourdi (lettres II à X) devient un homme prudent (lettres XVIII à XXVII), de même le jeune apprenti est progressivement accepté, en privé comme en public, par les notables neuchâtelois. En outre, s’il n’y a certes rien de neuf, au XVIIIe siècle, à fonder un récit sur une succession de rencontres, notons bien qu’Henri n’est ni le héros libertin d’une intrigue en collier de perles, ni un picaro lancé dans un voyage social à l’aboutissement incertain : ceux-là connaissent autant de rencontres que d’adieux. Et s’il semble choisir et accumuler méthodiquement les relations, il n’est pourtant pas un parvenu : son ascension sociale est d’emblée prévue par son oncle, riche négociant sur la recommandation duquel son patron le distingue des autres commis et l’invite à prendre part aux dîners. Henri n’est inconnu que parce qu’il est étranger à Neuchâtel, et l’objet principal de son voyage, l’apprentissage premier qu’il doit effectuer, est de s’intégrer à son propre milieu social en dehors du cercle familial – c’est-à-dire de réaffirmer les normes qui sont déjà siennes. Dans le vocabulaire de la sociologie, on dirait peut-être que l’enjeu est, pour le jeune Henri, d’effectuer une socialisation secondaire sans déclassement ni déviance.

Voilà pourquoi – et c’est là le point crucial – ces rencontres sont principalement des opérations d’identification. L’identification est la première condition de l’inté­gration. Or identifier quelqu’un c’est, au moins dans un premier sens, pouvoir le repérer de manière unique, être en mesure au besoin de le chercher et de le retrouver, être sûr d’avoir toujours affaire à la même personne. Sous l’Ancien Régime et jusqu’à la fin du Ier Empire, explique Vincent Denis, c’est la triade du nom, de l’origine et de la profession qui constitue le « noyau de l’identification »9, et l’on pourra mettre au crédit du « réalisme » de Charrière de retrouver les éléments de cette triade souvent associés dans les Lettres neuchâteloises ; mais c’est surtout l’importance accordée à la procédure elle-même, au sein d’une fiction, qu’il faut noter. Quand Julianne raconte à sa tante qu’un jeune homme l’a aidée dans la rue, elle regrette bien sûr de ne pas l’avoir identifié : « le monsieur est bien gentil ; mais je ne sais pas son nom, ni s’il demeure à Neuchâtel, ne l’ayant jamais vu : et il se peut bien que je ne le revoie jamais » (I). Le lendemain, lorsqu’elle parle de son aventure avec Marianne de La Prise, celle-ci lui « demand[e] le nom du monsieur ; mais [elle] ne le savai[t] pas » (V). Quand Marianne voit Henri pour la première fois, c’est au cours d’une procédure d’identification : « L’autre jour, écrit-elle plus tard à son amie Eugénie, étant au concert, mes voisines me montrèrent […] un jeune homme qui jouait du violon à l’orchestre. Elles me dirent c’était un jeune Allemand du comptoir de M… appelé Meyer » (XV). Lors du premier bal, évidemment, Henri est interrogé par la dame qui l’avait invité : elle « m’a demandé d’où j’étais, et qui j’étais. J’ai répondu que j’étais le fils d’un marchand d’Augsbourg » (X). Cette procédure est à double sens, et Henri lui-même cherche à identifier ses interlo­cuteurs. Par exemple, retour du premier bal, il n’oublie pas de consigner pour son ami Godefroy : « J’ai fait connaissance avec le comte Maximilien de R… Il est alsacien, protestant, d’une famille ancienne et illustre. » (X). Plus tard dans le roman, le récit de sa visite à la famille de La Prise commence par une double identification : « M. de La Prise est un officier retiré du service de France, vieilli par la goutte plus que par les années », et Henri a beau annoncer qu’il « ne dir[a] rien de la mère », il spécifie tout de même à son propos : « Elle est française, de je ne sais quelle province » (XIX). Dans les Lettres neuchâteloises, l’identité des personnages n’est pas donnée d’avance ; elle fait l’objet d’un intérêt narratif alors qu’elle n’est jamais – une fois révélée – réellement surprenante. En cela le roman de Charrière fonctionne à l’inverse d’un conte philosophique, dans lequel les personnages rencontrés, qu’ils arrivent des Amériques ou de Saturne, ont une identité à la fois évidente et dépaysante. C’est que, dans la société neuchâteloise décrite, une rencontre réussie n’est pas celle qui permet de connaître l’Autre mais celle qui fait reconnaître le Même. C’est surtout que Neuchâtel apparaît bien plus comme une communauté que comme une société, et qu’y identifier quelqu’un revient à lui imposer un comporte­ment moral, à l’obliger à être responsable de ses actes. Au fur et à mesure que s’étend le cercle de ceux qui ont identifié Henri, s’étend aussi nécessairement pour lui l’impératif d’être prudent.

L’identification : assignation d’un rôle sans identité

Mais, si cet apprentissage de la prudence est l’effet d’une série d’identifications, il ne correspond pas à la construction d’une identité subjective. Cela peut surprendre car, lorsque Henri est identifié, c’est toujours dans un certain contexte fonctionnel : l’identification est, en même temps qu’un repérage, une épreuve de qualification qui assigne un certain rôle – par exemple futur négociant (III), musicien (IV), honnête compagnon de bal (X) ou père (XXI). On pourrait attendre de la fiction épistolaire qu’elle mette en scène l’assimilation progressive d’identités sociales : le personnage s’appliquerait à lui-même les catégories qui ont permis de l’identifier, les jugements qui les ont accompagnées, ou bien il s’y référerait pour formuler des jugements sur les autres personnages. Mais il n’y a rien de tout cela dans les Lettres neuchâteloises, ou plus précisément : au fur et à mesure que l’épistolier principal est davantage identifié par les autres personnages, il cesse de se caractériser lui-même. L’identi­fication remplace l’identité.

Suivons une nouvelle fois l’évolution d’Henri. À son arrivée en ville, encore parfaitement inconnu, et apercevant depuis le confort de son carrosse des femmes qui travaillent aux champs, il s’inquiète de l’identité personnelle que lui suggère le contraste des positions sociales : « je me trouvais l’air d’un sot et d’un insolent » (II). Cela ne l’empêche pas, dans la même lettre, de se féliciter des libéralités de son oncle à son égard, et de s’assimiler plus fièrement à cette supériorité : « Me voilà grand seigneur » ! À peine reçu commis, il justifie par son identité la distinction qu’on fait entre lui et ses camarades, alors qu’elle est principalement l’effet de la recommandation familiale : « Il y a une grande différence, explique-t-il à Godefroy, entre moi et les autres apprentis quant aux choses auxquelles on nous emploie : sans être bien vain, j’ose dire aussi qu’il y en a assez quant à la manière dont on nous a élevés eux et moi » (II). Du haut de cette identité sociale, le futur négociant juge que ses camarades ne sont que des « polissons » (sauf Monin, exception confirmant la règle) ; et parce que son maître de violon boit trop, c’est tout son corps de métier qui devient digne de mépris : « Ces musiciens dégouteraient presque de la musique ; mais il faut tâcher de ne prendre d’eux que leur art, et n’avoir aucune société avec eux » (III). Mais passé ce sommet de vanité identitaire que constituent les lettres II et III, Henri – désormais identifié par les représentants des classes supérieures – assimile moins directement les identifications. Il rapporte par exemple qu’à la fin du bal, il a « entendu [s]on nom, le mot d’énergie, le mot d’amitié » (X) : l’éloge n’est plus qu’un discours fragmenté, qui s’arrête à la surface du « nom » et n’atteint plus le « je » ; en outre les qualités attribuées sont moins individuelles que relationnelles. Les jugements qu’il accepte concernent moins son être que ses actions : au concert, il a regardé Marianne « avec un air […] extraordinaire, à ce que l’on [lui] a dit depuis » ; et quand le comte Max lui reproche d’avoir « un peu oublié [s]a langue » (XVIII), il n’en tire aucune conclusion sur lui-même mais décide simplement de lire un peu plus en allemand. Si son identité évolue, c’est par la négative : se trouvant comme en famille auprès de M. et Mme de La Prise, il note que « pour la première fois, [il] n’étai[t] plus un étranger à Neuchâtel » (XIX). Et s’il lui arriver de rêver « d’en imposer comme le comte », d’« être grand seigneur » (XX) afin de pouvoir défendre ses amis, c’est pour voir immédiatement l’inutilité pratique d’un tel avantage. À la fin de l’histoire, il ne répond plus aux assignations identitaires (posi­tives, négatives, ou seulement possibles) que par des actes adéquats : soulagé de n’avoir pas été déclaré séducteur par Julianne (XXI), il s’arrange pour prendre soin d’elle sans avoir à la revoir ; sarcastiquement appelé « Monsieur l’Étranger ! » par le Caustique, qui lui conseille de se conformer à la discrétion des mœurs neuchâ­teloises, il ne répond qu’en s’appliquant à suivre ce bon conseil. Et se sachant la responsabilité d’un enfant, il ne peut admettre sans une surprise incrédule cette nouvelle identification : « moi, bientôt père ! » (XXI). Il remplit pourtant ses devoirs paternels et promet que, tant qu’il vivra, « l’enfant ne manquera pas plus de pain que [lui]-même » (XXII). Il peut désormais parler de son identité à la troisième personne et comme d’une illusion passée : « un jeune homme qui se croyait honnête, […Marianne] l’a préservé d’avoir fait les mêmes maux qu’un scélérat » (XXVII).

Ainsi l’apprentissage de la prudence passe-t-il par une série d’identifications qui mènent le personnage à se défaire des interrogations sur son identité. On peut tout à fait voir en cela l’expression d’un certain stoïcisme propre à la bourgeoisie protestante – d’ailleurs fort compatible avec celui de Smith. La lettre XXVI, par exemple, en faisant du comptoir un nouveau monastère, et de l’attention au travail une distraction salutaire, fournirait une bonne illustration aux thèses de Max Weber sur l’« ascèse intramondaine ». Mais dans le roman, si l’identification ne renforce pas l’identité, cela tient principalement à ce que les normes comportementales attachées aux identifications sont largement les mêmes quel que soit le rôle assigné. Être bon apprenti, bon musicien, bon compagnon, bon père etc. c’est tout un. Les qualités techniques (bien écrire, bien compter, bien lire la musique etc.) sont posées comme autant de prérequis dans les premières pages (lettres II et III) : l’enjeu est ensuite de faire preuve des qualités morales générales qui permettent de remplir les fonctions que la société attend de soi. La probité désintéressée, la fiabilité, l’honneur qualifient à l’estime ; la bienveillance, l’énergie, le courage qualifient à l’affection. Mais il n’y a là rien pour se singulariser. Prenons un seul exemple : lors du bal (X), quand le comte Max arrive en retard pour danser avec Marianne et qu’Henri lui rend cet avantage dont il ne disposait qu’à son défaut, Max le déclare « trop honnête » et rétribue cette généreuse probité en cédant à Henri le tour de danse tant désiré. Mais ce potlatch de civilités ne peut amener aucun vainqueur, parce que tous s’égalent dans le respect d’un code commun : aussi Marianne, source manifeste de la valeur dans cette scène nodale, paraît-elle « également contente » et du comte et d’Henri. Dans les Lettres neuchâteloises, les scènes d’identifications sont donc associées à des épreuves de qualification qui ne distinguent pas des singularités mais vérifient des conformités. Et c’est pourquoi l’on est « content10 » de quelqu’un (ou de soi) bien plus souvent qu’admiratif (ou fier) : l’issue de la qualification est une valida­tion, qui va de la simple acceptation à l’estime, à l’affection – selon une logique globalement linéaire. À chaque fois, il s’agit donc moins d’être identifié dans un nouveau rôle que par un nouveau groupe, et la réussite, loin de marquer l’affirmation d’une individualité singulière, passe par la soumission à des normes de comporte­ment générales.

La « personne » : théorie d’un sujet moral sans identité propre

Jusqu’à présent, je me suis appliqué à présenter les Lettres neuchâteloises, considérées dans la perspective d’Henri, comme un roman de formation où un jeune bourgeois acquiert la prudence pratique propre à sa classe sociale en se soumettant à une série d’identifications. À chaque rencontre, le personnage établit de nouveaux liens qui étendent le cercle d’application de ses devoirs sans en changer la nature. La réussite de ce processus – car c’est l’histoire d’une réussite – ne se traduit pas par la formation d’une identité singulière mais au contraire par l’oubli de soi dans un agir moral qu’on qualifierait volontiers, selon l’usage courant du vocabulaire, d’imper­sonnel. Pourtant – et c’est ce qu’il s’agit de montrer maintenant – c’est précisément ce processus qui constitue ce que le roman appelle une « personne ». Si jusqu’à présent, ma lecture s’est fondée sur la reconnaissance d’une triple corrélation globale (au cours du récit, le personnage apprend la prudence, fait des rencontres et délaisse peu à peu les discours sur soi-même), il s’agit maintenant d’étudier des logiques plus locales, qui se donnent comme des explications de l’évolution globale, et qui réinscrivent directement les Lettres neuchâteloises dans les débats philosophiques du XVIIIe siècle sur la formation de l’identité morale11.

Qu’est-ce qu’une « personne » ?

Dans les Lettres neuchâteloises, la réflexion philosophique efface ordinaire­ment ses marques les plus explicites. Nul passage dissertatif12 dans ces lettres. C’est aussi que la prudence acquise par le personnage prend la forme d’un refus des spéculations abstraites ; et s’il s’y laisse aller un instant, il se coupe lui-même la parole « …Quel bavardage ! » (XXVII) Il y a pourtant une allusion directe à un autre texte, au début de la lettre XVIII (d’Henri à Godefroy), et qui constitue sans doute le passage le plus énigmatique du roman :

Te souvient-il du Huron que nous lisions ensemble ? il est dit que Mlle de K…, j’ai oublié le reste de son nom, devint en deux ou trois jours une autre personne ; une personne, je ne comprenais pas alors ce que cela voulait dire : à présent je le comprends. Je sens bien qu’il faut que je paie moi-même l’expérience que j’acquiers ; mais je voudrais que d’autres ne la payassent pas. Cela est pourtant difficile : car on ne fait rien tout seul, et il ne nous arrive rien à nous seuls.

Il est difficile de lire cette référence autrement que comme une allusion au chapitre 18 de L’Ingénu de Voltaire, à ceci près que ce n’est pas Mlle de Kerkabon mais Mlle de Saint-Yves, laquelle – comme le rappellent pudiquement les éditeurs des Œuvres complètes de Charrière – est « transformée par la démarche qu’elle a entreprise pour tirer l’Ingénu de prison »13. Unique dans le roman, lacunaire, fautive, inutile à la progression de l’intrigue, cette allusion semble incongrue. Elle l’est encore davantage quand on se rappelle toute l’ambivalence du jugement de Charrière sur Voltaire, et notamment le peu d’estime qu’elle avait pour ses contes, dont le modèle reste pour elle Candide14. En outre, la surprise de l’incongruité est redoublée par l’embarras de l’obscurité : qu’est-ce qu’une « personne » ? En répétant le mot, en soulignant par l’italique qu’il est un signifiant opaque, en désignant le personnage comme porteur d’un savoir à la fois nouveau et non explicité, le roman introduit une énigme conceptuelle au milieu du récit.

Une manière pour moi d’interpréter ce passage est de considérer que Charrière cherche à réorienter la notion d’identité personnelle telle qu’elle est développée par la philosophie empiriste, en particulier lockienne. Si l’allusion semble certes positive dans la perspective du personnage, je crois donc qu’elle prend un sens critique dans l’économie plus générale de l’œuvre. Cette réorientation se fait ici en deux étapes. Charrière part de ce modèle humain qu’est le personnage de conte philosophique, compris d’abord comme un être dont l’intelligence et la sensibilité se développent à mesure qu’il fait des expériences. Dans ce passage, Henri semble accéder à un nouveau niveau de lecture de ce type de personnage, valable au moins dans le cas de Mlle de Saint-Yves : il comprend qu’il faut payer soi-même l’expérience acquise, c’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’être spectateur de l’expérience, et que pour être transformé, il faut participer à l’expérience en tant que sujet sensible. C’est une première étape dans la compréhension, mais encore insuffisante : car Henri serait odieux de s’y arrêter et de se complaire dans une assimilation imaginaire à Mlle de Saint-Yves. Souvenons-nous en effet que la vertueuse héroïne avait dû céder aux avances Mgr de Saint-Pouange, lequel ne lui avait vendu qu’à ce prix la libération de son amant emprisonné. Quand elle revint à Paris le lendemain matin, écrit Voltaire, « ce n’était plus cette fille simple dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L’amour et le malheur l’avaient formée ». Mais Henri, lui, n’a pas eu à payer un tel prix, et à tout prendre il ressemblerait davantage à Mgr de Saint-Pouange. À ce point du récit, il a en effet moins connu de malheur qu’il n’en a causé : en offrant étourdiment une croix d’or à Julianne, il a perdu la jeune couturière de réputation auprès de ses patronnes, l’obligeant à quitter sa place et son logement. Alors vient la deuxième étape : Henri voudrait être seul à payer pour son expérience, il voudrait que sa vie soit moralement aussi simple qu’un conte voltairien, mais il découvre ce que Godet considérait déjà être « la morale du livre »15 de Charrière : on ne fait rien tout seul, et il ne nous arrive rien à nous seuls. Il n’existe donc pas d’expérience strictement individuelle, c’est-à-dire que toute expérience est nécessairement une expérience morale. On fait donc l’expérience d’autrui, et de soi-même en tant que lié à autrui, bien plus que l’expérience du monde. L’univers de Neuchâtel, dense et entretissé de relations, s’oppose en cela à l’univers newtonien et atomistique du conte philosophique. – En outre, on peut opter pour une interprétation un peu différente, plus généreuse envers Voltaire et Henri. En admettant qu’Henri, quoiqu’ayant oublié le nom des personnages, se souvienne assez exactement des durées au sein du conte, alors on doit prendre au sérieux le fait que Mlle de Saint-Yves se soit transformée « en deux ou trois jours » : ce n’est donc pas sa rencontre d’une nuit avec Saint-Pouange qui a occasionné la transformation qui intéresse Henri (comme semblent le penser les éditeurs des Œuvres complètes) c’est le remords qui s’est développé les jours suivants. Henri, lecteur de Voltaire, se reconnaîtrait alors non dans l’expérience du malheur mais dans celle du remords. Cette seconde interprétation, qui ne me paraît ni plus ni moins satisfaisante que la première, a néanmoins l’avantage de mieux souligner que toute expérience est expérience d’un sentiment moral.

Oscillant entre ces deux interprétations du début de la lettre XVIII, ou les cumulant, on comprend mieux l’enjeu du recours à la notion de « personne ». Charrière introduit ce terme, qui ne se trouve pourtant pas dans ce passage de L’Ingénu, parce qu’il appartient au vocabulaire moral et juridique. Elle entend ainsi souligner que l’identité doit être prioritairement comprise comme une notion morale. Mais en cela précisément, elle réoriente un débat que le XVIIIe siècle associait à l’empirisme. Car dans un paragraphe fameux de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, Locke avait fait du terme de « personne » un équivalent de « soi-même », et précisé sa dimension morale : « Le mot de Personne est un terme de Barreau, qui approprie des actions, et le mérite ou le démérite de ces actions »16. Il s’agissait alors pour lui de déterminer à quelles conditions un individu pouvait être considéré comme une même personne à différents moments de son existence, et donc comme passible de jugement légitime. Ce débat s’est poursuivi au long du siècle, interrogeant principalement les liens de l’identité et la mémoire17, et c’est par exem­ple pour reprendre ce problème lockien de la justification de la personne juridique que Voltaire rédige l’article « Identité » dans ses Questions sur l’Encyclopédie18. Mais Charrière contourne et balaie ce problème de l’identité-ipséité du sujet moral. En effet, la question de savoir si l’on est resté la même personne aux yeux d’un jugement moral postérieur à l’action apparaît comme vide de sens, parce qu’on ne devient une « autre personne », précisément, que lorsqu’on est affecté par des expériences morales. En plaçant, comme on l’a vu, la dimension morale au fondement même de l’expérience, l’autrice des Lettres neuchâteloises assure la permanence du sujet moral.

Ainsi, donner une intention critique à l’allusion de la lettre XVIII permet – en plus de faire sens de son incongruité – de charger le terme de « personne » d’un contenu notionnel explicite. Je crois que le terme de « personne » recouvre pour Charrière un type de sujet moral dont le fondement n’est pas épistémique – la raison et les connaissances ; il repose sur un ensemble de sentiments moraux nés d’expériences interindividuelles. Se constituer comme personne c’est fonder son rapport de soi à soi prioritairement sur la conscience d’être responsable de ses actions. Être une personne, idéalement, c’est, en agissant, être affecté par les conséquences (bonnes ou mauvaises) que ses actes ont sur les autres. Prendre (ponctuellement) conscience que l’on est une personne, comme le fait ici Henri dans un certain vertige, c’est trouver une forme d’individuation dans le sentiment de la totalité des responsabilités qui nous lient aux autres. La personne n’est pas une identité, c’est une forme du sujet. Dans cette Neuchâtel fictive qui semble sans État, cette Neuchâtel d’où toutes les considérations politiques et juridiques sont évacuées au profit de rapports interpersonnels directs, vivent donc des « personnes », c’est-à-dire des êtres dont la conduite morale ne repose pas sur un rapport rationnel et hédoniste à une loi extérieure ou supérieure19. Au temps pour Locke20. Au fond, il n’y a donc pas de bonnes personnes et de mauvaises personnes, il n’y a que des individus qui sont plus ou moins fortement des personnes, c’est-à-dire qui sont plus ou moins conscients de la densité des rapports sociaux – qui considèrent plus ou moins souvent qu’« on ne fait rien tout seul, et [qu’]il ne nous arrive rien à nous seuls ». La personne, en somme, est un degré d’individuation compris comme un degré de consistance morale.

Charrière aussi refuse par là le modèle de personnage que sous-tend la lecture la plus simple du passage de L’Ingénu : chez Voltaire, on l’a dit, c’est l’amour et le malheur qui « form[ent] » la jeune femme, dont la mort subséquente sous le remords (pour autant qu’elle soit autre chose que la reprise ironique d’un topos ou une commodité narrative pour terminer le conte aussi rapidement que pathétiquement) n’est pas une transformation de sa personne : au contraire, Mlle de Saint-Yves dépérit parce que cette expérience n’est pas assimilable. Dans les Lettres neuchâ­teloises, ce sont les expériences morales qui transformeront les personnages. Les personnages de Charrière sont des « personnes », et la question de la continuité de leur identité a aussi peu de sens métaphysique que d’intérêt moral. Même surpris, même désemparé, Henri ne se demande jamais qui il est : « je me suis comparé à ce que j’étais il y a un an, écrit-il le premier janvier, et il s’en faut bien que mes réflexions m’aient égayé […] : une nouvelle époque de ma vie a commencé : je ne sais comment je m’en tirerai, ni comment elle finira. » (IX, je souligne). L’identité-ipséité est évidente ; l’identité-mêmeté, le fait d’être semblable à soi-même, est indifférente. – On est forcément quelqu’un, et d’ailleurs peu importe qui, mais il importe d’être une personne.

Henri, ou la statue d’Adam Smith : comment forme-t-on une personne ?

Comment devient-on une personne ? Le roman des Lettres neuchâteloises, pris dans son ensemble, se donne comme une réponse à la question de l’identité du sujet moral telle qu’elle est posée au début de la lettre XVIII. D’un point de vue extérieur, nous l’avons vu, Henri prend consistance en tant que personne en prenant en compte les êtres qui l’ont identifié plus que les éventuelles composantes de son identité propre. Mais il me semble que le roman expose également une solution intérieure. Il s’agit de l’idée d’un mécanisme psychique, qui prend rarement la forme d’un dis­cours théorique, mais qui structure les actions des personnages, et qui fournit la logique sur laquelle repose – souvent implicitement – la vraisemblance de ces ac­tions. Il faut présenter cette solution et interroger son rapport à la notion d’identité.

Comme cette solution est très largement fondée sur la Théorie des sentiments moraux de Smith, dont elle complète certains aspects, il est tout d’abord nécessaire de prendre – au moins brièvement – la mesure de la force structurante que le méca­nisme de la « sympathie » et l’instance théorique du « spectateur impartial » exer­cent sur l’œuvre entière21. Car la recherche de la sympathie, la capacité à sympathiser fournissent une grille de lecture qui s’applique à l’ensemble des personnages du roman, sans exception. Le processus que j’analyse ici selon la seule perspective d’Henri, pour des raisons de simplicité, ne prend d’ailleurs pleinement son sens que si l’on en considère les échos et variations dans les autres personnages, et en premier lieu Julianne et Marianne. Les lettres de Marianne fourniraient d’ailleurs les pre­mières remarques, parce que – tendant plus volontiers au discours général – elles présentent les accents smithiens les plus explicites du roman :

Tu as pleuré, mon Eugénie, en lisant ma triste lettre ? j’ai pleuré en lisant la tienne, de reconnaissance et d’attendrissement. C’est une douce chose que la sympathie de deux cœurs qui semblent faits l’un pour l’autre (XII).

Henri répugne aux discours généraux, mais c’est selon la même logique qu’il écrit à son ami Godefroy que sa dernière lettre lui a « fait le plus grand plaisir… oui, […] le plus grand, et celui dont [il a] été le plus content après-coup » (IV). La sympathie mutuelle est le plus grand plaisir qui soit ; et personne ne sympathise davantage avec nous que notre ami intime : à l’intérieur de la fiction, c’est ce principe qui motive l’écriture des lettres : « j’ai couru chez moi pour exhaler avec toi ma mauvaise humeur » (IX) ; « j’ai bien des choses à te dire, mon cher Godefroy ; et il y a un étrange chaos dans ma tête » (X) ; etc. Plus généralement, c’est ce principe qui explique la forme épistolaire particulière que retient Charrière. Car parmi les trente-et-une lettres du roman vingt-deux sont adressées par les trois protagonistes (Henri, Marianne, Julianne) à des correspondants qui n’interviennent pas dans l’his­toire et dont le lecteur ne connaît pas les réponses ; de plus, dans le cas d’Henri et de Marianne, ces lettres sont organisées en séries, au mépris de la chronologie d’ensemble : le roman épistolaire devient donc un (double) roman-journal. Par exemple, Henri écrit à Godefroy les lettres II à IV, puis IX et X, puis XVIII à XXI, enfin XXV à XXVII. Pour souligner davantage cette continuité, le nom de son confident disparaît progressivement des en-têtes : les lettres XX, XXI, XXVI, XXVII sont sobrement adressées « au même ». Pourtant le dispositif de la lettre reste essentiel : car on écrit à l’ami intime comme à un autre soi-même moins directement impliqué et donc meilleur conseiller – c’est-à-dire à un spectateur impartial bien­veillant. La lettre-journal est la forme littéraire qui correspond à une anthropologie de la sympathie.

Dans une telle anthropologie, être une personne, c’est apprendre à n’agir qu’avec l’approbation du spectateur impartial intérieur. Or cette instance, chez Smith, semble exister a priori : l’action de la société n’est que de la réveiller et de permettre la formation de maximes générales auxquelles elle puisse se référer – pas la manière dont cette instance prend consistance. L’un des enjeux des Lettres neu­châteloises est à l’inverse d’envisager la construction progressive du spectateur impartial, dans le cas d’Henri. Et si l’on veut bien négliger un instant qu’Henri n’est, en arrivant à Neuchâtel, pas tout à fait un enfant sauvage, alors son histoire se lit comme le développement (et l’adaptation) d’une expérience de pensée qu’Adam Smith a seulement esquissée : celle d’un être adulte, élevé seul, plongé pour la pre­mière fois au milieu de ses semblables. Une telle créature humaine trouverait alors « immédiatement pourvue de ce miroir qui lui faisait défaut »22, et elle verrait sa conscience se développer en s’inquiétant soudain de la convenance de ses senti­ments par rapport à ceux des autres. – Cela passe d’abord par les conseils directs d’amis bienveillants : Max lui reproche de négliger sa langue maternelle (XIX) ; M. Z… lui recommande de se mieux cacher son affection pour Marianne quand il se trouve en public (fin XXI). Mais les maximes sont plus souvent inférées à partir situations où Henri sent la désapprobation possible de son interlocuteur : à Godefroy, il n’ose raconter sa passade, car c’est une chose qu’il trouverait « ridicule, et presque mal » (IV) de dire – et l’affect de honte est abstrait en jugement moral – ; à Monin, il ne sent pas capable de reprendre le billet donné (X), alors il se justifie en déclarant son ami digne d’être reçu (au contraire de la règle qu’il prônait quelques temps plus tôt, III). Ces règles générales n’aident pas seulement le spectateur impartial en lui, elles le constituent. Progressivement, il peut ainsi préférer l’assentiment de sa conscience à celui des spectateurs extérieurs directs : ayant justifié l’invitation Monin dans sa conscience, il s’apprête à « soutenir courageusement » le fait de lui avoir transmis le billet (début X) ; et sur un autre point, à la fin bal, il prend encore le risque de déplaire pour revendiquer l’humble honneur d’être le fils de son père (fin X) ; enfin plus tard, lors de la promenade, au risque de perdre l’affection de Marianne, il va aider Julianne bien qu’il n’entretienne plus aucun lien avec elle : « Fallait-il à présent la dédaigner et la méconnaître ? » (XVIII) Sa conscience a répondu que non. Si l’on peut donc parler de la formation d’une « personne » dans les Lettres neuchâteloises, c’est d’abord au sens où Henri acquiert une consistance morale qui lui permet d’agir en conscience, au risque de se détacher parfois de l’approbation immédiate des autres. En outre, Henri est désormais capable de juger seul de sa conduite, il valide a posteriori le choix d’aider Julianne qui risquait de tomber : « Je crois que je me conduisis bien, c’est-à-dire que je ne pouvais me conduire autrement. » (XVIII, je souligne). Si l’acte est jugé bon, il n’est pourtant pas rapporté à la volonté propre du sujet. Être une personne, ce n’est pas exactement intégrer l’habitus de son milieu social : car Henri n’apprend pas seulement à aligner son vouloir sur les normes de la bourgeoisie neuchâteloise, il apprend surtout à se défaire consciemment de toute volonté propre au profit de l’obéissance à ces normes. En cela la personne apparaît comme un type de sujet moral qui se construit dans l’abandon de son identité propre.

De plus, en mettant en scène le processus de formation de la personnalité morale, le roman de Charrière permet de penser – plus précisément que le traité de Smith – la reproduction sociale des valeurs morales. En cela aussi, la construction de la personne n’est pas une singularisation individuelle : au contraire, elle impose au sujet de s’aligner avec les normes morales transmises, justement sans lui en permettre une appropriation en première personne. Les Lettres neuchâteloises soulignent en effet tout au long de l’intrigue comment les structures du paternalisme s’intègrent au spectateur impartial d’Henri. Ce n’est pas seulement que, dans ce récit dépourvu de figure maternelle positive, le parcours d’Henri est marqué par plusieurs pères (son véritable père, son patron, le père de Marianne) qui permettent au jeune homme de pratiquer ou d’admirer différentes valeurs (respectivement l’humilité, la reconnaissance et l’aide concrète, l’amour paternel). C’est surtout que la figure paternelle principale, celle de l’oncle, que l’on peut considérer comme le destinateur de la quête d’Henri, a mis en place une structure pédagogique précise visant à former progressivement l’instance du spectateur impartial chez son neveu. En effet, les arrangements financiers présentés à la fin de la lettre II créent pour Henri, 1/ un espace restreint d’expériences libres (les trente louis annuels dont il ne rend compte à personne), 2/ un espace plus large d’expériences socialement admissibles (les autres dépenses dont il envoie le compte à son oncle, lequel se donne lui-même comme une instance partiellement opaque par rapport aux parents). Le but de l’oncle est clair : éviter à Henri de « faire mystère de [s]es dépenses » principales, de manière à encourager les comportements dont le jeune homme « voudr[a] bien qu’on soit instruit ». Henri doit apprendre à agir en pensant au jugement – ou du moins au regard – que portera son oncle sur ses actions : il doit s’habituer à consulter en lui-même un point de vue qui n’est pas le sien. Il n’y alors rien d’étonnant à ce que la même figure de l’oncle reparaisse à la fin du roman pour valider la formation du spectateur impartial, quand c’est au tour d’Henri de se choisir une vie digne d’un père : « Demandez-vous à vous-même si vous y êtes obligé » (XXIII, je souligne). En consultant sa conscience, Henri n’y trouvera pas sa volonté mais une obligation qui lui vient des modèles paternels assimilés.

Une personne accomplie est une personne amoureuse

Enfin, dans les Lettres neuchâteloises, c’est principalement par l’expérience de l’amour qu’on devient une personne. En effet Charrière élabore, dans le cadre d’une réorientation de ce thème imposé par le genre romanesque, une conception de l’amour qui lui permet d’étendre les réflexions sur la formation du spectateur intérieur. Lien parachevant la formation de la personne, l’amour des Lettres neu­châteloises ne modifie ni ne renforce l’identité subjective : au contraire, il construit un espace – le couple – où les caractérisations identitaires n’ont plus lieu d’être.

Qu’est-ce que l’amour ? Notons déjà que, des deux relations d’Henri, celle avec Julianne et celle avec Marianne, seule la seconde appelle la famille du verbe « aimer » (XV, XXVIII, XXIX). Mais si – les dualismes se surdéterminant – l’amour ne concerne pas le corps de la roturière mais l’âme de la jeune fille de qualité, c’est pourtant en dansant avec Marianne, dans une jonction des corps qui tient donc de l’union aristophanesque, qu’Henri a compris le lien qui unissait leurs âmes :

Il me semblait quelquefois à ce bal que nous étions d’anciennes connaissances ; je me demandais quelquefois si nous ne nous étions point vus étant enfants ; il me semblait qu’elle pensait les mêmes choses que moi, et je m’attendais à ce qu’elle allait dire. Tant que je serais content de moi, je voudrais avoir Mlle de La Prise pour témoin de toutes mes actions : mais quand j’en serais mécontent, ma honte et mon chagrin seraient doubles, si elle était au fait de ce que je me reproche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me déplaisaient assez avant le bal, mais qui me déplaisent bien plus depuis. Je souhaite qu’elle les ignore : je souhaite surtout que son idée ne me quitte plus et me préserve de rechute. Ce serait un joli ange tutélaire, surtout si on pouvait l’intéresser (X).

Ainsi Marianne est-elle pour Henri à la fois le double, celle qui pense les mêmes choses que lui au même moment, et l’ange, celle qui doit le protéger du mal – non celui qui le menace mais celui qu’il pourrait commettre. Elle est à la fois l’égale et la supérieure, l’identique et la parfaite. Ce mélange d’imaginaires amoureux n’est paradoxal qu’en apparence : pour Henri, Marianne est parfaite parce qu’identique, elle constitue l’incarnation extérieure de cette instance intérieure qu’est le spectateur impartial. Il ne pourrait dire plus clairement l’espoir moral qu’il place dans Marianne aimée : il souhaite « que son idée ne [le] quitte plus et [le] préserve de rechute ». Un second paradoxe n’est aussi qu’apparent : c’est que, d’une part, l’amour doit être exclusif (Marianne y renoncerait si elle avait à craindre une nouvelle fois la jalousie, XXVIII) et que, d’autre part, il se construit en continuité avec l’amitié (Marianne, aimant et se sachant aimée, considère qu’elle est « comme un ami » (XXVIII) pour Henri ; Henri lui-même place Marianne, avec Godefroy et Max, dans la courte liste de ses amis intimes, XX). La contradiction disparaît si l’on considère que l’amour et l’amitié véritable partagent bien la même fonction (celle de constituer la personne, de soutenir le sujet moral en lui présentant des incarnations extérieures du spectateur impartial), et que l’amour peut même mieux remplir cette fonction que l’amitié, mais à la condition expresse que la jalousie soit absente : car elle ferait reparaître l’envie, le désir de captation et empêcherait la sympathie. C’est à cause de la jalousie qu’Adam Smith refusait à l’amour le même statut que l’amitié23 : Charrière envisage donc, grâce à la fiction et certes au prix d’un certain puritanisme, une solution concrète permettant de réintégrer l’amour parmi les idéaux moraux.

L’amour requiert-il ou définit-il une identité ? La question se pose particuliè­rement parce que cet amour naît moins d’une rencontre que d’une reconnaissance. Avant de voir Henri pour la première fois, Marianne a entendu Julianne lui raconter comment un jeune étranger lui était venu en aide ; et Marianne y a « vu de la bonté et une forme de courage » (XV), caractéristiques qui prouvaient notamment que cet étranger ne devait pas être « vain ». Le soir du premier concert, des amies lui indiquent un Allemand, nouvellement arrivé, et nommé Meyer : « je vis, rapporte-elle à Eugénie, qu’il reconnaissait ma robe. Moi, je reconnus la physionomie que devait avoir celui qui l’avait relevée » (XV, je souligne). Henri avait d’ailleurs déjà raconté cette rencontre dans les mêmes termes : au bal, en voyant cette jeune femme du nom de Mlle de La Prise, il avait « reconnu sa robe pour être la même que celle [qu’il avait] relevée » (IV) quelques temps plus tôt. Reconnaissance double, cette rencontre relève moins de la surprise que de la confirmation. Mais que confirme-t-elle ? La reconnaissance réciproque des amants a-t-elle des critères ? Reconnaît-on l’âme jumelle parce qu’elle a la même identité que soi, ou du moins les mêmes caractéristiques ? L’amour est-il une union de caractères identiques ? La réponse demande des nuances.

Il peut tout d’abord légitimement sembler que les amants soient réunis par un ensemble de similitudes ponctuelles, parce que les lettres de Marianne et d’Henri témoignent effectivement par leurs innombrables échos combien ces deux âmes sont semblables. Tous deux se trouvent, au début du roman, dans la même situation : ils sont peinés de l’éloignement de leur ami intime respectif (II ; XI)24 ; ils soignent leur éducation en prenant des maîtres (II ; XI) ; ils regardent les mondanités avec une indifférence voire un ennui (II ; XI) qui leur fait attendre le début de la saison des concerts avec impatience (III ; XI). Car tous deux présentent aussi le même intérêt pour la musique ; et ils ont d’ailleurs une appréciation très similaire de leur propre niveau. Dans le roman Henri ne fait qu’« accompagner » (IV ; XX) parce que, trouve-t-il :

Je lis fort bien la musique, et je tire assez de son de mon violon ; mais je ne serai jamais fort pour les grandes difficultés ni les grandes délicatesses (III).

Et Marianne se juge avec les mêmes nuances :

… j’ai achevé de devenir cet été une fort passable musicienne ; et j’accompagne à la harpe aussi bien que du clavecin ; mais je ne fais aussi qu’accompagner : quant aux pièces, jamais je ne serai assez habile pour me satisfaire (XI).

Ils se réclament en outre des mêmes valeurs morales. Par exemple tous deux protestent de leur sincérité (IV ; XIII) ; et tous deux chérissent l’amitié, s’appliquant à clarifier la distinction entre l’ami intime, le bon camarade, et les gens maussades :

Adieu, mon ami. Quand j’appelle Monin mon ami, le mot ami signifie tout autre chose que quand je dis mon ami Godefroy Dorville. Monin est un joli garçon que j’oblige, qui me rend la vie agréable, et qui mérite d’être distingué de ses maussades compagnons […] (Henri à Godefroy, X).

Mes amis ne me paraissent plus maussades : vois-tu, je dis, mes amies, mais c’est par pure surabondance de bienveillance ; car je n’ai d’amies que toi (Marianne à Eugénie, XV).

Il serait vain de vouloir énumérer exhaustivement les parallèles que présentent leurs lettres : les deux protagonistes attendent voire réclament le jugement de leur ami (XVIII ; XV), tous deux se répandent en conseils (mal assurés ?) sur des questions matrimoniales (IV ; XIV), tous deux doivent admettre qu’il y a un « chaos » dans leur tête (X ; XIII), etc. etc. Et bien sûr, tous deux ont la même conception de l’amour (XXVIII, XXIX). En particulier, l’amour ne demande aucune séduction – fût-ce au sens moderne – mais seulement la confirmation d’une conve­nance établie d’avance : Marianne prévoie que « quelques moments » lui suffiront pour déterminer si Henri sera « l’âme de [s]a vie entière » (XV) ; Henri pense simi­lairement que, si Marianne le trouve présomptueux d’affirmer qu’elle l’aime, alors c’est irrévocablement que son cœur ne le comprend pas et ne le comprendra jamais (XXIX). Et tous deux ont, avant l’aveu, la certitude intime qu’ils sont aimés autant qu’ils aiment (XXIX ; XXVIII).

Ainsi le roman présente-t-il au lecteur deux êtres dont les caractéristiques (la situation affective, les valeurs, les espoirs, le savoir, les goûts) se font écho. Mais précisément : seul le lecteur peut entendre cet écho. Car avant la toute fin du récit (lettres XXIX et XXXI), Henri et Marianne ne s’écrivent jamais directement l’un à l’autre. Chacun ne se confie qu’à son ami intime respectif, et le roman fonctionne comme la mise en parallèle de deux journaux indépendants, qui semblent comme miraculeusement accordés, harmonisés ensemble. Pour les personnages cet accord relève donc du sentiment, de l’évidence sans critère. Dans sa déclaration (XXIX), ce n’est plus que par convention rhétorique qu’Henri doute encore de cet accord : « les rapports que je sens, la sympathie qui m’attache, qui m’a donné à vous du premier instant que je vous ai entrevue ne seraient donc pas réel ! et cependant, je les sens. Et vous, s’ils sont réels, vous les sentez aussi ! ». Et Marianne sent effectivement cette correspondance implicite des cœurs : « nous nous entendons sans nous parler », écrit-elle (XXVIII). C’est pourquoi, passée la première rencontre, qui donne néces­sairement lieu à une identification complète et une caractérisation sommaire (relative à la fine silhouette et la faible voix de Marianne, IV), ni Henri ni Marianne ne se caractérisent plus explicitement l’un l’autre. Car il ne s’agit pas ici d’un idéal de transparence des cœurs (lequel ne peut intéresser que des amants qui se savent ou se craignent différents) mais d’un idéal de sympathie des cœurs. À choisir, l’idéal amoureux des Lettres neuchâteloises est moins un développement de Rousseau que de Smith. Pour chacun des amants, il est inutile de savoir ce qu’est l’autre, puisque l’on sent avec plaisir qu’il a les mêmes sentiments que soi-même – et que l’on ne saurait d’ailleurs pas toujours caractériser ses propres sentiments avec précision. L’amour, loin de renforcer la conscience des caractéristiques, se dispense de critères et se repose sur l’évidence de la mêmeté des cœurs, de la correspondance des senti­ments.

Et pourtant, nous l’avons vu, ces caractéristiques similaires existent bien. Mais la correspondance des goûts est superficielle, et à mieux y regarder, les caracté­ristiques qui se font écho témoignent surtout d’un même ensemble de qualités morales : la probité, l’humilité, la justice, le courage de la sincérité, la bienveil­lance… lesquelles ne forment en fait que les conditions nécessaires de la sympathie. Même un goût apparemment plus singularisant comme celui de la musique sert surtout à attester une prédisposition à la sympathie : Henri et Marianne préfèrent « accompagner » que jouer solo. Vérifier le haut de degré de possession de ces qualités est d’ailleurs le rôle de la grande scène de qualification racontée dans la lettre X. Celle-ci doit répondre par le mythe à une question qui serait analytiquement insoluble, parce qu’elle ferait alors nécessairement réapparaître des caractéristiques : comment reconnaître l’amour ? comment reconnaître l’être parfaitement sympa­thique ? La réponse est un conte : Henri, arrivant au bal, se fait reconnaître par une triple épreuve : 1/ en invitant immédiatement Marianne (en dépit des convenances), il prouve son attachement pour elle et surtout que leur amour lui semble une évidence partagée ; 2/ en soutenant pleinement l’étourderie du billet donné à Monin, il prouve à la fois sa probité, son humilité, son courage et la valeur qu’il accorde à l’amitié ; 3/ en rendant au comte Max son tour de danse (ultime sacrifice), il témoigne de son respect des règles et de sa capacité à renoncer même à son intérêt le plus grand. C’est parce qu’il a réussi cette triple épreuve que le jeune bourgeois, désormais Élu, peut finalement danser avec la princesse. La princesse sera désormais sa conscience. Je vois deux enseignements dans cette histoire. Le premier c’est que, puisqu’on accède à l’amour – et donc à la personne – par une qualification, la personne n’est pas un sujet moral de type narratif. Elle est certes définie par les liens affectifs qu’elle a su tisser, mais il importe peu de savoir comment ces liens furent tissés. Non, pour Marianne, tout amour n’est pas une histoire d’amour :

Je ne veux point du tout me rappeler tout cela. Je suis heureuse à présent : je suis bien aise même du chagrin que j’ai eu ; j’aurais payé encore plus cher le contentement que j’ai, la place que j’occupe […] (XXVIII, je souligne).

Si la personne échappe donc au débat sur l’identité-ipséité du sujet, c’est notamment parce qu’elle se définit au présent, par la « place »25 qu’elle occupe, et son par sa mémoire. Je suis enclin à voir en cela la raison profonde de l’opposition de Charrière au grand romanesque dans les Lettres neuchâteloises : la réticence des personnages à raconter des « histoires » (XII, XVIII etc.) tient à ce que l’important de la rencontre n’est que l’affect statique – stabilisateur – qui existe désormais. Le second enseignement, c’est que Charrière échappe à l’écueil du relativisme (si c’en est un) : oui, l’amour parfait est l’harmonie spontanée de deux cœurs, sympathie parfaite de deux êtres qui n’ont pas besoin d’expliciter leur mêmeté dans des critères, des identités ; mais non, il ne suffit pas que deux cœurs semblables se rencontrent, car ils ne se reconnaîtraient pas : on n’accède à l’amour que si l’on possède un certain caractère, celui-là justement qui prédispose à se défaire de son identité propre. Je parle de caractère (alors que cette acception du terme n’apparaît pas dans le roman), d’une part parce qu’il s’agit d’un ensemble cohérent de traits moraux, d’autre part parce ces qualités ne peuvent pas s’acquérir mais seulement se vérifier ; elles sont innées : « nous étions certainement nés l’un pour l’autre, dit Marianne : non pas peut-être pour vivre ensemble, c’est ce que je ne puis savoir ; mais pour nous aimer. » (XXVIII)

Conclusion

Ainsi peut-on lire les Lettres neuchâteloises comme le roman d’un certain apprentissage. Le voyage d’Henri est une épreuve, dont la réussite sanctionne la maîtrise par le protagoniste – un jeune bourgeois au bon cœur – des valeurs pratiques propres à sa classe sociale. Se trouvant exclu provisoirement de son milieu, à cause du changement de ville, Henri doit le réintégrer. Pour ce faire, cependant, il ne lui suffit pas – à l’inverse de bien des personnages du XVIIIe siècle, en particulier les nobles – de se faire reconnaître pour ce qu’il est, de faire valoir une identité essen­tialisée. Au contraire, c’est en se soumettant à une série d’identifications extérieures, et aux devoirs moraux généraux qui les accompagnent, qu’il se fait reconnaître pour ce qu’il doit être. Il trouve ainsi une consistance qui n’est pas une identité subjective : stabilisé dans son être par les liens d’identification qu’il a tissés, il n’a plus – à la fin de l’histoire – ni à formuler de jugement sur lui-même, ni à juger des choses et des êtres selon lui-même.

Il est apparu, surtout, que si la rhétorique des Lettres neuchâteloises est bien celle de l’essai, c’est que ce roman invite à l’affabulation théorique. Plaçant en son centre une énigme conceptuelle, il y répond par l’ensemble du récit et permet ainsi de construire une notion de « personne ». La personne est un type de sujet moral accessible à ceux qui, par leur caractère, sont prédisposés à la sympathie. Est une personne celui qui trouve une certaine consistance d’être à avoir remplacé son identité, son je propre, par le sentiment toujours présent du point de vue de ses connaissances. En particulier, cette densité affective d’être, dont le centre semble toujours situé à l’extérieur de soi, est possible à celui qui a des amis intimes, c’est-à-dire d’autres personnes avec lesquelles il a tissé des liens de sympathie échappant à toute identité critériée. Reste un paradoxe (qui n’est pas sans conséquences sociales) : ce n’est que par la soumission aux identifications sociales que l’individu peut prouver qu’il présente les qualités requises, le caractère nécessaire pour consti­tuer une sphère intime sans identité. L’intime n’est pas une sphère séparée du social, c’est une bulle placée en son cœur.

Car il faut, pour finir, évoquer brièvement une autre échelle d’analyse possible. Restreindre cette étude à Henri m’a conduit à négliger – entre autres choses – le fait que la personne est le sujet moral propre à un certain modèle de société. Mais il me semble que, dans les Lettres neuchâteloises, Charrière propose, tout autant qu’une extension des théories d’Adam Smith au problème de la construction concrète du sujet moral, une réflexion sociale d’une finesse fascinante. La communauté dense que forme cette Neuchâtel fictive, où tout, jusqu'aux choses, existe en relation avant d’exister en soi, permet en effet à Charrière d’articuler à la notion de personne une théorie de la reconnaissance qui, parce qu’elle ne prend pas la forme d’une « lutte pour la reconnaissance », arrive à penser la violence des conflits silencieux.

1 Cette étude n’aurait pas été possible sans au moins trois rencontres. Je remercie Yves Citton de m’avoir mis les Lettres neuchâteloises entre les

2 Par simplicité, je citerai l’édition de Raymond Trousson (Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996) dont

3 Yvette Went-Daoust, « La place des Lettres neuchâteloises dans le roman épistolaire du XVIIIe siècle », in Doris Jakubec, Jean-Daniel Candaux et

4 Lettre (n°103) au baron Constant d’Hermenches, les 16-17 juillet 1764, in Isabelle de Charrière, Œuvres complètes I. Correspondance 1753-1766

5 Laurence Vanoflen a déjà appelé à l’approfondissement de cette question (« Charrière et le spectateur impartial d’Adam Smith : fiction et

6 Isabelle de Charrière a lu l’ouvrage de Smith en anglais. Je le cite dans la traduction française de Michaël Niziou, Claude Gautier et

7 Pour une autre approche du processus d’individuation chez Isabelle de Charrière, voir l’ouvrage de Jelka Samsom, Individuation and Attachment in

8 Cette citation et les quelques suivantes sont prises de la première section de la sixième partie, en particulier : ibid., p. 297-298.

9 Vincent Denis, Une Histoire de l’identité. France, 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 22.

10 L’adjectif et ses composés apparaissent une vingtaine de fois dans le roman, dont sept fois dans la seule lettre X.

11 Sur les lectures philosophiques d’Isabelle de Charrière, voir l’article d’Henri Coulet, « Isabelle de Charrière, femme des Lumières ? » dans

12 J’emprunte la catégorie du « dissertatif » à Colas Duflo, qui l’a forgée sur le modèle du « descriptif » de Philippe Hamon. Pour une analyse des

13 Isabelle de Charrière, Œuvres complètes VIII..., op. cit., p. 611. Isabelle et Jean-Louis Vissière pour les éditions de la Différence en 1991, et

14 Un jour par exemple, elle avait expliqué au baron d’Hermenches qu’elle s’était dispensée de répondre à la dernière de ses lettres, parce qu’elle

Du reste, c’est encore Candide qu’elle parodie au début de Trois femmes, et toujours Candide auquel elle avait commencé à donner une sorte de suite (

15 Philippe Godet, Madame de Charrière et ses amis, d’après de nombreux documents inédits (1740-1805) avec portraits, vues, autographes, etc. Tome

16 John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduit par Pierre Coste, Paris, Vrin, coll.« Bibliothèque des textes

17 Pour une clarification récente sur la notion de « personne » chez Locke, voir Philippe Hamou, Dans La Chambre obscure de l’esprit. John Locke et

18 François-Marie Arouet (dit) Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, par des Amateurs. Tome troisième, Genève, 1774, p. 452-454 ; Charrière a lu

19 Ou si l’on veut identifier une instance supérieure, il faut se référer à l’Esprit neuchâtelois – cette sorte de transcendance immanente que les

20 Pour une présentation claire des rapports du moi et de la morale chez Locke, voir en particulier Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation

21 On peut rappeler sommairement que la théorie du « spectateur impartial » de Smith repose sur la notion de « sympathie », qui est une affinité

22 Ibid., p. 172 (III, 1).

23 Ibid., p. 312 (VI, 2, 1) : « De telles amitiés [fondées sur l’estime et l’approbation de la bonne conduite] n’ont pas besoin d’être confinées à

24 Pour cette référence et les quelques suivantes, j’indique les numéros des lettres qui se font écho : le premier correspond à la lettre d’Henri

25 « Place » fait partie de ces mots qui, par leur récurrence dans le roman, se chargent de sens et donnent aux Lettres neuchâteloises leur air

1 Cette étude n’aurait pas été possible sans au moins trois rencontres. Je remercie Yves Citton de m’avoir mis les Lettres neuchâteloises entre les mains il y a quelques années, alors que j’ignorais jusqu’à l’existence de leur autrice. Je remercie Laurence Vanoflen, qui m’a rappelé de ne jamais négliger l’influence de la Théorie des sentiments moraux sur la pensée d’Isabelle de Charrière. Et je remercie les étudiant·e·s de L2 de Lettres de Nanterre, pour toutes les enrichissantes discussions que nous avons eues lors de notre TD sur les romans de Charrière, Graffigny et Gouges, à l’automne 2018 (quand cet article fut conçu).

2 Par simplicité, je citerai l’édition de Raymond Trousson (Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996) dont l’orthographe est moder­nisée. L’édition de référence reste celle des Œuvres complètes parues chez G.A. van Oorschot (Isabelle de Charrière, Œuvres complètes VIII. Romans, contes et nouvelles. I. 1763 - 1797, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1980). Du reste, comme le texte est stable d’une édition à l’autre, et pour alléger les références, j’indiquerai seulement, entre parenthèses, pour chaque citation, le numéro de la lettre où elle se trouve.

3 Yvette Went-Daoust, « La place des Lettres neuchâteloises dans le roman épistolaire du XVIIIe siècle », in Doris Jakubec, Jean-Daniel Candaux et Anne-Lise Delacrétaz (éd.), Une Européenne : Isabelle de Charrière en son siècle. Actes du colloque de Neuchâtel, 11-13 novembre 1993, Neuchâtel, Gilles Attinger, 1994, p. 194.

4 Lettre (n°103) au baron Constant d’Hermenches, les 16-17 juillet 1764, in Isabelle de Charrière, Œuvres complètes I. Correspondance 1753-1766, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1979, p. 208.

5 Laurence Vanoflen a déjà appelé à l’approfondissement de cette question (« Charrière et le spectateur impartial d’Adam Smith : fiction et exploration morale », Le Sentiment moral, études réunies et présentées par Béatrice Guion, Champion, 2015, p. 265-278) et amorcé dans cette perspective l’étude des Lettres neuchâteloises (ibid., p. 272-3).

6 Isabelle de Charrière a lu l’ouvrage de Smith en anglais. Je le cite dans la traduction française de Michaël Niziou, Claude Gautier et Jean-François Pradeau : Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF, « Quadrige », 1999

7 Pour une autre approche du processus d’individuation chez Isabelle de Charrière, voir l’ouvrage de Jelka Samsom, Individuation and Attachment in the Works of Isabelle de Charrière, Peter Lang, Oxford, 2015 – en particulier le chapitre 3 (p. 101-125) consacré aux Lettres neuchâteloises.

8 Cette citation et les quelques suivantes sont prises de la première section de la sixième partie, en particulier : ibid., p. 297-298.

9 Vincent Denis, Une Histoire de l’identité. France, 1715-1815, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 22.

10 L’adjectif et ses composés apparaissent une vingtaine de fois dans le roman, dont sept fois dans la seule lettre X.

11 Sur les lectures philosophiques d’Isabelle de Charrière, voir l’article d’Henri Coulet, « Isabelle de Charrière, femme des Lumières ? » dans Doris Jakubec, Jean-Daniel Candaux et Anne-Lise Delacrétaz (éd.), Une Européenne…, op. cit., p. 9-23.

12 J’emprunte la catégorie du « dissertatif » à Colas Duflo, qui l’a forgée sur le modèle du « descriptif » de Philippe Hamon. Pour une analyse des principaux marqueurs du descriptif, voir Colas Duflo, Les Aventures de Sophie. La philosophie dans le roman au XVIIIe siècle, Paris, CNRS Éditions, coll. « Biblis », 2013, p. 43-64, chapitre 3.

13 Isabelle de Charrière, Œuvres complètes VIII..., op. cit., p. 611. Isabelle et Jean-Louis Vissière pour les éditions de la Différence en 1991, et Raymond Trousson pour Robert Lafont en 1996 suivent cette interprétation sans la préciser.

14 Un jour par exemple, elle avait expliqué au baron d’Hermenches qu’elle s’était dispensée de répondre à la dernière de ses lettres, parce qu’elle la trouvait « aussi affligeante qu’un chapitre de Candide, et aussi peu raisonnable ». Cf. lettre (n°381) au baron Constant d’Hermenches, le 12 octobre 1770, in Isabelle de Charrière, Œuvres complètes II. Correspondance 1767-1786, Amsterdam, G.A. van Oorschot, 1981, p. 218.

Du reste, c’est encore Candide qu’elle parodie au début de Trois femmes, et toujours Candide auquel elle avait commencé à donner une sorte de suite (cf. Isabelle de Charrière, Œuvres complètes IX, Romans, contes et nouvelles II, 1798-1806, Amster­dam, G.A. van Oorschot, 1981, p. 721-722). Les autres contes de Voltaire ont moins interpelé Isabelle de Charrière. Dans l’analyse ci-dessous, je prends donc la catégorie du conte sur le modèle de Candide, et sans grande nuance. Il s’agit surtout de construire un contrepoint aux Lettres neuchâteloises. Les rapports de Charrière au genre du conte d’une part, et aux contes voltairiens d’autre part, demanderaient sans doute à être approfondis.

15 Philippe Godet, Madame de Charrière et ses amis, d’après de nombreux documents inédits (1740-1805) avec portraits, vues, autographes, etc. Tome premier, Genève, A. Julien, 1906, p. 289.

16 John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, traduit par Pierre Coste, Paris, Vrin, coll.« Bibliothèque des textes philosophiques », 1989, p. 275 (livre II, chap. XXVII, § 26). Il s’agit d’un fac-similé de l’édition d’Amsterdam de 1755.

17 Pour une clarification récente sur la notion de « personne » chez Locke, voir Philippe Hamou, Dans La Chambre obscure de l’esprit. John Locke et l’invention du mind, Paris, Ithaque, 2018, p. 371-400.

18 François-Marie Arouet (dit) Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, par des Amateurs. Tome troisième, Genève, 1774, p. 452-454 ; Charrière a lu ces « questions » au moment de leur parution. Cf. lettre (n°434) à sa cousine Catherine de Charrière, le 17 novembre 1772, in Isabelle de Charrière, Œuvres complètes II. Correspondance 1767-1786…, op. cit., p. 289.

19 Ou si l’on veut identifier une instance supérieure, il faut se référer à l’Esprit neuchâtelois – cette sorte de transcendance immanente que les discours du Caustique ont beaucoup moins pour fonction de critiquer que de faire exister (notamment à des fins pédagogiques auprès de jeune « étranger » qu’est Henri).

20 Pour une présentation claire des rapports du moi et de la morale chez Locke, voir en particulier Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, traduit par Charlotte Melançon, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1998, p. 367-387 (chap. 14).

21 On peut rappeler sommairement que la théorie du « spectateur impartial » de Smith repose sur la notion de « sympathie », qui est une affinité avec les passions des autres, quelles qu’elles soient (I, 1, 1), telles du moins qu’on peut les imaginer en considérant leur situation. Ajoutons que « rien ne nous plaît tant que d’observer chez d’autres hommes une affinité avec toutes les émotions de notre âme » (I, 1, 2, p. 33), et voilà la base du comportement moral, car approuver les passions et opinions des autres, c’est (juger que nous pouvons) sympathiser avec elles (I, 1, 3). Par extension, « nous approuvons ou désapprouvons la conduite d’un autre homme suivant ce que nous sentons quand, ramenant son cas en nous-mêmes, nous pouvons ou non sympathiser complètement avec les sentiments et les motifs qui la dirigent » (III, 1, p. 171). Se référer à sa « conscience », c’est consulter ce « supposé spectateur impartial et bien informé, celui de l’homme au-dedans du cœur, le grand juge et le grand arbitre de la conduite » (III, 2, p. 191). – A. Smith, Théorie des sentiments moraux…, op. cit.

22 Ibid., p. 172 (III, 1).

23 Ibid., p. 312 (VI, 2, 1) : « De telles amitiés [fondées sur l’estime et l’approbation de la bonne conduite] n’ont pas besoin d’être confinées à une unique personne, mais elles peuvent sans danger embrasser tous les sages et les vertueux avec lesquels nous avons été depuis longtemps et intimement en relation […]. Ceux qui voudraient confiner l’amitié à deux personnes semblent confondre la sage sûreté de l’amitié avec la jalousie et la folie de l’amour. »

24 Pour cette référence et les quelques suivantes, j’indique les numéros des lettres qui se font écho : le premier correspond à la lettre d’Henri, le second à celle de Marianne. (Je suis cet ordre parce que, sauf exception, le passage en écho apparaît d’abord chez Henri, puis chez Marianne. C’est elle qui confirme la résonance, ce qui n’est pas sans importance narrative puisqu’Henri doute davantage que Marianne de la réciprocité de leur amour).

25 « Place » fait partie de ces mots qui, par leur récurrence dans le roman, se chargent de sens et donnent aux Lettres neuchâteloises leur air essayistique. Il y aurait de belles études lexicales à mener, sur « place », sur le retour du « on », sur reconnaître-méconnaître, sur le groupe joie-gaîté-contentement-bonheur, etc.

David Roulier

David Roulier est professeur de Lettres modernes en Classes préparatoires et Doctorant au CSLF à l’Université Paris Nanterre. Il travaille sur l'histoire de l'attention à l'époque moderne.