De quoi Monsieur Nicolas est-il le nom ? Rétif de la Bretonne, polygraphe prolifique1, produit avec cette autobiographie composite, hybridant souvenirs intimes et fictions de soi, une œuvre à la fois monumentale dans son étendue et laborieuse dans son élaboration. La rédaction de Monsieur Nicolas commence en novembre 1783. Le texte, dont l’impression débute sur la presse personnelle de Rétif en 1794, s’arrête en 1797, cumulant, dans l’édition princeps, 16 volumes divisés en 8 tomes2. Ouvrage de la maturité en forme de testament littéraire3, Monsieur Nicolas tient à la fois de l’écriture intime et de l’inventaire raisonné : le projet autobiographique hésite sans cesse entre la présentation des sentiments (exposé plus ou moins introspectif, néanmoins nourri de pathos et de romanesque) et la représentation répétitive d’événements marquants (des scénarios typés reviennent rituellement sous la plume de Rétif, mais recyclés, réaménagés par l’imaginaire). Par ce texte à bien des égards monstrueux4, Rétif invente sa légende auctoriale en même temps qu’il prétend restituer avec vérité et authenticité les moindres détails de son identité personnelle. Dans l’« Introduction » de Monsieur Nicolas, le gage de vérité est plusieurs fois mis en exergue : « Je serai vrai, lors même que la vérité m’exposera au mépris »5. Même confronté à ses mauvais penchants, l’autobiographe doit se montrer inflexible et courageux : « Je vous raconterai la vie d’un homme naturel, qui ne redoutera que le mensonge »6. Entre fabrication fictionnelle et encyclopédisme répétitif, le geste scripturaire, chez Rétif, est une médiation instituante : le « moi » rétivien n’affleure que dans cette nécessaire impermanence entre le présent de l’écriture et le filtre du souvenir.
Introduction. Approches du sujet, constellations du « moi »
Bien des lecteurs ont pris Monsieur Nicolas au pied de la lettre, c’est-à-dire comme un témoignage brut, sans caviardages ni embellissements. À l’instar de nombreuses autobiographies, celle de Rétif, malgré sa forte dimension narrative et sa nature forcément autofictionnelle, a souvent été utilisée comme une source documentaire fiable, comme un document capable de recréer objectivement la vie apparemment immorale de l’auteur du Paysan perverti. Nombreux sont les exemples qui font correspondre, selon de parfaites équivalences, la vie et l’œuvre de Rétif7. Certains biographes n’hésitent pas à faire de Rétif « le personnage le plus fascinant du XVIIIe siècle »8, dont les « amours perverties »9 seraient à la source d’une réputation sulfureuse. Il aurait gagné cette notoriété essentiellement à cause de son sens démesuré de la débauche et de son goût pour le libertinage : « Fornicateur forcené, fétichiste obsessif, repopulateur maniaque, dépuceleur infatigable, Rétif a vécu dans un rut perpétuel d’engendrement et d’écriture »10. Graphomane et pornographe : voilà souvent les étiquettes simplificatrices apposées au nom de Rétif. Pourtant, en dépit de sa pluralité et de son hétérogénéité irréductibles, l’œuvre rétivienne est traversée par une constante, par une sorte de signature : il s’agit, au gré de ses ouvrages, de réaliser une « création égocentrique »11, d’édifier une œuvre autosuffisante et comme braquée sur elle-même12. Partout dans ses textes, Rétif se dissémine et s’invente, se déploie et s’archive. La logique de l’ensemble tient à cette confession plurivoque, qui ne connaît ni silence ni arrêt, à cette perpétuelle exploration de soi : l’œuvre devient lisible, car « elle enfante un univers spécifique, où personnages et situations portent la marque d’une même sensibilité, d’une même vision des êtres et des choses »13.
Plus spécifiquement encore, Monsieur Nicolas se situe à un carrefour où se croisent les thématiques obsédantes de Rétif – parmi lesquelles l’inceste et la pulsion d’engendrement – et la vaste entreprise de remémoration (et de perpétuation) du passé, processus mnésique impliqué de force par cette écriture soumise à l’empire de l’ego14. Le projet autobiographique est d’abord et surtout une expérience du temps, à travers laquelle le sujet s’expérimente, s’éprouve et prend forme. Gisèle Berkman a bien décrit que l’invention de soi, dans Monsieur Nicolas, s’engage de façon obsessionnelle dans les voies de la filiation, de l’héritage et de la génération, autant d’enjeux de postérité à travers lesquels le sujet s’engendre et se défait. Dans son ouvrage consacré à l’individuation, la critique, dont la démarche analytique est inspirée de la psychanalyse15, suggère une lecture totalisante : « Nous lirons Monsieur Nicolas comme un théâtre de figures en fuite : de l’incarnation rêvée à une forme redoutable de dé-présentation, de la formation de la légende à l’impensé de la répétition, jusqu’à cette forme de déconstruction à l’œuvre, et qui est la part la plus étrange, si ce n’est la plus immédiatement frappante, du texte »16. Dans cette perspective, aucun aspect de l’autobiographie n’est laissé au hasard, et tous les signes du moi, explicites, allusifs ou anecdotiques, sont pris en compte pour recomposer, en l’épuisant presque, l’implexe individuation du sujet rétivien. Notre approche sera ici beaucoup plus localisée, et surtout moins ancrée dans le chassé-croisé entre les détails de la vie personnelle et les pratiques d’écriture. Il s’agira de montrer en quoi le motif de la remémoration, déclinée en différents régimes de mémoire, est définitoire dans la fabrique discursive de soi.
Ainsi, notre lecture de Monsieur Nicolas se fera à travers une acception plus lâche que restrictive de la notion, profondément polysémique, d’identité narrative, qui porte sur le « caractère temporel de l’existence humaine »17. Dans Temps et récit, Paul Ricœur met en étroite relation identité personnelle et temps narratif : « le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle »18. En schématisant beaucoup, il est possible de résumer le concept d’identité narrative par la formule suivante : l’individu est un récit, il se forme dans une histoire. Il n’a d’épaisseur que dans cette nécessaire réorganisation temporelle. La fonction narrative (autrement dit la scénarisation ou la mise en intrigue de soi-même) est la médiation à partir de laquelle l’existence humaine échappe à l’absolu du temps. Or deux formules fondatrices, chez Rétif, renvoient explicitement à la configuration de l’identité par la mise en récit de soi-même. D’une part, dans l’« Introduction » de Monsieur Nicolas, Rétif précise la portée de son projet : « Mon premier motif avait été de m’historier »19. D’autre part, dans « Ma Morale », partie satellite ajoutée à l’autobiographie, il évoque son auto-engendrement, en désavouant sa généalogie : « moi, né de laboureur, berger, sans éducation, fils de moi-même, qui suis mon précepteur, mon Instituteur »20. Significativement, Rétif qualifiera Monsieur Nicolas de « livre vivant »21, une expression qui montre à quel point écriture et identité sont proches, à quel point elles sont des notions souvent jumelles et interchangeables. Notre appréhension de l’identité rétivienne s’orchestrera selon l’idée que, dans Monsieur Nicolas, expériences du temps et expressions de soi sont solidairement liées. Pour l’analyse, nous avons choisi d’étudier comment deux types particuliers de mémoire, c’est-à-dire généalogique et personnelle, sont diversement sollicités dans l’invention de soi.
Généalogies du sujet : origines et inventions
Comment commence Monsieur Nicolas ? En 1796, en offrant au public les huit premières Époques du Cœur humain dévoilé, Rétif écrit une « Note de l’auteur », dans laquelle il sermonne à l’avance les lettrés puristes, ces doctes conservateurs et puritains, de dédaigner jusqu’à l’horreur passions et sentiments : « Je déclare aux puristes, à ces prétendus moraux, qui font consister toute la vertu dans l’abstinence de l’amour et des femmes, que je les brave, dans cette production »22. Cette bravade n’est toutefois pas gratuite, comme l’est souvent la débauche chez les écrivains libertins, mais découle du geste autobiographique même : Rétif se sent en effet « [o]bligé de dire la vérité »23. C’est en « [s]’immolant »24, autrement dit en se sacrifiant pour le bien de tous, qu’il pourra « être utile à [s]on siècle et à la postérité »25. La vérité dont il est question n’est pas la « vraisemblance, si souvent trompeuse, mais […] la réalité »26 : Rétif, dont l’« amour pour la vérité »27 est maintes fois souligné, fait la distinction entre la représentation du monde, qui est d’essence romanesque, et la présentation de soi, dont l’ambition est de dire les choses telles qu’elles sont. Le geste autobiographique est alors conçu comme un dénuement, un dévoilement dont l’objectif est résolument didactique : « Lecteurs, avant de me mettre à nu devant vous, il fallait en donner les raisons »28. Dans cette « Note de l’auteur », Rétif, en plus de lister les différentes raisons pour lesquelles son entreprise apparaît légitime à ses yeux, rattache son destin d’écrivain à celui, plus célèbre et illustre, de Denis Diderot. La liaison entre ces deux écrivains, comme spontanée et naturelle, n’est pas vraiment commentée par Rétif, qui se contente de citer un long passage d’une critique de Jacques le Fataliste :
Je vais placer ici un petit extrait de la Gazette Nationale, du 22 brumaire, an V, relatif à l’ouvrage de Diderot, intitulé, Jacques le Fataliste : « On a relevé avec trop d’aigreur et d’affectation quelques intempérances d’esprit que le philosophe Diderot s’est cru permises, dans un ouvrage qu’il n’avait point destiné à l’impression. On en a pris occasion d’attaquer la philosophie, qui, en vérité, n’a pas plus de rapport avec les saillies de Diderot, que la véritable vertu n’en saurait avoir avec les scrupules hypocrites des charlatans du jour. Nous observerons à ces hommes si chastes, à ces hommes qui prétendent qu’on ne doit écrire que pour des mères et des magistrats, que les peuples ne gagnent jamais, en décence, que ce qu’ils perdent réellement en pureté. Que ces vertueux écrivains pour qui tout est crime, hors leurs détestables intrigues, daignent s’abaisser jusqu’à lire nos auteurs du Moyen Âge ; qu’ils parcourent ensuite Le Moyen de parvenir, les Contes de Bonaventure Desperriers et tant d’autres, ils y trouveront, à chaque page, des sujets de scandale pour leur pudeur, dont cependant ne s’alarma point celle de nos aïeux, plus vertueux que nous29.
Ainsi stratégiquement placée au seuil de Monsieur Nicolas, la critique de Jacques le Fataliste est une forme de caution tutélaire, qui est certes une défense par œuvre interposée, mais qui détonne passablement dans l’argument de la « Note de l’auteur ». D’abord, rien ne rapproche génériquement Jacques le Fataliste de Monsieur Nicolas : le premier est un (anti)roman, le second une autobiographie fictionnelle. Dans une note qui cherche à distinguer vérité et vraisemblance, pareille mise en communauté a de quoi surprendre. Ensuite, la filiation tissée avec Diderot est mise en abyme : la pudeur littéraire, cette décence exacerbée qui empêche les sujets scabreux et les mots obscènes, est considérée comme une distorsion historique. Pour être vrai, pour dresser du monde une image fiable, il faut être licencieux, c’est-à-dire être à l’image de la vie même. Rétif, en citant ce long passage de la Gazette Nationale, qu’il recopie sans autre explication, convoque un cas exemplaire (Diderot) et une tradition nommée (la littérature médiévale), afin de donner à son entreprise autobiographique d’illustres précédents.
Or cette communauté d’esprit n’est ni la seule ni la plus étonnante dans Monsieur Nicolas. Deux grandes modalités de la filiation se dégagent dans l’autobiographie rétivienne. D’une part, Rétif pratique une forme d’intertextualité qui tient autant de l’archivage que de la distinction. En effet, la mémoire de la littérature est un moyen pour Rétif de s’inscrire dans une tradition littéraire nommée, qui lui offre caution et légitimité. En même temps, ce patrimoine convoqué est également mis à distance, en surdéterminant l’incomparable nouveauté de l’entreprise autobiographique. D’autre part, Monsieur Nicolas invente une version revue et corrigée de la généalogie familiale rétivienne, sur le mode de la réécriture comique. Reprise dans plusieurs ouvrages, comme nous le verrons, cette mémoire listée et fantasmée de la famille renvoie au rejet de l’arbitraire de la naissance : Rétif ne subit plus passivement son ascendance, il la forge et la dissémine à tout vent. La mémoire intertextuelle et la généalogie imaginaire sont deux procédés de la filiation qui visent la conjuration du lignage imposé de force, tout en construisant des appartenances choisies. Le puissant besoin de s’écrire s’éprouve d’abord dans la construction de liens, qui sont à la fois littéraires et familiaux. Ce que nous nommons ici la « mémoire généalogique » agit donc doublement dans l’invention de soi : elle définit des origines, tout en assurant une forme de continuité, de permanence dans le dissolu de l’histoire.
Esthétique de la filiation : naissance et littérature
Parmi les nombreux phénomènes intertextuels à l’œuvre dans Monsieur Nicolas, notons la transformation graduelle du projet autobiographique qui, à l’origine, prenait l’aspect d’une fiction plus ou moins burlesque. En 1779-1780, Rétif publie La Malédiction paternelle, roman épistolaire marqué par la présence de biographèmes et qui constitue, en quelque sorte, l’embryon de l’écriture autobiographique rétivienne. Le personnage principal, N*** Dulis, liquide ses œuvres à la fin de sa vie. Dans le lot figure Le Compère Nicolas. Écrite en 1777, la « Dédicace à moi » devait en être la préface officielle. Satire et caricature des paratextes trop élogieux et hypocrites, qui pullulent à l’époque, cette dédicace plurivoque, d’inspiration rabelaisienne, met le « moi » en spectacle, tout en le mettant à distance :
Cher MOI ! Le meilleur de mes amis, le plus puissant de mes protecteurs, et mon souverain le plus direct, agréez l’hommage que je vous fais de ma dissection morale : ce sera tout à la fois un remerciement pour tous les services que vous m’avez rendus, et un encouragement à m’en rendre de nouveaux30.
Le ton burlesque de l’ensemble offre au sujet narré une protection, une prétention finalement excusable : le récit de soi n’est pas une entreprise à prendre au sérieux. Bien que fantasque, cette dédicace marque le dédoublement des voix, voire la démultiplication des identités : « Tout ce que j’ai fait de mal, vient de ce que j’ai trop donné au hasard, et que je n’en ai pas assez délibéré avec vous, et votre plus intime amie, notre conscience, avec laquelle je vous brouille quelquefois »31. Il semble déjà existé, dans l’ordre de l’écriture, quelque chose comme un morcellement : le « moi » qui écrit ne coïncide pas avec le « moi » qui accumule sensations et expériences. Le « je » affirme même être « né auteur »32, ce qui renvoie à au moins deux naissances, distinctes mais corrélées : soit Rétif est un auteur depuis qu’il a vu le jour, soit il n’est vraiment lui-même que depuis qu’il est auteur (il serait ainsi né dans et par la littérature). Le dialogue fantaisiste que ces deux « moi » entretiennent rend explicites les raisons qui justifient l’entreprise autobiographique, conçue d’abord comme une réplique aux ouï-dire qui circulent à son sujet : « Tu es mal connu, quoique très connu ; car tu es calomnié : tu dois te justifier, en ouvrant ton cœur au public comme un livre et en disant à tes amis, comme à tes ennemis : – Lisez-moi ; me voilà devenu un livre à mon tour, moi qui en ai tant fait, où vous avez lu les autres »33. Or, en même temps qu’il défend le genre autobiographique comme un moyen de faire taire les calomniateurs, Rétif écrit dans La Découverte australe, sur le mode de la raillerie et de l’autodérision, qu’il n’est finalement qu’un mauvais écrivain :
Je me nomme le Compère Nicolas. J’ai été berger, vigneron, jardinier, laboureur, écolier, apprenti moine, artisan dans une Ville, marié, cocu, libertin, sage, sot, spirituel, ignorant & philosophe ; enfin, je suis auteur. J’ai fait de nombreux Ouvrages, la plupart fort-mauvais, mais je l’ai senti. […] Le plus important de mes Ouvrages, c’est le Compère Nicolas, c’est-à-dire ma propre vie ; j’y anatomise le cœur humain, & j’espère que ce Livre fait à mes dépens sera le plus utile des Livres en ce que je m’y dissèque sans ménagement, me sacrifiant ainsi, nouveau Curtius, à l’utilité de mes Semblables34.
Dans la genèse même de Monsieur Nicolas, le statut d’auteur, parfois revendiqué comme un acte de naissance, mais d’autre fois moqué et ridiculisé, est sujet à de constantes oscillations. C’est dans cette archéologie des « moi » multiples, dans cette affirmation de soi comme dans sa mise en sourdine, que se situe le complexe projet de Monsieur Nicolas, œuvre-somme qui fait la synthèse des différentes incarnations rétiviennes de l’expression autobiographique, tantôt avouée à demi, tantôt mise à distance par l’usage marqué du romanesque.
Il n’est pas étonnant, alors, que l’« Introduction » de Monsieur Nicolas, paratexte qui présente les raisons du projet autobiographique, hésite continuellement entre l’extrême distinction35 et l’appel de l’universel : « J’entreprends de vous donner en entier la vie d’un de vos semblables, sans rien déguiser, ni de ses pensées, ni de ses actions »36. L’objectif de Monsieur Nicolas est d’« anatomiser le moral »37 d’un individu exemplaire, non par orgueil, mais par didactisme et moralisme. Or dans l’« Introduction » qui ouvre l’autobiographie, genre personnel et intime qui ne va cependant pas de soi au XVIIIe siècle38, Rétif s’inscrit dans une triple filiation, en convoquant les exemples de Montaigne, de saint Augustin et de Jean-Jacques Rousseau.
La référence à Montaigne a ceci de particulier qu’elle est citée de mémoire : « Sans avoir encore lu Montaigne, je sais qu’il a dit : "Tout bien compté, on ne parle jamais de soi sans perte : si on se condamne, les autres en croient plus qu’on n’en dit ; si on se loue, ils ne croient aucune des louanges qu’on se donne" »39. Montaigne est bien présent, mais approximativement40. Rétif confesse même ne pas l’avoir encore lu41. La référence à Montaigne agit comme un repoussoir dans l’invention de soi : Rétif ne désire pas se peindre sous son meilleur jour, ni amoindrir ses défauts. Au contraire, partout dans Monsieur Nicolas, l’exigence de vérité revient comme un lancinant leitmotiv. Lieu commun de l’écriture personnelle, la vérité est au cœur du pacte autobiographique noué entre le narrateur et le lecteur. Dans l’exergue de la première Époque, Rétif insiste de nouveau sur cette injonction de dire vrai en tout temps :
Ami de la Vérité ! ne crains pas de lire ! Tu ne seras ni séduit par du clinquant, ni trompé sur les faits. J’ai assez composé de romans, dont les bases vraies n’excluaient pas l’imagination. J’ai soif de la vérité pure, et c’est elle que je te donne, parce qu’elle seule peut être utile dans cet ouvrage42.
La vérité autobiographique est garantie par la carrière de l’écrivain, qui a publié sa part de romans fantaisistes où, malgré des fondements vraisemblables, le mensonge et l’illusion triomphaient. Le lecteur bénévole devrait croire à la vérité de Monsieur Nicolas, précisément parce que le narrateur sait mieux que quiconque départager roman et témoignage, affabulation merveilleuse et restitution objective du réel. C’est sur la base de cette distinction entre écriture personnelle et romanesque que Rétif convoque saint Augustin et Rousseau :
Il existe deux modèles de mon entreprise : les Confessions de l’Évêque d’Hippone, et celles du Citoyen de Genève. J’ai beaucoup du caractère d’Augustin ; je ressemble moins à J.-J. Rousseau : je n’imiterai ni l’un, ni l’autre. J’ai des preuves que J.-J. Rousseau a fait un roman ; et pour Augustin, ses Confessions ne sont véritablement qu’un apologue43.
L’exemple de saint Augustin est congédié par Rétif, puisque les moyens et les fins de leurs confessions diffèrent passablement. Pour l’évêque d’Hippone, il s’agit de se raconter, mais à un destinataire privilégié44 : Dieu. L’objectif de saint Augustin reste le salut chrétien, alors que Rétif cherche à « sonder les profondeurs du moi »45, dans une perspective expérimentale. Rétif va plus loin en affirmant que « [c]e ne sont même pas mes Confessions que je fais : ce sont les Ressorts du cœur humain que je dévoile »46. Cet argument, qui veut que le commun soit plus utile que l’extraordinaire, est aussi adressé à Rousseau, qui raconte, dans ses Confessions, la vie d’un homme illustre et exceptionnel : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre »47. Rétif fantasme même, à plusieurs endroits, une compétition acharnée et nourrie, une rivalité directe avec le Citoyen de Genève, dont l’objet serait ni plus ni moins la paternité du genre autobiographique : « J’avertis (et l’on n’en pourra douter), que j’avais commencé le Monsieur Nicolas longtemps avant que je ne connusse les Confessions de J.-J. R., puisqu’il était annoncé dans mes Catalogues imprimés, dès 1778 »48. Rétif souligne à gros traits qu’il n’est pas Rousseau et qu’il ne l’imite guère, dans un geste qui tente de faire correspondre deux engendrements synchrones : il invente une forme littéraire en même temps qu’il s’invente une identité discursive. Rétif se distingue de son célèbre devancier pour au moins deux raisons complémentaires : il écrit la vie normale ; il écrit la vie vraie.
Cet appel de la vérité, cette urgence d’être exact, est pourtant problématique. Les mots qui inaugurent la première Époque renvoient, entre l’hommage et le pastiche, à Rousseau et à ses célèbres Confessions : « Je vis le jour en 1734, le 22 novembre, dans le village de Sacy, en latin Saxius, a saxo, disait messire Antoine Foudriat, pasteur du lieu »49. Factuelle, cette ouverture n’en est pas moins fautive. Cette date importante, surtout dans le contexte autobiographique, est erronée. Selon les registres paroissiaux, Rétif est plutôt né le 23 octobre 1734. Au seuil de Monsieur Nicolas, une erreur pour le moins significative compromet déjà la fiabilité de l’autobiographe. Cette inexactitude produit au moins deux conséquences en ce qui concerne le pacte de lecture : soit le narrateur est faillible (c’est-à-dire que tout discours ultérieur est susceptible d’être fautif ou forgé), soit l’autobiographie assigne à Rétif de la Bretonne une nouvelle date de naissance, inventée mais choisie, ce qui permet de construire un personnage de fable. Dans la mesure où expériences du temps et expression de soi sont étroitement liées, cette imprécision originelle, qui pourrait être du registre de l’anecdote, nous apparaît ici jouer un rôle autrement plus fondateur. Cette indétermination permet de confronter deux usages du temps personnel : l’un factuel, l’autre imaginaire. Pour quelqu’un qui se targue d’avoir une mémoire prodigieuse, comme on le verra plus tard, méprendre une date (factuelle) pour une autre (imaginaire) va dans le sens d’une naissance fabriquée : l’autobiographie, à travers une série de renvois intertextuels, établit alors une nouvelle origine.
En somme, les références intertextuelles (Montaigne, saint Augustin, Rousseau) dans l’« Introduction », lieu discursif où se négocie le pacte autobiographique, sont autant d’antithèses du projet qu’entend mener Rétif. Elles remplissent une double fonction : autoriser le geste même de l’autobiographie ; marquer l’originalité de son propre projet, qui n’a nul autre modèle dans l’histoire de la littérature. L’« Introduction » de Monsieur Nicolas met en évidence, du point de vue littéraire, l’affiliation et le rejet. Rétif s’invente une identité littéraire en jetant les bases théoriques d’un genre, l’autobiographie, qu’il juge absolument neuf et sans le moindre précédent historique. Or cette filiation littéraire (qui dérive des pratiques intertextuelles) s’inscrit dans une dynamique d’auto-engendrement, qui se répercute bientôt à l’échelle familiale.
Héritages fantasmés : la fabrique de la famille
Dans Monsieur Nicolas, la filiation est une inquiétude non seulement générique et littéraire, mais aussi familiale. L’« Introduction », qui met en place un réseau intertextuel qui légitime une appartenance littéraire et définit une origine textuelle, s’arrête brusquement par l’insertion d’une longue liste généalogique. Cette généalogie imaginée informe l’invention de soi de plusieurs manières. D’abord, ce texte en forme d’inventaire numéroté, qui retrace les origines lointaines de la famille de Rétif, s’inscrit lui-même dans une généalogie incertaine. Centrale dans l’imaginaire rétivien, cette généalogie, probablement écrite en 1784, a paru dans trois ouvrages différents, avec variantes, ajouts et suppressions, si bien qu’il est difficile, dans ce contexte de mouvance, de déterminer avec certitude l’ultime version du récit généalogique. Conçue pour Monsieur Nicolas, la généalogie paraît en 1786 dans Les Parisiennes, puis en 1788 dans la troisième édition de La Vie de mon père. Cette répétition à travers plusieurs ouvrages du récit généalogique montre, en dépit de la couleur carnavalesque de l’ensemble, que l’ascendance est un enjeu sérieux. Dans la perspective de l’autobiographie, le titre nobiliaire est d’ordinaire ce qui autorise l’écriture de soi. Faire le récit de ses ancêtres est une manière de prendre discursivement contrôle de son rang, de sa naissance, de son lignage.
Ensuite, cette longue généalogie n’est pas déroulée par le narrateur, mais bien soigneusement mise en scène par l’insertion d’un micro-récit justificatif. C’est l’énergique Pierre Restif dit le sévère qui prend d’abord la parole, dans une soirée où se trouvaient d’importants seigneurs venant des villages voisins : « Je n’ai critiqué votre généalogie que parce que la mienne date de plus loin, qu’elle est mieux prouvée, plus illustre, plus variée, mieux raisonnée »50. Piqué au vif par une remarque niant son rang et son statut, Pierre Restif, roturier selon l’avis de tous, « quitta la table, et, monté sur la double échelle de sa petite bibliothèque, il tira du plus haut rayon de vieux parchemins roux et rongés, écrits en gothique jusqu’à la pénultième génération »51. La généalogie, qui est pour Pierre Restif une manière de briller en société, est prouvée par une source livresque, dont l’« incontestable antiquité »52 est soulignée. C’est finalement son fils, Edme, qui en fait la lecture à haute voix devant une assemblée de « gentilshommes chasseurs »53. Cette scénographie agit doublement dans l’accréditation du récit généalogique « d’un pauvre hère »54. D’une part, Rétif délègue la parole à l’un des siens, en l’occurrence son père. D’autre part, on insiste sur la présence matérielle de la bibliothèque, sur le support physique sur lequel la famille s’écrit, c’est-à-dire « l’antique rouleau de vélin [qui] estoit roulé sur un cylindre de bouis, enfermé dans un coffret bien ciré de bois de noyer »55. Par cette scénographie du passé familial, Rétif met en relief la force performative de l’écrit, qui garde intacte la mémoire des ancêtres à partir desquels le sujet se forme et s’ancre dans l’histoire.
Enfin, cette généalogie énumérative, courant sur 700 ans et qui compte 66 entrées, est présentée sur un mode souvent carnavalesque, renvoyant au récit généalogique burlesque que Rabelais pratique notamment dans Gargantua. Le premier ancêtre identifié, qui consacre la noblesse de la lignée, est « Pierre Pertinax, aultrement Restif, [qui] descend en ligne directe de l’empereur Pertinax, successeur de Commode, et auquel succéda Didius Julianus, eslu empereur »56. Or la plupart des autres entrées sont ou bien succinctes, ou bien ouvertement ironiques : les aïeuls de Rétif pratiquent tous les métiers du monde, comme ramoneur de cheminée, cuisinier, bourreau ; d’autres sont fous, vauriens, prisonniers. Bref, les deux propriétés les plus saillantes du récit généalogique sont la démesure et la variété. La saisie de soi de Rétif passe d’abord par l’invention d’une ascendance idéalement fantasmée, mêlant sérieux et comique, double registre qui se trouve au centre de la construction de l’identité.
Le projet autobiographique est présenté comme un discours sur la mémoire littéraire et familiale. Le sujet rétivien se crée à la croisée de ces héritages conflictuels, en s’inscrivant dans des communautés fantasmées (qu’il choisit ou qu’il récuse), et qui légitiment sa propre prise de parole publique. La pratique autobiographique définit un double rapport à la mémoire généalogique : l’un est issu de l’histoire de la littérature, l’autre du roman familial. Il s’agit pour le sujet rétivien de se définir comme centre et origine, et de s’engendrer discursivement. La mémoire généalogique énonce par le biais de ces diverses figures du passé les conditions temporelles de l’existence. Mais dans Monsieur Nicolas, l’enquête sur soi, bien qu’elle s’entremêle à l’histoire des autres, est massivement autocentrée.
Logiques du mémorable
Toute autobiographie suppose, pour exister, de faire appel à une forme de mémoire personnelle : le matériau brut reste pour l’essentiel les souvenirs, réels ou fantasmés, de l’autobiographe. Chez Rétif, le mémorable occupe une place prépondérante : les souvenirs reproduits par l’imaginaire s’accompagnent souvent d’une réflexion sur la fonction de la mémoire et sur le rôle de la commémoration dans la construction du sujet. Les logiques du mémorable sont dépendantes d’au moins deux phénomènes complémentaires : une faculté stupéfiante, l’hypermnésie, et une pratique mnésique, l’inscription, sont effectivement au cœur de l’expérience du temps et de la composition du « moi ».
Hypermnésie : de l’autre côté du miroir
À maintes reprises, la faculté mémorielle de Nicolas est l’objet de fascination, puisqu’elle est jugée spectaculaire et hors-norme. Le jeune prodige est notamment capable de répéter par cœur plusieurs passages de la Bible, même des chapitres ou des livres entiers. « Voilà une prodigieuse mémoire ! »57, remarque avec stupéfaction le chapelain de Courgis. Le frère de Nicolas « fut également surpris de [s]a mémoire et de [s]on intelligence »58, liant ainsi, dans une singularité de caractère, deux aptitudes mentales. Omniprésente dans la seconde Époque, la mémoire de Nicolas est étroitement liée à l’univers religieux. Plus précisément, à travers la mémoire biblique de Nicolas se joue un important travail à la fois de comparaison herméneutique et de commentaire critique : « la mémoire ne restaure pas un état du passé, elle le recrée à la lumière du présent, dans la tension qui le lie à l’actualité de l’énonciateur »59. Plusieurs interprétations de la Bible (notamment janséniste et anti-chrétienne) s’opposent et s’affrontent à différents moments de l’existence de Nicolas. Par sa mémoire, il est successivement médiateur de la pensée biblique et juge (parfois sévère) de ses actualisations historiques. Une telle stratification des mémoires (scolaire, personnelle, critique) indique que la fabrication du mémorable participe d’une profonde et lancinante réactualisation du présent : le souvenir seul n’est pas entier, il le devient par sa remémoration même. Si autrui qualifie la mémoire de Nicolas avec des termes toujours superlatifs, il se décrit lui-même comme « un être plus remémoratif que les autres »60, surdéterminant sa faculté mémorielle comme un trait d’exception. Marque de distinction, l’hypermnésie de Nicolas définit autant un rapport au monde qu’une relation au passé. Nicolas est non seulement capable de mémoriser des contenus difficiles, mais il est aussi en mesure de se rappeler d’événements qui lui sont arrivés dans la plus jeune enfance. Parmi plusieurs épisodes remémorés, deux anecdotes sont révélatrices des enjeux liés à la mémoire personnelle et à la pratique autobiographique : le bris du miroir et le rejet de la foi.
Le récit du premier souvenir d’enfance apparaît déterminant dans l’approche rétivienne du mémorable. L’épisode narré, court mais dense, renvoie à un effet de feuilletage mémoriel, où le souvenir (précis et détaillé malgré le très jeune âge de Rétif) se mélange rapidement à la métaphorisation du passé :
Le premier trait de mon enfance qui me soit resté dans la mémoire est de la fin de ma seconde année. Impatienté de ce qu’on me laissait nu, sans me lacer, je m’en pris au miroir de la toilette, où ma sœur Margot me montrait ma figure grimaçante : je le brisai d’un coup de manche de couteau de table. Les fêlures m’enlaidirent encore, et les facettes multipliant les objets, je crus voir un monde derrière le miroir ! Ce phénomène suspendit mes larmes, et j’éprouvai mon premier étonnement, ma première admiration ; j’eus ma première réflexion… Je ne fus pas châtié ; ma mère se contenta de pleurer son dernier miroir de toilette61.
Il y a quelque chose de prophétique dans ce bris du miroir, qui déclenche une série de « premières fois » aussi vives qu’inattendues : étonnement, admiration, réflexion sont autant d’émotions intenses ressenties en rafale, qui arrêtent d’un coup les larmes de l’enfant, comme dans une forme d’initiation à la sensibilité esthétique. Le miroir, qui reproduit à l’identique l’image de l’objet qui se trouve devant, est brisé par l’enfant impatient qui, plutôt qu’une image uniforme de soi-même, aperçoit, maintenant que le miroir est fracassé, une diversité de figures à la fois altérées et démultipliées. Mieux encore, l’enfant pense désormais être capable de voir ce qui se dissimule derrière le miroir. Bref, en cassant le miroir, l’enfant fait l’apprentissage de la prolifération des perspectives : la réalité n’est pas qu’une et indivisible, mais formée par l’addition infinie des points de vue possibles. Prodige ou miracle, le miroir cassé agit, dans l’ordre des signes, comme une découverte configurante : les souvenirs accumulés et restitués sont soumis, tout au long de l’autobiographie, à une déformation qu’on pourrait dire kaléidoscopique. Ce premier souvenir d’enfance, dont la position privilégiée et la symbolique sont fondatrices, constitue une sorte de poétique de la mémoire : chaque souvenir de Monsieur Nicolas est tout à la fois reflet (tordu) du réel et réflexion métaphorique rétrospective.
À ce souvenir matriciel s’en ajoute un deuxième, qui est cette fois beaucoup plus narratif et dont l’enjeu est moins favorable à l’enfant colérique, encore incapable de dompter ses passions violentes. Si Rétif comprend en 1736, par l’affaire du miroir rompu, que le monde est une construction fluctuante et dépendante des points de vue, il réalise, un an plus tard, qu’il existe un décalage entre sa volonté personnelle et les exigences du monde tel qu’il va. Alors qu’il souhaite se rendre à Vermenton pour rejoindre sa marraine, le jeune Rétif est intercepté dans sa course par la bonne Claudine Sirop, qui le reconduit chez lui contre son gré :
La mère Sirop, pour me contenir me mit dans son hotereau et m’emporta ; je lui dis des injures, je méditai de l’accuser à mes parents de m’avoir battu. Arrivée chez nous, elle conta le fait. On la remercia fort ! Pour moi, je l’appelais la vilaine femme ! et j’inventai mon accusation. (Déjà ce degré de perversité ! Cette vengeance réfléchie ! Heureusement, une autre passion a depuis étouffé celle-là !) « Quoi ! mon petit ami, je vous ai battu ? » Je fus bien puni ! Tout le monde m’appela menteur62…
Rétif, courroucé de voir son désir ainsi refoulé, imagine une fausse agression, dans le but déclaré de se faire justice soi-même. La conséquence directe de son mensonge découvert est la punition : inventer des histoires (invraisemblables) entraîne châtiment et méfiance. Au-delà de ses effets directs et délétères, cette histoire fabriquée renvoie, dans son absolu, au pouvoir performatif et configurant de la parole. En se faisant « auteur » de ce récit truqué qui ne confond pourtant personne, le jeune Rétif, appelé à regret « menteur » par son entourage, connaît une débâcle. Il est symptomatique que Rétif, toujours en relatant ses expériences vécues dans la petite enfance, se rappelle « d’une petite tricherie, faite pour avoir la récompense promise quand j’évitais une échappée nocturne »63 – une histoire qui convoque la notion, poreuse, de la falsification de la réalité. Rétif mouille son lit, mais réussit, grâce à sa chaleur corporelle, à effacer les traces du désagréable événement : il est récompensé, mais vit difficilement avec ce qu’il considère comme un vilain mensonge. Craignant de contrarier la Vierge, qui pleure lorsqu’elle entend des mensonges, Rétif préfère ne pas profiter de son dû – une tartine à la gelée de groseille, dont il raffole :
Je compris par un regard que la toile peinte était la Vierge. Je l’examinai bien dans la suite, quand mes sœurs me dirent qu’elle riait ou qu’elle pleurait ; je vis qu’il n’en était rien, et je perdis la foi avant que de raisonner. J’avais pourtant les faits en faveur de ma croyance ! Avant le mot entendu, j’avais toujours vu la Vierge pleurer, dès que j’avais menti ; mais je les eus également ensuite, car la Vierge ne larmoya plus, tel mensonge que je visse64…
Ce souvenir d’enfance, qui commence par une banale tromperie, s’achève par un démenti radical de la religion chrétienne. Une note infrapaginale, de la main de Rétif, confirme, dans le présent de l’écriture, cette intuition confuse née dans l’enfance :
C’est ainsi que les hommes, dans l’enfance d’une lente et pénible civilisation, croyaient d’abord, puis voyaient les prodiges que leurs prêtres attestaient ; aujourd’hui l’on ne voit plus de miracles, parce que les hommes ne sont plus des enfants65.
Illusion, mensonge, croyance : voilà les termes fort connotés par lesquels ces trois souvenirs d’enfance se structurent. Alors que l’exigence de vérité, caractéristique incontournable des récits de soi, est placée en exergue de Monsieur Nicolas, les premiers souvenirs d’enfance de Rétif concernent paradoxalement le mensonge ou, plus spécifiquement, le déguisement de la réalité à des fins personnelles. La relation conflictuelle qu’entretiennent vérité et mensonge est alors placée sous le signe de l’indécis. Mémoire prodigieuse, certainement ; mais également un penchant marqué pour l’invention narrative qui, trait déjà présent dans la plus tendre enfance, n’a fait que s’affermir et s’aviver au gré de l’âge.
La mémoire de Nicolas lui permet de revivre imaginairement son passé, parfois au risque assumé de la répétition : « Je me répète, je le sens !… Mais ôtez-moi le sentiment qui guide ma plume, et je ne me répéterai plus ! »66. Dans la quatrième Époque, le narrateur évoque le processus par lequel un événement est plus jouissif dans l’après-coup :
Le plaisir, je le goûtais plus vivement que les autres hommes, dans le plus rapide instant de sa durée ; mais cet instant n’était souvent pas le plus délicieux : trop d’ivresse m’offusquait ; au lieu que me trouvant seul, après l’extase, je me la retraçais par la réflexion, et la savourais. Quant à la douleur, une fois passée, elle était une source de volupté : chaque octave, chaque pareil jour du mois, chaque anniversaire, je me félicitais du péril échappé ; je comparais ma situation plus heureuse, et je m’attendrissais ; ou, par aventure, elle n’était pas meilleure : et alors j’adoucissais la peine présente par le souvenir de la peine passée ; je pleurais celle-ci, en me roidissant contre la nouvelle67.
L’expérience du temps est comparative dans son fonctionnement : le présent n’existe qu’au miroir du passé. Elle est aussi cathartique dans sa finalité : le présent n’est supportable qu’en regard du passé. Les usages du passé sont certes pluriels dans Monsieur Nicolas, mais il semble que les moments mémorables sont, de façon générale, une manière d’appréhender et d’affronter l’instant qui passe. Dans cette dynamique de stratification où le souvenir est une garantie de l’être, il apparaît nécessaire de protéger et de pérenniser la mémoire personnelle, dépositaire des multiples composantes du « moi ». Autrement dit, Monsieur Nicolas travaille constamment contre l’oubli, selon différentes modalités, parmi lesquelles se trouvent la répétition et le ressassement. Dans l’autobiographie, les formes de commémoration sont symboliquement si chargées qu’elles définissent un rapport trouble au présent, anxiogène parce qu’éphémère. « En achevant le tour de l’île, je réfléchis sur la rapidité du temps, et surtout je repassai, dans ma mémoire, tous les événemens de l’année »68, écrit Rétif dans une formule qui condense une singulière expérience du temps. Le temps qui passe toujours trop vite doit s’arrêter : fixer durablement l’instant, célébrer des anniversaires périodiques, écrire et réécrire continuellement sa vie sont autant de moyens, pour Rétif, de ne pas s’abîmer dans l’oubli, de repousser infiniment l’angoisse de la fin.
Inscriptions : graver le souvenir
Dans Monsieur Nicolas, Rétif évoque à plusieurs reprises une pratique mémorielle qui repose sur une forme de vandalisme intime, puisque sa visée est avant tout personnelle : l’inscription. Le prote de métier, davantage habitué au friable du papier, inscrit dans la pierre des dates qu’il juge importantes, des instants marquants qu’il éternise sur les quais de l’île Saint-Louis, lieu fétiche de ses promenades. Dans l’autobiographie, Rétif offre un aperçu du fonctionnement instinctif et presque involontaire de ses inscriptions : « Comme je regardai attentivement dans la rue, Victoire parut à la fenêtre. Je la reconnus sur-le-champ. Elle était très parée. Avant de monter chez elle, j’écrivis sur le mur, sous la terrasse d’un jardin vis-à-vis : 1769, 8 7 bris Victoria visa »69. Voilà une inscription précoce, mais dont l’automatisme – la seule vue de Victoire l’incite à graver sur la pierre cette rencontre qui n’a pourtant pas encore eu lieu – renvoie à une habitude, à un réflexe qui précède et transcende l’événement commémoré. Ce comportement, qu’il associe significativement à l’écriture, est une mémoire de l’avenir ou un « futur passé »70 : le geste en lui-même apparaît plus urgent que la rencontre dont l’inscription est la trace mnésique. Archive en acte, la gravure rétivienne s’inscrit, par son formalisme, dans une esthétique de la patrimonialisation généralement pratiquée par les nations. Le récit personnel se confond ainsi avec l’extraordinaire de la grande Histoire.
L’inscription consacre un régime de mémoire qui se fonde sur au moins deux principes structurants : le lieu de mémoire et la postérité partagée. D’une part, l’une des conséquences les plus directes de l’inscription est d’édifier, petit à petit, un véritable lieu de mémoire, dans la mesure où les quais de l’île Saint-Louis se transforment en musée à ciel ouvert, en archivant pêle-mêle les innombrables dates anniversaires de Nicolas :
J’avais pour but principal de me ménager des anniversaires, goût que j’ai eu toute ma vie, et qui sera sans doute le dernier qui s’éteindra. L’avenir est pour moi un gouffre profond, effrayant, que je n’ose sonder ; mais je fais comme les gens qui craignent l’eau ; j’y jette une pierre : c’est un événement qui m’arrive actuellement ; je l’écris, puis j’ajoute : « Que penserai-je dans un an, à pareil jour, à pareille heure ?… » Cette pensée me chatouille ; j’en suis le développement toute l’année ; et comme presque tous les jours sont des anniversaires de quelque trait noté, toutes les journées amènent une jouissance nouvelle. Je me dis : « M’y voilà donc, à cet avenir dont je n’aurais osé soulever le voile, quand je l’aurais pu ! il est présent ; je le vois ; tout à l’heure il sera le passé, comme le fait qui me paraissait l’annoncer ! ». Je savoure le présent, ensuite je me reporte vers le passé ; je jouis de ce qui est comme de ce qui n’est plus ; et si mon âme est dans une disposition convenable (ce qui n’arrive pas toujours), je jette dans l’avenir une nouvelle pierre, que le fleuve du temps doit, en s’écoulant, laisser à sec à son tour… Voilà quelle est la raison de mes dates, toujours exactes dans mes cahiers, et de celles que je fais encore tous les jours71.
Ce long passage de Monsieur Nicolas définit les termes principaux de la conception rétivienne de la mémoire. Le temps qui fuit – selon la métaphore consacrée du fleuve – est ressenti comme une terrible angoisse qu’il importe de compenser. Les dates anniversaires occupent cette fonction : elles sont à la fois des rappels du passé et un rendez-vous avec le futur. Ainsi, presque chaque date de l’année – Rétif a les souvenirs champignonnants – est l’occasion d’un anniversaire. Le calendrier qui découle de cette conception du temps est cyclique : les dates vont et reviennent, année après année, selon une rythmique qui superpose passé et présent. Dans cette dynamique du souvenir, l’écriture joue un rôle autant de liant temporel (le futur est balisé par le télescopage entre passé et présent) que de jouissance mémorielle (le futur est habitable parce qu’il suppose la consommation du souvenir).
L’inscription des dates, gravées à la clef et à la hâte, participe de cette conception du temps cyclique. Cette forme de mémoire est territorialisante, puisqu’elle permet de lier dans une même figure expériences du temps et pratiques de l’espace. Pourtant, le lieu élu n’entretient avec le souvenir gravé aucune relation directe. Le lieu importe moins pour le souvenir qu’il enregistre que pour sa fonction commémorative : les inscriptions densifient le lieu de significations ajoutées, et rendent possible une expérience ambulatoire du souvenir. Ainsi, promenade et mémoire sont intimement corrélées. Le sujet déambulant est enveloppé de souvenirs, chaque passage, chaque traversée des quais de l’île Saint-Louis étant une plongée dans le passé, mais vécu et restitué dans le présent. La ville est un texte, une toile, un lieu de création. Comme l’explique Sophie Lefay, « la ville, par l’intermédiaire de l’inscription, est un moyen concret de se retrouver – aux deux sens, géographique et existentiel –, et d’éprouver son identité à travers la répétition des gravures et des lectures »72. Or les inscriptions rétiviennes deviennent vite proliférantes, et ce faisant déconstruisent la rhétorique du monument dans laquelle elles s’inscrivent : la multiplication des inscriptions entre en conflit avec le style lapidaire73 généralement associé à ces pratiques de l’empreinte. La rareté des marques est d’ordinaire le gage d’événements exceptionnels. Plus les inscriptions augmentent en nombre, moins les dates retenues sont extraordinaires en elles-mêmes. Rétif perverti alors la logique au fondement de l’inscription, puisqu’il note, dans une exhaustivité maniaque, une multitude de dates qui, prises ensemble plutôt qu’isolément, surdéterminent le passage du quotidien, au détriment d’incidents véritablement marquants ou de faits vraiment hors du commun. Ces inscriptions pullulantes offrent au sujet une relative pérennité matérielle (la pierre est en principe moins éphémère que le corps), mais elles fragmentent, dispersent, dissocient en une infinité de lieux de mémoire les différentes composantes du « moi ».
D’autre part, cette dissémination spatiale de soi a l’inconvénient de rendre le « moi » public. Effectivement, les gravures de Rétif diffusent publiquement – bien que de façon souvent cryptique ou allusive74 – des secrets, des sentiments, des expériences qui, ainsi massivement partagés, ne lui appartiennent plus exactement de la même manière. Au moins deux aspects de cette spatialisation de soi apparaissent prééminents dans la construction identitaire rétivienne : le déchiffrage et l’effacement. D’abord, les gravures qui maquillent les quais de l’île Saint-Louis sont codées de telle façon que seul Rétif parvient à en comprendre vraiment la signification. Enregistrement du passé, les inscriptions agissent, pour le marcheur qui les lit, comme de futurs (et sûrs) moments de remémoration : Rétif sait qu’en déambulant dans ces lieux saturés d’images et de signes, de vifs souvenirs referont nécessairement surface, et qu’il pourra rapatrier et unir par son déplacement des souvenirs autrement éparpillés. Chaque promenade correspond à une forme de scénarisation de soi. Les inscriptions mobilisent un temps plein, en trois dimensions (passé, présent, futur) : « Vouées au déchiffrage, et par le sujet lui-même, Rétif se sert de ses inscriptions pour baliser, en en quelque sorte s’approprier, ce sur quoi sa toute-puissance pourrait être prise en défaut : la maîtrise de son propre avenir »75. Les lieux de mémoire renvoient donc à un processus identitaire étagé où le « moi » se désarticule, en se disloquant en différentes strates temporelles, à partir desquelles s’engage un processus de déchiffrage mnésique. La réplication et la répétition au fondement de la pratique des inscriptions – tout à la fois la gravure et la promenade – sont des mécanismes qui associent irrémédiablement expériences du temps et expressions de soi. Ensuite, il est sans doute ironique qu’un imprimeur expérimenté utilise les biens publics comme autant de pages blanches sur lesquelles il dépose des souvenirs personnels cryptés. Ce comportement fusionne en un même geste écriture et inscription, qu’on peut comprendre doublement : soit le livre, entendu comme forme matérielle, est déficient car périssable ; soit la pratique scripturaire transcende ses supports conventionnels. Plus durable que le sujet qu’elle archive, l’inscription sur la pierre, sujette aux intempéries et à la destruction, est cependant moins permanente que le livre imprimé (par définition infiniment reproductible). Rétif entreprendra la transcription studieuse de ses gravures sur papier, puisqu’elles seront bientôt effacées, graduellement et à son grand malheur : « Je les ai copiées sur ce cahier, depuis qu’un infâme [son gendre Augé] s’est avisé de les effacer et qu’il a fait pis encore en me fesant [sic] insulter, depuis le mois de septembre 1785, au point que je ne suis faire mon tour que tard le soir »76. Le processus d’archivage est ici mis en abyme : on enregistre avec la plume ce que la pierre était censée conserver éternellement, mais en vain – on répète l’inscription, on démultiplie le souvenir, on morcelle les référents temporels.
Les inscriptions, que nous avons étudiées globalement comme impressions mémorielles (plutôt que de chercher à en analyser le contenu proprement dit), sont soumises à des traitements esthétiques divers (gravure, transcription, supplément), mais participent d’une même logique générative : reconstruire au présent le sujet dans toutes ses dimensions temporelles. L’inscription, en somme, empêche et neutralise l’oubli. La mémoire superlative de Rétif n’est donc pas à toute épreuve, car elle a besoin de laisser des traces : « J’avais effectivement cette habitude et j’inscrivais les idées qui me venaient, de peur de les perdre »77. L’inscription pallie les carences de la mémoire personnelle, surchargée d’épisodes, d’anecdotes et d’expériences. Une chose demeure : tout, dans l’existence de Rétif, mérite d’être documenté. Cette pratique de l’inscription est suffisamment publique pour qu’elle devienne un trait de personnalité singularisant, qui marque la renommée : « Je ne sais pas qui est cet homme, mais quelque temps qu’il fasse, on le voit circuler autour de l’île, écrivant de temps en temps sur la pierre »78. Les inscriptions rétiviennes sont une pratique qu’on pourrait dire transfictionnelle : elles apparaissent autant matériellement, sur les quais de l’île Saint-Louis, que dans les textes écrits – à la fois dans Monsieur Nicolas, dans le Journal et dans Mes inscriptions. Or cette dispersion générique est une constante de l’œuvre rétivienne. Dans Monsieur Nicolas, texte-somme qui métisse traditions littéraires et conventions discursives, Rétif multiplie les plaquages des genres et les croisements des formes. Ce sont à ces effets de carrefour auxquels nous nous intéresserons maintenant, en guise de conclusion.
Conclusion. Les paradoxes du souvenir
La question identitaire, stratifiée chez Rétif, est inextricablement liée à la mémoire (littéraire, familiale, personnelle), si bien que le temps apparaît dans Monsieur Nicolas moins linéaire que cristallisé par la répétition, toujours déjà commémoré dans un passé perpétuellement mis à jour et réactualisé dans le présent. Le temps passé et le temps vécu ne sont pas les seuls éléments qui président à la construction temporelle du sujet rétivien : le dispositif énonciatif participe également de cette mise en fable du « moi ». Ainsi que nous l’avons déjà vu, Monsieur Nicolas est une autobiographie qui hybride des formes et des discours hétérogènes. Mais il est un aspect important de l’œuvre qui apparaît complémentaire des fonctions dévolues aux mémoires généalogique et personnelle : la dimension métapoétique de l’ouvrage. Parmi plusieurs aspects du complexe dispositif énonciatif de Monsieur Nicolas, nous choisissons, plus ou moins arbitrairement, de nous intéresser en conclusion à deux procédés d’écriture qui participent à l’expérience temporelle du sujet : le découpage par « Époques » et l’effet-liste. Il s’agit de deux stratégies poétiques qui visent chacune à apprivoiser et à contrôler l’expérience du temps qui fuit.
Les souvenirs de Rétif sont organisés en dix Époques79. Elles sont chronologiquement consécutives, mais d’inégale ampleur. Ces Époques sont une mesure temporelle qui varie considérablement de l’une à l’autre80 : la plus rapide court sur une seule année, tandis que les plus longues atteignent jusqu’à douze ans. Du point de vue des proportions, toutes les Époques ne sont pas équitablement volumineuses. Cette archéologie du moi, ainsi divisée en Époques, est une référence directe aux Époques de la nature de Buffon81. Rétif renvoie explicitement au genre de l’histoire naturelle quand il compare son enquête personnelle à celle que peut mener Buffon, dans une autre discipline : « Je vous donne ici un livre d’histoire naturelle, qui me met au-dessus de Buffon ; un livre de philosophie, qui me met à côté de Rousseau, et de Voltaire, et de Montesquieu »82. Comme le remarque Gisèle Berkman, le morcellement de son existence en Époques permet à Rétif, en se mettant à distance et en s’envisageant comme objet d’étude, de rendre la durée « représentable et commensurable »83. Autrement dit, cela permet de faire de l’existence personnelle une expérience de discours, en rendant dicible le passage du temps. La division en Époques n’est toutefois pas toujours fluide et linéaire. Il y a une distorsion majeure et significative : Rétif revient sur ses pas à la fin de la neuvième Époque, en reprenant le fil de l’histoire de Sara, entamée à la huitième Époque, mais dont le dénouement, pourtant annoncé, manquait à l’appel. Cette reprise n’est donc pas un désaveu, mais un complément. Cet ajout substantiel est problématique pour deux raisons principales : il brise la linéarité du temps écrit ; il brouille les distinctions opérées entre autobiographie et fiction narrative.
En 1797, Rétif se réapproprie, avec cette « Reprise de la huitième Époque », une intrigue amoureuse qui date déjà de 1781-1782. Or ce supplément est, dans les faits, le recyclage d’un roman publié en 1783, La Dernière aventure d’un homme de quarante-cinq ans, qu’il annexe à Monsieur Nicolas, mais en l’abrégeant beaucoup, faute d’espace. Ce récit est notamment amputé de son « Prologue », dans lequel on trouve une scénographie typique des romans « véritables » de l’époque. Le préfacier de La Dernière aventure confie avoir reçu le récit de cette histoire extraordinaire d’un obscur inconnu, dont il valide pourtant l’authenticité : « Il me lut son histoire, que je trouvai fort intéressante : le ton de vérité m’en parut si frappant, que je ne doutai pas qu’elle ne fut vraie. Le lecteur va en juger »84. Dans Monsieur Nicolas, cette mise à distance de l’intrigue, prise en charge par un narrateur anonyme, n’est pas présente, donnant pour vraie et autobiographique l’histoire de Sara. La transplantation du roman dans l’autobiographie se passe d’explication : une même histoire, mais deux genres distincts. Il semble qu’à la fin de l’autobiographie vérité et fiction ne sont plus des données concurrentes, mais deux visions du monde qui se confondent jusqu’à l’indistinction dans la fabrique de l’identité.
Le casse-tête architectural qu’est Monsieur Nicolas se complexifie de plus belle : la « Reprise de la huitième Époque » est interrompue par l’esquisse d’une dixième et dernière Époque, qui restera cependant à l’état de fragment. Ce retour en arrière dans la constitution temporelle de l’existence rétivienne adopte un ton pathétique : « Je ne sais, lecteur, si je vous dis Adieu. 1797 »85. À la fois date et amorce d’un récit qui ne viendra pas, la dixième Époque ferme la chronologie. C’est à la suite de cette dixième Époque, qui tient sur une maigre page, que se poursuit l’histoire de Sara. La suite de la « Reprise de la huitième Époque » correspond à la douzième partie de Monsieur Nicolas : à partir de ce moment, l’autobiographie est entraînée dans un mouvement qui fait du supplément sa logique constitutive.
Comment se termine Monsieur Nicolas ? La partie proprement narrative de l’autobiographie s’interrompt à la fin de la suite de la « Reprise de la huitième Époque », alors que Rétif ajoute une nouvelle reprise, cette fois de la dixième Époque. Lapidaire, ce petit morceau de texte, comme incertain de son utilité, pose une question ouverte : « À présent, que me reste-t-il à décrire ? »86. Description est certainement le bon mot ici, puisque de nombreuses annexes, dont la forme est proche de l’inventaire listé, s’ajoutent au dispositif énonciatif de Monsieur Nicolas : « Mon Calendrier », « Mes Ouvrages », « Ma Physique », « Ma Morale » et « Ma Politique » sont autant de suppléments qui sont le signe d’une exploration de soi qui refuse de s’arrêter définitivement.
Ces ajouts, dont nous ne ferons pas ici l’analyse en propre, souscrivent globalement à une logique de la totalisation. Rétif considère « Mon Calendrier » comme un « supplément nécessaire »87, un « morceau important de mon Histoire »88 et « une partie intégrante de l’ouvrage »89. Cet ajout n’est pas cosmétique pour l’autobiographe, au contraire. Le calendrier en question consiste à faire la synthèse des anniversaires de Rétif, à travers le filtre des femmes éprouvées au long de son existence. Doublement chronologique (les plus vieilles rencontres précèdent les plus récentes ; les entrées vont du 1er janvier au 31 décembre), le calendrier rétivien consacre la répétition comme mode de fonctionnement mnésique. Sorte d’almanach libertin, ce calendrier donne une forme systématique au temps : les femmes choisies sont célébrées, dans un cadre qui en garantit la périodicité. « Mes ouvrages » est la récapitulation de la carrière d’écrivain de Rétif. Cette partie littéraire de son existence est essentielle, « puisque la vie d’un auteur consiste principalement dans ses ouvrages »90. Rétif, dont la vie mouvementée est pourtant racontée dans de menus détails dans l’autobiographie, ajoute deux suppléments en forme de bilan : l’un sur ses amours, l’autre sur ses écrits. Mais « Mes Ouvrages » n’est pas qu’un simple retour critique sur l’œuvre et ses conditions de possibilité, mais l’annonce de ce qui viendra ensuite : Rétif dresse la liste de vingt-huit ouvrages qu’il « se propose de publier […] s’il vit assez longtemps pour les achever »91. De nouveau, le temps passé et le temps qui vient sont superposés, plaqués l’un contre l’autre. Les suppléments visent une totalisation temporelle qui se heurte à l’ajout perpétuel de nouvelle matière et au ressassement obsessionnel de souvenirs sacralisés par leur répétition. Au final, chacun des suppléments travaille à enclore le temps qui fuit et qui se répète dans une totalité temporelle et formelle.
Dans l’« Introduction » de Monsieur Nicolas, Rétif précise en note : « Quelques faits, qui ne seront pas dans les Époques, se trouveront dans sept morceaux, intitulés Mes affaires, Mes Maladies, Ma Physique, Mon calendrier, Mes contemporains, Mes dates, enfin dans Le Drame de la vie, articles qui formeront le complément de l’Histoire »92. Certains de ces projets annoncés, imaginés comme suites de l’autobiographie, sont abandonnés, mais d’autres sont conservés. Parmi les suppléments qui résistent à l’impression – « Ma Physique », « Ma Morale » et « Ma Politique » –, tous adoptent un ton plus distancié, moins personnel et autoréflexif, ce qui contraste avec la force performative du « je » dans l’autobiographie. Ces suppléments, plus sérieux et passablement éloignés des aventures amoureuses qui ponctuent l’autobiographie, donnent du narrateur une nouvelle identité : celle du philosophe. Les suppléments sont une façon de multiplier les figures du « moi », dans une perspective qui mêle exhaustivité maniaque et égotisme assumé.
En définitive, le sujet rétivien, dans Monsieur Nicolas, est confronté à la gestion du temps dans sa construction identitaire. La persistance des souvenirs, que Rétif revit textuellement, est fondamentale dans l’institution de son identité. La mémoire généalogique permet d’appréhender le temps long, celui de l’histoire littéraire et de la famille. Cette mémoire généalogique assure une forme de continuité historique : le sujet rétivien s’affirme et se distingue dans la négociation de ces différents héritages clivés, qui le mettent en jeu et en action. La mémoire personnelle permet d’accumuler des traces mémorielles à travers lesquelles le sujet revit infiniment ses expériences passées. Cette mémoire personnelle définit un temps cyclique, fondé sur la commémoration de dates et d’événements symboliquement chargés. Enfin, le dispositif même de Monsieur Nicolas, qui multiplie les suppléments, les ajouts et les annexes, est un miroir de la quête identitaire rétivienne : l’architecture dispositive de l’autobiographie est une ultime manière de conjurer l’effet du temps qui passe. La dimension proprement « matérielle » de l’ouvrage synthétise les deux propriétés des mémoires généalogique et personnelle : la continuité et la cyclicité sont en effet des motifs lourdement thématisés dans les suppléments. L’enquête identitaire, dans l’autobiographie rétivienne, est une recherche autant formelle que thématique sur le travail du temps dans la construction du sujet. C’est dans cette exploration temporelle que l’individu se manifeste et se déploie narrativement, c’est dans l’écriture que l’existence prend forme.