« Une étrangère […] jeune, bien faite, mais pauvre »2
Comme l’illustre bien la phrase de Mme Riccoboni, les romanciers, partagés dans nombre de domaines en fonction de leurs convictions et de leurs modes d’expression, sont quasiment unanimes sur ce point : la pauvreté est comme une tare de l’identité. Le pauvre, dans l’univers romanesque, fait souvent figure, lorsqu’il n’est pas le protagoniste du récit, de l’Autre social et, lorsqu’il en est le héros, sa pauvreté constitue majoritairement un obstacle à son avancement, dont le romancier, charitable, le délivre avant la fin du roman. Le pauvre est ainsi doté d’une identité négative en ce qu’il suscite la méfiance et surtout en ce qu’il représente l’étrange, ce qu’on ne connaît pas.
Le malheureux issu du peuple – et non le noble désargenté – est un être oublié, sans identité ; seul le vagabond, le rôdeur, dans la mesure où il inquiète, suscite l’intérêt des autorités, qui prennent des mesures tout au long du siècle pour que son identité – défaillante car il ne possède pas les caractéristiques habituelles de l’identité, à savoir un domicile, une profession, des biens – soit dûment établie. Ces actions sont menées par le biais de passeports et autres pratiques de signalement, grâce auxquelles seule l’identité extérieure, physique du pauvre est appréhendée tandis que son identité intérieure (caractère, moralité, etc.) est négligée3. C’est, explique Vincent Denis, « l’incapacité à être clairement identifié qui définit le marginal et l’exclut de la société »4.
Cette volonté d’identification qui irrigue le XVIIIe siècle est largement absente de l’univers romanesque considéré : dans nos romans, le vagabond inquiète, certes, mais les personnages qui ont affaire à lui ne cherchent pas à l’identifier : sa présence dérangeante est souvent rapidement évacuée. Les mendiants en tirent d’ailleurs profit : sachant que les autres personnages ne s’intéresseront généralement pas à leur personne, ils altèrent délibérément leur image – notamment par des symptômes feints de maladies, artifices et déguisements –, si bien que l’identité du mendiant, contre toute attente, ne dépend en fin de compte pas tant des autorités que de ce que lui-même décide.
Quelle peut être l’identité de ce pauvre qu’on nie ou qu’on néglige, voire qu’on définit comme radicalement autre, l’Autre social ? Ce que la société lui refuse, le roman, pour des raisons qu’il nous faudra éclaircir, le lui concède-t-il d’une certaine façon en lui conférant un être propre qui ne soit pas dépendant du regard qu’on jette sur lui ou qu’on détourne de lui.
On verra d’abord que se dessine une carte d’identité littéraire du pauvre, essentielle en ce qu’elle pose les enjeux de la qualification et de la nomination qui nous permettent de mieux appréhender la figure du pauvre, être invisible mais qui fait paradoxalement l’objet de mentions dans les romans. Autrement dit, quels sont les traitements romanesques qui sont faits de ces figures in-dignes et pourquoi ? Cela nous permettra dans un deuxième temps d’interroger les sens de la valeur du pauvre, qui n’est jamais monétaire mais plutôt morale ou humaine, avant de montrer pour finir que ceux qui ont pour particularité de n’être que des objets (de regard, de dégoût ou de projection morale) sont eux-mêmes des sujets cherchant à se construire une identité, évoluant pour certains selon des trajectoires qui aboutissent à des ressaisies de l’identité ou à sa perturbation. Cela pose l’enjeu capital du caractère immuable ou mobile de l’identité du pauvre qui est à relier à l’évolution des conceptions de l’identité sous l’influence lockéenne, privilégiant l’acquis par rapport à l’inné, la culture par rapport à la nature.
La question du nom : l’identité sociale comme abolition de l’identité personnelle
« Celui qui n’a pas n’est pas »5 : absence d’identité de l’homme du peuple
Tous les pauvres ne sont pas égaux du point de vue de l’identité. L’aristocrate, même déchu, conserve l’aura de son titre nobiliaire, l’homme du peuple, lui, ne peut se rattacher à rien d’autre qu’à sa réputation, son appartenance à une communauté géographique6. Le pauvre issu du peuple se définit donc davantage par l’absence, par le manque que par ce qu’il est. « Sans titre, sans "nom", sans attributs extérieurs de grandeur, presque sans identité personnelle ou ancestrale, indigne avant tout », comme le résume Pierre Ronzeaud, « l’homme du peuple n’est socialement représenté, le plus souvent, que par la désignation du métier qu’il exerce et qui justifie seul son appartenance à la société »7. De cette absence d’identité découle une absence totale de pouvoir8.
Dans l’univers romanesque, lorsque le pauvre n’est pas un personnage d’importance, il est souvent désigné par une appellation générique le condamnant à une négation totale de son identité, de sa singularité. Il apparaît alors comme indigne d’attention, interchangeable au sein des romans avec n’importe lequel de ses pairs, et même d’un roman à l’autre. Par conséquent, il devient représentatif d’une catégorie à lui tout seul. Comme l’explique Yves Lochard, « L’anonymat de l’appellation générique ("le pauvre" ou le "gueux") dilue les identités dans le statut collectif sous lequel les regroupent les jugements englobant des observateurs sociaux »9. Le roman de Mouhy, Paris ou le mentor à la mode, en offre un bon exemple : toute une longue scène du chapitre V se déroule sans que l’un de ses acteurs principaux ne soit désigné autrement qu’au moyen des formules « ce pauvre »10 et « ce coquin », « ce gueux » par M. l’abbé qui rapporte cette histoire et le tuteur de Laura. Pire, il est nommé « le pauvre », formule généralisante qui assimile ce fameux pauvre à toute une catégorie.
Le pauvre n’est souvent pas assez intéressant pour avoir un nom. Ainsi, dans Adèle et Théodore, les membres de la famille d’Alexis Stuzen, secourus par le jeune Prince dans la première partie, sont désignés par des appellations génériques : « un homme de trente et quelques années », « une femme jeune, belle et baignée de larmes », « un vieillard vénérable », « trois petits garçons », « une jeune fille »11. Dans cette histoire seul le père de famille, Alexis Stuzen, possède un nom. Dans Le Siècle de Lévesque, le manque d’individualisation est encore plus flagrant ; la fiancée du fils du comte de S. rencontre non pas une famille mais toute une communauté de miséreux : « Je vis une trentaine de pauvres des deux sexes couchés sur la paille. » Face à cette masse anonyme, la seule distinction qui opère est la différence de sexe. Seul un « vieillard » se singularisera, sans que le personnage ou le romancier prenne la peine de le nommer. De la sorte il vient contredire par sa parole raisonnée l’identité apparente du groupe de pauvres qui, déjà animalisés par leur habitation et leur mobilier (à savoir une grange et de la paille en guise de lit), apparaissent aux yeux de tous, et pas seulement à ceux de la jeune femme compatissante, comme « même en-dessous des bêtes ». Le discours du vieillard construit une identité pour sa communauté, qui repose sur l’unité (soulignée par la multiplication du pronom « nous ») et la foi chrétienne, garantes d’une forme de bonheur : « nous avons cette espérance, que nous serons à notre tour les heureux d’une éternité, et que ceux qui nous foulent aux pieds n’ayant observé ni lois, ni charité, souhaiteront en vain d’être sous les nôtres »12. Cet exemple illustre parfaitement le fait que les pauvres, lorsqu’ils ne sont pas sujets de l’intrigue, ne se différencient guère et sont abordés en tant que communauté aussi bien par les personnages qui croisent leur chemin que par les romanciers. Plus rarement, un protagoniste peut être désigné par cette appellation générique dans le but de l’humilier, alors qu’il est par ailleurs doté d’un nom, que le lecteur se prend d’intérêt pour lui. Ainsi, Mme de la Chaise, jalouse du succès que recueille la jeune Constance qu’elle a accueillie chez elle, invite le Comte à ne pas détourner cette dernière de son ouvrage car « c’est une pauvre fille qui n’est pas riche et qui a besoin de ses doigts »13.
L’homme du peuple est ainsi pourvu d’un état civil défectif : souvent sans condition stable permettant de l’identifier au sein du peuple (telle qu’un métier, une origine géographique), il est parfois même dénué d’un véritable nom, étant désigné uniquement par un surnom. Par exemple, Bigand, à la recherche de son père dans La Mouche, se heurte à une difficulté de taille : « Ce fut en vain que je prononçai le nom de Bigand aux guichetiers ; comme mon père était pauvre et malheureux, on ne le connaissait que sous un sobriquet »14. Le lien de cause-conséquence entre pauvreté et absence d’identité officielle propre est ici clairement mis en avant par le narrateur. À la fin du siècle, le même processus identitaire défaillant se poursuit : dans L’Aventurier français de Lesuire, l’un des compagnons de mauvaise fortune de Grégoire Merveil se présente comme le « fameux Sans-chair ». Grégoire s’empresse de commenter cette présentation : « Je vis à ses joues creuses qu’il méritait bien son nom, mais je n’avais jamais entendu parler du fameux sans-chair »15. En ce cas, l’identité correspond à la physiologie du personnage. Le malheureux, néanmoins, nourrit l’illusion de disposer d’une réputation qui le précède, mais il est ramené brutalement par Grégoire Merveil à l’état d’où il est parti : il n’est rien, il ne possède rien, pas même un nom. Les miséreux issus du peuple, intériorisant la mentalité des élites, lorsqu’ils se présentent, mettent souvent l’accent sur cet aspect : je suis « la fille du pauvre Charles » dit la vertueuse Portugaise de Maydieu, « nous sommes de pauvres gens » confie l’un des protagonistes de Malarme, « Mon père, qui était simple et pauvre »16 rappelle Mlle Sophie dans Le Pauvre diable provincial.
Pires sont les cas où les personnages se voient attribuer par les autres une identité détestable. Dans la deuxième partie des Mémoires de Constance, la pauvreté a placé Constance dans une situation peu digne d’une fille bien née. Entendant les cris qu’occasionne le refus qu’elle oppose à son père – il désire revendre le lit de la jeune femme à un tapissier –, des curieux s’introduisent et prennent Constance pour la maîtresse de son père. Le Commissaire, ainsi que les badauds, ne tardent pas à attribuer à la jeune femme l’identité de « fille ». Le Commissaire se sent alors en droit de la maltraiter – il la menace notamment de six mois d’hôpital – jusqu’à l’arrivée de M. de Maisoncourt, qui se porte garant de la vertu de Constance et rétablit la vérité. Le peuple, prompt à retourner sa veste, se prend alors de compassion pour Constance : « J’entendis quelqu’un qui disait : Comment le commissaire a-t-il pu la prendre pour une fille ; les autres murmuraient hautement contre la dureté de mon père »17. L’histoire est semblable dans « Bazile », où l’âme damnée de Mme de Benneval, Rémi, en rappelant à Bazile qu’il ne fait plus partie de la paysannerie, rabaisse toute cette population, lui refusant une identité humaine : « songez que vous n’êtes plus un être obscur, un de ces vils paysans qui ne diffèrent guère de leurs animaux »18. Le pauvre n’est plus seulement un sous-homme, il est moins qu’un homme, il se situe dans un état intermédiaire entre l’humanité et l’animalité.
Dans cette optique, il va de soi que les actions et paroles des pauvres ne comptent pas. Leurs démarches ne sont pas épiées quand il ne s’agit pas de rôdeurs mais de personnages domiciliés ou rattachés à un ordre religieux. Dans les Mémoires de Versorand, le mari de Javotte a involontairement tué le frère de Versorand – venu profiter des charmes de Javotte –, sans que le voisinage ne l’apprenne : « nous sommes dans la misère, nous ne voyons pas de monde, personne ne fait attention à ce qui se passe dans notre maison »19, tandis que dans l’Histoire d’un frère quêteur, M. de G… constate que personne ne s’intéresse à l’identité des moines mendiants : « Examine-t-on les moines qui mendient, leur demande-t-on leurs noms, leurs pays, leur famille, leur couvent même ? il suffit que ce soit un capuchon pour qu’on lui donne »20.
Dans les procédures d’ordre judiciaire, la parole du pauvre a moins de poids que celle des aristocrates ou même que celle des riches bourgeois. Toujours susceptible de se vendre au plus offrant, le pauvre est soupçonné de ne pas proférer la vérité mais un discours faux qu’il a été payé pour prononcer ou le discours qui sert le mieux ses intérêts. Dans Guzman d’Alfarache, le héros, parvenu au faîte de la société, feint de ne pas reconnaître l’un de ses anciens compagnons de gueuserie. Ce dernier, profondément vexé, décide de lui nuire en révélant son passé au rival de Guzman qui cherche à l’évincer pour épouser la veuve que tous deux convoitent. Le Duc, parent de la veuve, informé par le rival, « se content[e] de lui dire qu’il ne pouvait ajouter foi au récit du pauvre, qui, selon toutes les apparences, [l]e prenait pour un autre ». Il mène alors son enquête pour savoir s’il doit donner foi ou non aux propos du gueux. Tout un stratagème est mis en place afin que le Duc ne soit pas directement en contact avec le mendiant : le Duc est « caché derrière un paravent »21 pour entendre sans être vu les détails de cette histoire. Mais cette seconde confrontation ne suffit pas, le pauvre est alors emprisonné – même s’il doit être bien traité sur les ordres du Duc –, le temps que la situation se clarifie. Non seulement le pauvre n’est pas cru immédiatement sur parole, mais aussi il pâtit d’avoir dit la vérité. Malgré les tentatives de Guzman pour retrouver son compagnon afin d’acheter son silence, la vérité sur ses aventures éclatera au grand jour, obligeant le héros à fuir.
Le nom comme richesse
Dépourvu de nom ou affublé d’un surnom ou encore d’un nom qui n’est pas le sien, le personnage de pauvre n’a pas voix au chapitre, particulièrement devant la justice. Dans de telles conditions, avoir un nom apparaît comme une richesse, ce que confirment les diverses réflexions qui émaillent La Vie de Marianne à ce sujet. Cette question est objet de débat entre Tervire et Marianne : la première, dotée uniquement d’un nom de famille, oppose à la seconde, disposant uniquement d’un prénom, qu’elle n’est pas aussi malheureuse qu’elle le croit, tandis que Marianne lui soutient que posséder une famille, et par conséquent un nom, est préférable. Tout le récit de Tervire aura pour objectif de détromper sa compagne. Marianne n’est pas du reste le seul personnage dont l’identité soit problématique dans le roman de Marivaux. À la « parente sans nom » (p. 327) qui cherche querelle à la jeune femme du fait de son identité défectueuse22, Marianne retourne la faveur en renvoyant à l’anonymat cette dame noble, pourtant pourvue d’un nom et d’un titre, par la périphrase qu’elle emploie. Déjà au temps du jugement de Marianne par la parentèle de Mme de Miran, elle avait trouvé une alliée auprès de celle-ci qui entendait faire respecter sa protégée :
Si Mademoiselle avait affaire à vous, vous seriez la maîtresse de l’appeler comme il vous plairait ; quant à moi, je suis bien aise de l’appeler mademoiselle ; je dirai pourtant Marianne quand je voudrai, et cela sans conséquence, sans blesser les égards que je crois lui devoir ; le soin que je prends d’elle me donne des droits que vous n’avez pas ; mais ce ne sera jamais que dans ce sens-là que je la traiterai aussi familièrement que vous le faites, et que vous vous figurez qu’il vous est permis de le faire23.
Et ce nom, comme en juge pragmatiquement la Riou dans La Nouvelle Marianne de Lambert, ne doit pas nécessairement être celui de la famille d’origine ; le nom d’épouse peut suffire à restaurer une identité fluctuante : « Car qui est-ce, par exemple, quand vous serez marquise, qui s’avisera de se souvenir que vous étiez auparavant Marianne ? » Mais Marianne, consciente de cette identité (« Je suppose que ma naissance ait une obscurité qui puisse m’humilier »), n’entend pas pour autant se laisser abaisser par une femme du rang de la Riou. Contrairement à la Marianne de Marivaux, toujours humble, celle de Lambert balaie d’un revers de main les tracasseries de la Riou : peu lui importe que son véritable nom soit rétabli puisqu’elle est convaincue de devoir « le jour à une Dame, qui sur son visage, dans ses manières et ses façons, laissait voir un air marqué de distinction »24. En ces circonstances, le statut nobiliaire suffit à pallier le soupçon jeté sur la naissance de Marianne. D’ailleurs, bien servie par le romancier, Marianne n’a effectivement pas à s’inquiéter : ses parents la retrouveront en fin de compte et la rétabliront dans ses droits sans qu’elle ait à bouger le petit doigt. La Marianne de Lambert aura obtenu ce qu’elle désirait de la Riou (« je ne m’entendis plus appeler du nom de Marianne, qui révoltait ma vanité », p. 17) : il n’est pas question de retrouver un nom, comme pour l’héroïne de Marivaux, mais d’effacer un prénom, en signifiant à tous qu’elle est issue de la noblesse et qu’on lui doit des égards.
Le nom n’apparaît cependant pas seulement comme une richesse dans les romans peuplés d’orphelines cherchant à percer le secret de leur naissance. Dans le roman d’inspiration picaresque, ce problème se pose également mais de manière plus légère et divertissante. Dans Le Compère Mathieu, par exemple, Jérôme et Mathieu font la rencontre d’un Espagnol après leur départ de Domfront. Selon la tradition espagnole liée aux matamores, cet Espagnol est doté d’un nom rutilant (« Je m’appelle Don Diego-Arias-Fernando de la Plata, y Rioles, y Bajalos »), annonçant de façon déceptive une haute naissance puisque Diego « n’a jamais connu [s]on père ni [s]a mère »25. Les seules possessions de cet Espagnol errant résident en fin de compte dans le nom sonore qu’il s’est composé. Ainsi, toujours source de richesse, le nom n’est pas appréhendé de la même manière dans les différents sous-genres romanesques : clé de l’intrigue dans les romans-mémoires imitant La Vie de Marianne, il n’est qu’un élément anecdotique mais plaisant des romans d’inspiration picaresque.
Il apparaît donc que la question du nom est la donnée essentielle de l’identité des pauvres qui partage binairement l’univers romanesque entre pauvres indignes (qui ne méritent souvent même pas un nom propre) et pauvres dignes d’intérêt (nobles déchus dotés d’un nom qui leur accorde une place légitime dans les intrigues), ce qui n’empêche pas que les premiers, nécessaires au récit que ce soit pour leurs fonctions utilitaires ou en tant qu’objet (de charité principalement), de figurer largement dans les œuvres. Sans nom ni titre, autant dire dépourvu d’identité, si ce n’est d’être, le pauvre du peuple en est ainsi réduit à compter sur sa seule vertu, bien immatériel qui remplace les biens matériels qui lui font défaut.
La valeur du pauvre
Dénomination incomplète ou officieuse, l’identité du pauvre, nous l’avons vu, est problématique. Mais ce qui ne relève pas de l’état civil reste aux mains des pauvres, à commencer par leur valeur, au sens large du terme, qui vient s’exemplifier plus précisément dans leur vertu morale, leur désintéressement et leur (bonne) réputation.
Elle n’est pas corrélée à sa valeur monétaire
Le Dictionnaire de l’Académie (1762) n’offre que deux définitions de la valeur (monétaire et héroïque) mais l’étude de la pauvreté nous permet d’en repérer d’autres formes, à commencer par la valeur morale. Être largement sacrifiable, car jugé interchangeable, le pauvre est doté d’une valeur qui n’est évidemment pas corrélée à sa puissance monétaire. Cette valeur, avant tout, est largement morale : la vertu du pauvre le distingue de ses pairs et même de l’entièreté de la population romanesque. Baculard d’Arnaud s’érige en défenseur des pauvres du peuple, arguant que la vertu se trouve aussi parmi eux :
Nous continuons, avec cet esprit de justice qui ne cessera de nous animer, d’aller chercher les vertus dans les dernières classes de la société, de rendre au pauvre les respects qui lui sont dus, lorsqu’il fait le bien, de jeter, en un mot, sur ses belles actions l’éclat qu’elles méritent, et que l’insolence de la fortune, et de ce qu’on appelle grandeur, s’obstine à lui refuser26.
Ce propos général est illustré dans la nouvelle « La Pauvreté vengée » par le biais du personnage de charbonnier. Ce dernier a recueilli le héros, Pierre, un pauvre manœuvre souffrant d’un œil. Il vient d’expliquer au chirurgien, qui a accepté de guérir Pierre à la condition expresse qu’il dispose d’un logis le temps des soins, qu’il était résolu à donner asile au malheureux, en quoi il se montre plus généreux que le comte :
Comment, brave homme ! c’est vous qui montrez tant de générosité ! et monsieur le comte… c’est lui qui est le charbonnier… - Charbonnier, monsieur ! s’il vous plaît, ne méprisez pas tant les charbonniers. J’aime mieux être ce que je suis ; je n’ai pas le sol, je me donne de la peine comme un pauvre chien ; mais, voyez-vous, j’ai une âme27 !
Se produit alors un croisement d’identités : le chirurgien, estimant que la noblesse est synonyme de vertu et de générosité, inverse les identités entre le comte et le charbonnier (« c’est lui qui est le charbonnier »), ce qui est loin de convenir à cet homme du peuple généreux. Son occupation n’est pas en effet pour lui une source d’humiliation, il la revendique même comme inhérente à son identité (« ne méprisez pas tant les charbonniers. J’aime être ce que je suis »). La valeur de l’être humain, comme en témoigne ce bref échange, ne réside pas dans l’argent (« je n’ai pas un sol ») mais dans la vertu et la compassion (« j’ai une âme »).
Dans un tout autre registre que le larmoyant Baculard, le facétieux Dulaurens, dans une tirade censée reproduire le parler populaire, ridiculise l’époux de Babet, M. Berlingot – qui a changé son nom en Berlingoville pour sonner plus noble –, ce qui conduit à réaffirmer la valeur de la paysannerie pauvre. Mme Berlingot, sa mère, expose leur situation médiocre à Mme de la Tour, une amie de Babet, faisant ainsi exploser les prétentions nobiliaires de son fils : « on est riche assez, repartit ma belle-mère, quand on a de la probité ; nos richesses sont nos bras, nous avons beau travailler nous tuons le bœuf pour avoir le sang ; heureux encore quand on peut manger du pain et que l’on ne doit rien à personne. » (p. 135) Personnage ridicule au demeurant, la mère de Berlingot l’est en fin de compte moins que son fils en acceptant pleinement son état et en fondant son bonheur sur le respect de la vertu et l’usage du nécessaire.
Loaisel de Tréogate s’intéresse également à la valeur du pauvre dans Lucile et Milcourt, à la différence près que Lucile et son père appartiennent à la noblesse. Les aristocrates appauvris ne sont pas dénués de valeur aux yeux de la société comme peuvent l’être les gens du Tiers mais n’en sont pas moins en perte de valeur. Face à cette déchéance, le père de Lucile réaffirme leur valeur commune qui n’est plus sociale, ni financière mais morale, par le biais d’une métaphore filée d’ordre céleste : « Devenons pareils à des astres solitaires ; brillons pour nous-mêmes, et ne tirons notre éclat que de nos seules vertus. Nous trouverons dans le ciel le rémunérateur de la sagesse et le vengeur des crimes »28. En ce cas, la valeur ne s’exprime plus sur un plan collectif, mais individuel. L’image théologique du Dieu rémunérateur et vengeur est mobilisée ici poétiquement au profit des nobles désargentés, de manière à fonder leur distinction, qu’ils n’ont plus dans la société, sur une valeur, elle, stable et pérenne, celle que leur confère la vertu.
La valeur morale des pauvres est parfois telle qu’elle inspire le respect à des personnages aussi haut placés que des rois ou des empereurs, comme dans le Bélisaire de Marmontel29. Aussi bien l’empereur Justinien que le roi des Bulgares – pour ne citer que les personnages les plus éminents – admirent le héros, en dépit et sans doute même en partie en raison de sa pauvreté, et cherchent à se l’attacher pour profiter de sa sagesse. Dans cette optique, la valeur du pauvre est pleinement reconnue à l’échelle de toute la société mais ce cas de figure demeure extrêmement rare au sein de l’univers romanesque du XVIIIe siècle.
Cette valeur du pauvre n’est toutefois pas toujours si éloignée du système monétaire dont elle revêt des formes symboliques. Elle s’incarne ainsi parfois dans un don de soi30 ou d’un proche31, qui objectifie le sujet en tant que valeur d’échange dans un système de troc. Plus souvent le pauvre acquiert une grande valeur en tant que réceptacle du don : les bienfaiteurs trouvent en sa personne une occasion de rédemption, bien inestimable. Le pauvre, là aussi, n’est qu’un support faisant miroiter la grandeur de ceux qui se montrent grands avec les petits. Rétif reprend ce schéma, largement répandu, dans La Fille naturelle :
Oui, ajoutait-il, un orphelin devrait être d’un plus grand prix que les diamants, c’est un trésor que les gens aisés et sans enfants devraient s’arracher, s’approprier : qu’ils ne craignent pas l’ingratitude, le bienfaiteur et non le bienfait, peut rendre méconnaissant : la hauteur et l’exigence aliènent ; l’affabilité, l’imprétention gagnent les cœurs et de nos obligés nous font des amis32.
Conformément au fonds romanesque traditionnel, la valeur humaine s’exprime selon le langage économique par la comparaison avec des référents onéreux (« diamants », « trésor »). Par cette fusion des différentes sphères, le pauvre se voit doté d’une valeur monétaire considérable qui contredit radicalement sa propre situation financière : ce n’est pas parce qu’il ne possède rien qu’il ne vaut rien. Autrement dit, sa valeur est intrinsèque et non pas extrinsèque.
Cette richesse intérieure du pauvre ne se cantonne pas toujours à son statut particulier d’objet de la charité. D’un point de vue individuel et non plus collectif, il trouve au fond de lui-même une valeur personnelle qui n’est pas monétaire, ce qui lui confère à ses yeux propres, et non à ceux de la société, une autre forme de valeur, indéniable, qui se définit par sa capacité à compter sur lui-même. Durosoi clôt joliment le tome I de son roman sur cette idée : Clairval est « privée de tous ses biens, sans pouvoir devenir pauvre, parce que le sort, pour la dédommager, l’avait fait naître riche d’elle-même »33. Clairval, être exceptionnel, a une valeur personnelle inestimable mais même les êtres médiocres, s’ils sont suffisamment formés, semblent en mesure d’accéder à cette forme de qualité. Le baron d’Adèle et Théodore, s’appuyant sur Rousseau34, fait même de la capacité de l’enfant à ne dépendre que de lui-même un principe éducatif de base : « En lui apprenant à ne compter ni sur la santé ni sur les richesses, montrez-lui toutes les ressources qui, dans les plus affreux revers, restent toujours à l’homme courageux et vertueux. » (p. 212)
La valeur du pauvre, quelle que soit la forme qu’elle revêt, est une valeur sûre et permanente. Contrairement aux valeurs associées à l’argent, elle ne dépend pas du cours de la fortune et ne réside donc pas dans des objets périssables, comme le vêtement. Colin, l’ancien prétendant de Jeannette dans La Paysanne parvenue, porte-parole du bon sens populaire, rappelle à une Jeannette étourdie par sa brusque progression sociale que son entourage n’est pas dépourvu de valeur, et qui plus est en possède qui n’est pas susceptible de s’estomper : « Là, là, Jeannette, vous serez encore bien heureuse de nous retrouver ; si nous n’avons pas de galon sur nos habits, nous valons bien les monsieur dont vous faites tant de cas »35.
La valorisation du gueux est poussée plus loin dans la bouche du Neveu de Rameau, qui se livre à une défense du bonheur par le vice quand il est, comme chez lui, naturel :
LUI – […] il serait bien singulier que j’allasse me tourmenter comme une âme damnée pour me bistourner et me faire autre que je ne suis, pour me donner un caractère étranger au mien, des qualités très-estimables, j’y consens pour ne pas disputer, mais qui me coûteraient beaucoup à acquérir, à pratiquer, ne me mèneraient à rien, peut-être à pis que rien, par la satire continuelle des riches auprès desquels les gueux comme moi ont à chercher leur vie. […] Et l’ami Rameau, s’il se mettait un jour à marquer du mépris pour la fortune, les femmes, la bonne chère, l’oisiveté, à catoniser, que serait-il ? un hypocrite. Il faut que Rameau soit ce qu’il est, un brigand heureux avec des brigands opulents, et non un fanfaron de vertu ou même un homme vertueux, mangeant sa croûte de pain seul ou à côté des gueux. Et pour le trancher net, je ne m’accommode point de votre félicité, ni du bonheur de quelques visionnaires comme vous36.
La valeur du pauvre n’est pas monétaire aux yeux du Neveu de Rameau mais elle n’est pas pour autant morale. Il revendique haut et fort sa qualité de gueux sans morale, au nom de la franchise. Ce statut de gueux lui permet de vivre aux crochets des « riches », des « brigands opulents » : il conserve ainsi son identité personnelle qui ne varie pas au gré de la fortune, une identité invariable et assumée de gueux.
Doté d’une valeur au sein du roman, que ce soit par son entourage, la société ou seulement lui-même, le pauvre acquiert, dans un univers romanesque qui s’ouvre lentement mais sûrement aux personnages jusqu’ici relégués dans les coins obscurs de la Romancie, une valeur romanesque en tant que personnage méritant de figurer dans le roman et même de prendre une grande part à l’intrigue, quand il n’en est pas le protagoniste. Pour n’en retenir qu’un exemple parmi les romans dont la diégèse repose sur la pauvreté, dans Chimène Spinelli de Mouhy, c’est véritablement l’identité de pauvre de la famille de Chimène qui amorce et génère toute l’intrigue : le curieux Saint-Albin s’intéresse au père de Chimène au point de le suivre jusque chez lui, où il découvrira la jeune femme dont il va tomber éperdument amoureux. La pauvreté de cette famille est une donnée essentielle qui donne lieu à de nombreuses péripéties, quasiment jusqu’à la fin de l’ouvrage. Les démunis sont ici dotés d’une identité en tant que pauvre mais de manière bénéfique.
Désintéressement de celui qui n’a rien
Non seulement la valeur du pauvre ne prend pas sa source dans le champ économique, mais aussi le pauvre accorde parfois peu d’importance à la valeur monétaire. Présenté comme un être facilement corruptible, obnubilé par l’argent, il est rarement associé aux valeurs de désintéressement lorsqu’il n’est pas protagoniste de ses aventures. Seuls des êtres exceptionnels, à l’instar de Marianne et de ses compagnes, sortent du lot et se singularisent au sein de la multitude par cette qualité37. Ce que dit Annie Rivara au sujet de La Paysanne parvenue, s’applique pour une grande part à Marianne et à ses autres compagnes :
Dans son roman, Mouhy, à première vue, accroît la distance qui sépare l’absence d’intérêt de l’héroïne pour l’argent, de la réalité sociale qui l’entoure, c’est-à-dire qui sépare le romanesque du réalisme. Il montre les réalités financières comme un ressort social essentiel, mais les maintient dans un statut moralement ambigu. L’argent n’est pas une valeur chez Mouhy, il est une nécessité de fait et fait l’objet d’une tolérance dont l’héroïne n’a pas besoin tout le long de son trajet dans la société. L’argent n’est donc qu’instrument implicite et secondaire38.
Jeannette se caractérise en effet par son manque d’intérêt pour l’argent, elle ne le manipule pas elle-même et clame au marquis de L.V. qu’elle est prête à lui sacrifier une fortune toute faite en n’épousant pas le riche M. Gripart : « [je] vous sacrifie par un désintéressement peu ordinaire, une fortune présente pour une incertaine ; car qui peut assurer que vous pensiez toujours de même pour une fille qui ne peut se rendre recommandable que par une vertu au-dessus de la sagesse de sa naissance. » (p. 97) Marianne n’en dit pas tant, mais ses actions sont orientées de même : dès la troisième partie, elle informe le lecteur qu’elle raffole des parures
– d’où son manque de « courage » pour se défaire de la robe offerte par Climal – mais qu’elle n’est pas « avare » (p. 131-132). Elle ne compte pas l’argent, payant amplement le cocher dans la fameuse scène de la dispute avec Mme Dutour39 ; elle s’empresse d’établir son testament en faveur de Mme de Miran à la suite d’une maladie un peu longue40, réaffirme son désintérêt pour l’argent de Valville et de sa mère41. Tout comme l’héroïne de Marivaux, qui se désolait de la mort du curé et de sa sœur, et même de celle de Climal pour des raisons affectives et non économiques, la Marianne de Lambert pleure la mort de sa protectrice :
Je puis dire cependant, que cette affliction n’était aucunement intéressée : elle n’avait point pour objet les malheurs où pouvait me replonger la mort de ma bienfaitrice. J’aurais pu n’en espérer aucune faveur ; je lui serais même devenue étrangère que mille fois j’aurais sacrifié ma vie pour conserver la sienne.
Livrée ainsi tout entière à ma douleur, qui m’empêchait de m’occuper de mes intérêts, j’attendais tranquillement ce que le Comte déciderait de mon sort42.
La jeune femme réussit l’exploit de multiplier en ces quelques lignes les termes appartenant à la famille d’« intérêt » et ses synonymes (« intéressée », « mes intérêts », « faveurs »), niés pour mieux signaler son immense désintéressement, mais elle insiste un peu trop, semble-t-il, pour qu’on croie en sa bonne foi. Selon des normes sociales aussi bien que romanesques, on attend d’une jeune femme vertueuse qu’elle attache peu d’importance à l’argent mais énormément aux valeurs spirituelles et humaines : les héroïnes recommandables sont donc bâties sur ce patron, auquel se rattache sciemment l’héroïne de Lambert qui a lu des romans.
Ce désintéressement s’exprime au sein de situations largement codifiées, propices à l’expression de la gratitude pour les personnages vertueux et de la cupidité pour les immoraux, comme l’héritage43 ou le mariage44. Une autre de ces situations typiques est la mise à l’épreuve des parents lorsque la ressource de l’entretien se présente à eux par l’entremise de leur fille. Dans « Fanny », le père de l’héroïne manifeste hautement son désintérêt pour l’argent, réaffirmant la prééminence de la vertu et de l’honneur : « Reprenez, dit avec fureur le vieillard au messager, reprenez ce billet, ces odieux bienfaits ; je ne suis qu’un pauvre homme, ajoute-t-il avec les sanglots les plus profonds, mais […] il faudra que monseigneur m’assassine, qu’il soit le bourreau de ma fille, de ma famille entière sans que nous renoncions à nos droits, avant que nous brisions des nœuds sacrés »45. Contrairement aux attentes de chacun, le pauvre ne se laisse donc pas toujours acheter. Prenons-en un dernier exemple dans Paris ou le mentor à la mode : le tuteur de Laura, désireux de l’épouser, cherche à évincer son rival, à savoir un « pauvre » dont il ignore la réelle identité. Il lui envoie donc un émissaire en prison, chargé de lui remettre la somme de « dix pistoles » à condition qu’il s’éloigne promptement de la ville. Insensible à l’appât du gain, de la liberté tout comme aux menaces, Clario, dont l’identité est toujours inconnue, décline l’offre : « je vous ai déjà dit, interrompit le pauvre sans s’émouvoir, que j’avais mes raisons pour rester ici, cela suffit »46. La situation est quelque peu différente des précédentes dans la mesure où Clario n’a fait que revêtir la tenue d’un pauvre pour servir ses desseins. C’est sa noblesse, synonyme de désintéressement, qui lui interdit de s’abaisser à de viles transactions. Mais pour autant, le désintéressement n’est pas une valeur propre aux personnages de nobles, appauvris ou non. Il ne s’agit pas que d’une question de classe sociale, même si les nobles sont plus à même de manifester du mépris pour les basses questions matérielles, quantité de pauvres issus du peuple réprouvent l’intérêt. Il ne s’agit pas davantage d’une question de sexe : aussi bien les personnages masculins que féminins se distinguent par cette vertu. Le désintéressement joue avant tout un rôle de critère de moralité et d’un point de vue narratif, il permet de mesurer commodément l’étendue des sentiments filiaux ou amoureux d’un personnage.
La perte de la réputation : un dommage irréparable pour le pauvre ?
Impuissant dans la sphère sociale et économique, le pauvre trouve dans la sphère morale la possibilité d’être pleinement acteur de son histoire. La (bonne) réputation dont il dispose apparaît comme une garantie, une marque, une reconnaissance par autrui de sa valeur humaine, de sa valeur morale, de son désintéressement. En ce sens, la valeur qu’il était intimement convaincu de posséder est reconnue aux yeux de la société et lui permet d’accéder à une forme d’identité personnelle. C’est pourquoi miss Jenny ne se désespère pas tant de son état de dénuement que de la perte – bien involontaire – de son honneur47 : « Je ne trouve plus en moi cette dignité, ce sentiment intérieur, qui au milieu de mes peines, dans le sein de la pauvreté, m’élevait à mes propres yeux. Hélas ! qu’est-il donc devenu ? »48. Seuls le vice et la pauvreté peuvent définir désormais aux yeux d’autrui l’identité de Jenny. Il n’est pas rare par conséquent que les pauvres gens insistent sur la bonne réputation dont ils jouissent dans leur voisinage. Ainsi, dans La Paysanne parvenue de Mouhy, Barbe, la tante de Jeannette, explique à sa nièce, dont elle ignore alors l’identité, que l’honneur de sa famille est intact à une exception près : « nous sommes pauvres, mais d’honnêtes gens, et notre famille, Dieu merci, n’a rien à se reprocher, à moins que je n’excepte une petite nièce qui a déjà bien fait parler d’elle et qu’on dit qui fera fortune, mais il n’y a pas un de nous qui voulût être à sa place »49. Les gens du peuple sont en ce cas définis par une identité collective plus qu’individuelle : à l’honneur nobiliaire répond la réputation familiale du peuple. Ce paramètre n’est pas anodin : dépourvu de réputation, le pauvre est assimilé à un drôle, un être dont on se méfie et qu’on méprise. Guzman se réjouit donc que son capitaine conserve toujours pour lui « de l’estime malgré [s]a misère » (p. 203). Comme le résume parfaitement, dans « Fanny », le père de l’héroïne : « c’est le seul bien [honneur] que nous possédions »50. Le soin apporté à conserver intacte cette réputation touche évidemment davantage les personnages vertueux : pères de famille vénérables comme celui de Fanny, chastes orphelines à l’instar de Marianne et de ses consœurs, jeunes hommes au cœur brave en toutes circonstances. Les personnages de fripons sont tout de même confrontés à cette question : il ne s’agit plus alors de jouir de l’estime de ses voisins pour soi, pour sa vanité personnelle mais pour des raisons pratiques. Dans l’Histoire de Gogo, la baronne se désole : « Sortant de ce lieu, je me vis donc au milieu de Paris, sans argent et qui plus était, avec un vernis d’hôpital sur la réputation. Qu’eus-je fait avec de pareilles recommandations ? Il fallut bien aller trouver les dames Martin et Massé »51. La réputation, dure à gagner, se perd en un instant et ce dommage est irréparable, condamnant le personnage à un cercle vicieux. La Baronne, munie de certificats de mauvaises mœurs, ne peut plus espérer gagner sa vie autrement que par la prostitution ou l’entretien. La réputation, notion d’ordre éminemment symbolique, a donc des répercussions pratiques sur le déroulement de l’intrigue, quel que soit le genre considéré.
Ainsi, le pauvre apparaît comme le révélateur d’un autre système de normes, qui n’est pas fondé sur la valeur monétaire mais sur d’autres vertus, d’ordre moral. Le pauvre n’est donc pas, contre toute attente, uniquement une figure repoussoir, permettant à des personnages excellents de se construire en opposition avec ce collectif vague et dangereux des pauvres. Il peut devenir, sous certaines conditions, une figure valorisée, un autre désirable. En ce sens, la valeur du pauvre prend une valeur littéraire, modifiant l’équilibre habituel entre figures sous le feu des projecteurs et figures dans l’ombre dans le système des personnages. Reste à savoir si l’identité du pauvre est une donnée figée à laquelle, en dépit du dynamisme propre au roman, ce dernier ne peut échapper, ce qui pose de manière sous-jacente la question de la frontière entre qui est pauvre et qui ne l’est pas. Malgré l’immobilisme de la société d’Ancien Régime, des trajectoires identitaires, ascendantes ou non, se mettent en place dans le roman du XVIIIe siècle, laissant place à tout un cortège de jeux identitaires.
Les jeux de l’identité
La pauvreté, essence ou état de fait ?
Dans la société d’Ancien Régime, la pauvreté est analysée comme la nature des gens de peu tels que les mendiants, vagabonds ainsi que la « populace »52, tandis que l’appauvrissement de la noblesse apparaît comme un accident scandaleux, bien éloigné des caractéristiques attendues de cette catégorie sociale. Essence ou état de fait, selon la catégorie à laquelle appartiennent les personnages, la pauvreté partage le personnel romanesque et les attentes qui y sont attachées. Ému de compassion pour les pauvres désargentés, le lecteur du temps s’attend à ce que le misérable issu du peuple endure avec patience son indigence. Dans cette perspective, les situations économiques que sont la richesse et la pauvreté sont également des états ontologiques. Cette délimitation claire et radicale perd de sa netteté à partir du milieu du siècle : les classes sociales ne parviennent plus aussi aisément que par le passé à renseigner sur la nature des individus rencontrés. La conception essentialiste des identités sociales, dans laquelle la qualité naturelle des individus s’imposait d’elle-même, s’efface peu à peu, laissant place à un classement social aux contours flous53, dont témoignent les analyses provocatrices du Neveu de Rameau sur la société et les fluctuations de son moi.
Une question essentielle est alors de savoir si la pauvreté demeure dans la production romanesque du siècle des Lumières une essence dans le cadre d’une conception fixiste du personnage ou prend, sous l’influence montante du sensualisme, une dimension aléatoire, variant au gré des événements aussi bien pour les nobles sans fortune que pour le peuple54. La question est rarement abordée de front par les romanciers, mais se pose pourtant implicitement à de multiples reprises dans tous les romans, quels que soient le genre ou la période d’écriture. Dès le début du siècle jusqu’à sa moitié au moins, l’univers romanesque semble lui aussi partagé entre pauvreté comme nature du peuple et pauvreté comme état de fait scandaleux pour la noblesse démunie. Pourtant, en particulier chez les « sœurs de Marianne55 », on trouve dès la première moitié du siècle des exemples de nature populaire modifiée par l’éducation. Jeannette, la paysanne parvenue de Mouhy, affiche des sentiments plus élevés que ceux professés par les gens appartenant à la paysannerie, la comtesse dans La Nouvelle Marianne de Lambert fait découler les sentiments de l’éducation56, tandis que Flore, la paysanne philosophe de Robert, apparaît comme un être exceptionnel sans que l’on sache si elle en est redevable à la nature ou à l’éducation que lui a prodiguée sa bienfaitrice, Mme d’Arenville. Mais n’oublions pas que Jeannette, tout comme celles qui lui ressemblent, fait figure d’exception, du moins dans les premières décennies du siècle. Jeannette, jeune femme exceptionnelle, appelée par sa nature à un destin prodigieux, ne représente pas la norme romanesque : la pauvreté demeure bien une nature pour le peuple dans une grande majorité de cas. Il est ainsi fréquent que les personnages démasquent des nobles désargentés ou du moins des bourgeois cultivés sous les apparences de la médiocrité, si ce n’est de l’indigence57, confirmant que dans le monde romanesque les essences sont inscrites en chacun des êtres que l’on croise. Un déterminisme qui est intériorisé par le pauvre lui-même, tel le héros de Baculard : « Ma fortune, répond Bazile d’un ton ferme ! vous la voyez, elle est dans mes bras, et je n’en veux point d’autre. Je vous rends grâce de vos bienfaits, que mes travaux suffisent à nourrir ma mère ! c’est tout ce que je demande au ciel. Nous sommes nés pour cultiver la terre, pour l’arroser de nos sueurs, et les miennes ne me coûteront ni trouble, ni remords »58. Dans un tel contexte, se pose la question du statut du parvenu, être mobile par excellence59. Fait-il partie de ces individus qui, suivant le schéma lockéen ont une identité qui est « le résultat d’une histoire socialement ancrée » comme le dit Audrey Faulot ?60 Ou l’essentialisme social est-il si fort que « le personnage n’envisage pas sa trajectoire comme une transformation sociale mais bien comme un dédoublement ou un travestissement » ?61
Les parvenus, une identité changeant au gré de la fortune
Avec les personnages de parvenus, la question de l’identité est au cœur des intrigues, suscitant de multiples questionnements : qu’est-ce qui définit l’être des parvenus, leur condition antérieure ou leur condition ultérieure ? Peut-on demeurer le même malgré l’enrichissement ? Le nom, aussi bien que le vêtement d’un point de vue matériel, marque la progression sociale des parvenus : la Jeannette de Mouhy, devenue mademoiselle au château de sa marraine, devient comtesse des Roches à Versailles et ultimement la marquise de V., tout comme le paysan de Marivaux, désigné par un simple prénom, Jacob, affiche son importance nouvelle par le nom qu’il s’est donné, à savoir La Vallée62. Les parvenus ne semblent pas pouvoir échapper à l’obstacle des identités multiples pour eux-mêmes et surtout pour leur entourage, qui ne perçoit en eux qu’une seule de ces identités diverses63. Mais Jeannette fait le choix de mettre résolument en avant son identité de marquise, cherchant à faire disparaître la jeune paysanne qu’elle a été – alors que paradoxalement le roman-mémoires a pour but de la faire revivre – tandis que Jacob tente, lui, de concilier ces identités contradictoires, en vue d’un apaisement64. La question de l’identité, le plus souvent sous-jacente dans le roman de Marivaux, devient un point de mire dans l’œuvre de Mouhy, qui multiplie les réflexions à ce sujet. Plus que d’une ascension sociale, il s’agit, dans La Paysanne parvenue, d’une nouvelle identité : la différence est telle entre la paysanne Jeannette et la marquise de V., d’un point de vue temporel (comme dans tous les romans-mémoires), social mais aussi littéraire (Jeannette, à la différence de Marianne n’était pas cultivée, n’était pas douée d’une éloquence admirable), que la narratrice ne convoque son moi passé que pour mieux marquer ce qui l’en sépare à présent. En quelque sorte, elle ne fait revivre la Jeannette paysanne que pour mieux l’enterrer dans l’oubli. Dès le début du roman, la narratrice s’ingénie à se dissocier de Jeannette avec des déclarations réitérées allant en ce sens : « Je n’étais plus cette Jeannette » (p. 124), « Ce n’est plus Jeannette, cette paysanne qui vous parle » (p. 97). Le nom, hautement symbolique, n’est pas le seul aspect de son identité qui diffère, le comportement de Jeannette se modèle sur les élites qu’elle rencontre : « Je dirai même avec confusion, que je ne me sentais pas le même courage dont j’avais été capable quelques années auparavant ; j’étais devenue plus délicate et moins robuste ; élevée en demoiselle, j’en avais contracté les inclinations et les faiblesses, et j’avais perdu peu à peu cette grossièreté qui affronte hardiment le péril »65. Contrairement à Marianne, probablement noble, Jeannette acquiert les sentiments de la noblesse, pourtant jugés innés dans une grande part de l’univers romanesque. En ce sens, l’identité n’est pas une donnée immuable, figée dans le temps et même déterminée par la naissance : l’éducation influe sur l’identité des personnages, en bien ou en mal. La paysanne Jeannette bénéficiait d’une constitution solide, bien que moins robuste que celle de ses frères et sœurs ; la demoiselle devient sujette aux vapeurs et évanouissements. Jeannette rompt donc progressivement les liens avec son nom de naissance, avec ses comportements passés, mais aussi avec sa famille, qui joue le rôle fort de symbole. En plein cœur de la tourmente, la jeune femme hésite à chercher secours et réconfort « entre les bras de [s]a famille », mais très rapidement elle renonce à cette décision par « cette vanité, dont [elle a] parlé ailleurs, qui répugnait à la bassesse de [s]a condition » (p. 181). Son regard sur les choses a changé :
Que je la trouvai petite cette maison ! Que mon village si vanté par Barbe, et que je m’étais représenté vingt fois si charmant, me sembla alors chétif et misérable ! J’avais les larmes aux yeux ; et malgré la raison qui me guidait, je ne pouvais m’empêcher de regretter le séjour charmant que je venais de quitter. Les préjugés de l’enfance étaient évanouis, j’étais accoutumé au grand, il est plus doux d’aller en avant que de revenir sur ses pas. J’étais assez folle pour me trouver humiliée de la simplicité qui régnait autour de moi, et pourquoi cela ? C’est que je ne respirais que l’ostentation. Que j’étais vaine ! Et que le peu que j’avais été dans le monde m’avait gâtée !66
Mouhy, par la divergence de points de vue entre Barbe, la tante, et Jeannette, la nièce, insiste sur l’écart entre la Jeannette paysanne et la demoiselle qu’elle est devenue. Barbe, personnage repère qui rappelle au lecteur les sentiments antérieurs de la paysanne Jeannette, par son contentement, s’oppose radicalement à la tristesse ressentie par sa nièce. Bien que la marquise de V. souligne à diverses reprises qu’elle ressentait une vanité condamnable, le lecteur n’est pas dupe : il vaut mieux dans son esprit vivre en demoiselle que dans une pauvreté repoussante.
Mais le changement d’identité des parvenus que sont Jacob et Jeannette n’a aucune commune mesure avec les manipulations et falsifications d’identité auxquels se livrent les personnages d’aventuriers. Favorisées dans un siècle où l’enregistrement identitaire n’est pas encore efficacement appliqué, les aventuriers étaient en mesure, jusqu’à un certain point, de déjouer les failles du système, s’appropriant de nobles identités pour parvenir à leurs fins67. Ils sont nombreux dans l’univers romanesque, à l’instar de l’aventurier gascon, simple valet, qui usurpe une identité pendant plus de quinze ans68 (il s’attribue une croix de chevalier de Malte et une croix de chevalier de Saint-Louis) à s’inventer une identité plus élevée et surtout à duper leur entourage. Dans ce cas, le nom n’est plus le signe de l’ascension sociale, d’un changement ou d’un dédoublement nécessaire d’identité, mais le moyen même de cette ascension69.
Les parvenus, qui ne réussissent pas dans la majorité des cas à concilier leurs identités contradictoires, écartelés entre un avant de l’exclusion et un après de la reconnaissance sociale, sont par conséquent des êtres voués à la diffraction identitaire, laquelle ne se réduit pas à une question vestimentaire, purement visuelle, mais pose aussi la question, plus intérieure, des sentiments.
Les sans-place, une identité à construire
En déperdition identitaire, les personnages illégitimes, sans place, sont dotés d’une identité qui suit également des courbes fluctuantes, qui ne sont pas nécessairement dictées par une progression sociale. Victimes du mépris de la société, ces pauvres, sans surprise, tentent alors de se construire leur propre identité. À cet égard, Zilia et Marianne possèdent un statut particulier dans l’univers romanesque. La première, d’un haut rang social dans son pays, se trouve placée dans une position délicate au sein de la société française : seule, dépaysée dans les cercles mondains parisiens, pauvre dans la mesure où elle dépend des dons de Déterville, elle peine à se forger une identité autre que celle de l’étrangère. Ses lettres lui offrent alors la possibilité de procéder à une introspection, lui permettant d’accéder à une identité personnelle, si ce n’est sociale70. « Zilia ne possède pas le même être que les autres : sans racines, sans argent, sans les moyens de se définir, elle s’identifie aux pauvres, aux vulnérables ; elle vit ce qu’elle voit »71. Mais elle ne construit pas pour autant son identité autour du dénuement comme peut le faire la Marianne de Marivaux ou un personnage aussi différent que le Bélisaire de Marmontel72. Dès le début de La Vie de Marianne, l’identité de l’héroïne est en jeu : d’abord objet de curiosité pour les dames du village, puis objet d’indifférence au fil du temps, elle se mue en pauvre orpheline, anonyme et par conséquent vulnérable. Marianne ne recule pas devant la désignation de « pauvre » et définit souvent son identité d’après ce paramètre73. Mais elle n’en désire pas moins accéder à une identité plus relevée, qui lui assurerait le statut de fille de qualité auprès de son entourage. Comme le précise Clémence Aznavour, « Il lui faut intégrer la société, pénétrer les sphères publiques et privées. L’enjeu pour elle est de trouver une identité. Puisqu’elle est orpheline, sans nom ni rang social déterminés, Marianne n’a que son corps pour trouver sa place »74. Sa force est par conséquent de rester constamment sous les regards, suscitant ainsi l’attention de différents protecteurs qui peuvent œuvrer chacun à leur manière à l’établissement d’une identité sociale pour leur protégée : Climal voudrait en faire une fille entretenue, Mme de Miran l’épouse légitime de son fils, l’officier son épouse, etc.
La Jenny de Riccoboni partage des traits similaires avec Marianne mais poursuit une quête de l’identité en quelque sorte inversée. Jenny, contrairement à Marianne, n’est pas à la recherche d’une identité mais de la bonne identité car elle s’en est vu attribuer plusieurs différentes au cours du roman : se connaissant d’abord sous le nom de Jenny Glanville, fille de famille dont les parents seraient à la Jamaïque, elle découvre tragiquement qu’elle n’est que la fille illégitime de lady Sara et de lord Edouard75, avant de devenir Mrs Huntley en se mariant illégitimement, sans le savoir, à son amant éperdu, sir James. L’héroïne, à la manière de Marianne, va construire au cours du roman une part de son identité autour de son dénuement : « Je suis jeune, pauvre, abandonnée, sans espoir, sans appui » (p. 61), « Je l’ai déjà dit à Milady, repris-je, je ne suis rien. Issue de deux grandes maisons, je me trouve sans parents, sans amis, isolée et inconnue. Élevée avec la certitude d’une fortune honnête, ma misère est extrême » (p. 111). La fin du roman, très commentée des critiques, signera son accession à une identité personnelle, choisie : Riccoboni, renonçant à la fin traditionnelle des romans sentimentaux, laisse Jenny à son célibat et dans son statut d’enfant illégitime.
Une autre héroïne de Riccoboni, Élisabeth-Sophie de Vallière, connaît la même descente aux enfers identitaire. Nièce de Mme d’Auterive, respectée et aimée, elle perd toute identité à la mort de sa protectrice : « Inconnue à tous, étrangère partout, pauvre, abandonnée, j’ai déjà senti l’extrême humiliation attachée à la misère, j’ai vu la mienne exposée à tous les yeux »76. Le respect dont elle était entourée se désagrège rapidement, faisant place au mépris dans une partie de son entourage ; Mme de Terville emploie les termes les plus durs à son égard : elle serait de ces « petites personnes, aventurières, orgueilleuses mendiantes » (p. 220). Profondément marquée par la perte de son identité première, Élisabeth-Sophie intègre sa pauvreté comme élément fondateur de son identité actuelle : « Quelle marque me distingue de cette foule de malheureux, assujettis au travail, condamnés à la servitude ? » (p. 165), « une fille pauvre, malheureuse » (p. 239). Déterminée à trouver sa propre identité (« Maîtresse de ma conduite, seule arbitre de mes volontés »), elle fait preuve d’une forte volonté et parvient à surmonter les obstacles placés sur sa route, perçant finalement le secret de sa naissance à la fin du roman. Ces femmes au destin extraordinaire se forgent donc elles-mêmes leur propre identité, n’hésitant pas, dans une forme de « résilience », à prendre en compte leur pauvreté pour mieux s’armer contre le monde hostile qui les environne.
Les rétablissements d’identité
Corollaire de cette conception fixiste de l’identité, le cas du rétablissement d’identité n’est pas rare dans le roman, marquant plus paradoxalement l’absence de changement qu’une évolution, une progression. La nouvelle Marianne de Lambert envisage en 1740 cette identité recouvrée avec délice. Ayant souffert durant tout le roman de ne pouvoir faire valoir son statut de fille de qualité, dont elle a la conviction intime, elle jubile de pouvoir prendre sa revanche dans la dixième partie : « cette petite fille, cette humble Marianne, que l’on croyait ne tenir à personne sur la terre, avait droit, par sa naissance, de prétendre aux rangs les plus élevés ; et […] le moment n’était pas bien éloigné, que rendue à ses parents, elle allait être vengée avec éclat de tous les revers humiliants qu’elle avait eus à essuyer de l’injustice du sort ! »77. Dans cette troisième décennie du siècle, Lambert ne s’écarte pas du cliché voulant que l’identité de son héroïne transparaisse sans aucun doute possible sous le masque de l’infortune.
Lorsque Lesuire écrit à son tour, en 1782, une histoire de rétablissement d’identité dans son Aventurier français, sont rendues palpables les mutations du concept d’identité au fil du siècle. Dans son roman, il offre au lecteur une histoire singulière. Le noble Louis, marquis d’Erbeuil – connu sous le nom de Grégoire Merveil – qui ignore l’origine de sa naissance jusqu’au rétablissement final, est autant en perte d’identité que le serait un pauvre. Dans cette œuvre résolument fantaisiste, les identités de Grégoire Merveil voltigent sans cesse entre roture et noblesse, vérité et fausseté, abaissement et élévation. Très jeune enfant, il est enlevé à deux reprises à sa mère par un oncle avide de fortune, désireux d’hériter de l’intégralité des biens. Ce dernier le confie à une mendiante savoyarde, qui tire avantage de l’enfant pour se procurer de l’argent. L’enfant de famille se mue alors en enfant du peuple, fils prétendu de la Savoyarde. Libéré une seconde fois de cette marâtre, Grégoire est reconnu par une famille noble pour être le fils de la maison. Après avoir nié pendant un certain temps être ce fils parti pour se faire soldat, Grégoire finit par reconnaître cette identité qu’on lui impose comme sienne : « Qu’on se représente un malheureux qui n’a pas mangé depuis trois jours […] et qui se voit tout à coup transporté dans les bras d’une grande Dame et d’une très jolie demoiselle, qui se trouve fils d’une maison illustre et riche ; un homme qui n’est rien, qu’on menace d’assommer s’il ne consent à être quelque chose »78. Le mystère épais qui entoure la naissance du héros79 ne sera éclairci qu’après qu’il aura adopté d’autres identités, comme celle de roi de la Nouvelle France. En fin de compte, le fils de maison pour qui on le prenait était son frère jumeau, qui avait été adopté, et Grégoire est rétabli dans son titre de marquis d’Erbeuil. Jamais revanchard – à l’inverse de la nouvelle Marianne –, fort peu attaché aux biens de la fortune ou aux prestiges du titre, Grégoire Merveil voit son rétablissement comme une occasion inespérée de pouvoir prétendre à la main de celle qu’il aime, Julie. Dans ce roman, l’identité ne semble pas pouvoir être une donnée stable : reconnu comme noble lorsqu’il est lavé et habillé en tant que tel, le héros est aussi bien pris pour un vulgaire vagabond dans ses phases d’errance. La noblesse, à l’inverse de ce qui arrive dans une foule de romans antérieurs, ne se dissimule plus sous la roture, confirmant qu’au fil du siècle l’adéquation établie entre pauvreté et essence tend à perdre de son aura dans l’univers romanesque comme dans la société d’Ancien Régime.
De l’indifférence à la vanité satisfaite par la revanche, en passant par une amertume guère tempérée par les biens de la fortune et du titre, les personnages réagissent de manière variable au rétablissement de leur identité80. Si le motif romanesque est commun, en particulier pour les consœurs de Marianne, il donne lieu à des traitements différents. Par leur diversité, ils soulignent l’aspect primordial de la question de l’identité, dont les fluctuations font ressortir les tensions à l’œuvre dans une société en pleine évolution.
L’identité du pauvre est en apparence une donnée fiable, fixe, définie par la situation économique. Mais, au-delà des jeux d’identité introduits à l’envi par les romanciers (usurpation, rétablissement, changement de nom consécutif à l’ascension sociale…), elle se révèle une donnée complexe et mouvante. Différents champs identitaires se conjoignent, se complètent, parfois s’opposent entre identité collective et personnelle, sociale, morale ou encore géographique. Le statut social et la fonction narrative décident encore largement de la place accordée à l’identité du personnage pauvre dans le roman : noble, celui-ci a de grandes chances de bénéficier d’un état civil complet et de caractéristiques propres aussi bien d’un point de vue physiologique que psychologique ; roturier, il est souvent condamné, pour toute identité, à un état civil défectif. L’identité de l’indigent oscille alors entre nom dit et non-dit. Protagoniste, le pauvre bénéficie d’une individualisation ; personnage secondaire, il représente à lui seul toute une catégorie. Il ne semble pas exister de juste milieu entre pauvres interchangeables anonymes et pauvres protagonistes dûment identifiés. La percée du pauvre dans la Romancie au XVIIIe siècle reste malgré tout indéniable : cette évolution romanesque enclenchée dès le début du siècle, se poursuit jusqu’à la fin du siècle avec un Baculard résolu à « chercher les vertus dans les dernières classes de la société » et « à rendre au pauvre les respects qui lui sont dus »81.
Les limites transparentes distinguant la pauvreté comme état de fait, accident scandaleux pour la noblesse appauvrie, de la pauvreté naturelle du peuple, se troublent en particulier dans le second dix-huitième siècle, donnant naissance à des zones d’ombre que les romanciers s’empressent d’exploiter pour leur haut potentiel narratif. Ces jeux avec les zones d’ombre ne sont pas uniquement le trait des grands romanciers comme Marivaux avec sa Marianne et son Jacob, bien que l’exécution en soit indéniablement plus réussie et profonde ; leurs adeptes, à l’instar de Lambert et de Mouhy, avec moins de talent certes, en jouent aussi. Cela n’empêche pas les moins aventureux, les plus conservateurs d’entre eux de perpétuer un fonds romanesque traditionnel, à savoir celui d’une société stable et lisible au premier coup d’œil. Le grand défi ontologique de la quête identitaire, mis en lumière par Audrey Faulot à propos de Prévost – « savoir si l’identité est historique ou a-historique, accidentelle ou essentielle, innée ou acquise »82 – affecte peu en définitive la grande masse de la production romanesque.