Introduction
Lorsque Robinson Crusoé arrive sur son île, il a tôt fait de la rebaptiser « Island of Despair » – Île du Désespoir1 –, ce lieu, à la fois paradis naturel et enfer social, où rien ne manque sinon la compagnie des hommes. Cette appellation révèle, pour Robinson, la tentation de l’individualisme autant que l’inquiétude qu’il suscite en Europe en cette première moitié du XVIIIe siècle2. Il est peu de dire que l’individu, dans la société française de l’époque moderne, est profondément relié aux autres : son inscription communautaire est particulièrement forte3. Le développement d’individus de plus en plus autonomes, au cours du siècle, a donc d’emblée posé la question de leur cohabitation en société.
Des travaux récents ont insisté sur la nécessité de ne pas penser cette question en termes de passage d’un état à un autre, qu’il s’agisse de réflexions sur le genre des Mémoires comme recherche d’identités collectives4 ou sur l’importance des logiques généalogiques tout au long du XVIIIe siècle5. On gagnerait ainsi, comme le fait Norbert Elias, à penser en termes d’articulation « Nous – Je »6 – soit la façon dont l’individu conçoit son identité en fonction de sa place dans des ensembles. Elias, afin de montrer ce mouvement à une grande échelle temporelle, théorise les rapports entre l’individu et la société, ce qui peut le conduire, pour les besoins légitimes de la démonstration, à une approche parfois schématique de la production littéraire7. Nous nous proposons de resserrer un instant la focale sur le champ romanesque du premier XVIIIe siècle, afin de mettre en évidence la diversité des articulations « Nous – Je » qui apparaissent à cette période dans des œuvres poétiquement pourtant très proches.
Sur le plan littéraire, en effet, on sait quelle fortune ont connu à cette époque les formes d’expression à la première personne8, en particulier celles issues de la poétique mémorielle, que ce soit directement – comme le roman-mémoires, dans lequel un personnage fictif écrit ses Mémoires9 – ou indirectement – dans un roman « concertant »10 comme les Illustres françaises. Comme l’autre grand modèle romanesque de l’époque, celui du roman épistolaire – autre mise en relation de différents « je » –, les romans-mémoires et genres associés sont le lieu d’inlassables questionnements sur la coexistence entre des paroles singulières11.
Nous prendrons ici pour corpus trois romans issus de la poétique mémorielle : les Illustres françaises de Challe (1713), Le Philosophe anglais ou Histoire de M. Cleveland de Prévost (1731-1739), et enfin La Vie de Marianne de Marivaux (1731-1742). Resserrées sur une vingtaine d’années, ces œuvres font apparaître différents types d’articulation « Nous – Je », conçus les uns en fonction des autres12. Toutes racontent la difficile mise en relation entre des points de vue, des sensibilités, des mémoires ou des convictions profondes. Dans les Illustres françaises, des « devisants » se retrouvent et s’interrogent sur les événements qui les ont conduits à se perdre de vue ; Cleveland raconte la quête de collectif d’un solitaire forcené ; Marianne cherche à gagner ses semblables à son fantasme de noblesse.
En étudiant dans ces œuvres les relations entre les individus, nous voulons montrer que l’intersubjectivité est de plus en plus appréhendée, au cours du XVIIIe siècle, comme un problème d’identité. Par « identité », nous entendons ici l’interprétation, dans la subjectivité d’un individu en particulier, de ses relations avec les autres et avec l’ordre social en général13. Pour des personnages de romans comme Des Frans, Cleveland ou Marianne, les manifestations subjectives telles que la mémoire ou l’imagination ne posent pas seulement des problèmes philosophiques (fonctionnement de l’esprit, compréhension du monde14…), mais aussi des problèmes relationnels. Comment, en effet, faire cohabiter des individus fortement singularisés par leurs expériences personnelles ? Comment associer des « je » de plus en plus conscients d’eux-mêmes ? Des Frans, à cause d’une expérience amoureuse malheureuse, s’est aliéné lui-même jusqu’à devenir peu fréquentable, ce dont ses proches tentent de le guérir. Cleveland, qui croit sa femme coupable d’adultère, se méfie de tous ceux qui pourraient changer sa vision des choses – une crainte de l’aliénation que ne partage pas Marianne, profondément intéressée par ce que d’autres peuvent lui apporter. Autant de façons pour ces personnages d’intégrer autrui dans l’élaboration de leur identité : prise en compte, rejet, assimilation… Les romans-mémoires du premier XVIIIe siècle, par leur forme qui explore de façon privilégiée la perspective d’un personnage-mémorialiste15, permettent d’apercevoir la palette des réponses possibles à ce problème, de la tentation du repli des héros prévostiens, prêts à assimiler ceux qui menacent de les aliéner, à l’inquiétante plasticité des héros marivaldiens, qui floutent volontiers les frontières entre le « moi » et l’autre.
Nous nous intéresserons en particulier à la façon dont le sujet du discours – le ou la mémorialiste – traite un autre personnage comme objet de son discours (Silvie par les devisants dans les Illustres françaises, Fanny par Cleveland, Manon par des Grieux, Tervire par Marianne…). Les « poussées d’individualisation16 » de ces héros et héroïnes romanesques révèlent des tensions envisagées de façon positive (singularité, approfondissement de soi) comme négative (individualisme et désordre social). Le but de cet article sera donc de mettre en évidence des formes d’articulation entre identité et intersubjectivité, non pour produire des catégories, mais pour montrer la richesse, sur une période temporelle resserrée, des interprétations romanesques de ce problème. Nous suivrons pour ce faire un plan chronologique, allant des Illustres françaises aux romans de Prévost puis de Marivaux, afin de mettre en évidence les effets de dialogue implicite entre les œuvres.
L’attelage
Individus et communauté dans les Illustres françaises : un état des lieux
Depuis les travaux Michèle Weil, on connaît bien l’économie romanesque des Illustres françaises de Robert Challe (1713) et la façon dont elle met en relation différents personnages qui se révèlent les uns les autres au cours de leurs échanges. Le roman de Challe se compose en effet de sept nouvelles, enchâssées dans un récit-cadre qui répartit la parole entre plusieurs devisants. Ceux-ci reviennent chacun leur tour sur des évènements qui concernent leurs proches ou dans lesquels ils ont joué un rôle. Leurs trajectoires, qui se croisent sans cesse, finissent par suggérer l’existence d’un macro-récit17. Le groupe des devisants en vient alors à former une véritable communauté – un groupe domestique élargi18, engagé par un jeu d’alliances et d’affinités – dans laquelle chacun trouve sa place. Les identités de ses membres dépendent avant tout des relations que les uns entretiennent avec les autres19.
Concernant la conception de l’individu dans les Illustres françaises, on peut émettre deux hypothèses dont cette première partie se chargera d’examiner la pertinence. La première consiste à dire que, chez Challe, il n’y aurait pas d’individus à proprement parler, ce dont rendrait compte la création de personnages romanesques profondément définis par leurs rapports aux autres. On mettrait ainsi en avant la date de publication – 1713 – en expliquant que les conditions sociales et culturelles propices à l’émergence de l’individu sont plus tardives dans le siècle. La deuxième hypothèse consiste à dire qu’au contraire il y a, dans ce roman polyphonique, prise en compte d’une tentation individualiste, manifeste chez certains personnages, et mise en place en réaction d’un cadre communautaire aux vertus civilisatrices.
Revenons un instant sur la relation entre les récits des devisants et sur l’histoire générale. Le roman s’ouvre sur la réunion de plusieurs personnages : Des Ronais et Des Frans, de vieux amis plus ou moins perdus de vue ; Dupuis, ami du premier en froid avec le second. Immédiatement, le dialogue s’engage autour des événements qui ont causé ce conflit. On évoque deux autres personnages, Gallouin et Silvie, présentés la cause de ce conflit. Dupuis défend la mémoire de Gallouin et Silvie, alors que Des Frans l’accable. Il s’agit de comprendre ce qui a pu se passer entre Des Frans, Dupuis, Gallouin, Silvie par le passé : « Ce que vous m’avez dit de Gallouin me donne une envie de m’instruire de tout ce qui le regarde, et que vous ne pouvez pas comprendre ; parce que vous en ignorez le sujet, que je vous apprendrai moi-même20 », déclare Des Frans à Des Ronais dès que leur conversation a mis à jour une incompréhension latente. Les révélations de chaque personnage impliqué doivent permettre de rassembler les informations manquantes et de reconstituer l’histoire.
Une fois que d’autres personnages indirectement ou directement impliqués ont rejoint le groupe – Mademoiselle Dupuis, Madame de Contamine… –, la conversation butte en particulier sur le personnage de Silvie, dont l’élucidation des actes devient le véritable moteur du roman. Les échanges permettent finalement de comprendre que Des Frans, ami de Gallouin et marié en secret à Silvie, a été trompé par ces derniers, mais que Silvie n’est pas responsable puisqu’elle a été ensorcelée par Gallouin, qui lui-même a terminé sa vie en faisant pénitence. Pour arriver à cette conclusion, il a fallu plusieurs échanges : le récit de Des Frans, qui revient sur les circonstances de son mariage secret avec Silvie, et celui de Dupuis, qui lui-même inclut la confession de Gallouin. Le mystère que constitue l’acte de Silvie n’est donc levé qu’au prix de l’articulation collective entre trois perspectives particulières.
On mesure l’ambition heuristique d’un tel dispositif21 : s’il reste seul, l’individu demeure dans l’erreur ; la vérité ne peut émerger que grâce à la mise en relation des individualités. L’économie narrative inventée par Challe vise donc à corriger ce que Jean Sgard appelle les « angles morts »22 de la narration, ces manques inhérents à une perspective individuelle. Paradoxalement, dans les Illustres françaises, la conjonction des erreurs particulières permet de réparer l’erreur collective – d’où l’importance de la communauté que forment les devisants.
L’écueil de l’individualisme
Ceci posé, on peut se demander quelle place est laissée à l’individu dans les Illustres françaises. Celui-ci est toujours susceptible de se tromper et prompt à se laisser emporter par des passions inciviles – colère de Des Frans, fierté de Des Ronais… – qui mettent en péril l’ensemble des liens entre les devisants : Des Ronais, qui a surpris son amante Manon Dupuis échanger des lettres, est persuadé qu’elle le trompe, alors qu’elle est la cousine de son ami ; Dupuis, ami de Gallouin, a pris le parti de ce dernier contre Des Frans.
L’exemple de Des Frans met particulièrement en évidence la façon dont le personnage est attaché à des biais individuels, à ses passions, à ses convictions profondes, en un mot à ce qui constitue et fausse en même temps sa vision des choses. Des Frans réaffirme en effet à plusieurs reprises ce qu’il présente comme sa caractéristique viscérale, conséquence de son amour déçu pour Silvie : sa méfiance envers les femmes. Ainsi qu’il le déclare à Monsieur de Jussy :
Vous saurez quelque jour, continuai-je, par quel endroit l’infidélité des femmes est si bien établie dans mon esprit, et vous m’avouerez que ce n’est pas sans raison que je me déchaîne contre leurs fourbes, et leur peu de bonne foi. – Ce que vous dites là est fort galant, interrompit Madame de Contamine, et c’est fort bien nous faire votre cour. – Eh, Madame, reprit-il, ce n’est point à vous que je m’adresse ; il est permis à un malade de se plaindre, vous saurez demain les sujets que j’en ai23 […].
À ce stade du récit, Des Frans n’est pas dans l’échange, sur lequel repose pourtant l’économie du roman tout entier. Il ne semble pas en mesure de mettre en perspective ses croyances, ce qu’il ne pourra accomplir que plus tard grâce à la conjonction des multiples récits. Ce qu’il a vécu – la découverte de l’infidélité de Silvie – a marqué son esprit au point de tout lui faire voir à l’aune de cette connaissance. Son discours ne vient que confirmer et réaffirmer ce point de vue par l’exercice de la plainte – activité dont on sait qu’elle porte une part de narcissisme, le plaignant se perdant ainsi dans la contemplation de ses blessures.
Un nouvel échange animé avec Madame de Contamine, qui dans le roman prend volontiers la défense des femmes, donne à Des Frans l’occasion de répéter ce point de vue, signe de son enracinement dans la personnalité du personnage :
Je vous ai déjà dit, Madame, répondit-il, que je vous regarde toutes comme des saintes à miracles dans le siècle où nous vivons. Je suis très aise que mes amis soient tombés en bonnes mains ; mais pour moi, à qui le contraire est arrivé, vous ne m’empêcherez point de déclarer. – Vous en avez moins de sujet que vous pensez, dit Dupuis. – Et quand Monsieur en aurait tous les sujets du monde, reprit Madame de Contamine, faut-il que parce qu’il y en aura une qui donne sujet de plainte, on accuse le général ?24
La mise en avant du « moi » surprend au sein d’un groupe où le « nous » a tant de part. En un mot, Des Frans n’est ici qu’un individu, à la fois singularisé par ses expériences personnelles et coupé des autres. Lorsqu’il se met enfin à parler, la démonstration de la validité de sa perspective personnelle devient même le programme de son récit :
Je veux seulement vous faire connaître, par ma propre aventure, que je suis en droit de pester contre les femmes, et de croire la dissimulation dans toutes, ou du moins, si cela est trop général, que je puis dire que j’en ai été trop maltraité pour en parler affirmativement en bonne part25.
La blessure narcissique de Des Frans a causé en lui une béance spéculaire : il ne semble capable que de contempler ses propres malheurs. Les récits à venir, notamment celui de Dupuis, devront lui permettre de se décentrer de lui-même26.
Or ce décentrement se fait au terme d’un long travail de la communauté, dont les membres déploient des trésors de civilité pour resociabiliser l’individu. Plusieurs manœuvres sont tentées dans ce but. La première consiste à repousser autant que possible le récit de Des Frans, lorsqu’il menace d’être trop virulent ou égocentré, pour le réinscrire plus tard dans une situation d’énonciation plus propice à la maïeutique mémorielle. Immédiatement après la seconde passe d’armes avec Madame de Contamine, citée plus haut, Des Frans s’apprête à raconter son aventure :
Tout le monde l’en pria, et il allait commencer lorsque Madame de Londé parut à la porte de la salle.
Il alla au-devant d’elle ; toute la compagnie se leva, et lui fit civilité27.
Cette interruption entraîne la présentation d’une autre histoire, celle de Monsieur Des Prez et de Mademoiselle de l’Épine, qui va ainsi intervenir avant le récit de Des Frans. Quand ce dernier se met finalement à raconter ce qu’il a vécu, il vient d’entendre une autre histoire d’amour tragique, au moins autant sinon plus grave que la sienne. L’intervention de Madame de Londé dans le récit-cadre a donc une fonction éthique. De façon générale, les nombreuses pauses, discussions, repas et scènes amicales contribuent à préparer la réception du récit de Des Frans, en réinsérant ce dernier dans un réseau de relations sociales avant qu’il puisse raconter son histoire. Le récit de Des Frans, pourtant attendu par le lecteur depuis les premières pages, est savamment repoussé jusqu’à ce que les liens qui permettent d’accueillir son histoire soient suffisamment noués.
Signe de l’efficacité de cette méthode mise en œuvre avec prévenance par l’ensemble des participants, Des Frans, au cours de son récit, se révèle capable de prendre en compte, et même d’anticiper les besoins de ses auditeurs :
Mais Monsieur et Madame, poursuivit Des Frans en s’interrompant lui-même, et en parlant au maître et à la maîtresse de la maison, je ne sais si vous ne vous altérez point à m’écouter ; mais moi je m’altère à tant parler : il faut être plus héros de roman que je ne suis, pour conter une histoire si longue d’un seul trait ; faisons une pause. / Chacun avoua qu’il avait raison. On fit collation, pendant laquelle la compagnie s’entretint de ce qu’elle venait d’entendre28 […].
Le fait que Des Frans interrompe volontairement un récit qui menaçait d’être un long flux de ressentiment personnel est tout à fait révélateur de la progression du personnage. La réconciliation est possible29, puisque le narrateur est désormais capable de prendre en compte la perspective d’autrui. L’éducation amicale de Des Frans se fait ainsi par l’expérience salutaire du décentrement30. S’il est laissé tout seul, chacun a spontanément tendance à devenir un individu – à se laisser devenir un individu, pourrait-on dire… –, tendance dont il faut alors que les autres le préservent.
L’identité comme attelage
La communauté des devisants ainsi créée a donc bien, chez Challe, une vertu civilisatrice. Elle n’est pas le reflet fantasmé d’une époque où les liens sociaux seraient encore solides, une époque d’avant la Chute de la prise de conscience individualisante. On voit bien au contraire que Challe, dans les Illustres françaises, conçoit la communauté comme un moyen de pallier voire de soigner la tentation individualiste dont le personnage le plus touché semble être Des Frans. De façon significative, la communauté élaborée dans les Illustres françaises n’est centrée autour d’aucun des membres31 : cette organisation, mise en place par l’économie narrative, permet à chacun de se trouver à la fois au cœur et à la marge des discours, de faire l’expérience des deux positions.
Tout se passe comme si Challe concevait le sujet – au sens philosophique du terme – à partir du modèle qu’est le sujet de l’énonciation, par l’articulation entre un « je » (celui qui prend la parole), un « tu » ou « vous » (les auditeurs) et un « il » (celui ou celle dont on parle). Ainsi le sujet du discours est-il susceptible de se voir comme objet du discours, dès lors qu’il devient le « sujet de la conversation32 » : chacun est tour à tour le « je » de son propre récit et le « il » ou « elle » du récit d’un autre33. Par conséquent, l’identité de l’individu ne peut s’élaborer que dans sa relation aux autres, selon un principe éminemment social : au fond, les héros et héroïnes challiennes sont moins des « moi » que des « soi34 ».
Les portraits des personnages mettent bien en évidence la dimension collective de l’identité individuelle. Comme l’a remarqué Frédéric Deloffre, ils sont généralement faits en deux temps35 : d’abord, une première image du personnage est donnée par un devisant, puis le récit des actions vient complexifier cette image en nourrissant un débat interprétatif. L’identité du personnage ne dépend pas ici d’une opposition entre extériorité – l’image sociale plus ou moins faussée – et l’intériorité – ce qui serait le vrai moi des profondeurs. Le premier morceau du portrait est déjà pertinent, puisqu’il exprime les qualités qui exsudent du personnage décrit : Mademoiselle de l’Épine est réellement « franche et libérale36 », Silvie est réellement perçante et pleine de répartie37. Le deuxième morceau du portrait n’est pas moins juste, puisqu’il permet d’aborder les motivations complexes des personnages (l’ensorcellement de Silvie par exemple). L’identité du personnage se construit, à ces deux niveaux, dans l’interaction avec autrui, non comme l’articulation entre un « nous » et un « je », mais comme l’articulation entre une forme de « nous » et une autre forme de « nous ».
Autre signe que chez Challe l’identité de chacun est profondément relationnelle : le récit autobiographique est toujours construit en fonction de l’énonciataire, comme si l’énonciateur ne pouvait exister indépendamment de lui. Des Ronais commence ainsi son histoire par un exorde singulièrement avare en détails autobiographiques :
Je ne vous dirai point quelle était ma famille, vous la connaissez, puisque nous sommes nés voisins. Je ne vous entretiendrai point non plus de ma jeunesse, puisque nous avons été élevés ensemble. Je vous dirai seulement ce qui s’est passé depuis votre départ, qui surprit tout le monde qui vous connaissait38.
Des Ronais, qui parle ici à son ami Des Frans, passe sous silence les informations connues de son interlocuteur, que le lecteur ignore. Il ne mentionne ni son inscription généalogique ni sa formation, éléments pourtant essentiels de son identité. Son récit commence là où la connaissance de son interlocuteur s’arrête et il s’articule entièrement à l’histoire de ce dernier. Ce phénomène est d’autant plus remarquable qu’on attendrait, bien sûr, l’inverse : combien de récits enchâssés commencent par l’évocation, même rapide, d’éléments permettant de caractériser le nouveau narrateur et de déployer son histoire personnelle ? Dans le roman de Challe, au contraire, cette ellipse donne l’impression que Des Ronais et Des Frans n’ont pas d’autonomie : rien d’étonnant, si comme on l’a vu les individus personnages challiens se pensent les uns en fonction des autres.
L’établissement de ces identités profondément relationnelles se voit aussi dans la pratique que font les devisants des discours rapportés. Des Frans, au moment de commencer l’histoire de Monsieur de Jussy et de Mademoiselle Fenouil, précise aux autres devisants :
ce ne fut que le jour même que nous arrivâmes à Paris qu’il me dit ce que j’avais envie de savoir il y a avait longtemps. […] il me conta ses aventures en ces termes, ou autres équivalents39.
D’ordinaire, le narrateur prétend rapporter l’histoire d’autrui en termes propres – effet d’accréditation propre au genre romanesque, qu’on retrouve dans de nombreuses préfaces de romans-mémoires. Au contraire, dans ce passage des Illustres françaises, la transposition est reconnue par le narrateur : que les termes utilisés soient ceux de Des Frans et non de Monsieur de Jussy n’affecte pas le propos de ce dernier, dont la singularité se trouve ainsi exprimée par les mots d’un autre.
Ce sont autant de modèles d’une identité individuelle qui, au prix d’un long effort collectif qui fait le sujet du roman, peut être prise en charge par le groupe sans que cela revienne à l’altérer, la gauchir ou l’abolir. Dans les Illustres françaises, l’établissement d’un certain type de communauté – aristocratique et amicale – permet donc de policer les tendances individualistes qui accompagnent l’exercice de la subjectivité (impressions, affects, point de vue, conscience d’une histoire personnelle…). Cette rêverie sur les liens communautaires trouve sa place dans un arrière-plan idéologique où le narrateur principal, celui du récit-cadre, déplore volontiers la « corruption [de son] siècle » :
La corruption du siècle n’avait point été portée jusques à défigurer tellement les noms, qu’on ne sait à présent quel est le père d’une fille, lorsqu’on parle d’elle. Ce mauvais usage est venu des provinces, où un simple bourgeois qui n’aura qu’une chaumière, en fera, à l’exemple de la pauvre noblesse, autant de noms différents qu’il aura d’enfants ; et ces noms, qui dans leur enfance ne sont que des sobriquets, par la suite des temps deviennent des noms usités, qui font oublier celui du père40 […].
Le narrateur principal regrette ici l’essor de la bourgeoisie41, prompte à concurrencer une noblesse souvent désargentée et disposant de moins de pouvoir qu’elle n’en a eu par le passé. Ce désordre social apparaît à travers les noms, qui fonctionneraient de moins en moins comme des signes permettant d’identifier ceux qu’ils désignent. La conséquence est le trouble généralisé des identités, puisqu’à l’évocation d’un nom il semble désormais impossible de savoir qui est qui, c’est-à-dire quelle est la place de chacun dans la société et ce que celle-ci révèle de sa qualité42.
Les devisants, nous dit le narrateur, vivaient dans un temps où ce problème n’avait pas cours. Mais on sait que Challe place volontiers son récit dans un passé qui fonctionne comme le travestissement en partie idéalisé du présent43. Ainsi la communauté idéale formée dans les Illustres françaises au fil des histoires serait-elle le moyen de fantasmer le présent, en construisant une époque alternative44 : dans celle-ci, l’individualisme n’aurait pas libre cours, l’ordre social serait encore en mesure d’intégrer les individus et les identités resteraient profondément relationnelles. C’est pourquoi il faudrait brider les tendances à l’individualisme, qui désunissent les aristocrates en les montant les uns contre les autres et qui excitent les prétentions de bourgeois auxquels on laisse ainsi le champ libre.
La question de l’individualisme est donc entrée dans les romans, au début du XVIIIe siècle, sous la forme du problème suivant : il n’est pas aisé de faire coexister des individus, c’est-à-dire des sujets de plus en plus attachés aux croyances, points de vue, perceptions et idées qui à leurs yeux les singularisent. Et sans qu’on doive pour autant rejeter l’individualité – il reste source d’un puissant intérêt narratif –, ceci pose la question des types de communauté capables de l’accueillir. C’est ce travail de mise au jour des anthropologies implicites qu’élaborent ces romans que nous allons poursuivre avec deux corpus qui, par bien des aspects, dialoguent avec les Illustres françaises : les romans-mémoires de Prévost et de Marivaux.
La gueule du loup
Voyage en monodie
Prévost, qui commence sa carrière de romancier une vingtaine d’années après le roman de Challe, s’est très vite spécialisé dans le genre du roman-mémoires45. C’est la première différence avec les Illustres françaises, œuvre fondamentalement polyphonique : dans un roman-mémoires – sauf exception46 –, le mémorialiste est le narrateur principal. Il peut intégrer dans son histoire des récits secondaires, mais dans ce cas c’est lui qui prend en charge ces derniers, en les autorisant dans son œuvre et en les interprétant. Il y a donc à l’œuvre dans le roman-mémoires une puissance monodique qui tient à la forme même du genre47. On sait à quel point cette forme permet l’exploration de la subjectivité d’un individu en particulier – le narrateur-mémorialiste –, qui tour à tour convoque ses souvenirs et réfléchit sur lui-même. Par rapport au modèle des Illustres françaises, le roman-mémoires favorise donc l’exploration subjective en même temps qu’il la rend plus problématique, puisqu’il amplifie le mouvement introspectif et spéculaire du narrateur, au risque du narcissisme. C’est pourquoi la question de l’articulation entre les individus devient si importante dans les ouvrages de Prévost et de Marivaux.
Outre cette différence formelle, il existe aussi une différence thématique entre les corpus challien et prévostien, qui conduit à la reformulation du problème de l’identité chez Prévost selon des modalités plus sombres. Ses héros sont souvent affectés d’une tare, qu’il s’agisse de la bâtardise, d’un statut d’enfant renié ou déshérité, d’un anathème social ou tout simplement d’une passion réprouvée qui les marginalise. Ceci va avoir deux conséquences : d’une part, les mémorialistes prévostiens ont une forte conscience de leur singularité, d’autre part ils n’ont de cesse de se faire reconnaître par leurs semblables, au sein d’une communauté ou en nouant une relation amicale48. Repli sur soi et recherche de l’autre sont ainsi les deux mouvements contradictoires qui conduisent les héros de Prévost, sans espoir de synthèse comme dans le roman challien.
Ce dilemme occupe particulièrement Cleveland, le héros du Philosophe anglais (1731-1739). Cleveland est un fils bâtard de Cromwell qui a longtemps été élevé à l’écart du monde. Il parvient à rejoindre la société, mais se révèle profondément inapte dans ses relations avec ses proches. Il froisse son épouse Fanny par son humeur ombrageuse et ses complaisances pour une autre femme, jusqu’à la pousser à s’enfuir avec un de ses amis, Gelin. Plus tard, il manque aussi de tuer ses enfants dans un accès de mélancolie ; il tombe amoureux de sa fille Cécile longtemps perdue de vue et finit par la conduire au tombeau. Dire que Cleveland a des difficultés à s’accorder aux autres relèverait du doux euphémisme49.
La réconciliation entre Cleveland et Fanny occupe les tomes IV et VI du Philosophe anglais. La parenté avec les Illustres françaises a été démontrée50 : Fanny s’est séparée de son mari, qui la délaissait comme des Frans délaissait Silvie, sur les conseils de l’intrigant Gelin, double de Gallouin. Racontée par Cleveland au livre V, la fuite de Fanny – dont une version est donnée par Cleveland à Madame et une autre par Fanny à la même – est ensuite expliquée par l’intéressée trois livres plus tard à la belle-sœur de Cleveland, Angélique. D’autres informations manquantes sont données par Gelin lorsque Cleveland rend visite à ce dernier en prison. Comme dans les Illustres françaises, l’accumulation des strates rétrospectives, à travers la reprise d’un même événement par plusieurs voix, signale la difficulté à articuler les versions individuelles. Sans communauté de devisants pour mettre en relation les récits, chacun parle de son côté – d’où les incessants délais pour pouvoir mettre Cleveland et Fanny au courant de ce qui a été dit51.
Signes de la difficulté à assurer la réconciliation des époux et donc à réinstaurer l’ordre social, ces délais ont aiguisé les moqueries du Père Bougeant dans son Voyage en Romancie : le Prince y croise Cleveland et Fanny, qui se réconcilient en un tour de main. En effet, quoi de plus simple, a priori, que de réconcilier Cleveland et Fanny ? Il suffirait qu’ils aperçoivent leurs erreurs respectives : Cleveland croit sa femme adultère – ce qui est faux –, Fanny croit son mari adultère – ce qui n’est pas tout à fait vrai. Les deux se trompent parce qu’ils ne disposent que d’informations partielles ou mal interprétées sur les événements passés. Il s’agira donc d’expliquer pourquoi, dans Le Philosophe anglais, Cleveland ne parvient pas à modifier son point de vue pour pouvoir l’articuler à celui des autres membres du groupe, et ce que ceci nous apprend sur le traitement de l’individualité.
La guerre de toutes les subjectivités contre toutes
Si la révélation qui doit permettre la réunion des époux se fait si laborieusement, c’est d’abord parce que Prévost détaille avec soin toutes les étapes qui accompagnent la prise de conscience des personnages, et ce pour chaque personnage concerné (Cleveland, Fanny, Gelin). Ceci entraîne la dilatation de ces épisodes, puisque ce qui importe n’est plus le résultat narratif – la réconciliation – mais l’analyse de ses obstacles – l’alternance de pics d’orgueil et d’espoir, les moments de doute, les amorces de lucidité, etc.
Le récit que Fanny fait à sa belle-sœur au livre XI – à la situation d’énonciation tout à fait exceptionnelle, de femme à femme – engage de réelles compétences critiques. Telle est l’ambition de Fanny : « Ah ! que de voiles se lèvent ! oh ! ma sœur, qu’entrevois-je ? […] je le vois clairement : nous avons été trompés tout deux52. » À l’inverse de Cleveland, Fanny prend rapidement en compte la possibilité d’une méprise qui engagerait une responsabilité mutuelle. Rien d’étonnant à ce qu’elle soit beaucoup plus prompte que Cleveland à reconsidérer les événements passés : « Serait-il donc vrai que toutes les horreurs qui reviennent en foule à ma mémoire eussent été autant d’artifices et d’inventions de Gelin53 ? » demande-t-elle à sa sœur. Plus son récit progresse, plus elle est amenée à réinterpréter ces événements, jusqu’à accabler explicitement Gelin54. Même lorsque le doute ressurgit, Fanny est capable d’en appeler à la vigilance de son interlocutrice, à qui elle demande de la soutenir dans la traversée critique de ses souvenirs55. Son récit prend la forme d’une épreuve interprétative qui l’amène à triompher de nombreux obstacles internes, au premier rang desquels l’imagination, le doute ou encore l’amertume…
Rien de comparable chez Cleveland, dont la progression est à la fois beaucoup plus laborieuse et plus lente. Cleveland, excessivement soupçonneux à l’égard de tout le monde56 sauf de lui-même, ménage de longs moments où il s’entretient de ses doutes, ce qui ne conduit généralement qu’à les renforcer57 – là où Fanny parlait à un tiers. Lorsqu’il se choisit un interlocuteur, c’est Mme Lallin58, intéressée dans les événements et cause involontaire de nombre d’entre eux – autant dire celle qui semble la moins apte à orchestrer la maïeutique mémorielle que le héros est censé accomplir. La révision des souvenirs est tardive et toujours timide, comme ici où elle ne s’exprime du bout des lèvres qu’à travers une litote : « Plus je vins à démêler mes idées, plus je crois clairement que l’innocence de Fanny ne devait plus paraître impossible59. » Elle est même susceptible de connaître de spectaculaires retours en arrière, comme lorsque Cleveland réagit vivement aux reproches de Gelin : « Vous cherchez à couvrir vos trahisons d’un prétexte, et vous m’attribuez des perfidies pour excuser les vôtres ? J’aimais Mme Lallin ! J’avais perdu quelque chose de ma tendresse pour Fanny ! »60 – paradoxe d’un aveu qui ne peut se dire que sous forme de dénégations. En tous points, Cleveland lutte avec beaucoup moins de succès que Fanny contre les obstacles à son changement de point de vue.
La juxtaposition des réactions de Cleveland et Fanny permet de mettre en évidence un phénomène d’asymétrie d’autant plus remarquable que la situation des époux est relativement symétrique. Cleveland se distingue par sa difficulté à prendre en compte le point de vue de Fanny (j’ai été rendue jalouse par Mme Lallin) alors que Fanny prend rapidement en compte celui de Cleveland (j’ai cru ma femme infidèle à cause de Gelin)61. Cleveland, par ailleurs, ne parviendra jamais totalement à amender son propre point de vue pour prendre en compte les deux versions des événements, même après la réconciliation des époux62.
Pourquoi cette asymétrie, qui manifeste un problème de réciprocité dans l’articulation des points de vue ? En réalité, l’intersubjectivité devient, dans les romans-mémoires de Prévost, un problème identitaire. Entendons par là que la perception d’un autre personnage rentre en confit avec la façon dont le mémorialiste s’envisage, avec l’image qu’il se fait de lui-même – en un mot avec la façon dont il détermine son identité. Tout se passe comme si le point de vue d’autrui, loin de faire gagner quelque chose au sujet comme dans les Illustres françaises, menaçait de lui faire perdre des éléments constitutifs de son identité. C’est qu’autrui porte intrinsèquement un risque de modification du sujet, par l’effet transformateur que ses discours produisent sur la mémoire du mémorialiste, ici assimilée à son identité personnelle63.
Ainsi, chaque fois qu’on lui expose les arguments de Fanny, Cleveland prend toujours soin de présenter en détails leur effet sur sa propre psyché. C’est ce que fait le mémorialiste au moment de présenter le premier récit de Fanny transmis par Madame : « Elle acheva néanmoins sa relation, dont je veux laisser le jugement à mes lecteurs avant que de représenter l’effet qu’elle produisit sur moi64. » Plus loin, Cleveland se décrit comme assailli par l’image de ses malheurs, tels une « troupe d’assassins cruels65 ». En réalité, le contenu du contre-récit importe moins que sa réception par le mémorialiste, parce que l’intérêt s’est déplacé vers ce que le discours exogène fait subir à l’identité du sujet : l’intersubjectivité s’appréhende bien désormais comme un problème identitaire.
Le héros prévostien élabore son identité grâce à l’exercice des facultés subjectives – au premier rang desquelles mémoire et imagination. Par conséquent, toute modification de la subjectivité est perçue comme une atteinte portée contre l’identité. C’est pourquoi le héros prévostien chérit, au fond, ses biais subjectifs : quand bien même ce sont des erreurs ou des obstacles à sa relation avec les autres, ils fondent sa singularité. Dès que certains arguments parviennent à convaincre Cleveland de l’innocence de sa femme, ce dernier s’emploie à fabriquer de nouveaux obstacles destinés à reconduire son point de vue. C’est ce qui se passe pendant sa discussion avec Gelin, qui pourtant accrédite les propos de Fanny :
L’effet de ces réflexions, qui se formèrent en un moment dans mon esprit, ne fut point de faire renaître des soupçons dont les fondements étaient heureusement dissipés. Mais […] je me sentis porté à croire que [le] cœur [de Fanny] s’étant refroidi pour moi, elle avait peut-être été moins affligée qu’offensée de la trahison qu’elle m’attribuait […]. Je me confirmai tellement dans ces idées, que les souvenirs mêmes qui m’avaient le plus attendri […] ne se présentèrent plus à mon esprit sous la même forme. En me rappelant sa posture et ses plaintes, j’y trouvais plus d’apparence de fierté que de tendresse et de douleur. Il s’éleva un nouveau trouble dans mon âme après cette réflexion66 […].
Les délais infinis qui viennent retarder la réconciliation des époux disent quelque chose de l’impossibilité à lever les obstacles internes, c’est-à-dire ceux qui touchent à la perspective subjective.
Quand le Père Bougeant, dans sa parodie, fait se réconcilier Cleveland et Fanny, il n’envisage bien sûr que les obstacles externes et place Cleveland et Fanny sur un pied d’égalité :
Quelle fable ! dit l’un ; quelle imagination ! dit l’autre. On vous a trompé, Madame ; vous êtes dans l’erreur, Monsieur ; le ciel m’en est témoin ; je jure par les dieux ; ah ! je ne vous aimais que trop ; hélas ! je sens bien moi que je vous aime encore ; quoi, serait-il possible ? Rien n’est plus vrai ; vous m’avez donc toujours aimé ? Vous m’avez donc toujours été fidèle ? Faisons la paix ; embrassons-nous. Ah ! ma chère Fanny ; ah ! cher Cleveland67…
Or, dans Le Philosophe anglais, les effets d’asymétrie dans la réception des discours d’autrui, ceux de Cleveland d’une part et ceux de Fanny d’autre part, sont tout à fait signifiants, car les compétences critiques de Fanny ne semblent pas sans lien avec son genre. Fanny comme Cleveland partagent une certaine propension universelle à l’erreur68, mais leur place dans la société joue sur leur capacité à prendre en compte les discours d’autrui. Les femmes dans l’univers prévostien sont régulièrement confrontées au contrepoint de leur perspective – rien d’étonnant puisqu’elles sont souvent considérées comme des figures d’altérité par excellence69. À cet égard, si l’égocentrisme est universel car touchant pour Prévost à la conformation de l’esprit humain, sa constitution en problème d’identité (Qui suis-je encore si je laisse autrui affecter ma façon propre de voir les choses ?) semble bel et bien avoir un genre privilégié, le masculin70.
Les Illustres Françaises mettaient en place une économie complexe pour se prémunir contre ce qui apparaissait comme le principal écueil du discours à la première personne : la tendance du sujet à perpétuer ses erreurs, jusqu’à les considérer comme constitutives de lui-même. D’où le rôle de la communauté pour mener à bien la désidentification du personnage à ses croyances. Si Challe propose une solution narrative aux « angles morts » de la mémoire, Prévost s’attache, quant à lui, à explorer la nature de ces angles morts, parce que, dans leur déficience même, ils disent quelque chose d’irréductible au mémorialiste : ce qu’il ne partage pas avec les autres.
L’identité centripète
La conséquence est alors la guerre de toutes les subjectivités contre toutes : en effet, si l’identité d’un individu réside dans ses biais, alors la perspective d’autrui constitue, non un contrepoint, mais une réelle menace. L’articulation entre les points de vue est envisagée par Cleveland entre termes d’opposition ou de conflit : « Que voulez-vous conclure, lui dis-je : que Fanny est innocente, et que c’est nous qui sommes coupables71 ? » demande-t-il à sa sœur. Plus tard, pendant l’intervention de Madame : « Si Fanny était telle que son inclination, et les apparences mêmes la portaient à la croire, j’étais donc coupable, car son innocence ne se fondait que sur mon infidélité […]. Ainsi d’accusateur je devenais le criminel et l’accusé »72. Reconnaître pour valide la version de sa femme suppose donc pour Cleveland d’invalider sa propre version des événements. Ce conflit est particulièrement visible lorsque Cleveland répond à Madame, qui est venu lui rapporter la version de Fanny :
Mais [que votre bonté] ne vous aveugle pas en faveur d’une infidèle. Qu’elle ne vous fasse pas oublier mes intérêts pour les siens. […] Mais supposez ses remords sincères, répareront-ils tout ce que j’ai souffert, et me rendront-ils tout ce que j’ai perdu ? […] Qui me consolera ? qui apaisera les tourments de mon cœur ? qui prendra pitié d’un misérable à qui tout est odieux et funeste, et qui se plaint à deux pas de la mort qu’elle est encore trop éloignée ?73
Non seulement les deux versions des événements ne peuvent pas se compléter, mais s’intéresser à l’une revient nécessairement à enlever quelque chose à l’autre. L’anthropologie implicite qu’un tel échange tend à dessiner a indéniablement quelque chose d’hobbesien74. On est loin de l’harmonie des devisants, même si elle impliquait, comme on l’a vu, un rappel à l’ordre de l’individu trop porté sur lui-même, qui était littéralement remis à sa place. Chez Prévost, difficile de réintégrer dans le groupe un individu qui apparaît largement comme un prédateur – à tel point qu’il serait possible de déclarer avec Cleveland : l’enfer, c’est moi. Plus exactement, c’est le « moi » : dans cette difficulté à sociabiliser celui qui a trop conscience de lui-même, on retrouve quelque chose de la critique pascalienne du « moi tyran75 », qui dénonçait la tendance de l’individu à se rendre « incommode » et « injuste ». Chez Prévost également, chacun – certains plus que d’autres – s’affirme aux dépens d’autrui. Mais c’est en réalité le fonctionnement de la subjectivité elle-même qui est prédateur, puisqu’elle s’exerce en rabattant tout élément extérieur et étranger vers l’identité d’un individu en particulier. Si l’identité personnelle est une machine à fabriquer du même – se voir comme la même personne malgré la diversité de ses états –, alors autrui a tout à redouter du moi.
On peut repérer les signes de cette activité prédatrice à d’autres endroits que dans le conflit entre Cleveland et Fanny. Le mémorialiste a ainsi tu l’histoire tragique de Mme Lallin, qui selon toute vraisemblance a passé des années à aimer secrètement Cleveland76, entretenue dans sa passion par les complaisances et l’aveuglement de ce dernier, jusqu’à finir par s’éclipser pour ne pas empêcher la réconciliation des époux, quand elle voit sa cause perdue. Son récit aurait fait un contrepoint tout à fait précieux au récit de Cleveland. Mais son évacuation hors des Mémoires dit quelque chose de plus intéressant : dans la mesure du possible – le récit de Fanny est une exception tolérée pour la compréhension des événements –, le mémorialiste (mais pas le romancier) a tenté de chasser de son texte tout ce qui n’allait pas dans son sens, tout ce qui était susceptible d’affecter l’idée qu’il se fait de lui-même.
Les héros prévostiens construisent donc leur identité de façon centripète, en retranchant ce qui selon eux ne ressort pas du moi, selon un processus d’épuration des éléments perçus comme des menaces de perte ou des risques d’altération. Ces éléments peuvent être exclus des Mémoires, comme c’est le cas pour le potentiel récit de Madame Lallin. Quand ils sont présents, le mémorialiste les incorpore totalement à son récit, comme c’est le cas pour Manon77 ou Théophé, figures sur les ruines desquelles le mémorialiste construit son autoportrait mémoriel : Des Grieux se définit comme l’amant de Manon (et donc amant sensible par nature), l’Ambassadeur comme celui de Théophé78… Mais ceci suppose, ainsi que René Démoris l’a bien montré, la mise à mort de ces figures, ainsi réduites au rang de purs objets par le sujet du discours. Digéré par la mémoire, érigé au rang de souvenir fondateur – position a priori valorisante mais tout à fait aliénante –, autrui devient une caractéristique profonde du mémorialiste. Pour le ce dernier, c’est un moyen, également, d’empêcher Manon ou Théophé de prendre leur autonomie en tant que sujets, et donc de mettre en danger l’identité du mémorialiste par un point de vue contradictoire. L’incorporation n’est au fond qu’une variante de la prédation par laquelle le sujet prévostien traite toutes les figures d’altérité.
La conception de l’identité est ainsi très différente de celle, profondément relationnelle, qui prévalait dans les Illustres françaises. Pour les devisants challiens, ce que l’autre pense de moi, c’est déjà quelque chose de moi, puisque le sujet existe avant tout dans le regard d’autrui. Pour les mémorialistes prévostiens, ce que l’autre pense de moi, c’est quelque chose qui appartient à l’autre, qui manifeste ses intérêts ou ses idées propres. Chez Prévost, la hantise de la perte qui tenaille les mémorialistes, et qui touche à leur déficit identitaire originel, les pousse à vouloir préserver leur identité, soit en supprimant l’exogène, soit en l’incorporant à leur « moi ». Le modèle politique convoqué en filigranes pour envisager les rapports entre les individus semble être celui de la tyrannie, le tyran étant ce souverain qui règne seul, selon son propre caprice, et qui convoite le bien de ses sujets, persuadé en retour que ceux-ci convoitent le sien.
Prévost fait donc une lecture pessimiste du problème de l’individu tel qu’il avait été posé dans le champ romanesque dès le début du XVIIIe siècle : plus ils prennent conscience de leur singularité, plus les individus ont des difficultés à se comprendre et à faire partie d’un seul et même groupe. Le recours à la première personne dans les romans-mémoires des années 1730 et 1740, l’attention portée à la subjectivité, la qualité de l’introspection : tous ces éléments ont longtemps été considérés comme le signe d’un triomphe progressif de l’individu, dont on trouverait dans ces œuvres les prémisses. Nous en arrivons à une conclusion un peu différente : ils permettent d’interroger les aspects les plus problématiques de l’individualité – asocialité et narcissisme en premier lieu. Ces critiques, loin d’être réductibles aux résidus d’une conception de l’individu qu’on pourrait ainsi catégoriser comme ancienne79, sont profondément liées à l’idéal de sociabilité et de proximité amicale des Lumières qui se développe dans le même temps. Les élans d’individualisation ont d’emblée été envisagés dans les romans à la première personne comme un problème en termes de relations humaines. Non qu’il faille voir dans ces romans une critique radicale de l’individu ; il s’agit plutôt pour eux d’envisager la question sous un angle pragmatique et pratique : comment faire coexister celles et ceux qui s’envisagent comme des individus ? Quel type de société peuvent-ils espérer former ?
Le singe philosophe
Marianne et Tervire : au-delà du miroir
Tel semble être l’arrière-plan critique sur lequel se développent nombre de romans-mémoires de l’époque, comme autant de réponses implicites à cette vaste question ainsi posée. Même dans des romans qui présentent un rapport entre les individus plutôt heureux, en tout cas loin d’être aliénant, cet arrière-plan demeure essentiel. C’est le cas des romans-mémoires de Marivaux, dans lesquels l’activité narcissique du ou de la mémorialiste n’a pas les conséquences destructrices qu’elle a pour les héros de Prévost. Chez Marivaux, si l’articulation « Nous – Je » n’est jamais facile, comme en témoignent les multiples débats autour des versions des personnages80, la conscience par le ou la mémorialiste de sa singularité ne constitue pas un obstacle absolu à l’élaboration de relations fécondes avec autrui, comme le montre le rapport de Marianne à Tervire.
Marianne, on le sait, est une jeune orpheline qui tente de se faire reconnaître pour noble. Sur la route de son ascension sociale – elle finira comtesse –, elle croise Tervire, une jeune religieuse de son couvent. Les jeux de miroir entre les deux héroïnes sont bien connus81 : Marianne a perdu ses parents dans un accident, Tervire a été négligée et peu à peu abandonnée par sa famille ; Marianne gagne les cœurs, Tervire les émeut ; on suppose que Marianne finira par s’imposer, Tervire s’est retirée à l’écart du monde. Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant la ressemblance ou la différence entre la narratrice principale et la narratrice secondaire, mais, dans la comparaison avec les romans-mémoires de Prévost, la façon dont Marianne parvient à la fois à élaborer son identité et à articuler son discours à celui de Tervire.
La première chose à remarquer est que cette articulation se fait de façon relativement harmonieuse. Même s’il y a une hiérarchie narrative entre Marianne et Tervire – la seconde appartient aux Mémoires de la première –, un rapport d’égalité se met assez vite en place entre les deux jeunes femmes. Signe de cette égalité, l’histoire de Tervire n’est pas enchâssée dans celle de Marianne. Chez Prévost, l’enchâssement du récit d’autrui, comme celui de Fanny par Cleveland, est souvent une façon de l’enclaver pour mieux le circonscrire et le contrôler. Tervire, quant à elle, ne termine jamais ses aventures dans La Vie de Marianne : la mémorialiste lui donne la parole et ne la reprend jamais. Simple conséquence de l’inachèvement du roman ? Pas si l’on considère que l’inachèvement chronique des romans-mémoires de Marivaux révèle quelque chose de sa conception du sujet82. En l’occurrence, il y a relais plutôt qu’enchâssement entre Marianne et Tervire. Fanny est une autre « en » Cleveland, comme Manon en Des Grieux : une pièce de ses souvenirs, un pan de sa vie, un élément de son existence… La figure de Marianne, quant à elle, se dissout littéralement dans celle de sa compagne Tervire.
Ce passage est préparé dès la fin de la quatrième partie, sur les onze que compte le roman, alors que Tervire ne commencera à parler qu’au début de la neuvième partie. Pendant près d’un tiers de La Vie de Marianne, la mémorialiste prépare donc l’énonciataire et ses lecteurs à écouter le discours d’un autre personnage, qui pourtant tarde à venir. « Je vous annonce même l’histoire d’une Religieuse qui fera presque tout le sujet de mon cinquième livre83 » promet d’abord Marianne à la fin de quatrième partie – projet tour à tour repoussé au début de la cinquième, sixième et septième parties. Marianne, dit-elle, « avait pourtant résolu de ne […] parler que [d’elle84] », mais elle amorce une transition de sujet à objet du discours qui s’accomplit à la fin de la septième partie :
Mais l’histoire de cette Religieuse que vous m’avez tant de fois promise, quand viendra-t-elle ? me dites-vous. Oh ! pour cette fois-ci, voilà sa place ; je ne pourrai plus m’y tromper ; c’est ici que Marianne va lui confier son affliction85 […].
L’énallage de personne, dont l’utilisation est toujours remarquable chez Marivaux86, montre ici l’objectivation volontaire de Marianne, qui abandonne peu à peu la place de sujet du discours à Tervire. Il matérialise un instant ce no man’s land énonciatif qui marque le glissement d’une narratrice à l’autre, de façon relativement fluide. En un sens, Marianne finit là où commence Tervire, mais la transition est si progressive qu’elle estompe considérablement les frontières entre les individus.
Les deux femmes fusionnent petit à petit, au point qu’on peut parfois douter de leur autonomie – reproche de l’énonciataire savamment anticipé par Marianne au début de la dixième partie :
Eh ! par quelle raison vous plaît-il d’écrire si diligemment l’histoire d’autrui, pendant que vous avez été si lente à continuer la vôtre ? Ne serait-ce pas que la Religieuse aurait elle-même écrit la sienne, qu’elle vous aurait laissé son manuscrit, et que vous le copiez ?
Non, Madame, non je ne copie rien ; je me ressouviens de ce que ma Religieuse m’a dit, de même que je me ressouviens de ce qui m’est arrivé87 […].
Il devient dès lors difficile de distinguer absolument les deux figures, dont les voix se confondent. Une autre étape de la fusion est franchie lorsque Marianne reconnaît que sa lectrice peut avoir du mal à savoir qui parle à ce moment du récit
– « vous vous [en] souvenez, quoique ce soit du plus loin qu'il vous souvienne »88, lui souffle-t-elle. Chez Marivaux, les individus ne sont pas des monades mais des entités fondamentalement poreuses. Le passage de sujet à objet du discours n’est pas vécu comme une réification, comme c’est le cas pour les héros prévostiens, mais comme un élargissement89.
Tous individus
C’est sans doute pourquoi il est beaucoup plus facile de cohabiter pour les personnages marivaldiens que pour les personnages prévostiens : puisqu’il n’y a pas de rupture radicale entre le « moi » et l’autre, il est toujours possible pour Marianne et Jacob d’investir la zone de rencontre entre les individualités. Cette zone de rencontre est pourtant loin d’être un lieu de coexistence harmonieuse et facile. Dans Le Paysan parvenu, Jacob est sans cesse en train de confronter sa version des événements à celles que d’autres personnages lui opposent, comme lorsqu’on lui reproche d’avoir cherché à séduire Mademoiselle Haberd dans la rue, alors que selon lui il ne faisait que se promener, le cœur ouvert aux opportunités90. Il en va de même dans La Vie de Marianne, lorsque Marianne et Monsieur de Climal se succèdent auprès du père Saint-Vincent pour défendre leurs points de vue respectifs. La multiplicité de ces versions, qui sont d’ailleurs les principaux obstacles de l’intrigue romanesque, montre bien que, dans les romans-mémoires de Marivaux comme de Prévost, l’individu se caractérise par son point de vue propre sur les événements : il est tout sauf aisé d’accorder ces différentes versions, puisqu’elles engagent quelque chose de l’identité de celui ou celle qui les formule.
Le rapport entre les individus, cependant, même s’il est source d’infinies discussions et qu’il engage des enjeux de pouvoir, ne donne pas lieu chez Marivaux à une incompréhension fondamentale entre le « moi » et l’autre. Les individus, pour différents qu’ils soient, ne sont pas pour autant séparés les uns des autres – comme la transition de Marianne à Tervire semble le suggérer. C’est pourquoi le récit de Tervire, sans concurrencer celui de Marianne ou chercher à aliéner cette dernière, se présente comme une autre version sur le thème de l’enfance malheureuse :
Vous croyez, ma chère Marianne, être née la personne du monde la plus malheureuse, et je voudrais bien vous ôter cette pensée, qui est encore un autre malheur qu’on se fait à soi-même ; non pas que vos infortunes n’aient été très grandes assurément ; mais il y en a tant de sortes que vous ne connaissez pas, ma fille !91
La motivation narcissique du récit – avoir le plaisir de raconter ses malheurs – n’empêche pas sa fonction éthique : il est bien censé aider Marianne à relativiser son sort. On croirait entendre ici une leçon implicite donnée aux personnages de Prévost, qui se lancent volontiers dans la course au plus infortuné, pour s’empêcher mutuellement de s’emparer du statut de narrateur – le plus malheureux étant aussi le plus légitime pour raconter sa vie. Tervire pointe les dangers d’une telle attitude : celui ou celle qui croit être le plus malheureux prend le risque de s’enfermer dans sa souffrance.
Il s’agit alors pour Marianne de prendre en compte les malheurs d’autrui, non pour nier les siens, mais pour pouvoir les mettre en perspective. Ainsi que le lui dit Tervire :
Hélas ! ma chère enfant, il n’y a point de condition qui mette à l’abri du malheur, ou qui ne puisse lui servir de matière ! Pour être le jouet des événements les plus terribles, il n’est seulement question que d’être au monde ; je n’ai point été orpheline comme vous : en ai-je été mieux que vous ? Vous verrez que non dans le récit que je vous ferai de ma vie, si vous voulez, et que j’abrégerai le plus qu’il me sera possible.
Le récit de Tervire offre donc à Marianne un point de comparaison. L’échange se fait sous le signe de la réciprocité et non de la concurrence ou du rapport de force : « Je vous parle de mon enfance, parce que vous m’avez conté la vôtre92 », précise la Religieuse. À chacune son tour de narcissisme, sans que la civilité s’en trouve blessée : c’est Tervire qui s’inquiète d’avoir « parlé si longtemps [d’elle] »93 et Marianne qui la presse.
Tervire, à cet égard, semble avoir gardé quelque chose de la devisante challienne. Son histoire permet d’ailleurs à Marianne de s’arracher à sa perspective :
Non, Madame, lui répondis-je, ne passez rien, je vous en conjure ; depuis que je vous écoute, je ne suis plus, ce me semble, si étonnée des événements de ma vie, je n’ai plus une opinion si triste de mon sort. S’il est fâcheux d’avoir, comme moi, perdu sa mère, il ne l’est guère moins d’avoir, comme vous, été abandonnée de la sienne ; nous avons toutes deux été différemment à plaindre ; vous avez eu vos ressources, et moi les miennes. À la vérité, je crois jusqu’ici que mes malheurs surpassent les vôtres ; mais quand vous aurez tout dit, je changerai peut-être de sentiment94.
La réaction de Marianne contraste avec celle d’un Cleveland ou d’un Des Grieux : non seulement elle cède volontairement la parole, mais encore elle expérimente de façon heureuse les limites que son interlocutrice oppose à son élan narcissique. Pour autant, la singularité de sa perspective ne s’en trouve pas annulée. Marianne postule ici une forme d’identité dans la différence comme de différence dans l’identité : chacun fait l’expérience universelle d’être un individu singulier. Si les subjectivités prennent des formes très diverses, elles fonctionnent pourtant de façon similaire.
L’identité centrifuge
À ce stade de la réflexion, nous avons mis en évidence un point commun et une différence majeurs entre Marianne et Cleveland. Point commun : la façon dont l’identité de la mémorialiste, incertaine et contestée, se manifeste à travers sa subjectivité. Différence : ceci conduit Cleveland à vouloir protéger à tout prix sa vision des choses, alors que Marianne est capable de s’ouvrir à d’autres points de vue. Pourquoi cette différence ? La question se pose d’autant plus que Marianne souffre, comme Cleveland, d’un « manque d’être » : si, en tant que bâtard, Cleveland n’est pas grand-chose, Marianne quant à elle n’est rien, puisque personne ne connaît ses origines. Dans les deux cas, le moteur de la quête identitaire est similaire : il faut combler ce vide identitaire qui pousse les deux personnages à chercher la reconnaissance d’autrui.
La différence tient en réalité à la façon d’envisager ce déficit d’identité. Tervire invite Marianne à appréhender son identité autrement que sous le signe du manque ou de la perte :
Du moins une partie de ce qui vous est arrivé s’est-il passé dans votre enfance ; quand vous étiez le plus à plaindre, vous ne le saviez pas ; vous n’avez jamais joui de ce que vous avez perdu, et l’on peut dire que vous avez plus appris vos pertes que vous ne les avez senties. J’ignore à qui je dois le jour, dites-vous ; je n’ai point de parents, et les autres en ont. J’en conviens ; mais comme vous n’avez jamais goûté la douceur qu’il y a à en avoir, tâchez de vous dire : Les autres ont un avantage qui me manque, et ne dites point : J’ai une affliction de plus qu’eux. Songez d’ailleurs aux motifs de consolation que vous avez : un caractère excellent, un esprit raisonnable et une âme vertueuse valent bien des parents, Marianne. Et voilà ce que n’ont pas une infinité de personnes de votre sexe dont vous enviez le sort, et qui seraient bien mieux fondées à envier le vôtre. Voilà votre partage, avec une figure aimable qui vous gagne tous les cœurs, et qui vous a déjà trouvé une mère pour le moins aussi tendre que l’eût été celle que vous avez perdue95 […].
Marianne, au fond, et ce malgré la façon dont elle se présente, est du côté de l’avoir plutôt que de l’être : si on ne sait toujours pas qui elle est, elle possède quand même un certain nombre de qualités tout à fait concrètes qui peuvent être énumérées. Ces qualités lui permettent d’obtenir des bénéfices tout aussi concrets (du soutien, une mère de substitution…). Mais si on peut acquérir des qualités – plutôt que d’incarner ces dernières –, alors c’est toute une carrière qui s’ouvre à Marianne et que lui suggère ici Tervire.
Marianne, en effet, se construit en prenant des choses chez les autres96. Christophe Martin a montré comment Marianne et Jacob imitent ceux qu’ils rencontrent, jusqu’à se façonner avec plus ou moins de succès à l’image de ceux auxquels ils veulent ressembler97. Mais l’imitation n’est pas un vol : elle n’implique pas de dérober les caractéristiques d’autrui, puisqu’elle les duplique. Pas de concurrence entre les individus comme chez Prévost, donc, mais sans doute une vague inquiétude liée au fait de se voir singé et reflété par ces professionnels de l’imitation que sont les héros marivaldiens.
Comme le dit Marianne à l’amie à laquelle elle raconte ses aventures, au moment de commencer la septième partie de son histoire :
Oh ! je vous prie, sur tout cela, comment me définirez-vous ? […] Que suis-je donc à cet égard ? Eh ! mais, je suis ce que vous voyez, ce que vous êtes peut-être, ce qu’en général nous sommes tous ; ce que mon humeur et ma fantaisie me rendent, tantôt digne de louange, et tantôt de blâme sur la même chose ; n’est-ce pas là tout le monde98 ?
Moment de bilan au cours de la métamorphose déjà bien avancée du personnage, alors que le relais avec Tervire se fait de plus en plus pressant, ce passage met en évidence l’extrême volatilité de la figure de l’héroïne, qui ne semble posséder aucune caractéristique propre mais emprunter celles de tous ceux qu’elle rencontre. Son vide identitaire apparaît pour ainsi dire, comme une page blanche99, non comme un trou noir comme chez Prévost, où ce vide confine à la béance et conduit à dévorer tous ceux qui entrent dans son champ d’action. Plus encore, pour Marivaux, c’est la subjectivité elle-même qui fonctionne par imitation, l’esprit étant rien de moins qu’un « singe […] Philosophe », qui « nous donne souvent des visions au lieu de science100 ». L’imitation apparaît alors comme une opération fondamentale de l’identité : Marianne construit son l’identité en augmentant ses qualités, en se transformant par intégration des acquis des autres.
Si les héros marivaldiens ne sont pas en guerre pour préserver leur singularité, c’est parce que tout ce qu’ils ont in fine de singulier, ils l’ont emprunté à quelqu’un d’autre : leur singularité ne réside pas, comme chez Prévost, dans ce que l’individu ne partage pas avec autrui. On pourra ainsi parler d’une identité centrifuge. Il ne s’agit pas de retrancher l’exogène, mais de l’assimiler : le héros marivaldien élabore son identité en s’ouvrant à d’autres figures et en amalgamant leurs qualités, quitte in fine à se dissoudre en eux comme Marianne avec Tervire.
La religieuse avait raison, à cet égard : Marianne se construit par gains successifs. Elle est bel et bien intéressée par les autres, dans tous les sens du terme : parce qu’ils sont si intéressants qu’il y a toujours quelque chose à prendre chez eux – à prendre et à faire sien. Modèle d’aliénation heureux ? Pas tout à fait, si l’on considère que ce fonctionnement charrie un ensemble de questionnements sur la montée en puissance des bourgeois101. Car qui d’autre vise l’avoir et pas l’être, qui promeut l’effacement des frontières entre les groupes sociaux au nom de la valeur de l’individu, sinon la bourgeoisie ? L’effacement des frontières entre le moi et l’autre est inquiétant, car il fait miroiter sans jamais le projeter comme réaliste ou réalisable un modèle politique où les séparations entre les groupes sociaux seraient également poreuses.
Sans qu’il soit possible de réduire La Vie de Marianne à un plaidoyer ou un réquisitoire sur les individus, le roman formule un certain nombre d’hypothèses sur ce que pourrait être une société composée d’individus. Il le fait de façon moins pessimiste que ce qu’on peut trouver chez Challe ou Prévost, car la « poussée d’individualisation » n’empêche pas l’élaboration de relations fécondes, mais elle n’est pas pour autant totalement inoffensive pour l’ordre établi et, en ce sens, elle demeure vaguement inquiétante.
Conclusion
Au terme de cette étude, il apparaît les romans qui ont donné le plus de voix aux individus – ceux qui explorent l’utilisation de la première personne –, se sont révélés, dès le départ, fort soucieux de la coexistence entre ces individus. L’un ne va pas sans l’autre : nous avons voulu montrer qu’il s’agit là de la façon dont se pose le problème dans les romans-mémoires (et formes proches) du premier XVIIIe siècle. Ils le font grâce à leurs outils : les relations entre les personnages, la façon dont elles font progresser la quête identitaire du héros, le partage entre leurs points de vue, les effets de relais et de hiérarchie entre les narrations… Pour la question de l’identité, nous avons été particulièrement attentif aux moments où le récit met en évidence un « biais » du narrateur-mémorialiste, qui signale sa perspective particulière autant que son autonomisation en tant qu’individu.
Il semble y avoir, dans les romans de Challe, Prévost ou Marivaux, une préoccupation pour les conséquences anthropologiques des nouvelles conceptions du sujet et de la subjectivité alors en pleine élaboration : le sujet construit son identité grâce à sa subjectivité, dont tout concourt à montrer qu’elle l’individualise. À cet égard, l’idéal de sociabilité102 – la proximité des cœurs – qui émerge à la même période est sans doute aussi une réaction à l’inquiétude exposée par ces romans : que va-t-on bien pouvoir faire des individus ? Et pour poser la question du point de vue de ces personnages de roman : celles et ceux qui se pensent comme ayant une « identité » sont-ils encore civils, c’est-à-dire fréquentables ?
Cette préoccupation ne signifie pas pour autant rejet, car elle naît toujours du difficile examen des bénéfices (singularité, approfondissement de soi) et des inconvénients (individualisme, désordre social). D’où la gamme complexe des formulations de ce problème dans les romans-mémoires de l’époque. Ceux-ci, tout en partageant des caractéristiques formelles très similaires, développent divers « modèles d’identité », adossés à des modèles politiques. Nous avons voulu remonter aux racines de ce phénomène pour chaque auteur du corpus, afin de montrer comment une même préoccupation (l’accord entre des individus) pouvait donner lieu à des anthropologies implicites sensiblement différentes.
Chez Challe, les devisants conçoivent la communauté comme un moyen de pallier les déficiences du moi, en particulier sa tendance à s’enfermer dans sa perspective particulière, quand bien même celle-ci est erronée. Il s’agit alors de reciviliser l’individu en puissance en le réinscrivant dans un modèle communautaire d’inspiration aristocratique où l’identité est un principe profondément relationnel. Chez Prévost, la communauté n’est plus en mesure de pourvoir cette aide aux individus, car ceux-ci s’identifiant à leur subjectivité – parce qu’ils ne peuvent plus le faire en fonction du critère objectif de leur position sociale. Cleveland et ses frères tyrans en viennent ainsi à considérer les autres comme des menaces. Chez Marivaux aussi, la mémorialiste s’identifie largement à sa subjectivité, puisqu’elle « n’est rien » ou pas grand-chose. Mais elle puise chez les autres ce qui lui fait défaut, au point parfois d’effacer les frontières entre le moi et l’autre.
Trois modalités de l’inquiétude, donc, différemment inquiètes. Car en cherchant à se définir – ce qui est désormais sa grande affaire –, l’individu, sans en mesurer l’ampleur, engage le sort de ses pairs et des groupes auxquels il appartient. Il fallait bien une « fiction pensante »103 comme le roman-mémoires pour l’envisager.