L’œuvre de Saint-Simon hors Mémoires concentre en plusieurs traités un imaginaire politique et social soutenu par l’identité de duc et pair de leur auteur dans ce qu’elle a parfois de plus violent. « Antimoderne »1 avant l’heure2, « ducomane » selon la célèbre expression de Stendhal, le mémorialiste a du mal, en ce premier XVIIIe siècle, à se détacher de la communauté qui fonde intimement son identité, et à saisir sans doute les enjeux profonds qui touchent l’évolution de son groupe – parce qu’il les perçoit de l’intérieur, fantasmant encore le retour à un âge d’or de la monarchie française. C’est ainsi qu’il cherche dans l’histoire de France de quoi appuyer ses vues et se tourne vers le passé, la tradition et les usages pour comprendre le présent et en condamner les nouveautés3. « Le passé exalte son esprit »4, comme l’écrit Jean-Pierre Labatut. Dans le Mémoire sur les formalités de 1712, voulant trouver les formes légitimes qui puissent rendre effective la renonciation du roi d’Espagne à la couronne de France, et prouver le rôle fondamental des ducs et pairs, Saint-Simon considère qu’« il faut remonter à la source de la monarchie » et qu’il est « nécessaire d[’en] faire repasser devant soi l’origine et les divers temps principaux »5. Jean-Pierre Brancourt a souligné l’attachement de Saint-Simon aux lois fondamentales du royaume6 qui, tout en contenant le pouvoir du roi, sont le soutien de la monarchie dont elles assurent l’efficacité et la stabilité, mais aussi celles des groupes qui constituent la société7.
La division en ordres, loi quasi fondamentale du royaume8 et tradition respectée par tous les rois, est cependant menacée sous Louis XIV. Elle assure pourtant selon Saint-Simon la permanence des structures de l’État, qu’il s’agit donc de protéger9 contre « cette lèpre d’usurpation et d’égalité qui séduit et confond tous les états et toutes les conditions »10. C’est une triste réalité pour le duc et pair que l’état de la France en ce début de siècle :
L’état dans lequel est tombé ce Royaume est si triste de quelque côté qu’on le considère, qu’il n’est point de Français capable de quelque réflexion qui n’en ait les entrailles émues […]. Non seulement il est vrai de dire qu’il ne lui reste aucune partie saine, mais la vérité veut encore qu’on ajoute qu’il n’y a plus rien que d’entièrement méconnaissable. Une confusion prodigieuse, formée peu à peu par un déplacement général parvenu au comble, ne présente plus qu’un chaos dont la face épouvante et fait demander avec saisissement de quoi est devenue cette monarchie si belle et si florissante, qui faisait si souvent la jalousie et toujours l’admiration de toutes les nations de l’Europe. Les trois états qui la composaient se sont évanouis : plus de lois, nulle suite, un gouvernement séparé, sans réunion et sans concert, et tout homme choisi au hasard, et encore à condition de ne faire ni sa charge, ni rien de sa propre profession11.
Selon un imaginaire religieux qui caractérise bien souvent ses analyses, la confusion des ordres est assimilée par le mémorialiste à une « vive image de l’enfer »12, qui confère aux dernières années du règne de Louis XIV une atmosphère de fin des temps. Si à la mort de la Dauphine en 1712 « [l]es ténèbres couvrirent toute la surface de la cour »13, la disparition de son mari le duc de Bourgogne, héritier du trône et dernier espoir du royaume, vient pour Saint-Simon sceller le sort de l’État : « La France tomba enfin sous ce dernier châtiment ; Dieu lui montra un prince qu’elle ne méritait pas. La terre n’en était pas digne » (IV, 427-428). Les idées politiques de Saint-Simon, exprimées avec toute l’énergie qu’on leur connaît, si elles se font l’écho de l’état dans lequel est tombé selon lui le pays, ne sont bien évidemment pas surprenantes ni uniques pour l’époque, et le parlement de Paris défendra encore en 1776 cette structure sociale comme étant la fidèle expression de l’esprit de la nation depuis ses origines14.
Les vues politiques de Saint-Simon, qu’on qualifiera bien volontiers plus tard de réactionnaires, doivent cependant être ressaisies dans leur logique interne si l’on veut apprécier leur cohérence, et leur folie, peut-être, pour nous modernes ; et encore plus si l’on veut espérer comprendre comment les êtres ont pu de sujets devenir individus, tant ce passage fut progressif et ineffable par sa labilité, passage dont Saint-Simon, par le récit qu’il fait de la déconstruction des communautés structurant son monde, nous apporte une trace précieuse.
La fin d’un monde
Dépassé sans doute par la progressive mise en place à travers tant de « nouveautés » d’un modèle de société pour lui sans repères fixes, Saint-Simon est bien conscient de l’effondrement des structures de la monarchie, et c’est ainsi qu’il nous faut lire ses critiques du règne de Louis XIV et de la société du temps. Il nous faut surtout, plutôt que de ne voir dans ses écrits qu’un combat d’arrière-garde, comprendre ce qu’ils disent non seulement de sa vision du monde, mais des changements qu’il relève et qui pour nous a posteriori s’inscrivent très clairement dans les bouleversements structurels dont le XVIIIe siècle hérite. La crise qui affecte l’aristocratie en son temps, et qu’il n’est évidemment pas le seul à ressentir et à contempler, est le signe plus large d’un mouvement par lequel « s’est progressivement désintégrée en Occident la chaîne de fonctions relativement simple qui liaient les uns aux autres les individus en tant que prêtres, chevaliers et serfs »15. Le temps est marqué par une logique de la catastrophe dont le symbole est selon Saint-Simon la disparition progressive, « en détail » comme on disait à l’époque, de la dignité de duc et pair, soutien de l’édifice royal, comme en témoigne en octobre 1722 un Mémoire des prérogatives que les ducs ont perdues depuis la Régence de son Altesse Royale, et de quelques autres qui leur ont été ôtées sur la fin du règne de Louis XIV, qui anéantissent totalement cette dignité :
Les ducs sont donc en sept ans tombés dans l’ignominie dernière, déchus de tout, sans distinction nulle part, réduits à s’abstenir de tout et à se cacher : en sorte qu’il est inutile de l’être, si ce n’est pour recevoir des affronts et avoir des disputes sur quoi que ce puisse être16.
L’anéantissement de la dignité dont ce traité rend compte montre bien que, privé de ce qui constituait alors sa personne, le duc et pair ne sait qu’être s’il n’est plus cela même. Il serait faux de voir, en portant un regard de moderne sur ces textes, la dignité comme un attribut que l’on revêt, un supplément qui une fois disparu laisserait l’homme libre d’être véritablement, comme essence à redéfinir. Et la désillusion est encore plus nette dans la lettre que le mémorialiste adresse à Fleury en 1728 : « Je tiens [cette dignité] éteinte, et moi en particulier pour mort »17. Saint-Simon établit une équivalence signifiante entre la perte de fonction de son groupe, et sa propre mort symbolique. La destruction de sa communauté d’appartenance, par rapport à laquelle il se définissait, comme duc, comme sujet du roi, et qui lui permettait de penser sa place dans le monde, le laisse face à un vide ontologique. Le corps officiel du duc, une fois mort, ne peut trouver de consolation dans le repli exclusif et forcé sur la simple personne, car la dignité de duc et pair n’est pas un métier que l’on exerce mais bien une essence. Et le néant que représente une renonciation forcée à son identité nourrit la mélancolie que le duc ressentira dans les années qui précèdent la rédaction de son grand œuvre.
Son identité n’était jusque-là qu’un « reflet de la structure »18, identité stable, certaine19 et caractérisée par sa permanence dans le temps. Dans le Mémoire sur les formalités, revenant sur les sources et l’antiquité de la pairie depuis la fondation du royaume de France, dont Pharamond20 constitue encore pour lui, comme pour le P. Daniel ou Mézeray, l’origine mythique, Saint-Simon utilise de manière récurrente l’image de la « chaîne » pour signifier la continuité et la permanence de cette dignité, dont l’essence s’incarne de générations en générations dans ses dépositaires. « Quelques noms qu’il portent », car le nom de pair n’est apparu que dans le temps, ils sont « les successeurs et pour ainsi dire les mêmes en d’autres hommes que ces premiers chefs et conquérants francs, ensuite inféodés et inféodants »21. L’identité qui caractérise les pairs entre eux par la succession dit tout de la conception de la pairie qui est la sienne. Comme le corps du roi22 qui ne meurt jamais, les pairs survivent dans leurs successeurs qui portent le nom de la lignée. Malgré les changements d’individus, la dignité est une substance qui persiste dans le temps. Cette permanence assure celle de la nation :
De cette manière de changement des assemblées des Champs de mai en d’autres sortes d’assemblées, il ne résulte point que l’esprit du gouvernement de la nation ait changé, mais bien qu’en se conservant le même, il s’est ployé aux nouveaux besoins particuliers de l’État en se conservant le même sur les besoins généraux qui ait toujours existé. Ainsi, des pairs et des hauts barons ont chacun en leur manière continué d’être ce qu’étaient les anciens premiers et grands feudataires du Royaume, et d’en exercer toutes les fonctions. On a vu continuer par une même chaîne d’identité ces mêmes grands depuis Pharamond jusque dans la troisième race de nos rois […]23.
Malgré donc l’évolution des assemblées qui unissaient autour du roi les grands seigneurs du royaume, ces changements ne sont que des accidents qui n’affectent pas l’essence de la chose, « l’esprit du gouvernement ». De la même manière, une « chaîne d’identité » – et l’expression est signifiante – unit dans le temps les grands et assure leur permanence symbolique.
Cette représentation de la pairie postule en effet une identité conceptuelle de pair à pair – du duc de Saint-Simon père au duc de Saint-Simon fils – soutenue par l’abstraction du nom. Elle repose en profondeur sur une pensée « holiste » qui conçoit l’être dans son rapport au groupe, et non dans son rapport à lui-même comme entité singulière. C’est uniquement parce que ce qui est considéré est la société comme corps que les changements particuliers d’individus n’affectent pas l’identité du tout, à l’image du bateau de Thésée. L’image architecturale développée à cet égard dans les Projets de rétablissement du royaume de France traduit le besoin d’« harmonie universelle »24 dans un royaume dépeint comme défiguré par la confusion du dernier règne, édifice à reconstruire donc, dont les ducs et pairs sont les « colonnes »25.
Saint-Simon est témoin d’une période de transition, mais s’il ressent intimement la destruction de tout ce qui le constituait et donnait sens à son existence, il n’est pas à même d’accepter ou de comprendre la réorganisation de la société autour de l’individu comme totalité en soi signifiante et autonome. Pour Saint-Simon, l’identité, si tant est même que la question puisse se poser pour lui en de tels termes, vient du dehors, de sa pairie et de la place qu’elle lui confère dans la société française des XVIIe et XVIIIe siècles. La fonction que lui donne son état, et toutes les caractéristiques qui l’accompagnent, s’incarne en lui et c’est à partir de sa place dans la chaîne pensée comme indestructible de la pairie, que l’individu se conçoit.
Ce que décrit Saint-Simon, c’est un monde dans lequel les organisations politiques et sociales prennent sens par la structure divine qui les informe et fonde leur « légitimité », comme le résume Marcel Gauchet dans ce texte éclairant :
ou bien la légitimité est d’origine transcendante, et la société est liée, elle inclut ses membres dans un ordre qui les précède et les dépasse, il n’y a pas d’individu ; ou bien la légitimité est immanente dans sa source, et elle ne peut sortir que des atomes individuels, elle ne peut procéder que d’un rassemblement à partir d’une dispersion primordiale. Il n’y a, au départ, que des individus26.
Le modèle que continue de défendre Saint-Simon appartient évidemment au premier genre. En découle une pensée de l’ordre et des états dans lesquels chacun trouve sa place exacte, et dont le respect – de Dieu et de sa volonté – assure le maintien et l’harmonie des structures. Ainsi, dans le Discours sur Mgr le duc de Bourgogne, le mémorialiste déclare :
C’est cet amour de l’ordre qui conserve à chaque état ce qui lui appartient, non par attachement, par goût, par amour-propre, mais par respect pour la volonté de Dieu énoncée par la parole muette, mais toujours existante, des devoirs respectifs des divers états, et par amour pour cette justice distributive qui doit veiller sans cesse, qui est tant recommandée à ceux qui se trouvent revêtus de puissance, et sans lequel l’harmonie des États se défigure et se renverse peu à peu d’une étrange manière et jusqu’à un point pernicieux (III, 819).
Des devoirs des états dépend le maintien harmonieux des États, des nations donc, selon l’équivalence établie par Saint-Simon dans ce texte. Dans ce cadre, les écrits politiques de Saint-Simon se font à la fois expression d’une déchirure du monde et appel à l’action, véritable remise en ordre de la société des corps, loin des nouveautés de la France de Louis XIV.
Saint-Simon entre nouveauté et tradition
Dans la Lettre anonyme rédigée en 1712, Saint-Simon demande au souverain de « jete[r] […] les yeux sur les trois états qui forment le corps de [sa] nation »27, et de voir le néant dans lequel ils ont été plongés. Il en appelle à une restauration des corps, mais surtout, pour « la solidarité des ordres qu’[il] songe à laisser après [lui] »28, à niveler les puissances susceptibles de renverser les lois, en raison justement de la faiblesse des trois états. Il songe ici principalement aux deux enfants bâtards du roi élevés et légitimés29
par un rang qui, les égalant à ceux que la loi salique rend si vénérables, les a mis tout à coup au-dessus de tout en France, où votre faveur leur a acquis et conservés à eux-seuls, et par le crédit qu’ils ont auprès de vous et par l’exercice entier de tout ce dont ils sont revêtus, l’autorité qui a été ôtée à tout le reste de vos sujets qui ne sont pas vos ministres30.
C’est dans ce cadre que le duc et pair invite le monarque à une guerre contre lui-même : à se penser comme roi avant de se penser comme père, à songer à son corps symbolique contre sa personne. La confusion que reproche à ce titre Saint-Simon au roi, en plus d’être confusion des états, est celle de deux ordres de pensée incompatibles. Louis XIV ne peut être roi en agissant comme père et en plaçant l’individu au centre de sa conduite politique. Si le monde dans lequel il évolue justifie par ses structures son pouvoir et en fait un magistère divin, il doit abattre les « tours »31 que sa tendresse paternelle a élevées, « combat d’un père contre un père, je veux dire d’un père naturel et d’un père du Royaume »32. C’est tout le scandale de l’élévation des bâtards, compris comme enfants de la personne :
Tels furent les fruits d’un orgueil sans bornes, qui fit toujours regarder au roi avec des yeux si différents ses bâtards et les princes de son sang, les enfants issus du trône par des générations légitimes, et qui les y rappelaient à leur tour, et les enfants sortis de ses amours. Il considéra les premiers comme les enfants de l’État et de la couronne, grands par là et par eux-mêmes sans lui, tandis qu’il chérit les autres comme les enfants de sa personne, qui ne pouvaient devenir, faute d’être par eux-mêmes, par toutes les lois, que les ouvrages de sa puissance et de ses mains. L’orgueil et la tendresse se réunirent en leur faveur ; le plaisir superbe de la création l’augmenta sans cesse, et fut sans cesse aiguillonné d’un regard de jalousie sur la naturelle indépendance de la grandeur des autres sans son concours (V, 593).
Dans ce passage extrait du Tableau rétrospectif du règne, Saint-Simon ramasse en quelques traits ce qui participe selon lui à la déconstruction de l’État. Louis XIV est malgré lui le symptôme de l’avènement d’un monde nouveau, refondé sur sa personne et comme émancipé de la légitimité transcendante qui soutenait jusqu’alors la société. La redistribution des fonctions et des droits repose en effet sur sa volonté propre, dans toute son immanence – même si elle se légitime encore d’un pouvoir absolu et de droit sacré qui vient déchirer de l’intérieur la cohérence du pouvoir. L’évolution des structures sociales, ici attribuée aux défauts et faiblesses du roi, est encore interprété par Saint-Simon en termes religieux et augustiniens à travers le motif de l’orgueil. Il n’empêche que nous y voyons bien, par la révolte et la stupéfaction du mémorialiste, l’apparition d’une nouvelle conception des êtres qui permet de comprendre à terme l’émergence de l’individu. La représentation métaphysique du monde n’autorise pas encore Saint-Simon à penser la création de soi ex nihilo et le passage d’un corps naturel et privé à un corps légitimé, auto-proclamé sous motif de tendresse, comme en témoigne ce passage du Mémoire sur les légitimés :
Telle fut la sortie du néant, et l’association des doubles adultérins du feu Roi avec le reste des hommes ; c’est-à-dire, tel fut le triomphe de l’amour foulant aux pieds toutes les lois divines et humaines, en attribuant une existence à ce qui ne fut jamais capable d’en recevoir, et en l’élevant tout à coup à des titres, et au plus glorieux de tous les noms33.
Saint-Simon, en défendant que le rang est la manifestation transcendante d’un ordre sacré, reste étranger à la « création » des individus telle que la pensera bientôt le XVIIIe siècle. Son identité est prise dans une pensée de la transmission, non du devenir, qui lui a été inculquée dès le plus jeune âge, car dans son monde, on est par naissance, et non par vouloir pur. La formation de ses valeurs, qui doit tout à son père, l’ancre dans un autre âge. Damien Crelier, dans sa thèse inédite, remarque bien que le duc et pair, arrivé tout jeune dans une cour vieillissante, évoque la « figure du puer senex », parfaitement à l’aise au milieu d’amis tous en âge d’être son père34. Comme le souligne Georges Poisson, son « éducation intellectuelle et morale » a été
conçue pour lui permettre de remplir son rôle futur de duc et pair, fait d’autant de droits que de devoirs. Il y a là […] une sorte de conditionnement qu’on ne trouve guère, à l’époque, poussé à ce point, que dans les familles royales, et encore pas toujours35.
Le jeune Saint-Simon
embrassa dès qu’il put les comprendre toutes les passions de son père, la première étant la dépendance nécessaire et irréfutable entre naissance, mérite, faveur et obligations. Les quatre s’exprimaient par le rang, manifestation extérieure d’une hiérarchie de valeurs voulue par Dieu et sur laquelle reposait la structure même de la société36.
Souvenons-nous que le père de Saint-Simon se remaria pour avoir un héritier qui puisse perpétuer le nom, ce qui explique amplement la fixation du duc et pair sur la survie d’un système, comme étant au sens le plus littéral sa raison d’être. Comme l’écrit Marc Hersant, « un trait frappant de sa personnalité est qu’il n’apparaît pas comme fils d’une "personne", mais tout entier comme héritier d’un titre »37. Nulle part ailleurs plus que dans la Note sur la maison Saint-Simon la place du père ne ressort avec tant d’éclat38 ; en raison bien évidemment de la structure du texte et de l’exposé de la généalogie du mémorialiste, mais aussi selon une logique interne à la maison Saint-Simon qui fait du temps du père le temps de l’origine, puisque c’est en 1635 que Louis XIII l’élève à la dignité de duc et pair. « Mon père dut tout à Louis XIII »39 écrit le mémorialiste dans le Parallèle des trois premiers rois Bourbons. On sent à quel point le temps de la légitimation et de la fondation est encore proche, et rend difficilement possible toute réelle émancipation. Ceci explique, dans la construction de soi, l’idéalisation du roi comme du père, et la fidélité à la tradition. Rien de plus étranger donc à Saint-Simon, héritier par excellence, que la nouvelle philosophie de Louis XIV créant de toutes pièces les êtres et les essences.
Restaurer la vérité
La crise qui affecte les structures sociales au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, en faisant émerger progressivement la notion d’identité individuelle, recoupe chez Saint-Simon une crise plus vaste qui affecte la conception de la vérité entre tradition et raison moderne, entre transcendance et immanence. Pour Saint-Simon, le mérite inhérent à son rang fait de lui le meilleur interprète de la vérité, mais aussi par ses diverses luttes un rempart contre la destruction de cette vérité par le siècle. Si Dieu, comme il le rappelle dans l’Avant-propos40 de ses Mémoires est « lumière et vérité » (I, 11), et que donc la vérité est une qualité divine, par là même immuable et absolue, la destruction de l’ordre voulu par Dieu a des conséquences redoutables et presque impensables. Dans ce cadre, on comprend à quel point pour Saint-Simon l’intelligence des structures sociales est intimement liée au « père » (qu’il s’agisse de Dieu, du roi ou des figures paternelles), et à une autorité supérieure, verticale, transcendante, inscrivant les êtres dans des rapports de filiation, de transmission et de soumission, qui rendent le renversement de son monde comme impossible. C’est la raison pour laquelle la vérité est, sur le modèle de l’Église, garantie par la tradition. Toute la vie du mémorialiste a été consacrée à dire cette vérité, celle de son rang, attaquée par la politique de Louis XIV, incarnée dans les vétilles des bonnets et autres spécificités d’étiquette ; mais derrière ce qui ne nous paraît être qu’anodin, se joue un drame bien plus singulier au cours duquel Louis XIV, maillon d’une chaîne indestructible entre Dieu et son peuple, est celui-là même qui rompt l’alliance et ouvre, dans l’imaginaire politique de Saint-Simon, une crise de la vérité, puisqu’il est à son tour, par l’élévation de ses enfants bâtards, le créateur d’une vérité parallèle, qui n’est soutenue d’aucune autre légitimité que celle de son amour paternel et humain.
Et pourtant, et c’est en cela que Saint-Simon ne cesse de nous surprendre, il n’hésite pas, pour restaurer cette vérité, à bâtir un monument qui s’oppose à l’autorité symbolique des pères, puisque les Mémoires furent, on le pense, composés en dépit de l’interdit sans doute formulé très tôt par Rancé, auquel les considérations préliminaires de l’œuvre répondent en partie. Il est en effet pris dans un conflit de légitimité certain, entre l’autorité – et en premier lieu une nécessaire soumission aux lois dictées par la charité – et ce qu’il sent au plus profond de lui-même être juste. Et tout en essayant de trouver un compromis maladroit avec l’autorité divine, justifiant son texte par sa soumission à la vérité et donc à Dieu, il fait semblant de ne pas voir que c’est en lui seul qu’il trouve la légitimation de son écriture. Il sort alors du groupe en transgressant les lois qu’il défend par ailleurs, pour mieux clamer son appartenance. L’écart est justifié par un but supérieur qui va à l’encontre de ses principes éthiques, mais en une forme de pragmatisme par lequel la fin justifie les moyens, et qui fonde paradoxalement son individualité. Ces contradictions de Saint-Simon ne sont pas nouvelles et caractérisent le « conflit des vérités »41 qui anime le XVIIIe siècle et qui vient, nous semble-t-il, s’incarner chez lui dans son rapport difficile aux sources de la légitimité, qu’il s’agisse de Dieu ou du roi, et par la recherche de compromis délicats, quand ces vérités s’opposent entre elles. C’est l’une des forces des Mémoires, que de ne pas aplanir ces contradictions internes que nous avons étudiées dans notre thèse. Car ce que déploie cette œuvre, c’est un grand nombre de tensions que nous pensons être symptomatiques de l’époque qui est la sienne, et qu’il ne résout pas. Car si les êtres sont avant tout porteurs d’un nom – ce dont les Notes sur les duchés-pairies sont l’emblème –, les Mémoires réserveront une place magistrale à la singularité qui n’affleurait que de manière intermittente dans le texte précédent. Une sorte de fulgurance émerge parfois de la masse des Notes, mais qui par manque d’incarnation les fait retomber dans la sécheresse, ce dont à coup sûr les Mémoires ne sont pas coupables. Au contraire, leur « réalisme », étudié par Auerbach42, s’accompagne de la peinture d’êtres singuliers et parfaitement individuels. C’est ce qui distingue résolument les Mémoires des écrits précédents. Sans laisser de côté les catégories structurantes de son idéologie, Saint-Simon arrive, avec une maîtrise remarquable, par « une soudaine plongée dans les profondeurs de l’existence humaine »43 à « montr[er] chacun dans sa spécificité et sa cohérence propres […] en dévoilant le tréfonds de son individualité44 ». C’est la coexistence de ces plans, longuement étudiée par Francesco Pigozzo dans sa thèse45, qui fonde la richesse inépuisable des Mémoires car jamais le singulier n’est épuisé par un système de pensée qui lui préexisterait. C’est encore un paradoxe stimulant que de ne pouvoir sociologiquement penser l’individu et de rédiger une œuvre qui poétiquement fait surgir la passion de l’individuel.