Après sa venue à l’Université de La Réunion ayant donné lieu à une conférence de la Faculté des Lettres et à une participation au Master Recherche en Lettres, Maxime Decout, auteur de Pouvoirs de l’imposture (Paris, Minuit, « Paradoxe », 2018) a accepté de répondre à cet entretien avec la Rédaction de la revue TrOPICS.
Guilhem Armand – Pouvoirs de l’imposture est un essai qui s’interroge sur le rôle de l’imposture en littérature et qui fait suite à deux autres textes, eux aussi parus dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit, En toute mauvaise foi (2015) et Qui a peur de l’imitation ? (2017). De la mauvaise foi à l’imposture, vous interrogez les relations des textes avec l’authenticité et le mensonge. En quoi ces notions se distinguent-elles ?
Maxime Decout – Pour cerner les enjeux et la plasticité de l’imposture, j’ai décidé de ne pas la définir trop étroitement. Celle-ci consiste à faire passer quelque chose ou quelqu’un pour ce qu’il n’est pas. Elle repose sur la dissimulation et la tromperie. À partir du moment où elle pénètre dans un texte, les choses fonctionnent de manière analogue. Le lecteur doit être induit en erreur et comprendre qu’il a été leurré. L’imposture doit à la fois cacher et montrer, puisque, si elle n’est pas perçue comme imposture, elle n’existe pas dans l’espace du texte.
Certes il serait possible de dire que toute fiction est une imposture, dans le sens où elle n’est pas vraie, mais il s’agirait là d’une sorte de degré zéro qui provient du fait que la fiction relève du mensonge. Seulement, ce mensonge est avoué et consenti, dans ce que Jean-Marie Schaeffer appelle « une feintise ludique partagée ». Le lecteur a conscience que les assertions sont fausses et il accepte de faire comme si elles étaient vraies. Aucun traquenard ici. Ce n’est donc pas la même chose de lire La Recherche du temps perdu, où vous savez qu’il s’agit d’une fiction bien que le narrateur porte le prénom de l’auteur, et Le Bavard de Des Forêts ou La Méprise de Nabokov. Ces textes, pour vous berner, créent des vérités fictionnelles qu’ils finissent par démentir, à un point si extrême que, même lorsqu’ils vous révèlent que leurs propos sont mensongers, vous n’êtes pas assuré que cette affirmation ne soit pas un nouveau boniment.
La question que pose l’imposture, quand elle est opérée par un texte, est donc de comprendre comment et pourquoi un récit peut vous prendre au piège quand vous savez pertinemment qu’il est une fiction. C’est que la vérité et le mensonge dans une fiction sont en réalité affaire de confiance. Ils ne sont jamais absolus mais relatifs. Ils s’appréhendent en lien avec autre chose, avec ce que le texte vous offre, sélectionne ou échafaude de lui-même. Tout ce tissu, le lecteur l’inspecte pour décider de la cohérence des faits et du positionnement de l’œuvre par rapport au vrai et au faux qui, lorsqu’ils sont privés d’appuis dans le réel, n’ont de sens qu’à l’intérieur de la fiction. Pour qu’il y ait imposture, le texte doit au préalable créer une vérité fictionnelle. Il existe ainsi une technique romanesque de l’imposture qui implique d’abord un accord avec certaines valeurs, mais tout de suite après une réserve, un soupçon, une désinvolture devant elles. Il s’agit, pour le récit trompeur, son personnage ou son narrateur, de nous en rappeler la présence en l’inquiétant.
La mauvaise foi, qui a été au cœur de mon premier essai paru aux Éditions de Minuit, est quant à elle une variante du mensonge. Il s’agit d’une absence de sincérité que Sartre, dans L’Être et le Néant, a redéfinie comme une attitude où le sujet à la fois reconnaît et ne reconnaît pas qu’il ne parvient pas à être ce qu’il est. Avec l’exemple du garçon de café qui joue à être un garçon de café sans jamais le devenir vraiment, Sartre fait de la mauvaise foi une structure de la conscience où l’être n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas. La mauvaise foi repose ainsi sur une combinaison très singulière d’affirmation et de négation dont j’étudie les formes aussi bien chez les personnages que dans le discours littéraire. Ce dernier peut en effet être tenu pour un discours de mauvaise foi puisqu’il capable de poser une vérité et de la nier dans le même temps. À un autre niveau, on peut interpréter la mauvaise foi et la sincérité comme un couple de valeurs antagonistes par rapport auxquels les écrivains ont cherché à se situer et qui a été l’un des moteurs de notre histoire littéraire, de Rousseau à Perec en passant par le roman policier.
Qui a peur de l’imitation ? interroge pour sa part la manière dont l’écriture de l’autre, lorsqu’elle franchit les portes de son propre texte, déstabilise les certitudes identitaires de l’écrivain, l’amenant à questionner aussi bien la part d’originalité dans sa création que celle d’authenticité et de facticité.
Ces trois ouvrages forment donc une sorte de trilogie gravitant autour des relations de la littérature avec l’authenticité mais en modifiant à chaque fois la perspective adoptée tout comme la démarche interprétative. Si ces trois essais témoignent d’une même volonté d’entreprendre une archéologie du discours littéraire, en replaçant les œuvres dans des contextes socio-historiques ou des paradigmes intellectuels, En toute mauvaise foi et Qui a peur de l’imitation ? se caractérisent par un plus large empan chronologique alors Pouvoirs de l’imposture se resserre autour d’un moment charnière de l’histoire littéraire, situé à la fin du XIXe siècle et qui se prolonge aux XXe et XXIe siècles.
Guilhem Armand – Pouvoirs de l’imposture a en effet décidé de cerner l’imposture dans un instant bien précis de l’histoire et aussi à partir de ce qu’elle déclenche, à savoir l’enquête. Pouvez-vous préciser les raisons de ces deux choix ?
Maxime Decout – La littérature a très tôt été fascinée par les figures d’imposteurs. Il n’est qu’à se souvenir qu’Ulysse n’hésite pas à falsifier la vérité, à tromper ses adversaires et à maquiller son identité. Quand le cyclope l’interroge sur son nom, il lui lance qu’il s’appelle « Personne » et affirme ainsi sa radicale nouveauté en tant que héros capable de se délester de sa propre identité, de changer de nom et de masquer son intériorité. Il y a là une véritable révolution dans la conception du personnage, en regard de protagonistes plus traditionnels comme Achille qui exècre le mensonge. Reste cependant que l’homme aux milles tours est animé par de nobles motifs quand il dupe ses opposants et que ses boniments sont toujours moralement acceptables. Lorsqu’il prend la parole pour raconter ses aventures, il est de surcroît un conteur tout à fait honnête, qui ne leurre pas ses auditeurs. Littérature et imposture sont encore séparées. Et c’est bien ce dont s’est avisé Giono qui, dans Naissance de l’Odyssée, tire les conséquences les plus extrêmes de la tendance d’Ulysse à mentir : il en déduit que tout son récit est mensonger, il transforme Ulysse en un imposteur en bonne et due forme.
Mais avant d’en arriver à cette figure moderne du conteur non fiable, les textes vont progressivement intégrer des dispositifs destinés non plus à représenter des imposteurs mais à prendre au piège les lecteurs. Une première évolution se dessine autour de la crise de l’authenticité qui se joue au XVIIIe siècle où émergent d’autres types de relations au lecteur, notamment dans les mystifications de Diderot. Mais il me semble que le tournant décisif a lieu entre le XIXe et le XXe siècle. À partir de là, la mission impartie à la littérature depuis le romantisme est mise en cause, à savoir témoigner de la totalité du réel, révéler ce qui, en lui, demeure invisible, et même réorganiser le monde dans la création. L’œuvre peut-elle décoder le monde et le lecteur peut-il être un bon lecteur ? Ce double soupçon annonce une crise de l’herméneutique dont l’imposture sera à la fois la conséquence et la riposte.
Or toute imposture suscite une enquête qui n’est jamais limitée aux seuls personnages. Le lecteur lui aussi se questionne et se fait suspicieux. Lui aussi se transforme en un enquêteur. L’imposture modifie de la sorte notre relation au livre et met à l’épreuve l’herméneutique. L’imposture métamorphose notre façon d’aborder le texte et de nous comporter face à lui.
Or c’est justement à la fin du XIXe siècle qu’émerge un genre nouveau qui va lier de manière décisive imposture et enquête : le roman policier. Celui-ci témoigne d’un besoin d’enquêter sur un univers où les certitudes s’effritent. Voyez Dupin, chez Poe, qui apparaît dans trois nouvelles, « Double assassinat dans la rue Morgue », « Le Mystère de Marie Roget » et « La Lettre volée ». Poe vient de mettre au monde le père de Holmes et de Poirot : un amateur talentueux, qui surpasse les professionnels de la police. De nombreuses œuvres, depuis, en reprennent les codes pour les déplacer et les renouveler, comme chez Borges, Nabokov, Robbe-Grillet, Butor, Perec, Modiano, Vila-Matas, Echenoz, Daeninckx, Bolaño, Paul Auster… Or ces œuvres mettent en crise l’enquête à partir de l’imposture. Le plus souvent, elles entravent votre capacité à découvrir la solution de l’énigme, elles vous plongent dans un labyrinthe où les indices prolifèrent, où les significations grouillent sans pouvoir être fixées et où, parfois, aucune résolution ne sera avancée. Le savoir n’éclaire plus le réel, comme chez Poe, notamment dans « Le Mystère de Marie Roget » où le romancier se targue d’avoir résolu, dans une fiction, une affaire réelle que la police n’était pas parvenue à élucider.
Guilhem Armand – Mais en même temps, ce modèle policier qui lie enquête et imposture, vous le retrouvez ailleurs.
Maxime Decout – En effet, on peut par exemple constater comment Carlo Ginzburg, dans un célèbre article, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », voit au XIXe siècle la naissance d’un modèle d’enquête sur le réel autour de Morelli, Freud et Holmes. Qu’il s’agisse du spécialiste en art, qui démasque les faussaires, du psychanalyste ou de l’enquêteur, tous partagent une même méthode liée au repérage de traces qui échappent usuellement à l’attention et qui en viennent à constituer un paradigme de l’indice. C’est pourquoi j’ai aussi envisagé la manière dont la littérature retrouve le couple de l’enquête et de l’imposture avec les faussaires, comme dans Un cabinet d’amateur de Perec, ou encore ses relations tumultueuses avec la psychanalyse. Il est assez frappant d’observer que tout un ensemble de textes s’oppose à la psychanalyse au motif qu’il s’agit d’une enquête sur l’intériorité humaine perçue comme concurrente de l’investigation littéraire. Qu’il s’agisse de Nabokov, dont de nombreuses préfaces défient le freudien téméraire, ou de récits comme La Conscience de Zeno de Svevo, ces textes transforment les psychanalystes en imposteurs. Ils en font des figures de la pensée préfabriquée qui tyrannisent le patient, contraint de leur résister par des mensonges. Mais cette autre imposture est, elle, créative et jubilatoire ; assurément, elle épaule l’imposture propre à la littérature.
À ces modèles, s’en ajoute un dernier que Carlo Ginzburg n’envisage pas : le jeu. En effet, quand il ne s’agit pas uniquement de hasard, le jeu suppose la mise en route d’une enquête et la possibilité de l’imposture. Tout joueur cherche à cacher son jeu, à dissimuler ses manœuvres, à induire son opposant en erreur, voire, pour certains, à tricher. C’est ce qu’explique très bien Poe quand il ouvre sa nouvelle policière, « Double assassinat dans la rue Morgue », par une entrée en matière surprenante, qui prend la forme d’une réflexion théorique sur le whist. Poe souligne que le joueur doit observer ses adversaires, envisager leur plan, préparer ses coups, bref enquêter à la fois sur le jeu et sur des éléments extérieurs au jeu. Il se comporte comme le fera Dupin dans la suite de la nouvelle. Perec s’en inspire dans le préambule de La Vie mode d’emploi qui présente le puzzle comme un art de la rivalité entre celui qui a fabriqué le puzzle et celui qui le reconstitue. Le premier cherche à tromper l’autre, à l’orienter, par les découpes des pièces, dans des fausses pistes, alors que le second enquête sur l’énigme, cherche à voir autrement les emboîtements possibles. Imposture et enquête donc, qui vont jusqu’à faire du jeu une sorte de modèle organisateur de la narration dans certains textes, comme Europa de Gary, Le Château des destins croisés de Calvino ou La Vie mode d’emploi. S’y disent le rêve d’une mise en ordre du réel mais aussi l’échec d’une telle entreprise, parce qu’il subsiste toujours du jeu dans le jeu, un jeu qui est celui du lecteur, principal trublion qui s’invite aussi dans la partie.
Guilhem Armand – Sous quels aspects se présente alors cette crise de l’herméneutique qui frappe le XXe siècle ?
Maxime Decout – Quand on examine les choses de près, on se rend assez vite compte que les récits d’Agatha Christie et de Conan Doyle, voire ceux de Poe, soulèvent en réalité déjà des doutes. Leurs enquêteurs ne sont ni parfaitement honnêtes ni toujours victorieux. Poirot laisse s’enfuir les coupables à la fin du Crime de l’Orient-express et, au lieu d’une solution unique, en avance deux, empêchant ainsi la vérité de s’imposer et nous invitant, peut-être, à proposer les nôtres. Holmes est pour sa part fasciné par ses adversaires et leur intelligence. S’il cherche à les arrêter, c’est plus pour exercer ses talents que pour servir l’ordre en place.
Ces failles, déjà présentes dans le roman à énigme traditionnel, les œuvres de Perec, Robbe-Grillet, Butor, Borges vont les exploiter au maximum pour rendre compte d’un monde qu’il devient impossible d’interpréter sans équivoque. L’un des aspects majeurs de cette crise est la textualisation de l’enquête, à savoir un mouvement où l’enquête se met à porter aussi sur des textes. Henry James, avec Le Motif dans le tapis, est peut-être celui qui inaugure cette veine de l’enquête textuelle qu’on retrouvera chez Perec, Butor, Bolaño, Auster et bien d’autres encore. À partir de là, l’herméneutique devient délirante : elle veut croire que les fictions peuvent éclairer le réel et s’enfoncent dans des séries d’hypothèses où le vrai et le faux sont plus que jamais compromis. Mais en même temps, cette dramatisation de la crise de l’herméneutique par l’enquête et l’imposture est aussi une riposte, je l’ai dit, en ce sens qu’elle nous propose des textes jubilants, qui nous prennent au piège, nous transforment en mauvais lecteur pour notre plus grand plaisir. Ces récits refusent d’appartenir à une littérature de l’épuisement et du désenchantement. Ils partent de la crise de l’herméneutique mais, au lieu de s’y résigner, ils la mettent en scène pour en faire l’impulsion décisive d’une lecture suspicieuse, joueuse et plus active que jamais.
Guilhem Armand – Vous soulevez ainsi des questions qui sont plus que jamais d’actualité, dans une société où les affaires d’imposture se multiplient. Comment situez-vous l’imposture littéraire dans ce paysage ?
Maxime Decout – Notre société actuelle est une société où l’imposture joue un rôle de premier plan, même si celle-ci a toujours existé. À l’heure d’Internet et des réseaux sociaux où l’on se construit un avatar, une identité virtuelle et une existence, les tentations de l’imposture sont certainement démultipliées bien qu’il soit peut-être plus délicat de la faire durer. Le jeu de dissimulation et de démasquage s’accélère de toute évidence et fait régulièrement la une des médias. Entre les fake news et le complotisme, l’imposture ruine les assises de la vérité et les certitudes. C’est à ce titre que la leçon de la littérature est plus que jamais précieuse. Son imposture nous engage dans une parole qui, par le mensonge, dit quelque chose de vrai sur nous et le monde. C’est à l’encontre de cette époque du soupçon triste que les œuvres nous signalent que l’imposture n’est pas cantonnée aux instrumentalisations du pouvoir et de l’argent. Invitant le lecteur à une démarche active, elle le force à enquêter aussi sur lui-même et à questionner la place qu’il occupe ou croit occuper dans le monde. Sur fond de défiance et de non-adhésion au monde, l’imposture en littérature exerce un jugement critique et met à l’épreuve notre faculté de juger. La littérature déstabilise ou court-circuite l’ère de la « post-vérité » parce qu’elle est toujours une féconde imposture.
Guilhem Armand – Comment expliquez-vous ce plaisir que le lecteur éprouve à être trompé ?
Maxime Decout – Il y a, c’est évident et très important, un plaisir tangible à être dupé par un texte. Deux principales raisons peuvent être avancées. La première tient au fait que la tromperie qui se réalise à vos dépens n’a pas du tout les mêmes conséquences que dans le monde réel. Lorsqu’une personne vous trompe, les dommages sont nombreux et bien réels, qu’ils soient affectifs, professionnels ou financiers. Rien de tel, cela va de soi, lorsque vous êtes dupé par une œuvre. Il y a une rassurante et jubilatoire immunité à être embobiné par la littérature. La fraude peut s’y exercer de manière magistrale en dehors de toute implication concrète et de toute morale. La deuxième raison au plaisir d’être floué vient des singularités de l’imposture littéraire qui n’appelle pas mais suspend le jugement moral. Seule la littérature, et plus largement l’art, permet de vivre de telles expériences. C’est aussi ce qui m’a poussé à écrire Pouvoirs de l’imposture selon une forme qui reflète son contenu : l’essai est pensé comme un roman policier, qui interpelle son lecteur, lui suggère des énigmes, le prend au piège ou le pousse à proposer ses propres interprétations. Il l’invite à expérimenter la posture qui est la sienne lorsqu’il lit les récits d’imposture et d’investigation. De là à penser que je l’ai trompé, que j’ai été moi-même un imposteur, je le laisse mener cette ultime enquête…
Guilhem Armand – Merci d’avoir bien voulu répondre à notre petite enquête que nos lecteurs poursuivront certainement par la lecture de vos passionnants ouvrages.