Dans La Maison suspendue1, pièce de Michel Tremblay (auteur québécois francophone majeur des cinquante dernières années), le personnage de Victoire lance en 1910 à l’enfant qu’elle porte, la future Albertine, fille de son inceste – pourtant heureux jusqu’à la séparation contrainte d’avec son frère-amant Josaphat – la malédiction suivante :
VICTOIRE
[…] tu vas hériter de toute ma rage d’avoir été obligée de laisser la campagne pour aller m’enterrer en ville… Tu le sauras pas, mais tu vas traîner avec toé mon malheur à moé… J’s’rai pas capable de pas te transmettre mon malheur… pis de pas le transmettre aussi à tes enfants2.
Cette réplique illustre à elle seule le fonctionnement de l’œuvre tremblayenne, qui prend soin de figer au préalable le sort tragique des personnages de son monde pour en narrer ensuite, durant tout le 20e siècle dans la fiction et durant un demi-siècle de création, l’implacable accomplissement. C’est dire combien, pour Michel Tremblay, le malheur et le désespoir sont les moteurs de son œuvre, le bonheur ne pouvant presque jamais être vécu de façon durable, quasiment aucun personnage ne pouvant (ne devant ?) être épargné par l’apocalypse qu’il a imaginée pour eux dès 1968. Pourtant, le bonheur ne relève pas de l’indicible dans l’œuvre tremblayenne et nous dirions qu’il a bien un « intérêt autre » puisqu’il s’agit de mettre en place une poétique du contraste qui suspend momentanément le tragique de façon à le mettre davantage en valeur.
Nous verrons ainsi comment le récit des moments privilégiés, les épiphanies, vécus durant l’enfance ou la vie adulte par certains protagonistes, voire la relation des vies heureuses de certains personnages (toujours) secondaires, sont disséminés dans l’œuvre, opérant par contraste la sublimation des catastrophes, sans qu’ils soient cependant considérés par l’auteur comme des objets trop « bas », sans profondeur, relativement au malheur, puisqu’ils entretiennent un lien étroit avec le merveilleux, l’apprentissage et la pratique des arts, le rêve, ou encore avec l’esprit du lieu des origines, voire avec l’intimité d’un couple d’inspiration adamique tentant de vivre un « trop beau péché »3.
Le bonheur via le merveilleux, l’apprentissage et la pratique des arts ou le rêve
Comme nous l’avons montré dans notre article4 « Cycle et recyclage, reprise et ressassement du roman-monde dans La Diaspora des Desrosiers », l’œuvre tremblayenne continue de se recycler depuis 2007 en faisant cycles : après avoir prolongé son cycle théâtral des Belles-sœurs (publié entre 1968 et 1977) dans les Chroniques du Plateau-Mont-Royal (cycle romanesque publié entre 1978 et 19975), afin de narrer de façon téléologique les causes de l’« apocalypse »6 de son monde, Tremblay ressasse l’origine en remontant une nouvelle fois, dans La Diaspora des Desrosiers7, le cours du temps et celui des familles de Gabriel et de Rhéauna, dite « Nana », double autofictionnel de la mère de l’auteur, comme le personnage de Jean-Marc l’est de Tremblay lui-même. Dans le cas qui nous occupe, soit les variations majeures autour du thème du bonheur, qui butent souvent sur l’écueil de la mièvrerie, tout RE-commence à partir du Passage obligé, quatrième tome de La Diaspora, dans lequel sont insérés plusieurs « contes de Josaphat-le-Violon », dont celui de La Dame du lac Long. Dans ce texte écrit par le personnage de Josaphat vers 1910, retrouvé lors de la vente de la « maison suspendue » par celui de Simon, nouvel occupant des lieux, et lu par celui de Nana en 1915, le père incestueux fondateur d’une des deux principales lignées de l’œuvre tremblayenne narre notamment sa rencontre avec les figures des Tricoteuses du Destin. Celles-ci reprennent certaines attributions à la fois des Moires et des Muses et sont censées l’instruire, le suivre, et le protéger, ainsi que sa famille et ses descendants. Doubles modernes et québécois des Moires, les Tricoteuses tremblayennes s’assimilent aussi progressivement dans l’œuvre aux Muses. De même que Florence se confond avec leur mère Mnémosyne et en partie avec Clio, ses filles Mauve, Violette et Rose reprennent certaines attributions des huit autres Muses puisqu’elles incarnent respectivement la musique, le chant et la poésie8.
De l’initiation de Josaphat…
Dans La Dame du Lac Long, le lecteur au long-cours de l’œuvre de Michel Tremblay apprend enfin les détails de la rencontre entre les Tricoteuses et le jeune Josaphat, ainsi que la révélation qu’il reçoit en trouvant le violon qui lui vaudra plus tard le surnom de « Josaphat-le-Violon ». Cet instrument va lui permettre, suivant le vœu des quatre femmes, de faire lever tous les mois la pleine lune, pour éviter que des chevaux célestes s’épuisent à extraire la boule de lumière des profondeurs de la Terre, ce qui leur occasionne une souffrance et des blessures profondes lorsqu’ils y sont contraints. Le conte narre l’histoire d’une « dame invisible qui, en compagnie de ses trois filles, habitait un manoir transparent au bord du lac Long »9. Arrivées lors de la colonisation de la Nouvelle-France « avec ces fameuses filles du roi, les orphelines de bonne famille comme les prostituées dont la France voulait se purger »10, elles décident de se fixer à Preston-Duhamel dans un château surgi pour elles par enchantement, avec « pour mission de tricoter des pattes de bébé, de jolis manchons pour les pieds »11 qu’elles offrent aux accouchées, qui les accueillent avec bonheur puisque « leur présence signifiait que le nouvel arrivé allait survivre, qu’il était en bonne santé et qu’il allait pouvoir perpétuer la lignée des Gagnon, des Filion, des Tremblay, des Baillargeon, des Simard »12 :
Quant à la Dame, c’était une femme érudite qui consacrait ses journées à l’étude des familles de la région et, pianiste remarquable, à l’interprétation de morceaux de toutes les époques et de toutes les provenances. Au fil des ans, elle jouait Couperin, elle jouait Bach, elle jouait Mozart, Chopin sans avoir jamais eu à les étudier. Et elle lisait. Tout13.
La Dame et ses filles attendent aussi l’arrivée de l’élu qui pourrait mettre un terme à la souffrance des chevaux leveurs de lune. Cette figure se présente un jour sous les traits d’un petit garçon, seul à les avoir vues et à avoir osé les approcher, qui finit par les fréquenter et qui découvre un jour dans le grenier « un instrument de musique qui lui était destiné, qui allait changer le cours de sa vie, faire de lui quelqu’un d’autre, en mieux ou en pire »14. Aussitôt, Josaphat se montre capable de jouer « un ruban de sons qui frappait droit au cœur et faisait monter les larmes aux yeux »15. Lorsqu’il descend des combles, l’enfant est « transfiguré, pâle comme s’il avait perdu tout son sang »16, signe qu’il était bien celui dont « on […] avait prédit […] la venue »17. Michel Tremblay opère alors la reprise et la réécriture intégrales du long récit fait par Josaphat dans Les Chroniques à son petit-fils Marcel et relatant la souffrance des chevaux célestes, qui ont « pour tâche, chaque mois, d’arracher la pleine lune des flancs de la montagne et de la propulser dans le ciel comme un boulet de canon blanc »18 :
Les chevaux grimpaient dans le ciel en hennissant, la pluie de sang qui s’écoulait de leurs blessures était devenue plus drue. […] [Mais] [u]ne seule note suffit pour tout pulvériser. Aussitôt que le son du violon monta dans le ciel, les chaînes se brisèrent, les chevaux, libérés, partirent en galopant aux quatre coins du ciel, piétinant les étoiles, le sang disparut, comme lavé par une gigantesque averse. Et la lune […] parut […] continuer toute seule son escalade19.
Si la découverte de son double don inné, savoir jouer du violon20 et pouvoir faire lever la lune grâce à sa musique « pour éviter un grand malheur »21, l’emplit de joie et de fierté, ce n’est que dans La Grande Mêlée, cinquième tome de La Diaspora que l’on comprend le véritable bonheur qu’il a éprouvé en la compagnie des Muses-Moires, avant de fuir Duhamel. Lorsqu’il les retrouve à Montréal, juste avant le mariage de Gabriel et de Nana en mai 1922, il n’a qu’une envie :
[…] crier de joie, se jeter dans leurs bras, les embrasser en leur disant qu’il pensait à elles chaque jour dans son exil, qu’il avait des centaines de fois rêvé de prendre le train pour aller les rejoindre et se perdre dans leur univers où rien d’autre n’existait que l’amour de la musique […]. Et la pleine lune, une fois par mois22.
Mais la nostalgie, le souvenir de son bonheur passé ne peuvent lui permettre de supporter la réalité de ce qu’il croit être devenu, un rêveur misérable passé à côté de sa vie à cause de sa folie, un vieil homme qui se meurt de souffrance et de culpabilité à l’idée de s’être privé de sa sœur-amante et de ses enfants, tout en les ayant condamnés à un malheur pire que le sien :
Vous m’avez fait un cadeau extraordinaire avec le violon, c’est vrai, mais le reste… J’aurais pu me contenter de la musique, me saouler de ce que produit mon violon pour le reste de mes jours en étant surpris […] qu’y viennent de moi, ces sons-là. J’m’en serais contenté. Mais le prix à payer était trop élevé. […] j’vous crois pus. Chus trop fatigué. […] Tout va trop mal23.
… à celle de Marcel
Dans Les Chroniques24, l’apprentissage de Marcel, dont se chargent à présent les Tricoteuses, débute par le récit de son histoire familiale depuis les origines, qui doit se doubler de récits d’une autre nature, plus propices à éveiller son intelligence et son futur génie. Il s’agit des contes, particulièrement ceux relevant de la Chasse-Galerie25, dont son grand-père était friand et qui jouent un rôle de premier plan dans l’œuvre tremblayenne. L’intérêt grandissant de Marcel pour l’instruction qu’il reçoit auprès des quatre femmes les incite à l’initier, comme dans le cas de Josaphat, à une forme d’art majeur : la musique. Sans l’y avoir préparé, tout en l’estimant prêt à recevoir cette révélation, Florence lui fait entendre un jour plusieurs airs de piano qui le ravissent et qui décident d’une vocation qu’elles lui interdiront pourtant de révéler au monde, ne l’estimant pas encore « prêt »26 :
[…] la musique s’éleva dans la maison, étonnante de pureté transparente […], ronde, lisse, et pourtant impérieuse, […] envahissant tout, subjuguant tout ce qui vivait et pulvérisant le reste, anéantissant les objets qui ne pouvaient l’apprécier pour mieux séduire, enivrer les êtres dont le cœur, les oreilles, le cerveau, savaient la goûter, la vivre. La maison n’existait plus, seule l’extase dans la musique subsistait, écrasante et dévastatrice. […] Marcel regardait dans le corridor, la tête penchée, navré de bonheur. Le temps était suspendu et pourtant défoncé, hachuré, troué par les notes de musique au souffle si puissant qui explosaient en bouquet odorant en vous engourdissant de joie27.
La musique dans l’œuvre tremblayenne participe ici d’un art sacré que seules les divinités tutélaires choisissent de divulguer aux « élus »28 successifs qu’elles initient aux vertus salvatrices de l’art :
« La musique, Marcel, c’est un cadeau de la vie. Ça existe pour consoler. Pour récompenser. Ça aide à vivre. Les malheurs qui t’attendent, Marcel, pourront toujours être endormis, engourdis, presque oubliés à cause de la musique de Mauve. Quand tu voudras mourir de chagrin parce que quelqu’un aura été méchant avec toi, viens voir Mauve. Plus tard, quand tu seras plus grand, quand tu pourras en comprendre plus, j’te dirai les grandes compensations que peuvent te prodiguer Violette et Rose, mais là t’es trop petit. La musique devrait te suffire pour le moment »29.
Les quatre femmes mettent également à la disposition de Marcel des livres de littérature ou d’art qui leur servent de support pour compléter leur enseignement. Parvenu à l’âge adulte, Marcel retrouve par hasard l’un de ces ouvrages, l’un de ces « objets de beauté » auquel renvoie le titre du sixième tome des Chroniques, alors qu’il se rend à la bibliothèque municipale pour essayer de faire passer un temps qui ne passe plus, puisqu’il s’est privé de l’enseignement et de la présence des Muses-Moires en tentant de révéler au monde leur existence et son propre génie, malgré leur avertissement. La reconnaissance du nom du livre lui procure une félicité qu’il n’avait plus ressentie depuis longtemps :
[…] il […] était tombé sur un mot qu’[…]il croyait reconnaître. Imprimé en grosses lettres sur un énorme volume illustré : QUATTROCENTO. […] Il […] s’était mis à le feuilleter, d’abord sans y porter grande attention, puis avec de plus en plus de passion. Et le Quattrocento au complet lui était tombé dessus avec ses splendeurs inépuisables. Et un souvenir lointain, enterré depuis longtemps, lui était revenu : un petit garçon assis […] à côté d’un piano d’où s’élevait une musique qui faisait mal à force d’être belle ; le petit garçon feuilletait un livre, celui-là, exactement le même, et quelqu’un, une dame […] lui expliquait les tableaux, un par un […]30.
Lorsque, bien avant cet épisode survenu à la bibliothèque, la maison des Muses-Moires avait commencé à lui devenir inaccessible, pour les raisons que nous avons évoquées, Marcel était cependant parvenu à trouver un autre lieu où retrouver une forme de merveilleux et de bonheur, via le rêve. Il s’agit d’une « forêt enchantée », en réalité un bosquet de cœurs-saignants qui constitue une passerelle vers l’arrière-monde des Muses-Moires, où leur ancien protégé se réfugie pour rêver et où s’aventure parfois également son cousin, le futur Jean-Marc, le dernier enfant de Nana, dite « la grosse femme » dans Les Chroniques. Le premier jour de l’été 1952, l’enfant surprend Marcel en train d’accomplir en dormant « un instant de grâce, un moment privilégié d’une surprenante douceur, qui se traduisait par un murmure dans les branches, comme si un vent qui venait de l’intérieur du bosquet essayait de s’échapper. C’était un rêve et tout était pourtant très réel »31. L’enfant comprend alors que la superbe journée qu’il est en train de vivre représente l’œuvre de Marcel et décide de savoir comment celui-ci parvient à « inventer une aussi belle chose »32. Alors qu’il se prépare à pénétrer à l’intérieur du massif de fleurs, un scrupule le retient cependant, Josaphat-le-violon ayant souvent dit aux deux cousins « qu’il ne faut jamais regarder quelqu’un dormir, que c’est un viol […] et que ça peut porter malheur »33. Mais, parce qu’il veut posséder lui aussi un morceau de cette journée et de ce rêve, une part de la sensation de bonheur qui en émane, au risque d’être maudit, il pose la main sur le front de son cousin, franchissant le seuil de son imaginaire. Immédiatement surgit la vision désirée de l’arrière-monde et du chat Duplessis, l’animal de compagnie préféré de Marcel34 :
Aussitôt, une nuée d’oiseaux explosa dans la forêt enchantée ; ça venait du front, de la tête de Marcel […]. En un seul cri d’avertissement ou d’épouvante, le vol d’oiseaux creva comme une bulle […] et disparut. Et un magnifique chat tigré sauta dans la forêt enchantée […]. Il ne vit pas tout de suite l’enfant de la grosse femme […]. Puis il vit [s]a main posée sur le front de Marcel. « Ôte ça de là, toé ! Violeur ! T’as pas honte ? »35
Un tel lieu merveilleux et protecteur, Marcel n’est pas le seul à en chercher un. Lorsqu’il apparaît que son cousin ne pourra remplir son rôle, notamment en succédant à leur grand-père Josaphat en tant que leveur de lune36, c’est à Jean-Marc qu’il revient de faire son devoir, qui consiste à faire revivre le passé de sa famille par l’écriture. Cette forme de « résurrection » n’est possible qu’à l’aide de l’esprit du lieu, celui de Duhamel et de la « maison suspendue » qu’il rachète après que Teena, la tante de Nana, l’a elle-même rachetée à Josaphat au début du 20e siècle. Si Marcel hérite de la marginalité de son grand-père, de sa folie qui lui permet de voir les Muses-Moires, Jean-Marc hérite quant à lui de ses dons de conteur, devenant le seul être capable d’échapper à la malédiction grâce au pouvoir salvateur de l’écriture.
Le bonheur via la symbiose avec l’esprit du lieu, l’intimité du couple et… la mort
A rebours dans le temps : des années 1990…
Incapable de devenir l’écrivain qu’il veut être, mais également dans l’impossibilité de renoncer à sa vocation, le personnage de Jean-Marc, professeur de français montréalais qui ressasse ce qu’il prend pour de la médiocrité, décide de s’octroyer une année sabbatique pour aller vivre à Duhamel, dans la « maison suspendue », et pour tenter de ressusciter l’histoire de ses ancêtres. Dès son arrivée, il évoque la symbiose qui l’unit au lieu, seule susceptible de lui apporter le bonheur de l’inspiration :
JEAN-MARC
Aussitôt que chus entré là, j’ai senti que c’était la bonne place, que c’te maison-là m’attendait… […] Y a eu des partys mémorables, des enterrements loufoques, un mariage, en particulier, d’une grande tristesse qui a fait de mon grand-père mon grand-oncle… […] Tout ça c’t’à moi, […] c’est mon seul héritage en fait. J’aurais racheté c’te maison-là même si a’ m’avait déçu après tant d’années […]. J’vais m’installer avec une plume, du papier, là où tout a commencé. À la source de tout. Mon grand-père jouait du violon pour faire lever la lune, moi j’vais écrire pour empêcher le crépuscule. Y’a pas de vrai coucher de soleil ici, on devrait pouvoir empêcher la nuit de tomber. J’vais tout écrire ce que je sais sur eux. Ce que je ressens pour eux37.
La symbiose de Jean-Marc avec l’esprit du lieu de l’origine constitue ainsi un catalyseur de la création et représente pour lui la possibilité d’accéder à une forme de bonheur et d’épanouissement. Cela avait également été le cas pour sa mère, la grosse femme, qu’il avait vue en train de prendre un bain dans le lac Simon, seule « baignoire » adaptée à sa corpulence, durant des vacances passées à Duhamel, alors qu’il était un enfant s’interrogeant sur le sens de l’existence et sur la réversibilité des états heureux et malheureux :
JEAN-MARC
Je regardais les autres se débattre dans leurs malheurs, dans leurs bonheurs aussi, parce qu’y’avaient tous ben d’la misère avec le bonheur… J’trouvais que tout ça avait pas de sens. Que la vie avait pas de sens si tout était toujours aussi compliqué38.
La jouissance que procure le bain à sa mère, condamnée en règle générale à se laver « paroisse par paroisse » en raison de son poids, représente un authentique moment de bonheur, dont la simplicité contraste avec la difficulté que les autres membres de sa famille ont à apprécier ce type d’instant privilégié. Comme il l’avait fait avec Marcel dans le cas du rêve, Jean-Marc n’hésite pas à désobéir à sa mère qui lui avait interdit de la suivre sur le chemin du lac. C’est au prix de cette deuxième transgression que l’enfant accède à la vision d’un bonheur pur, certes autre que le sien mais qui donne sens à son existence :
JEAN-MARC
[…] A' se débattait un peu dans l'eau… pis a' lançait des petits cris de joie qu'a'l' arrivait pas à retenir… J'étais tout près, caché derrière un bouleau, pis j'la voyais de profil… J'avais jamais vu un visage pareil… A'l' avait levé son visage vers le soleil, j'voyais ses mains qui brassaient l'eau… […] J'connaissais pas c'te femme-là, Mathieu. Depuis combien de temps c'te femme-là était pas entrée dans l'eau comme ça ? Pis tout d'un coup, a'l' a envoyé sa tête un peu plus en arrière, pis a' s'est mise à rire… Un rire d'enfant content qui découvre l'eau d'un lac pour la première fois… Le paysage s'est soulevé, j'ai vu ma mère, le quai, le lac, les montagnes s'élever dans le ciel, comme dans les contes de mon oncle Josaphat pis j'me suis dit : la vie est pas compliquée. La vie a un sens. La vie a un sens, ma mère rit39.
Mais le bonheur dans l’intimité du lieu et du couple à Duhamel, que ce soit pour Jean-Marc ou pour ses grands-parents, représente un temps de vie qu’il est difficile de faire perdurer : c’est ce que montrent les deux cycles des Chroniques et de La Diaspora en se faisant écho. Une seule entorse à cette règle se produit avec les personnages de Rose et de Simon, qui paient cependant cher le prix de leur bonheur en solitaires.
… aux années 1910
Le bonheur de Jean-Marc en symbiose avec l’esprit du lieu cesse en effet dès qu’il quitte Duhamel, bien qu’il ait réussi à écrire sa première œuvre durant son séjour dans la « maison suspendue ». On le retrouve ensuite, dans le roman Le Cœur éclaté40, en pleine dépression suite à sa rupture avec Mathieu, en quête d’amour et d’une nouvelle source d’inspiration. Quant à ses aïeux incestueux, Josaphat et Victoire, comme « […] Adam et Ève au Paradis, [ils] vivent heureux [à Duhamel] jusqu’à ce que l’idée du bien et du mal fasse sombrer leur bien-être modèle dans le manichéisme du choix à faire »41. Dans le quatrième et dernier conte de Josaphat-le-Violon, inséré dans Le Passage obligé et intitulé La Pie-grièche et la souris des champs, Josaphat raconte en effet comment une Sœur de la congrégation des Sœurs grises, Sœur Sainte-Claire, doit se rendre à Duhamel chez son jeune frère, nouveau curé en titre, en punition de fautes graves qu’elle nie et qu’elle essaie de cacher. Habitée par la volonté de faire le Mal, elle enquête sur toutes les familles du village et finit par découvrir Victoire, son fils Gabriel et l’existence de l’inceste qu’elle dénonce avec une violence telle que « Victoire était clouée à son mur de cuisine et [qu’elle] hurlait de douleur […] convaincue que la foudre de Dieu tombait sur elle et qu’elle le méritait »42. La sensation que Claire éprouve de devenir immense, de planer au-dessus de sa victime comme l’ombre du Dieu vengeur s’interrompt brutalement à l’arrivée de Josaphat qui chasse la « corneille », la « pie-grièche », avant qu’elle ne soit elle-même chassée par le curé, son propre frère, qui a pris le parti de protéger ses paroissiens, même vivant dans le « péché ». Mais le « Mal » est fait, Josaphat décide de vendre « la maison suspendue », de laisser Victoire accepter la proposition de Télesphore de l’épouser, d’aller vivre à Montréal et de reconnaitre Gabriel, ce qui conduit Victoire à lancer la malédiction déjà mentionnée en introduction.
Si Les Chroniques du Plateau-Mont-Royal ne relatent pas la vie misérable et malheureuse de Victoire à Montréal auprès de Télesphore, laquelle sera longuement évoquée dans La Diaspora des Desrosiers, elles montrent en revanche la réconciliation du frère et de la sœur incestueux lorsque Victoire se met elle aussi à voir les Tricoteuses du Destin, le 2 mai 1942, jour pendant lequel se déroule l’action du premier tome des Chroniques. Prise de panique à l’idée que la folie la gagne, Victoire songe d’abord à mourir, change d’avis et décide de profiter de ses dernières années à vivre, du charme de la vie et du rêve, ainsi que de son frère. Cinq ans plus tard, elle rend l’âme en célébrant de façon hallucinée son double amour pour Josaphat et Duhamel :
« Josaphat, le ciel est rouge ? La nuit s’en vient ? C’est la pleine lune, à soir, Josaphat. […] J’t’aime tellement que le pays a l’air plus p’tit ! Y’a pus de distance, Josaphat ! J’vas t’être à Montréal mais j’vas transporter Duhamel dans mon cœur ! » Elle replia ses bras sur elle comme pour caresser ou se bercer elle-même, posa le menton dans le creux de son épaule et mourut assise, rayonnante de bonheur43.
C’est dans La Traversée des sentiments, troisième tome de La Diaspora, que la jonction est à nouveau faite avec Duhamel, lieu de vie et de bonheur partagé entre Rose, la cousine des trois sœurs Desrosiers (Tititte, Teena et Maria, la mère de Nana), et son mari Simon, un Indien Cri comme elle. Lors d’un court séjour estival qu’effectuent les cousines et Nana chez le couple, Rose les accueille en disant : « Bienvenue dans la maison suspendue ! »44, levant les bras « comme pour les bénir »45 :
La maison de la tante Teena46 est à flanc de montagne, comme si une gigantesque main l’avait posée là, sur un petit tertre, au bout d’un chemin tracé par le bout d’un gros doigt, de la route au perron. […] l’à-pic de la montagne commence juste derrière la maison, […] celle-ci, adossée à la pente, en fait presque partie. […] Seule la galerie d’en avant, qui donne sur la porte d’entrée, est dégagée ; le reste, tout le tour de la maison, est encombré de sapins47 […].
Nana comprend alors pourquoi Rose leur a « souhaité la bienvenue dans la maison suspendue car on dirait, en effet, qu’elle est posée sur une petite tablette au milieu de l’immense nature et qu’elle flotte »48. C’est dans ce havre de paix, merveilleux comme peut l’être le château transparent des Tricoteuses et pourtant visible aux yeux de tous, que Simon et Rose vivent un bonheur intense et durable, ce qui contrevient à une règle d’or dans l’œuvre tremblayenne : pour les personnages de son œuvre, le bonheur ne peut représenter qu’un avant, un après, ou un sursaut, un moment suspendu comme peut l’être la maison familiale, voire une illusion, un pendant nécessaire au malheur, qui obscurcit les vies durant un temps beaucoup plus long. Un exemple d’instant privilégié durant ce voyage correspond une nouvelle fois à la reprise du motif du bain dans le lac, renvoyant le lecteur de l’œuvre tremblayenne à celui que prend Nana, devenue « la grosse femme » dans La Maison suspendue. Lorsque, dans La Traversée des sentiments, la jeune Nana découvre pour la première fois le lac proche de la maison, elle s’y laisse couler en douceur puis profite d’une forme d’état de grâce :
Elle resterait bien là, sans bouger, heureuse, plongée dans l’eau […] avec sa famille qui s’amuse autour d’elle […]. Tout est harmonieux, vu du fond de l’eau, et elle aimerait regarder ceux qu’elle aime s’amuser sans se mêler à leurs jeux, rester spectatrice privilégiée de leur bonheur. Mais rien n’est parfait, l’air va lui manquer49…
Nana attend d’autant plus la séance du « bain » quotidien qu’elle voit sa mère Maria se transformer. La femme fatiguée, impatiente et irascible qu’elle connaît à Montréal se fait à Duhamel mère caressante et douce, capable enfin d’exprimer l’amour qu’elle porte à ces enfants : « Ces incursions dans la crique, ces moments de bonheur passés ensemble […] dans les taches de soleil que filtraient les arbres, sont devenus une source de joie pour Rhéauna […] »50. La petite fille a raison de profiter intensément de cette semaine : une fois celle-ci terminée, parce qu’elle pense être incapable de s’en occuper correctement, sa mère choisira de la renvoyer avec son dernier né Théo à l’autre bout du continent, en Saskatchewan chez ses propres parents qui ont déjà la charge de ses deux autres filles, Alice et Béa51. Mais, indépendamment de ce qui va se produire, Nana pense déjà que, si tous semblent vouloir que le bonheur « ne se finisse jamais »52, tous, à l’exception de Rose et de Simon, se doutent également « que tant de bonheur étiré sur une période trop longue risquerait de devenir ennuyant »53… Alors, quel est le secret du second couple « adamique » tremblayen ? C’est Rose qui l’explique à ses cousines dans l’une de ces « confessions » que l’auteur se plaît à mettre dans la bouche de ses personnages :
« […] je sais que tout le monde jase sur mon compte, dans la famille, depuis que j’ai choisi Simon plutôt que l’insignifiant maître d’école que mes parents auraient voulu que je marie, à Sainte-Maria-de-Saskatchewan, y a vingt ans. On a été obligés de se sauver comme des voleurs parce que parsonne, parsonne, aurait accepté d’admettre qu’on pouvait être heureux, Simon pis moé, dans notre pauvreté pis notre misère ! Oui, ça fait déjà vingt ans […] mais laissez-moi vous dire que je l’ai pas regretté un seul jour […]. […] y a pas une femme, icitte, à Duhamel, où on a été obligés de venir se cacher […] qui a été aussi comblée que moi par son mari ! […] Si vous saviez ce que c’t’homme-là est capable de faire à une femme »54…
L’inceste comme la sexualité revendiquée comme jouissive et détachée de la fonction de reproduction représentent des tabous qui amènent un châtiment de la part du corps social auquel il est difficile d’échapper. Rose et Simon, comme avant eux Victoire et Josaphat, ne peuvent vivre heureux que parce qu’ils habitent à l’écart du village, Simon subvenant à leurs besoins et vivant en symbiose avec son environnement, au point de rendre Rose jalouse. Lorsque la jeune Nana surprend sa nudité qu’il expose à l’orage avant de plonger dans le lac déchaîné, Rose la rassure en ces termes :
Tu peux regarder Nana. C’est pas vrai que c’est un péché. Un homme tout nu, y rien de plus beau au monde. […] Y va nager jusque de l’autre côté du lac, pis y va revenir. Plus beau pis plus fin que jamais parce qu’y va s’être battu avec la nature55.
Il est remarquable de noter que Simon n’a pas de nom, à l’instar de Josaphat, la famille sans patronyme que ce dernier a fondée ne devenant Tremblay qu’à la page 260 de La Grande Mêlée, lorsque le prêtre qui bénit le mariage de son fils Gabriel prononce son nom, en réalité celui de Télesphore, le « père » qui l’a reconnu à Montréal. L’absence de nom, de filiation, l’état de nature, la vie en retrait de tout et de tous (sauf à l’occasion des visites de la très proche famille) et l’intimité profonde d’un couple uni par une passion charnelle dévorante, semblent être les clefs d’un bonheur tel qu’il n’en existe pas de semblable dans l’univers de Michel Tremblay.
Conclusion
Nous avons étudié la façon dont la représentation du bonheur, si elle ne constitue pas « le point d’orgue » de toute la somme tremblayenne, permet, via le récit d’instants privilégiés, voire la relation de vies heureuses (certes menées par des personnages secondaires), de jalonner les différents cycles ou les diverses œuvres qui la composent de repères forts, éclatant d’une lumière qui donne le courage aux personnages, qui les vivent ou qui les voient vivre par d’autres, de supporter leurs épreuves passées ou à venir. La sensation de bonheur surgit toujours de la rencontre que font certaines figures avec le merveilleux, la pratique de l’art, le rêve, ou encore avec l’esprit du lieu des origines, voire de l’intimité d’un couple d’inspiration adamique tentant de vivre ce qui passe ailleurs pour un péché. Mais cette sensation ne peut correspondre qu’à un moment « suspendu », comme l’est dans la montagne la maison des origines et deux de ses prolongements originaux dans l’espace : il s’agit, d’une part, de la jetée suspendue en bois qui « enjambe un bon tiers du lac, un canot d’écorce [étant] attaché à une échelle qui descend dans l’eau »56 depuis la construction et, d’autre part, d’un demi-pont proche de la maison et surplombant une pente qui mène au-dessus d’un ruisseau :
La structure s’arrête là, en plein ciel, à mi-parcours entre les deux rives du petit torrent, à une quinzaine de pieds du sol. Tout au bout, un sceau est attaché au milieu d’une margelle de bois. C’est un puits dans les airs. On jette le sceau, on le remonte, c’est moins forçant que de descendre et remonter la pente assez rude, surtout l’hiver. […] Ce qui la [Nana] frappe d’abord, c’est cette troublante impression de sortir des arbres, d’émerger de la forêt pour s’engager dans les airs. […] il n’y a plus rien au-dessus d’elle, seul le ciel est là, immense, si bleu, et le soleil qui lui caresse la peau. Elle a un petit frisson de bonheur57 […].
Quelles images plus belles pourrait-on trouver que celles de cette maison, de cette jetée, de ce pont triplement suspendus pour illustrer le recyclage et le ressassement qu’opère constamment le roman-monde tremblayen, mais surtout, par rapport à l’objet qui nous occupe, l’idée que le bonheur réside en l’instant que vit un être placé en suspension, sous l’immensité bleue d’un ciel aveuglant de soleil, perché au-dessus d’un vide effrayant, un « trou »58 noir, celui des éléments aquatiques ou du temps qui passe, et face à un chemin qui doit prendre fin ?