La littérature française contemporaine abonde en romancières qui ont pour point commun d’ancrer leur œuvre dans la société par le biais de l’analyse psychologique : Delphine De Vigan, Véronique Ovaldé, Maylis de Kerangal. L’initiatrice de ce courant fut Katherine Pancol (née en 1954), qui publie depuis 1979 chez Albin Michel des romans populaires : parmi les plus connus Les yeux jaunes des crocodiles (2006), La valse lente des tortues (2008), Muchachas (2014). Agnès Martin-Lugand (née en 1979) est la dernière venue. Psychologue clinicienne dans la protection de l’enfance, c’est un véritable phénomène par son parcours éditorial1. Ne parvenant pas à trouver un éditeur traditionnel, c’est-à-dire sur papier, pour son premier roman, Les gens heureux lisent et boivent du café, elle l’a mis sur la plate-forme Kindle d’Amazon en décembre 2012. Le succès a été si rapide et spectaculaire que Michel Lafon s’est jeté sur le filon et édite les quatre romans suivants, en grand format puis en Pocket2.
Pourquoi l’avoir choisie elle pour cette étude ? Elle paraît représentative d’une littérature qui vise à un double bonheur : celui de l’héroïne et celui de la lectrice, avec des modes de composition et d’écriture qui semblent des copies affadies et des caricatures involontaires de la littérature classique des XVIIIe et XIXe siècles. La question qui au fond sous-tend cette étude est : qu’est-ce que la bonne/ la mauvaise littérature ?
Umberto Eco (1932-2016) a analysé en 1979, dans le chapitre 3 de Lector in fabula. Le rôle du lecteur, ce qu’il appelle « le lecteur modèle ». Pour lui, le lecteur modèle (sans tiret) doit, au-delà du code donné c’est-à-dire le contenu conventionné par le lexique référencé dans le dictionnaire et par les règles syntaxiques, actualiser le texte. En effet, le texte, défini par Eco comme le « tissu de non-dit », veut que « quelqu’un l’aide à fonctionner »3. L’auteur, donc, « prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement »4.
Aussi poserons-nous cette étude sur l’hypothèse que c’est ce travail d’actualisation qui contribue au bonheur de la lecture. Mais quelle place Martin-Lugand laisse-t-elle à ce processus ? En quoi, enfin, les NTIC, en particulier Facebook, modifient-elles le bonheur de l’écriture et celui de la lecture ? Les abondants, longs et détaillés « Remerciements » à la fin de chacun des cinq romans apporteront une réponse liée à l’hyper-communication de la société contemporaine.
Paraître et apparaître
En premier lieu, il vaut la peine de s’intéresser aux titres et aux couvertures. Les cinq couvertures sont en noir et blanc et montrent la figure d’une jeune femme trentenaire, à cheveux longs, de type caucasien. Le titre du premier roman, imprimé en lettres roses, est : Les gens heureux lisent et boivent du café. Le terme générique « gens » – sans majuscules – avec sa banalité vaguement familière évite de désigner sexe, âge, origine géographique, classe sociale, catégorie professionnelle. Ce substantif se trouve précisé par le qualificatif « heureux » mais une question se pose : s’agit-il d’un rapport de cause ou de conséquence entre « heureux » et les deux verbes qui suivent ? « Heureux » restreint-il « gens » et alors seuls les « gens heureux » « lisent et boivent du café », ou bien devient-on heureux quand/si on lit et on boit du café ? Le présent gnomique, en tout cas, exprime une constatation. Lire est employé absolument – poésie ? roman ? nouvelle ? journaux ? – alors que boire est précisé par café. Pourquoi pas bière, vin, whisky, tous alcools dont il est fait grande consommation dans les quatre romans ? Thé évoquerait peut-être un lectorat plus ciblé : femmes, jeunes femmes ou femmes mûres, célibataires, vieilles filles, végétariennes ou vegans… Le café est finalement la boisson la plus consensuelle et la moins connotée ; de plus, par synecdoque, le café désigne aussi le lieu (café, bar, bistrot) figurant sur deux couvertures ; du reste le lecteur comprend vite que le titre n’est autre que le nom du café littéraire que tient l’héroïne dans les premier et quatrième romans (GH, p. 21, 29-30), dans le quartier du Marais, avec Gens en majuscules.
Le titre du troisième roman, qui fait suite au premier, semble s’adresser à ceux qui n’ont pas trouvé le bonheur : La vie est facile, ne t’inquiète pas, imprimé en jaune. Les deux propositions indépendantes sont composées d’une assertion au présent gnomique et d’une défense à la deuxième personne du singulier. La ponctuation établit un rapport de parataxe : puisque la vie est facile… L’adjectif « facile » pourrait avoir un relent de mépris jaloux : untel a une vie facile, ou c’est une fille facile telle l’Albertine de Proust, ce que dément la deuxième proposition, dont on ne sait a priori qui est l’émetteur, ni qui est le destinataire.
Les couvertures de ces deux romans se font écho : cadre et figure sont identiques. Sur la première, la jeune femme, coiffée d’un bonnet et vêtue d’un manteau sombre, tient une cigarette allumée dans la main gauche ; elle regarde vers la gauche d’un air rêveur. Sur l’autre couverture, prise en légère plongée, elle est tête nue et vêtue d’une chemise aux manches retroussées ; elle est accoudée au comptoir, devant plusieurs petits verres à alcool, vides, et non devant une tasse de café comme l’autre ; elle tient un carnet dans la main droite. Elle sourit, son regard est tourné vers la droite, non cette fois vers l’extérieur mais vers l’intérieur de cet espace clos. Quel message de bonheur se dégagerait-il de la mise en parallèle de ces deux couvertures ? Le seul aspect qui dans ces romans ne relève pas de la bien-pensance est l’omniprésence de l’alcool et du tabac (VF p. 11, JT p. 207). La couverture des Gens heureux a échappé à la censure qui avait déclenché une vive polémique en 2005 : il s’agit de l’exposition consacrée par la BNF à Sartre à l’occasion du centenaire de sa naissance. La cigarette du philosophe avait été effacée de l’affiche. Rappelons qu’en 1983 la cigarette de Lucky Luke avait été remplacée, avec moins de critiques, par un brin d’herbe5. La dernière phrase de La vie est facile est : « Je dois arrêter de fumer, Edward… » (p. 251). La subtile interprétation suggérée par le verbe modal et la ponctuation serait soit que l’héroïne, Diane, ayant retrouvé son second grand amour après la mort de son premier mari et de leur fillette, n’a plus besoin de fumer, soit qu’elle serait enceinte après l’ellipse narrative de trois mois depuis qu’elle a quitté définitivement la France (et son café-littéraire) pour rejoindre Edward (p. 245).
Le deuxième roman porte en lettres saumon le titre astucieux : Entre mes mains le bonheur se faufile. Il se compose d’un groupe prépositionnel à la première personne du singulier. « Entre » peut être interprété de façons contradictoires : protection, capture, prise de possession ou mouvement de fuite, voire d’échec. Le substantif « bonheur » avec l’article défini ne peut encore recevoir de contenu. Le verbe se faufiler constitue la véritable réussite du titre. Le sens premier de ce verbe est « faire une couture à longs points pour faire ensuite la couture définitive »6. Chez Regnard et Lesage, il signifie « faire société ». Au sens moderne : « s’insinuer avec adresse auprès de quelqu’un, se glisser, dans, à travers la foule ». Le titre accomplit ces doubles sens quand, dès le début, le lecteur comprend que la vocation contrariée de l’héroïne, Iris, est la couture. La couverture représente une jeune femme seule, de biais, assise au bord d’un quai de gare, espace flou à l’arrière-plan ; vêtue de sombre, coiffée d’un chignon lâche, un cartable à côté d’elle, elle est penchée avec concentration sur un grand cahier.
Le quatrième roman s’intitule, en lettres bleues, Désolée, je suis attendue. Les deux accords au féminin singulier laissent attendre une narration à la première personne du singulier par un protagoniste féminin. L’apposition « désolée » a une tonalité banale, négligente, voire égoïste et grossière. La voix passive met l’émettrice en position de force dans la mesure où elle laisse entendre qu’elle est désirée. Cette phrase se révélera récurrente dans le livre : l’héroïne, Yaël, (p. 28) la dit à sa sœur et avec une variante à ses clients : « Désolée, j’étais retenue ». Elle quitte Marc, l’homme qui l’attire, avec cette même formule (p. 219), qu’elle ressort à un client trop empressé (p. 281), puis de nouveau à Marc : « Je suis désolée pour mon retard » (p. 281) jusqu’à la dernière phrase du roman où, par une inversion des rôles, Marc la rejoint pour toujours : « Désolé de t’avoir fait attendre, murmura-t-il » (p. 376). La photo de couverture illustre l’ambiguïté de l’adjectif « désolée ». La jeune femme, prise de trois-quarts dos debout, vêtue d’un imperméable Burberry, un sac matelassé au creux du bras droit, a un mouvement de torsion intéressant : tire-t-elle ou pousse-t-elle, de la main gauche, la porte-cochère ? Entre-t-elle avec appréhension ou sort-elle à regret ? Le geste est d’autant plus énigmatique que son visage se détourne et que son regard est dirigé vers le bas.
Le cinquième roman, J’ai toujours cette musique dans la tête, reprend l’esthétique des précédents avec, cette fois, l’intervention d’une main extérieure, posée sur l’épaule de la figure féminine (de trois-quarts), glabre mais dont la dimension en ferait une main masculine ; le titre apparaît en vert clair.
La question du bonheur est donc posée à travers les titres et les couvertures, par et pour des femmes trentenaires urbaines. En écho, l’édition princeps des quatrième et cinquième opus, chez Michel Lafon, présente en quatrième de couverture une photo du visage de l’auteure, en noir et blanc, cheveux longs, face à l’objectif, souriante.
Mièvrerie de l’écriture, Mièvrerie de l’imagination
Les romans d’A. Martin-Lugand se caractérisent d’une part au niveau de l’écriture par le cliché, d’autre part au niveau de la structure narrative par le poncif.
Le style est chargé de clichés, en définissant cliché comme rapprochement stéréotypé, comme métaphore passée dans le langage courant : ce qui relevait des ornements du discours rendant sensibles les états subjectifs est devenu, dans les quatre premiers textes, des automatismes dont l’enchaînement peut produire, sur un lecteur un peu critique, un effet involontairement comique, mais qui pour le lectorat de cette auteure constitue une sorte de code de reconnaissance. « […] je n’avais plus les yeux en face des trous […] avec deux petites heures de sommeil au compteur » (DSL p. 12). « Après une dizaine de jours à broyer du noir et à tourner autour du pot […] » (EMM p. 25). Le lexique est familier : « […] turbiner comme des malades » « [s]e défoncer » (DSL p. 11), voire grossier : « Lâche-moi, connard », « Tu traites la femme de ton frère de salope ? » (GH p. 147, 149). En fait le niveau de langue est supposé correspondre à celui de la classe sociale et de l’âge des personnages ; c’est volontairement, pour un effet de réel, que l’auteure feint de retranscrire le langage de ses personnages. Les caractéristiques de l’oralité sont soulignées par la ponctuation, notamment de nombreux points d’exclamation et l’emploi, envahissant dans le quatrième roman, des italiques. Ces propositions en italiques, brèves, souvent exclamatives ou interrogatives et d’un niveau de langue bas, sont destinées à exprimer de façon directe le discours intérieur de l’héroïne. Cette marque typographique correspond à des émotions violentes. La multiplication des questions au style direct contribue, elle aussi, à l’expression du discours intérieur de la narratrice-héroïne. Ce type de proposition est situé à deux endroits stratégiques : en fin de paragraphe (EMM p. 187, DSL p. 259) et, surtout, en fin de chapitre : « Venais-je de rencontrer cet homme qui mettrait de la joie dans ma vie ? Saurais-je me laisser aller ? » (VF, p. 47, voir aussi p. 71). Ajoutons que Martin-Lugand pratique, sans doute sans le savoir, la paronomase : « […] [s]e planquer dans le placard […] » (DSL p. 12). Dernière caractéristique : la qualification systématique des substantifs par des adjectifs conventionnels : « […] le clic-clac pourri de ma sœur » (DSL p. 12), « […] industriels puissants […] prestigieuses universités » (DSL p. 59).
Les intrigues et le déroulement narratif relèvent du poncif dans la définition canonique de Littré : issu du mot poncis, emprunté au domaine des Beaux-Arts, « formule de style, de sentiment, d’idée, d’image qui, fanée par l’abus, court les rues avec un faux air hardi et coquet »7.
Les quatre premiers romans reposent sur un thème identique : une femme trentenaire cherche à établir sa place dans la société sur le plan relationnel – par rapport à sa famille, aux amis et au mariage – et sur le plan socio-professionnel. C’est la convergence de ces conditions qui permettra le bonheur de l’héroïne et de ses proches en résolvant les antagonismes dus à sa propre immaturité. Yaël fait passer sa carrière avant sa famille et avant l’amour (DSL p. 103). Iris s’aperçoit que ses parents ont trahi, quand elle était étudiante, sa vocation de couturière (EMM p. 18-21). Diane n’est pas autonome tant que ses parents possèdent son café littéraire (VF p. 21-23). Le bonheur se réalise lorsque l’héroïne se libère des dépendances infantiles et adulescentes : Iris accomplit sa vocation à Paris (EMM p. 270), Diane rachète son café (VF p. 26-27), Yaël rééquilibre travail, famille et amour (DSL p. 349, 364, 374, 376). Ces quatre romans relèvent donc du roman d’apprentissage.
Cependant, le bonheur ainsi construit se déploie dans des situations dramatiques figées et répétitives. Le pathétique se répand dans de nombreuses scènes de séparations, de disparitions (DSL p. 54-56), de retrouvailles aussi improbables les unes que les autres (DSL p. 77-78), avec d’aussi nombreuses scènes de jalousie et des scènes chorales (DSL p. 18-24, 337-340). Parmi les scènes chorales, la scène du dîner mondain (EMM p. 172-176) semble inspirée par les scènes de bal du roman classique : le bal du Louvre dans La Princesse de Clèves8 et le bal du marquis de La Vaubyessard dans Madame Bovary9. L’élément perturbateur consiste en l’irruption d’un obstacle stéréotypé : la première femme d’Edward (GH p. 140), l’enfant orphelin de mère d’Edward (VF p. 87, 127, 167), la femme de Marc (DSL p. 90). Le climax se situe très près du dénouement avec l’éviction des personnages-obstacles – la femme dominante et le mari (EMM p. 203-207, 257) –, et le renversement des valeurs apparentes incarnées par un homme dominant (DSL p. 330-333, JT p. 299).
Les personnages évoluent dans un monde où le matériel, très présent, semble résulter de la volonté de la romancière d’épaissir sa fiction par un réel qui n’est pas celui du quotidien de son lectorat mais un réel dont son lectorat a connaissance par un certain type de media. La surabondance des realia est signalée par des mentions systématiques de marques et de griffes, comme dans les pages « Décoration » d’une certaine presse. La page décrivant l’appartement de Marc foisonne d’objets (DSL p. 125) ; dans ce roman on trouve une lampe Arco10, une table basse le Corbusier11, une montre Jaeger-Le-Coultre12, du vin château-Fontvert, des lunettes de soleil Persol13. On pourrait s’amuser à y voir un nouveau Mythologies (1957) à la manière de Barthes. Ainsi ce monde matériel à la fois visible et désincarné est-il totalement à l’opposé des œuvres de deux romanciers emblématiques à cet égard : Georges Perec et Bret Easton Ellis. Perec (1936-1982) a dépeint les prémices de la société de consommation dans Les Choses (1965) et dans La Vie mode d’emploi (1978). Bret Easton Ellis, le scandaleux romancier américain (né en 1964) est l’auteur notamment de Less than Zero (1986) et d’American Psycho (1991). Il a pour personnage principal un huppie wasp de 26 ans dans les années Reagan, nommé Patrick Bateman. Less than Zero comporte de très nombreux points communs avec l’œuvre de Martin-Lugand : la narration à la première personne, de nombreux dialogues, des scènes identiques : amis, alcool, natation. Les endroits branchés de Paris font écho à ceux de Los Angeles : Miromesnil pour la boîte de traduction où travaille Yaël (DSL p. 35), hôtel des ventes de Drouot (DSL p. 72-74), quartier de la Bastille (EMM p. 39, DSL p. 17, 23, 25), quartier du Marais (VF p. 38). À l’étranger, il s’agit de l’Irlande (GH et VF) ; hors Paris, la province est un monde étriqué et vieillot (EMM), seule la Provence et la Côte normande sont valorisées (DSL et JT).
Yaël et le protagoniste d’American Psycho partagent une attitude maniaque et obsessionnelle à l’égard de deux éléments de la vie quotidienne : la tenue vestimentaire et la nourriture. Le romancier américain décrit soigneusement des menus et des plats relevant de la nouvelle cuisine tandis que Yaël gère avec une minutie propre à l’anorexie mentale ce qu’elle absorbe : soupe miso, soupe protéinée, pomme granny smith, barre énergétisante, soja, tube de Guronsan, eau glacée, et au restaurant sushi et éventuellement wok de légumes. Giorgio Armani habille Bateman. Chez Martin-Lugand l’emblème de la femme qui a professionnellement réussi est l’escarpin Louboutin ou plus précisément les stilettos Louboutin14 (DSL p. 20, 58, 69, 323, 357, EMM p. 137, 187, 224). Mais la différence entre le romancier américain et la romancière française est que l’Américain supprime systématiquement toute émotion au profit de la description factuelle de l’action : c’est au lecteur de prendre sur lui la violence sexuelle de ces romans, au lecteur d’assumer l’émotion, au lecteur de se constituer une morale s’il en éprouve le besoin. Martin-Lugand, quant à elle, liste avec une insistance naïve les objets et leur valeur sociale : « de luxe » (DSL p. 50, EMM p. 187), comme un enfant devant une vitrine de Noël.
Bonheur d’écrire, Bonheur de lire
Peut-on écrire sans être, d’abord, un grand lecteur ? Peut-on écrire sans culture littéraire ? Peut-on lire sans références littéraires ? À quelles conditions éprouve-t-on le bonheur d’écrire et le bonheur de lire ? Dans Désolée, je suis attendue des lieux mythiques de l’histoire littéraire contemporaine sont évoqués mais dénués de contexte. En 1958 Camus a acheté à Lourmarin une magnanerie, qui sera après sa mort habitée par sa fille Catherine ; Henri Bosco (1888-1976) habitait à proximité. L’Isle-sur-La-Sorgue est attachée au nom de René Char, qui y est né en 1907 ; en 1982 il inaugure l’Hôtel Campredon, devenu Maison René Char. Connaître ou ignorer ces faits joue-t-il sur le bonheur de l’écriture et sur le bonheur de la lecture ?
Les romans d’Agnès Martin-Lugand constituent une caricature de genres littéraires bien précis, mais elle l’ignore sans doute. La référence la plus évidente est la comédie larmoyante. Le genre a été créé par Destouches (1680-1754) et surtout par Nivelle de La Chaussée (1692-1754). Gustave Lanson, dans Nivelle de la Chaussée et la Comédie larmoyante, publié en 1887, explique que « la comédie larmoyante est un genre intermédiaire entre la comédie et la tragédie, qui introduit des personnages de condition privée, vertueux ou tout près de l’être, dans une action sérieuse, grave, parfois pathétique, et qui nous excite à la vertu en nous attendrissant sur ses infortunes et en nous faisant applaudir à son triomphe. La Chaussée en fut l’inventeur »15. Le drame quant à lui, défini par Diderot dans Entretiens sur le Fils naturel (1757), vise à attendrir et à moraliser ceux qui étaient désignés au XVIIIe siècle par les termes peuple et bourgeois et qui, seront dans ces premières années du XXIe siècle, les classes moyennes supérieures, les nouveaux riches, les bobos, les « henrys » (high earners not rich yet16).
Sur le plan de l’écriture, l’analyse psychologique se trouve fortement simplifiée par la place privilégiée donnée aux dialogues. Les scènes de pleurs empêchent toute recherche plus nuancée. Iris par exemple pleure, sauf oubli, dix fois, plus un accès de vomissement (EMM p. 21, 30, 42, 96, 185, 197, 213, 231, 267, 271, 207).
La morale s’avère extrêmement conservatrice. Il s’agit d’une société où l’homme est en position de domination physique, professionnelle et financière. C’est un être fort, physiquement, socialement et mentalement (VF p. 55). Le dernier paragraphe de Désolée, je suis attendue est le suivant : « […] je l’attrapai et serrai ce bras fort et protecteur autour de mon cou » (p. 376). Il roule en grosse moto comme Gabriel, en gros 4x4 noir comme Edward ou en Porsche comme Marc, alors que la femme circule en taxi, en transport en commun, en voiture de location ou en « Clio pourrie » (DSL p. 341). Les rapports professionnels sont fortement sexualisés du fait de l’homme, la femme étant un objet de désir au travail (DSL p. 28, 109). La femme se sent donc contrainte d’établir un équilibre entre féminité et neutralité (DSL p. 34, EMM p. 25, 153) en adoptant une « tenue de working girl sérieuse » (EMM p. 125). Elle ne se fait belle qu’en fonction de l’homme autorisé : le mari ou celui avec lequel elle va cohabiter officiellement (EMM p. 25, VF p. 59).
L’adultère est inconcevable et quand il se produit il est durement condamné. Le seul adultère est celui du mari d’Iris, Pierre ; alors qu’il semblait réticent à la laisser mener sa carrière de couturière à Paris (EMM p. 97, 103), il cache en fait une relation (p. 202) ; c’est seulement à la découverte de cet adultère que l’héroïne s’autorise d’une part à choisir définitivement sa propre carrière et d’autre part à céder à son amour pour Gabriel (p. 84, 207). Ce dernier, sorte de Valmont contemporain (EMM p. 80-84, 110-111) auquel seul madame de Tourvel-Iris résiste, formera avec Iris un couple solide qui se retrouvera dans le dernier roman (DSL p. 107-110, 357-361). L’évocation d’une vie sexuelle libre par le mot « amant » est vécue comme une insulte à son mode de vie par Yaël (DSL p. 358). De même Edward, l’homme antipathique dans un premier temps et pour lequel l’héroïne finit par tout abandonner dans La vie est facile […], se voit exonéré de tout mensonge, de toute tromperie, de toute perversité par la maladie puis la mort de la mère de son fils de six ans : « La vie lui avait donné un fils orphelin de mère qu’il n’avait pas désiré et, à moi, la vie m’avait retiré ma fille […] » (VF p. 92).
Les contacts physiques suivent des étapes bien précises : du baiser à l’acte sexuel, bien séparées dans le temps (DSL p. 213, 219-220, 231-233). L’héroïne a conscience de son immaturité, qu’elle exprime de façon directe et simple – simpliste : face au désir, face au premier métier, elle se sent « telle une adolescente transie d’amour » (GH p. 135) qui se ronge les ongles ou telle une « gamine après son premier baiser » (DSL p. 221). Le bonheur est accessible dans le cadre de l’hétérosexualité. Diane dit à la fin de La vie est facile […] : « Mon cœur se gonfla de bonheur, je revenais de loin, nous revenions tous de loin. Nous avions réussi à créer une famille heureuse de gens brisés, abîmés, et nous allions bien… » (VF p. 250). La femme se doit d’apporter le bonheur à l’homme aimé (DSL p. 327).
L’homosexualité est traitée de façon différente pour l’homme et pour la femme. L’homosexualité masculine est valorisée à travers le personnage de Félix dans Les gens heureux […] et dans La vie est facile […]. Il sert à l’héroïne et à l’intrigue de confident, de grand frère, de protecteur, de collègue, sans le stress du sexe ; il remplace Diane à la fin du roman en reprenant le café-littéraire avec son ami-amant Frédéric (GH p. 19-20, VF p. 242-245). En revanche, l’homosexualité féminine est très violemment condamnée à travers le personnage de Marthe dans Entre mes mains […]. Son apparence physique, son milieu ainsi que le genre de fascination qu’elle exerce ne sont pas sans évoquer très fortement des femmes comme Coco Chanel (1883-1971), mentionnée sans originalité dans le roman (p. 46-47), mais aussi comme Anna Wintour17, comme Catherine Millet18, voire Catherine Robbe-Grillet19. Elle est le « mentor » (p. 185) d’Iris : « Tu crées, Iris, c’est tout ce que je te demande » (p. 71, voir aussi p. 105). Passons sur sa vie affective : un mari idéal beaucoup plus âgé et décédé, un amant beaucoup plus jeune, Gabriel. La niaiserie de l’héroïne l’empêche de percevoir l’attirance de Marthe pour elle. « Sans lâcher mon coude, elle s’approcha de moi et frôla ma joue de ses lèvres » (p. 83). Une scène à trois, Marthe, Gabriel et Iris, fait de cette dernière la proie désirée des deux autres (p. 138-140). Mais ces situations, qui pourraient faire le bonheur du lecteur complice de l’écrivaine et des deux personnages prédateurs, pâtissent d’un traitement si caricatural qu’il est impossible de lire la situation au deuxième degré. Un certain type de lecteur pourrait en effet actualiser ces scènes au regard d’intrigues sadiennes : une jeune fille innocente fascinée par une femme plus âgée et plus expérimentée jusqu’à la séquestration – Marthe accueille chez elle puis enferme Iris après sa séparation d’avec son mari (p. 209-233). Ce type de situation, qui se trouve par exemple dans Les Crimes de l’amour20, et dans le roman gothique21, tourne ici au grotesque dans une scène de violence dénuée tant d’élégance que de sensualité : « Je ne vis pas la gifle arriver. […] "Petite garce", […] éructa Marthe » (p. 229-230). L’incompréhension totale par l’héroïne des sentiments de Marthe : « Marthe avait-elle vraiment cherché à me tuer ? » (p. 231), maintient des lois morales aussi étroites et conservatrices que celles qui, du 31 janvier au 7 février 1857, condamnèrent Emma Bovary et son créateur, et qui en 1954 et dans les décennies suivantes firent le scandale et le succès d’Histoire d’O de Pauline Réage22. Marthe, comme Merteuil, meurt dans la solitude (p. 256-257).
En toute logique dans ce système de valeurs, les romans laissent suinter une misogynie qui circule de femme à femme. Il s’agit de ce type de misogynie que depuis quatre ou cinq ans des journalistes et des sociologues décrivent23. La femme-squale, telle que Yaël se désigne elle-même (DSL p. 59), traite sa secrétaire de « bécasse » (p. 118), la décrit comme une « bonne femme frustrée » « perchée sur ses hauts talons de pétasse » (p. 12 et 14). La mère de famille, quant à elle, manque d’ambition : « Tu ne vas pas rester toute ta vie institutrice en maternelle ! » (DSL p. 63, voir aussi p. 43) ; d’ailleurs elle ne parle pas, elle « piaille » (p. 27).
Sade affirme, dans Idée sur les romans, préface aux Crimes de l’amour : « À quoi ils servent, hommes hypocrites et pervers ? […] Ils servent à vous peindre tels que vous êtes » (p. 41). Si l’immense majorité des auteurs publie pour trouver une forme de bonheur qui consiste à être lus et aimés, dans le cas d’A. Martin-Lugand, l’échange permanent en temps réel avec son lectorat exerce une forte influence sur le travail de la création littéraire et, plus précisément, sur la nature même de l’écriture et du romancier/de la romancière. Fin 2016 son compte Facebook comptabilisait près de 10 000 J’aime. Cette technologie lui permet aussi de fixer et de déplacer les rencontres avec ses lecteurs/lectrices, dans des librairies notamment. Voici deux posts de lectrices choisis au hasard :
Je viens de lire en deux jours Désolée, je suis attendue. J’étais impatiente de connaître la fin de l’histoire. Du bonheur et des émotions que vous nous faites partager. J’ai très envie de découvrir les autres livres (Anne-Marie Romagne, 6 juin 2016).
Encore un de vos livres que j’ai dévorer (sic) en une semaine ! Félicitations vous avez vraiment un style et une écriture qui redonne (sic) gout (sic) a (sic) la lecture (Angélique Chevrot, 2 juin 2016).
Il existe aussi des webzine littéraires tels que L’Ivre de Lire ; Mehtap Teke a publié sur son blog A book to kill (novembre 2013) une longue critique des Gens heureux, totalement à contre-courant des thuriféraires de Facebook.
Beaucoup de romanciers rédigent, en fin de volume, quelques lignes de Remerciements ; ainsi la romancière britannique Mo Hayder (née en 1962), auteur de romans policiers gore, écrit à la fin de Skin, après les Remerciements aux services de police : « Heureux le romancier qui compte beaucoup d’amis parmi ses confrères […] »24. Cet usage anglo-saxon s’est acclimaté en France. Dans le cas de Martin-Lugand, le lecteur tant soit peu attentif notera qu’elle allonge et modifie progressivement la teneur des Remerciements à chacune de ses quatre publications. Le premier roman : « Aux lecteurs de la première heure, des premiers clics. Vous êtes à l’origine de l’aventure que vivent Les Gens […] ». Le deuxième : « À tous les lecteurs des Gens […], votre soutien, vos encouragements, vos messages me bouleversent et me remplissent de joie ». Le troisième : « À vous, lectrices et lecteurs, je suis riche et honorée de vos mots, de vos encouragements, de vos sourires… ». Dans les Remerciements du quatrième, il y a toujours les Remerciements pour les renseignements d’ordre technique : pour un lieu (le Luberon), pour un objet (la Porsche), pour un métier (traductrice). Mais l’empreinte émotive, l’implication affective tendent à se développer : « Aux lectrices et aux lecteurs, pour leur fidélité, leur affection, leurs encouragements. » (JT, p. 363). L’auteure procède à une inversion totale du rapport entre créateur et récepteur :
Aux lectrices et aux lecteurs qui me suivent avec une fidélité bouleversante. Vous n’imaginez pas comme vous rencontrer, vous parler, découvrir vos larmes et vos sourires me touche. Je me sens souvent bien petite face à vos vies, vos joies et vos peines. Je n’aurai jamais assez de mots pour vous remercier (p. 378).
Elle répond aux posts : « Quel bonheur ! Quelle joie ! Quel vertige ! Merci, merci et merci et 10 000 fois à vous tous et toutes… Yaël a une merveilleuse vie et c’est grâce à vous » (10 mai 2016).
La fiction se voit donc conditionnée à l’avance par la réception.
Pour conclure, le bonheur d’écrire et le bonheur de lire se confondent en une conventionalité mièvre fondée sur l’émotion, où la romancière (n’)est (que) le produit de son lectorat. Ainsi l’œuvre d’A. Martin-Lugand s’avère-t-elle représentative d’un courant contemporain reposant sur un échange mimétique des rôles. Le bonheur de l’écrivain provient de l’obéissance aux attentes du lectorat, plutôt féminin ; le lectorat, quant à lui, refuse d’ébranler le bonheur possible issu du livre par la déstabilisation issue elle-même de la déviance qui caractérise tout acte créateur et toute œuvre novatrice et unique.