Introduction
Jean-François de La Harpe (1739-1803) est assez régulièrement cité pour sa critique de la trilogie de Beaumarchais, son contemporain. Mais le choix de ses commentaires porte généralement sur ses attaques de l’œuvre, à des fins de réfutation, ce qui contribue à donner une image assez négative de l’auteur qui, bien que devenu conservateur voire réactionnaire au moment où il rédige le Lycée, n’est pas pour autant le pire contempteur de Beaumarchais. Au contraire, il l’admire sous certains angles. Aussi s’agissait-il de rendre plus accessible son « cours » concernant ce dramaturge, dans une édition annotée et commentée à destination principalement des chercheurs et des étudiants1 en Lettres et en Histoire.
Présentation de l’auteur
La question de la naissance de Jean-François de La Harpe a fait débat de son vivant. Lorsque ses détracteurs ont avancé qu’il était un enfant trouvé qui devait son nom à une rue parisienne, il répliqua en se disant d’une ancienne et noble famille suisse du canton de Vaud. Il fut néanmoins élève des Sœurs de la Charité à Saint-André des Arts, puis entra au célèbre collège d’Harcourt – qui accueillit entre autres Boileau, Racine, Montesquieu, Diderot, Talleyrand… Récompensé deux fois du prix de rhétorique, et deux fois au concours général en latin puis en discours français, c’est un élève brillant. Peu après sa sortie du collège, il publie des Héroïdes, en 1759, qui sont remarquées par Voltaire et critiquées par Fréron. Si celui-ci devient par la suite un adversaire régulier, le premier le prend rapidement sous son aile, l’invite à plusieurs reprises à Ferney. Il partage donc avec Beaumarchais une profonde admiration pour le grand homme. En revanche, il semble très tôt manifester un profond mépris pour Diderot dont il fait un portrait qui évoque le personnage du Neveu de Rameau2. Une partie des philosophes le tient à distance, à l’instar de Buffon qui l’appelait « le fanfaron littéraire ».
La Harpe fréquente assez vite les salons en vue : ceux de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, de Julie de L’Espinasse ; il devient proche de Necker, du prince de Condé, et assez familier du duc de Choiseul. Auteur prolixe, il multiplie les épîtres et les héroïdes, mais, comme le signale son biographe, « en général tous les premiers fruits de la muse de M. de La Harpe, quoiqu’annonçant du talent, n’étaient guère faits la plupart pour survivre au moment qui les a vus naître »3. Le 7 novembre 1763, est représentée sa tragédie en cinq actes et en vers, Le Comte de Warwick : premier véritable succès. La tragédie est jouée à Versailles devant le roi.
Voltaire le félicite et cette pièce restera sa préférée des œuvres de La Harpe. Celui-ci donne l’année suivante Timoléon au succès mitigé : « les trois premiers actes furent couverts d’applaudissements ; les deux derniers parurent très faibles, et même quelques sifflets accompagnèrent le dénouement »4. Grimm, bien qu’il reconnût la pureté du style, fut assez sévère, lui reprochant sa froideur :
[…] on peut dire que M. de La Harpe est notre soleil du mois de novembre. C’est bien toujours le soleil, mais sans chaleur, sans force, sans action ; il ne sait ni atteindre, ni pénétrer, ni répandre cette influence puissante qui porte à toute la nature l’existence et la vie5.
Sa bibliographie sera très abondante, mais les succès ne sont généralement que momentanés. « C’est un four qui chauffe toujours et ne cuit jamais », dit Voltaire. Mentionnons toutefois Coriolan en 1784, et L’Abrégé de l’Histoire des voyages de l’abbé Prévost, en 23 volumes in 8°, entreprise éditoriale fort rentable, commencée en 1780. On cite aussi souvent ses Muses rivales, courte pièce en hommage à Voltaire en 1779, reprise en 1791 lors du transfert de ses cendres au Panthéon. Mais La Harpe s’illustre principalement dans les divers concours d’académies et à travers sa critique littéraire.
Dès 1768, il est à la tête du Mercure de France. En 1776, après quelques refus, il obtient le fauteuil de Colardeau à l’Académie Française. Il succède alors à Linguet pour la direction du Journal de politique et de littérature édité par Panckoucke : il s’occupe de la partie littéraire et Fontanelle de la partie politique. Il se bâtit ainsi une solide réputation de critique exigeant, garant du bon goût classique. Aussi est-il appelé dès la création du Lycée pour assurer le cours de littérature, aux côtés de Condorcet (Mathématiques), Marmontel et Garat (Histoire). Il demeure donc, à ce moment-là, proche des philosophes. Comme Beaumarchais, il a aussi participé aux actions collectives visant à faire reconnaître le droit d’auteur et la propriété intellectuelle.
En 1788, il fait au Lycée une déclaration contre les abus des Parlements lors d’une leçon sur l’éloquence du Barreau, il y attaque notamment le Parlement Maupeou – systématiquement écrit « parlement », en italiques et sans majuscule. Le Lycée comme le Mercure lui servent régulièrement de tribune, ce qui s’accentue sous la Révolution. En 1792, il publie une diatribe contre les Bourbons, en 1793, une autre contre la religion. Il va trop loin et critique Robespierre. En 1793 – An II, Vendémiaire –, il est arrêté et transféré à la prison du Luxembourg. Là, il lit la Bible, traduit les Psaumes et connaît une révélation. Converti, il change du tout au tout ses positions idéologiques et politiques et devient conservateur, voire réactionnaire.
Libéré au bout de quatre mois, il retourne enseigner au Lycée. Janvier 1795, il est nommé professeur de belles-lettres à l’École Normale. Il songe alors à publier son Cours de Littérature, ce que son exil forcé dans le Jura suite au coup d’état de 1797 lui permet de commencer6. Il retravaille alors son texte et les premiers volumes paraissent en 1799. Les tomes 13 et 14 paraissent peu après sa mort et les tomes 15 et 16 en 1805. Régulièrement réédité, ce Cours est complété par des Suppléments qui compilent des textes ou des articles antérieurs, en 1810 par Salgues et en 1818 par Barbier. L’édition définitive de 1818 est très régulièrement réimprimée tout au long du XIXe siècle.
Beaumarchais au Lycée
La critique de La Harpe oscille entre l’analyse – parfois technique et fine – et le jugement esthétique ou moral, quelquefois péremptoire. Il distribue les bons points, opère des classements (les auteurs du premier et du second ordre… ceux qui ne méritent même pas d’être classés). Même concernant les auteurs qu’il admire, comme Molière, il s’autorise des commentaires professoraux, relevant les imperfections et suggérant comment il eût fallu procéder. Sa démarche est à la fois historique et biographique : « tel arbre, tel fruit » aurait-il pu déjà écrire. Et sa sélection des œuvres et des auteurs ressemble déjà à celle qu’opérera la critique romantique par la suite – excepté en ce qui concerne certains jugements idéologiques7.
Si l’on peut observer une certaine continuité entre les articles de La Harpe dans le Mercure, durant les années 1780 et ses principes éminemment classiques dans le Cours de Littérature, son virage idéologique – voire sa palinodie – entraîne des jugements plus sévères à l’encontre des philosophes et notamment de l’Encyclopédie. Ainsi, s’il demeure profondément admiratif de Voltaire le dramaturge, il marque un certain recul quant à ses positions notamment au regard de la religion. Sa haine pour Diderot s’exprime désormais sans détour. Et si La Harpe a lui-même écrit et fait représenter en 1769 un drame sérieux inspiré d’un fait-divers (une jeune fille qui se suicide avant de prononcer ses vœux), Mélanie, fort apprécié du parti philosophique, il se détourne de ce genre pour des raisons certainement autant idéologiques qu’esthétiques, même si c’est sur ce plan qu’il développe ses arguments :
Il n’a de la tragédie, ni la dignité des personnages, ni l’appareil de la représentation, ni l’intérêt attaché aux grands événements, aux noms célèbres, aux révolutions des empires, aux mœurs des peuples, à la majesté de la chose publique, ni par conséquent la pompe de style convenable à ces grands objets…8
Il critique fort sévèrement l’entreprise de Diderot qui appelait de ses vœux un genre intermédiaire, mais qui, selon lui, se retrouve fort en-dessous de la comédie. C’est sous l’angle moral aussi qu’il critique le drame sérieux :
Que l’on songe d’un autre côté que dans la tragédie les grands crimes sont liés à de grands intérêts qui les ennoblissent en quelque sorte, et sans rendre celui qui les commet moins coupable, le rendent moins vil à nos yeux. Un scélérat fameux peut imposer par la hauteur de son caractère et de ses entreprises ; mais des forfaits obscurs et des atrocités domestiques ne peuvent guère élever l’imagination et flétrissent l’âme9.
Le regard de La Harpe sur Beaumarchais est assez ambigu10. Toute la première partie du chapitre qu’il lui consacre est biographique et est donc censée éclairer ensuite l’œuvre dramaturgique. Mais cette vie est placée sous le signe de l’extraordinaire – au sens propre. Or, « l’homme m’a toujours paru supérieur à l’écrivain » déclare-t-il dès le début :
Il était homme d’affaires et grand commerçant, ce qui est incompatible avec les études qu’exige la perfection de l’art d’écrire. Son bonheur voulut qu’il ne fut écrivain que dans une guerre de chicane et de plume, parfaitement analogue aux trois qualités éminentes de son esprit, la sagacité, la gaieté, la flexibilité. Quand il s’essaya au théâtre, il suivit d’abord ses prétentions plus que ses goûts : fait pour réussir dans l’imbroglio comique, il avait tenté le genre sérieux ; il y était resté dans la médiocrité la plus vulgaire ; et quand il voulut y revenir sur la fin de sa vie, il fut bien au-dessous du médiocre, et ce qu’il n’avait jamais été, ennuyeux.
À l’homme, il reconnaît, et le répète, une rare « vigueur de caractère » ainsi qu’une admirable « fermeté d’âme », que le récit biographique démontre. La Harpe met l’accent sur les épisodes qui lui paraissent les plus parlants, et ne suit pas toujours exactement le fil chronologique. Il omet même certains épisodes – l’investissement de Beaumarchais quant à la question des droits d’auteur, notamment. Mais il insiste longuement sur les procès car « c’est là peut-être qu’il a le mieux soutenu l’éloquence noble qui chez lui est rarement sans disconvenance de détail, comme lui étant moins naturelle que la verve du genre polémique ». Le génie de Beaumarchais s’y exprime pleinement, dans toute sa spontanéité. Et, d’une certaine façon, c’est dans ses Mémoires que Beaumarchais semble, aux yeux de La Harpe, le meilleur dramaturge : « toujours en scène, en situation ; et cette vivacité qui produit une sorte d’illusion dramatique, est une des perfections caractéristiques des mémoires de Beaumarchais ». Ici, La Harpe autorise et même applaudit le mélange des registres, car « ces disparates qu’amène de temps à autre le mélange du noble et du familier, du sérieux et de bouffon, blessent beaucoup moins que partout ailleurs » :
ces singuliers écrits qui étaient tout à la fois une plaidoirie, une satire, un drame, une comédie, une galerie de tableaux, enfin une espèce d’arène ouverte pour la première fois, où il semblait que Beaumarchais s’amusât à mener en laisse tant de personnages, comme des animaux de combats faits pour divertir les spectateurs !
Il admire dans les Mémoires, ce qu’il critiquera quelques pages plus loin dans le Mariage :
Mais ce qui frappe partout, et ce que je n’ai retrouvé nulle part, c’est la succession alternative, et quelquefois même le mélange sans disparate de l’indignation et de la gaieté qu’il communique au lecteur tour à tour ou en même temps, comme il lui plaît.
Mais si le biographe admire « cette fécondité flexible et inépuisable [qui] est un des caractères du vrai talent qui tire parti de tout », il répète à l’envi que ce n’est en aucun cas un modèle à suivre. Et l’analogie du talent de Beaumarchais avec les grands satiristes (« Il y a dans son style, du Montaigne, du Rabelais, du Swift ») est un compliment ambigu de la part du chantre du style classique. Mais c’est bien sur ce plan qu’il lui reconnaît un talent sans pareil dont la source est dans la nature même de Beaumarchais : « son génie, […] était celui de la gaieté ».
Aussi, le chef-d’œuvre du dramaturge est-il à ses yeux le Barbier, dont il affirme, plus haut dans le tome 13 à propos de la comédie au XVIIIe siècle : « Beaumarchais […] n’a fait dans son Barbier de Séville que se rapprocher plus que personne du degré où Molière avait porté autrefois ce genre d’intrigue […] »11.
Dans le Mariage – qu’il désigne systématiquement sous le titre des Noces de Figaro – il condamne cet excès qu’il avait analysé comme relevant de la nature de l’auteur, et qui est une disconvenance par rapport aux règles classiques : « Il est toujours dangereux dans les arts, de trop dépasser les mesures qu’une longue expérience a proportionnées aux objets ». Beaumarchais va, à son sens, trop loin dans la satire, à la fois dans le ton et dans le choix des cibles. Il lui reproche « ce ton de détraction universelle sur ce qui n’est point fait pour être livré à la risée publique ». On en connaît les conséquences, nous dit téléologiquement le critique historien, et nul doute « que la plume de Beaumarchais n’y ait contribué ».
La Harpe le rappelle, il a connu l’auteur et vu ses pièces jouées au théâtre ; en ce qui concerne le Mariage, il a assisté à quatre représentations : par goût ? par sociabilité ? Difficile de le savoir. C’est la pièce qu’il analyse le plus longuement, mais non pas en tant que spectateur. La critique théâtrale de La Harpe est éminemment littéraire. C’est un relecteur de détails qui donne des conseils de style. Et c’est là que, selon lui, se situe le principal défaut de Beaumarchais dont les « pièces de théâtre, travaillées tout à loisir, prouvent que naturellement son goût n’était ni sûr ni cultivé ». Avec une certaine condescendance, il revient sur certains dialogues, relève des fautes de goût, des propos disconvenants dans le ton ou dans l’esprit, condamnant les fautes et excusant l’homme : « s’il eût fait toutes les études et joui de tout le loisir d’un homme de lettres, c’eût été pour lui un devoir de faire disparaître les taches de son style ». Et La Harpe d’entamer un dialogue avec le dramaturge, comme un professeur avec un élève brillant mais encore fragile par excès d’orgueil. Ses conseils valent certainement aussi pour les jeunes littérateurs :
Si j’ai un peu détaillé ce genre de fautes, c’est d’abord parce qu’elles sont plus contagieuses dans un style séduisant, plein de vivacité, plein de feu que celui de Beaumarchais ; et puis quel moyen d’être indulgent pour un écrivain qui se vante le plus de ce qu’il est le moins ?
Il s’attaque aussi aux préfaces des pièces qu’il juge particulièrement maladroites, pleines de la vanité de l’auteur, il les examine notamment afin de souligner les hiatus entre le texte liminaire et la comédie, voire la mauvaise foi de l’auteur dans sa justification : « Vous êtes logicien dans vos mémoires, mais vous n’êtes que sophiste dans vos préfaces : d’où je conclus seulement que vos procès valent mieux que vos pièces ». Mais, inversement, adhérant au roman qui s’y construit, c’est aussi depuis ces préfaces qu’il relit les pièces. Faisant sienne la perspective téléologique à laquelle invite « Un Mot sur La Mère coupable », il reconstitue le roman de la famille Almaviva et retrouve les indices de la faute dans le Mariage. Il remet ainsi en question l’innocence du page, non pas à partir du texte de la comédie, mais de la suite qui ne sera véritablement conçue, écrite et représentée que des années plus tard : « Quelle innocence ! L’auteur était dans le secret, puisque dans la troisième partie de son Figaro, le premier fruit de cette innocence est de donner au comte Almaviva un fils de son page Chérubin ». Il y aurait préméditation, et le texte de la comédie le confirmerait, en montrant ce jeune garçon qui « prend des rubans et des baisers » à Suzanne, et une comtesse « qui passe son temps à faire l’amour avec son page », et sur « l’abandon » de laquelle « personne ne pense à s’apitoyer ».
Et c’est peut-être aussi dans cette perspective – et pas seulement pour l’éliminer de son analyse, comme il souhaiterait que ce drame fût expulsé du théâtre – qu’il débute son examen du théâtre de Beaumarchais par La Mère coupable, « drame […] également vicieux dans le plan, dans les caractères, dans les situations, dans les moyens, dans le dialogue », notamment parce qu’il est « étranger à son genre d’esprit » qui est la gaieté. Mais concluant son propos par Tarare auquel il souhaite le même destin, La Harpe enchâsse son étude sur les œuvres dans ce qu’il considère comme les plus frappants échecs du dramaturge. Si La Harpe est un juge bien moins sévère que ne le furent Geoffroy ou Suard, et qui hésite entre condescendance professorale et admiration sincère, force est de constater qu’il n’épargne aucune critique à l’auteur qui s’en est déjà que trop défendu de son vivant, dans un examen qui s’apparente parfois à un dialogue impossible.
Note sur cette édition
Pour établir le texte de cette édition, nous avons extrait du tome 13 du Lycée ou Cours de Littérature ancienne et moderne12, la sous-section concernant Beaumarchais : Troisième partie, « XVIIIe siècle », Chapitre V « De la comédie dans le dix-huitième siècle », Section IX « Fabre d’Églantine et Beaumarchais », qui suit les sections consacrées à La Chaussée, Voltaire, Diderot, Saurin et Sedaine. Le Chapitre suivant porte sur l’opéra – et La Harpe ne revient pas sur Tarare.
Conformément aux principes de l’édition contemporaine, nous avons modernisé l’orthographe mais avons conservé la ponctuation de même que l’emploi des italiques et des majuscules, généralement expressif chez Jean-François de La Harpe.
Enfin, nous avons ajouté des intertitres à ce texte qui n’en avait pas afin de faciliter la navigation du lecteur.
Cours de Littérature : Beaumarchais
La vie de Beaumarchais
Caron de Beaumarchais a été un composé de singularités très remarquables, même dans ce siècle où tant de choses ont été singulières. Né dans une condition privée, et n’en étant jamais sorti, il parvint à une grande fortune, sans posséder aucune place ; fit de grandes entreprises de commerce, sans être à Paris autre chose qu’un homme du monde ; eut au théâtre des succès sans exemple, avec des ouvrages qui ne sont pas même des premiers du second ordre ; obtint la plus éclatante célébrité, et fit longtemps retentir l’Europe de son nom par trois procès qui, avec tout autre que lui, seraient demeurés aussi obscurs qu’ils étaient ridicules ; se fit une réputation durable de talent et de grand talent par l’espèce d’écrits qu’on oublie le plus vite, des mémoires et des factums13 ; fut longtemps diffamé comme un homme atroce et noir, sans avoir fait aucun mal, et réhabilité en un moment dans l’opinion publique pour avoir été déclaré infâme dans les tribunaux. Cette existence, sans contredit fort extraordinaire, a tenu chez lui à une réunion de qualités qui ne l’étaient pas moins, et surtout à ce que son caractère et son esprit se rencontrèrent (jusqu’à la Révolution) dans l’accord le plus parfait avec le temps où il a vécu et les circonstances où il s’est trouvé ; car c’est là ce qui fait en tout genre les grands succès, qui ne sont point pour cela de hasard, quand ils ne seraient que du moment, puisqu’ils supposent toujours dans l’homme le mérite d’avoir bien jugé les rapports des choses avec ses moyens, et d’avoir vu d’un coup d’œil juste ce qu’il pouvait faire des autres et de lui. Ce mérite a manqué souvent à des hommes d’ailleurs fort au-dessus du vulgaire. Ce n’est pas non plus, comme on peut bien l’imaginer, celui qui classe un écrivain dans l’opinion : sa place est d’ordinaire, et en fort peu de temps, à peu près celle de ses écrits, même de son vivant, dans un siècle où le goût est formé. Mais je parle de ce qu’on appelle la fortune d’un homme, et de ce qui réellement est toujours son ouvrage ; et dans Beaumarchais, l’homme m’a toujours paru supérieur à l’écrivain, et digne d’une fortune particulière. Je puis m’expliquer sur tout ce qui le concerne sans être soupçonné d’aucune partialité : quoique j’aie assez vécu dans la société pour le bien connaître, je n’ai jamais été lié d’amitié avec lui. Jamais il ne m’a fait ni bien ni mal, et je ne dois à sa mémoire, comme au public, que la vérité.
Premiers succès
Il était fils d’un horloger, comme J.-J. Rousseau ; et une naissance obscure et beaucoup de renommée, c’est tout ce qu’ils ont eu de commun. Le père de Beaumarchais était distingué dans son art assez pour en inspirer d’abord le goût à son fils, quoique celui-ci eût été assez bien élevé pour choisir à son gré d’autres études, et eût déjà montré assez d’esprit pour prétendre à d’autres succès. Ses premiers furent pourtant en horlogerie ; et comme ce sont aussi les plus oubliés, je crois pourvoir rappeler qu’il perfectionna le mécanisme de la montre par une nouvelle espèce d’échappement, première preuve et premier essai de cette sagacité naturelle qui peut s’étendre à tout. L’invention était sans doute heureuse, puisqu’elle lui fut contestée par un horloger célèbre qui la réclamait. L’affaire fut portée devant ses juges naturels, les savants, puisque l’horlogerie n’est qu’une branche de la mécanique. Ils jugèrent en faveur du jeune Caron, sur le vu des pièces, et peu de gens savent aujourd’hui que cet homme si fameux par ses procès, gagna le premier de tous à l’Académie des sciences14.
Un de ses goûts les plus vifs fut de bonne heure celui de la musique, et c’est d’ordinaire une recommandation dans le monde, et un moyen d’accès dans la bonne société, parce que c’en est un d’amusement. Il jouait de plusieurs instruments, et aimait surtout la harpe qui commençait à être à la mode15. Bientôt il fut à la mode lui-même, comme un amateur très agréable, et Mesdames de France16 furent curieuses de l’entendre. Elles s’occupaient alors de musique, et donnaient chez elles des concerts où assistait quelquefois le roi Louis XV, quoiqu’il aimât peu la musique. Beaumarchais, reçu chez les princesses, comme pour les former à la guitare et à la harpe, quoiqu’il n’en eût jamais donné de leçons, était admis à leurs concerts où il faisait sa partie ; et si l’on songe que n’étant point musicien de profession, il n’avait aucun titre pour être à la cour de Mesdames, que la bienveillance dont elles l’honoraient, on comprendra sans peine que cette faveur pouvait faire naître une sorte de jalousie. Il avait pour lui des avantages naturels et acquis ; c’étaient des titres pour obtenir la protection, mais aussi pour faire ombrage à ceux qui la cherchent, et l’on ne vient pas de si loin à la cour, seulement avec des moyens de plaire, sans déplaire beaucoup à ceux qui n’y tiennent que leur place ou leur rang. Beaumarchais, près de Mesdames, n’était plus le fils d’un horloger : il était et voulait être un homme de société, qui se fait valoir par son esprit et par des talents aimables, par son goût délicat dans les arts d’agrément ; ce qui le mettait à portée de se charger en ce genre de toutes les commissions et acquisitions que les princesses voulaient bien lui confier, et qui étaient souvent accompagnées de présents. Tant de marques de confiance et de bonté devaient nécessairement faire des jaloux. La modestie la plus vraie ou la plus adroite n’y aurait pas échappé. Mais la modestie n’est guère une vertu de jeune homme ; ce serait la plus charmante de toutes à cet âge ; c’est la plus rare, parce qu’il faut valoir plus pour se croire moins. Beaumarchais ne se piquait point du tout d’être modeste, et avoue quelque part17 qu’on a pu le trouver un peu avantageux, aveu qui prouve qu’il l’était déjà moins. Il paraît qu’il le fut longtemps de façon à rendre sa supériorité impardonnable, si ce n’est à ceux qui ne pouvaient pas la craindre, et c’est toujours trop peu pour faire nombre. Quand je l’ai connu, la maturité et de longues épreuves avaient corrigé en lui tout ce qu’elles peuvent corriger dans l’homme, les formes extérieures, et c’est assez pour le monde. Toujours bouillant d’activité et d’ambition dans son cabinet, où étaient tous les ressorts de l’un et de l’autre, la société où il avait porté d’abord toutes les prétentions de la jeunesse et de l’esprit, n’était plus pour lui qu’un délassement nécessaire, et d’autant plus prochain qu’il ne le cherchait plus que chez lui. Entouré d’une famille dont il méritait d’être aimé, et de quelques amis qu’il aimait comme sa famille, loin du commerce des femmes qui est le centre de toutes les rivalités et de toutes les dissensions, il goûtait la paix et les joies domestiques presque toujours avec les mêmes gens ; et dans ce cercle où il se reposait, ce Beaumarchais, si bruyant au loin, n’était plus, dans toute la force du terme, qu’un bon homme18. Je n’ai vu personne alors qui parût être mieux avec les autres et avec lui-même. Il est vrai qu’il avait pris sa place, et que sa fortune était faite ; mais il ne fut jamais un moment sans combattre d’une manière ou d’une autre ; et cette égalité d’humeur, que j’ai vue ne jamais se démentir un moment, était à coup sûr dans son caractère.
Dans ses commencements où nous le suivons, le crédit très marqué dont il jouissait auprès de Mesdames, la disproportion de ce qu’il était né à ce qu’il est devenu, sa fierté naturelle qui en était augmentée, et qui repoussait toujours à propos19 les désagréments qu’on cherchait à lui susciter ; enfin, pour dire tout, une légèreté dans le ton et les manières qui allait quelquefois jusqu’à l’indiscrétion et ne dissimulait pas le mépris ; tout cela ensemble forma bientôt contre lui un foyer de haines secrètes et furieuses qui n’allaient à rien moins qu’à le perdre entièrement s’il n’eût pas été armé comme personne ne croyait qu’il pût l’être, car toutes ses armes étaient à lui seul. Les armes de ses ennemis furent d’abord celles qui sont à tout le monde, et qui n’en sont pas moins dangereuses pour être si faciles et si communes, les rumeurs sourdes et calomnieuses, les mensonges sans nom d’auteur, dits à l’oreille et qui ont tant d’échos ; des imputations que leur absurdité et leur atrocité même propageaient davantage dans un monde de curieux et d’oisifs, qui semble se presser de tout croire pour encourager de tout dire. Je n’ai pas oublié combien de fois dans ce monde-là j’ai entendu répéter à bien des gens pas du tout méchants, qu’un M. de Beaumarchais dont on parlait beaucoup, s’était enrichi en se défaisant successivement de deux femmes qui l’avaient avantagé. Il y a de quoi frémir, si l’on fait réflexion que c’est pourtant là ce qu’on appelle tout uniment de la médisance (c’est-à-dire ce qu’on regarde à peine comme une faute), et qu’il n’y avait pas même le plus léger prétexte à une si horrible diffamation. Il avait en effet épousé en peu d’années deux veuves qui avaient de la fortune ; ce qui est assurément très permis à un jeune homme qui n’en a pas. Il n’eut rien de l’une quoiqu’elle lui eût donné beaucoup, parce que la première chose qu’il oublia fut de faire insinuer le contrat20 ; et cet oubli seul, incompatible avec un crime qu’il rendait inutile, suffit pour en repousser tout soupçon. Il hérita de l’autre qui était très aimable, qu’il adorait, et qui lui laissa un fils qu’il perdit peu de temps après. Je ne sais pourquoi on n’a jamais dit qu’il avait aussi empoisonné ce fils, car il fallait encore ce crime pour avoir toute la succession : la calomnie ne pense pas toujours à tout. Il est évident que quand même il n’eût pas aimé sa femme, il suffisait qu’il en eût un fils pour être intéressé à ce que la mère vécût longtemps ; et ce qui était encore plus décisif et rendait le crime plus absurde, c’est que la fortune de cette femme était en grande partie viagère, et que son mari qu’elle aimait beaucoup, avait tout à gagner à ce qu’elle vécût. Elle l’avait mis dans une aisance qui tenait à elle seule, et tous ses dons étaient ceux de sa tendresse pour un mari qui la payait en retour en la rendant heureuse. Ce sont des faits publics et dont je suis sûr ; mais la haine n’y regarde pas de si près ; elle sait que les autres n’y regardent guère davantage. Où en sommes-nous, bon Dieu ! si l’on ne peut pas avoir le malheur d’hériter de sa femme et de son fils, sans avoir empoisonné au moins l’un des deux, dès qu’on a aussi le malheur d’avoir des envieux et des ennemis ? Cette imposture méprisable fut pourtant accréditée, surtout par le moyen si malheureusement facile et familier de ces répertoires de mensonges, autorisées en quelques pays et répandus dans tous les autres, magasins de mal ouverts à tout le monde, et où le plus obscur et le plus vil calomniateur peut faire imprimer un crime pour un écu, peut-être même pour rien, et pour l’amusement des lecteurs. J’ai regardé comme un devoir, dans un ouvrage consacré à la vérité et à la justice, de rejeter dans leur néant ces inventions de la méchanceté humaine, trop fréquentes et trop impunies. Je me rappelle bien de n’y avoir jamais cru ; mais quand je vis l’homme, au bout de quelques années, je disais comme Voltaire quand il lut ses mémoires : Ce Beaumarchais n’est point un empoisonneur : il est trop drôle ; et j’ajoutai ce que Voltaire ne pouvait savoir comme moi : Il est trop bon, il est trop sensible, trop ouvert, trop bienfaisant pour faire une action méchante, quoiqu’il sache fort bien écrire des malices très gaies contre ceux qui lui en font de très noires21.
Il n’en fut pas moins obligé (quelle honte ! non pas pour lui !) de réfuter authentiquement ces infamies, dans un de ses écrits juridiques22 dont je parlerai tout à l’heure avec autant de détail qu’ils le méritent, c’est-à-dire avec une critique qu’on n’a jamais appliquée à ces sortes d’écrits, et qui est déjà un premier éloge.
Toutes ces manœuvres d’une inimitié envenimée préparaient l’orage qui n’éclata qu’en 1770, pour la succession de Pâris Duverney, dont il se trouva créancier pour la modique somme de quinze mille francs, mais de manière à ce que l’arrêté de compte signé entre eux compromettait sa fortune pour environ cinquante mille écus, si l’acte était anéanti. Sa liaison très intime avec ce respectable citoyen dont il suffit de dire, même aujourd’hui, qu’il fut le fondateur de l’Ecole militaire23, était le fruit de la recommandation des filles de Louis XV, et même du Dauphin son fils et de la Dauphine, dont il avait eu l’honneur d’être connu chez Mesdames. Le Dauphin particulièrement, qui aimait à s’instruire, n’avait pas manqué l’occasion d’entretenir un homme d’esprit ; il avait goûté Beaumarchais, parce qu’il lui disait la vérité : c’est le témoignage que lui rendit ce prince, et une raison de plus pour que Beaumarchais ait été dénigré. Toutes ces augustes protections s’étaient réunies pour l’attacher à un homme aussi considérable que l’était Duverney, à qui l’on fit promettre de faire la fortune de ce jeune homme, encore assez peu avancée, comme on le voit, par un mariage qui ne lui avait laissé que quelques aisances et des affaires embarrassées. Duverney se chargea d’autant plus volontiers de ce qu’on lui demandait, qu’il était déjà redevable au jeune protégé d’un bienfait signalé, qui lui paraissait l’honneur de sa vieillesse et la récompense de sa vie. La nature de ce service, si honorable pour tous deux, explique et atteste ce que j’ai dit de Beaumarchais, qu’il savait très judicieusement accorder ses vues et ses moyens avec les circonstances et les personnes. Duverney avait souhaité passionnément, mais en vain pendant neuf années, que le roi daignât visiter l’École militaire ; et l’on imagine sans peine, si l’on se reporte à ce temps-là, quelle noble espèce d’intérêt et d’ambition ce vieillard, comblé d’ailleurs de tous les biens, pouvait mettre à ce que le monarque l’honorât d’une visite, et à ce que ses élèves vissent leur bienfaiteur recevoir chez eux le souverain. Beaumarchais sut plaider cette cause auprès de Mesdames, et obtint de leur bienveillance pour lui qu’elles donnassent à leur père un exemple qu’il ne pouvait guère manquer de suivre ; car souvent les hommes puissants, et surtout les rois, n’ont besoin, pour faire le bien, que d’être avertis. En effet, la visite des princesses fut aussitôt suivie de celle du roi, qui vint prendre à l’École militaire une collation magnifique, et fit verser au vieux Duverney les plus douces larmes qu’il eût répandues de sa vie, et où se mêlèrent celles de toute cette jeunesse dont il était le père. C’était alors, et ce devait être un événement qu’une pareille visite ; et si la guitare et la harpe avaient pu introduire chez Mesdames tout autre que Beaumarchais, on ne peut pas dire de même que tout autre se fût servi de son ascendant pour en faire un usage si bien entendu.
Cette fortune qu’il voulait faire, et que Duverney voulait lui procurer, n’avait pu cependant s’établir : la prudence humaine, si souvent trompée dans ses calculs, le fut encore ici. Duverney, vers la fin de sa vie, perdit à peu près son crédit, sans perdre sa considération. Il ne laissa pas de faire pour son protégé, devenu son ami, tout ce qu’il pouvait encore. Il lui avança 500,000 francs pour acheter une charge qui ne put être obtenue, le fit entrer dans une entreprise de bois qui ne put être suivie. Beaumarchais ne retira de tant de bonne volonté qu’environ 100,000 francs, d’un intérêt dans les vivres, un capital de 60,000 francs placé en viager sur Duverney lui-même, et une charge de secrétaire du roi, qu’il fut obligé de revendre pour faire face à d’autres arrangements. Mais il recueillit de cette liaison des avantages précieux, et qui depuis le conduisirent à son but, manqué cette fois. Auprès d’un maître tel que Duverney, il se reconnut le génie des affaires avant que personne l’en soupçonnât. Dépositaire de toute la confiance du vieillard, chargé du maniement de ses fonds, il apprit la science du grand commerce, et s’y attacha, comme à tout ce qu’il faisait, avec toute la vivacité d’une tête ardente, entreprenante et infatigable. On était bien loin de se douter que Beaumarchais, tel qu’il paraissait encore, homme de plaisir et de société, chansonnier tout au plus passable, et coupletier graveleux, auteur de deux drames fort médiocres, Eugénie et Les Deux Amis, fût déjà capable des travaux les plus sérieux, des entreprises les plus compliquées, possédât supérieurement l’esprit de calcul et de négoce, fût en état de s’ouvrir le cabinet des ministres, sans autre intrigue que la persuasion, et prît enfin sur lui d’approvisionner les Américains insurgens, précisément dans le même temps où il faisait les Noces de Figaro24.
Les procès
L’historique de ses procès serait superflu : on s’en souvient jusqu’aujourd’hui, et l’on ne peut rien ajouter à l’idée qu’en donnent ses Mémoires, qui sont de nature à être relus dans tous les temps. Mais je cherche dans ces querelles l’homme qu’elles produisent au grand jour, et par occasion les hommes et les choses de ce temps-là. Trois procès occupèrent une partie de sa vie ; le procès contre le légataire universel de Duverney25 ; le procès Goëzmann, qui n’en était qu’un incident, mais plus sérieux que le capital ; et enfin le procès Kornmann. Il finit par les gagner tous les trois, aussi complètement qu’il est possible ; mais il avait commencé par perdre les deux premiers. Tous trois furent suscités par la haine, beaucoup plus que par un intérêt litigieux, et tous trois fixèrent les regards de la France et de l’Europe. Ils mettaient en spectacle celui que l’on mettait en cause ; et si le fond de chaque affaire était assez léger, toutes devenaient importantes par le concours des circonstances qui s’y mêlaient. L’animosité personnelle en avait fait des combats à mort, car ils allaient faire perdre à l’accusé l’existence morale et civile ; et comme on n’avait pas encore déshonoré l’honneur26, la perte d’honneur pouvait alors entraîner celle de la vie. Les défenses de l’accusé l’agrandissaient en talent et en courage, au point de faire de sa cause celle de ses lecteurs ; et l’opinion publique rattachait cette cause à des intérêts publics, lors des événements de 177127, qui la portèrent devant des juges que la nation ne reconnaissait pas pour les siens. Jamais peut-être la querelle d’un particulier n’avait eu de telles conséquences ; et c’est ce qui donna enfin, singulièrement dans le procès Goëzmann, un mouvement à tous les esprits, tel qu’on ne peut s’en faire une idée, à moins de l’avoir vu.
Il semblait que dans toute cette affaire qui dura quatre ans, et qui certainement aura sa page dans l’histoire, tout, à partir de son origine, dût sortir de l’ordre commun. Il n’était nullement naturel que pour une somme de 15,000 francs, un jeune homme, un homme de qualité, légataire de plus d’un million, s’acharnât à un long procès dont l’ennui seul devait dégoûter, quand même il eût été meilleur ; dont les fatigues devaient rebuter, et dont enfin on pouvait craindre la défaveur et même le ridicule. Mais il se trouva que cet homme haïssait ce Beaumarchais, comme un amant aime sa maîtresse28 : c’étaient ses expressions qui n’ont point été désavouées. Il avait juré de perdre, ou tout au moins de ruiner ce Beaumarchais, parce qu’il ne croyait pas très difficile de faire passer pour un fripon celui qui passait déjà pour un monstre ; et tels sont dont les effets de la calomnie ! Il disait tout haut qu’il y mangerait cent mille écus, s’il le fallait ; et les passions sont-elles assez folles ? Il avait pour lui tous les moyens du crédit, et Beaumarchais avait perdu les siens. Ses premiers protecteurs n’étaient plus ; il avait quitté le service des princesses depuis un assez long voyage qu’il fit en Espagne29, et qui est le plus bel épisode de ses mémoires. Il fuyait les tracasseries de Versailles, et Paris le rappelait aux affaires. Bien des choses avaient changé en peu d’années, et Mesdames, en attestant son honnêteté et leur satisfaction de sa conduite, avaient cru devoir déclarer qu’elles ne prenaient aucun intérêt à son procès, d’abord parce que cela était juste en soi, et qu’une si haute protection doit s’éloigner elle-même des tribunaux, et peut-être aussi parce que Beaumarchais en avait parlé mal à propos. On envenima ses paroles, sans doute ; mais elles étaient alors déplacées. Il perdit donc son procès au parlement Maupeou, comme on l’appelait30 ; l’arrêté de compte fut regardé, sinon comme faux, au moins comme insignifiant ; et tous les biens de Beaumarchais furent saisis pour des sommes que répétait sur la succession son adversaire triomphant. Pendant qu’il plaidait en justice réglée, le Gouvernement l’avait fait mettre en prison pour une autre querelle avec un grand seigneur qui lui disputait une courtisane31 ; et quoique Beaumarchais eût gardé dans cette rixe tout l’avantage du sang-froid sur l’extravagance, cela n’avait servi qu’à confirmer dans le public les idées déjà trop répandues sur une espèce d’audace qu’on prétendait aller jusqu’à l’insolence. Il s’était vu à la fois privé de sa liberté, dépouillé de ses biens, condamné comme fripon ou faussaire, décrié de toutes les manières possibles, et un moment après chargé d’une accusation criminelle pour corruption de juges, à propos de ces fameux quinze louis qui faillirent (qui le croirait !) le conduire jusqu’à être flétri par le bourreau32, ce qui ne laissait plus de ressource, et par la plus heureuse de toutes les injustices, ne lui attirèrent qu’une flétrissure juridique qui le sauva.
C’était le temps des épreuves ; elles furent longues, et en le lisant on juge si elles furent cruelles ; mais il y parut si brillant, même avant la victoire ; il rendit si beau son rôle d’opprimé, sous la seule égide de l’opinion publique en un moment reconquise, que lorsque ensuite sous un nouveau règne et avec d’autres juges, il gagna presque en même temps ses deux causes, fut réintégré dans ses biens et réhabilité dans les tribunaux, ce triomphe facile et prévu n’était presque plus rien : c’est dans le combat et l’oppression qu’était toute la gloire.
Il la dut à la vigueur de caractère, et cette vigueur à un bon jugement. Il mesura juste ce que pouvait sur le présent qu’on détestait, l’avenir qu’on attendait ; et ce qui ne parut que courage et force dans sa conduite et dans ses écrits était aussi prudence et pénétration. A peine avait-on fait attention au procès des quinze mille francs, affaire d’argent et rien de plus : celle des quinze louis était tout autre chose. Un membre de la nouvelle magistrature dont la France ne voulait pas, était, dès le premier coup d’œil, gravement compromis ; et quoique d’abord accusateur auprès de sa compagnie, il la compromettait elle-même en l’exposant à juger bientôt en lui ce magistrat accusateur, en butte à des récriminations inexpugnables qui le livraient, de moitié avec sa femme, à tous ces détails humiliants d’une vénalité sordide qu’on suppose et qu’on excuse même dans les agents subalternes de la justice, mais dont le seul soupçon ôterait à des magistrats la dignité qu’ils doivent avoir dans tout gouvernement sage. C’est ce qui arriva, ce qui devait arriver, et ce qui rentrait encore dans cet extraordinaire qui s’offre ici partout. Il ne fallait qu’avoir le sens commun pour rendre sur le champ les quinze louis, comme on en avait rendu cent avec la montre à brillants, et tout était sur le champ étouffé. Il fallait avoir perdu l’esprit pour imaginer qu’un homme que l’on poursuivait criminellement ne voudrait pas ou ne pourrait pas se défendre avec la vérité qui avait tant de témoins et d’indices. Mais la même méprise, et plus grossière cette fois, eut encore lieu. La prépondérance d’un magistrat dans son corps, le ressentiment des propos que tenait et pouvait tenir un plaideur maltraité, et surtout la mauvaise réputation de Beaumarchais, que cette dernière attaque devait achever sans peine ; en peu de mots, c’est tout le procès Goëzmann ; et ce qui semble inexplicable par la raison s’explique par l’amour-propre et les passions. Les dispositions du public et les mémoires de Beaumarchais expliquent l’événement.
Les Mémoires de Beaumarchais
Ces mémoires sont d’un genre et d’un ton qui ne pouvaient avoir de modèle, car il n’y en avait pas d’exemple. S’il était quelque fois arrivé qu’un particulier écrivît lui-même ses défenses, ce qui était rare, à peine pouvait-on s’en apercevoir, parce qu’elles étaient toujours dans le moule uniforme des écrits juridiques, sans quoi l’avocat qui les remaniait toujours plus ou moins, ne les aurait pas signées. Ici rien de semblable : Beaumarchais sentit que, quoi qu’il en pût résulter, c’était avant tout pour les lecteurs qu’il devait écrire et plaider ; qu’il était à peu près impossible qu’il gagnât sa cause au parlement Maupeou contre le conseiller Goëzmann ; mais que les choses en étaient au point que rien ne serait perdu, s’il la gagnait devant le public33. On reprocha d’abord à Beaumarchais de faire tant de bruit pour quinze louis : il n’y avait pas plus d’esprit dans ce reproche que dans la conduite de Goëzmann et consorts. C’était le coup de maître que ce procès des quinze louis, qui par une rétroaction infaillible recommençait celui des quinze mille francs. Et quelle jouissance pour le public, lorsqu’en lisant Beaumarchais, il ne vit plus dans tous ces différents mémoires qui se succédaient rapidement34, qu’un homme qui se chargeait de le venger d’une magistrature bâtarde, et celle-ci qui de son côté se chargeait de faire regretter la légitime, malgré tous ses torts ! Qu’il eût raison, c’était l’affaire d’un quart d’heure ; les faits ne parlaient pas, ils criaient. Mais cette forme si neuve, aussi saillante qu’inusitée ; ces singuliers écrits qui étaient tout à la fois une plaidoirie, une satire, un drame, une comédie, une galerie de tableaux, enfin une espèce d’arène ouverte pour la première fois, où il semblait que Beaumarchais s’amusât à mener en laisse tant de personnages, comme des animaux de combats faits pour divertir les spectateurs ! Mais tous ces personnages si richement ridicules ou vils, qu’on les croirait choisis tout exprès pour lui, et que lui-même en effet rend grâces au ciel35 de les lui avoir donnés pour adversaires ! Mais cette continuelle variété de scènes qu’on voit bien qu’il n’a pu inventer, et qui n’en sont que plus plaisantes à force de vérité, de cette vérité qu’on ne peut saisir et crayonner qu’avec le tact le plus fin et l’imagination la plus gaie !… L’on peut concevoir l’allégresse universelle d’un public mécontent et malin qui n’avait d’autres armes que celles du ridicule, et qui les voyait toutes au-delà même de ce qu’il en pouvait attendre, dans une main légère et intrépide, qui frappait sans cesse en variant toujours ses coups36. De là sans doute l’admiration pour un talent inopiné que l’envie n’atteignait pas encore, dans un moment où le danger de l’innocence et la pitié pour l’infortune prédominaient sur toute autre impression : de là, en même temps, la joie de voir tomber de ces pages si divertissantes, des flots de mépris sur ce qu’on était charmé de pouvoir avilir, en attendant qu’on pût le renverser. Et qui peut douter que l’un ne fût un acheminement à l’autre, et que la plume de Beaumarchais n’y ait contribué ?37
S’il était le champion du public, ses juges aussi paraissaient le traiter en ennemi, non pas tous sans doute, et lui-même se loue de l’impartialité de quelques-uns, et surtout des rapporteurs ; mais dans ces occasions-là, ceux qui crient le plus haut semblent malheureusement donner le ton à tous, et il y en eut qui portèrent fort loin l’indiscrétion et la violence. Plusieurs se récusèrent sur la demande de l’accusé, tant leur animosité avait été manifeste dans les sociétés ; d’autres ne voulurent pas renoncer au droit d’être juges quand on leur reprochait d’être parties. Ceux-ci ne furent pas assez délicats ; mais les autres même le furent trop tard. Dans des procès de cette nature, où l’intérêt de la compagnie est si près de celui d’un de ses membres, la réserve ne saurait être trop scrupuleuse, et chacun doit s’imposer le silence comme particulier, jusqu’au moment où il prononcera comme juge. Il eût été à désirer que cette prudence fût alors celle d’un magistrat supérieur, qui avait porté à ce tribunal éphémère l’illustration héréditaire d’un nom depuis longtemps décoré dans la robe, dans les camps, dans l’Église, et devenu encore plus respectable depuis qu’il a été, comme celui de Lamoignon, consacré parmi les grandes victimes de la tyrannie, qui de nos jours ont empli l’échafaud38, comme au temps de la ligue, les Brisson, les Larcher, les Tardif39, avaient ennobli le gibet. Le président de Nicolaï, trop passionné ou pour Goëzmann ou contre son adversaire, oublia ce qu’il devait à lui-même, au point de faire une insulte gratuite et inouïe à Beaumarchais au milieu de la grand-salle du Palais, dont il voulut le faire chasser par les gardes, sous prétexte qu’il n’était là que pour le braver. Ce trait d’emportement serait à peine croyable, s’il n’avait eu tant de témoins ; mais il fallait que tout fût singularité et scandale dans ce mémorable procès, où il semblait que d’un côté l’on eût pris à tâche d’avoir tort en tout, pour que de l’autre on tirât parti de tout. C’est un des instants où Beaumarchais montra le plus de cette fermeté qui tient à la présence d’esprit, puisqu’au défaut de toutes deux, on n’aurait que de la faiblesse ou de la colère. Outragé ainsi publiquement par un premier président qui marche à la tête de sa compagnie, assailli tout à coup et poussé par des fusiliers, un particulier ordinaire serait ou déconcerté ou furieux. Beaumarchais ne fut ni l’un ni l’autre ; maître de son indignation, et fort de celle du public qui éclatait autour de lui, il le prit à témoin de la violence qu’on lui faisait, de ce manque de respect pour un lieu sacré ouvert à tous les citoyens, et pour le roi lui-même dont les magistrats y tenaient la place ; il protesta qu’il ne sortirait point, mais qu’il allait de ce pas demander justice de cette insulte faite sans aucun motif à un citoyen qui attend là son jugement ; et en effet, il monta sur le champ au parquet, et porta sa plainte aux gens du roi, obligés de la recevoir. Il faut voir dans son quatrième mémoire tous ces faits tracés avec autant de vivacité que de circonspection40 ; et si l’une était de l’homme qui a senti l’offense, l’autre était de l’écrivain qui se souvient quel est l’offenseur. C’est là peut-être qu’il a le mieux soutenu l’éloquence noble qui chez lui est rarement sans disconvenance de détail, comme lui étant moins naturelle que la verve du genre polémique. Ici toutes les nuances sont observées : il a d’abord toute la hauteur permise à l’offensé qui peut vouloir satisfaction ; mais il en a ensuite une autre plus rare à la fois et plus adroite. Il se saisit du droit de pardonner, il pardonne par égard pour le nom, pour le rang, pour la compagnie elle-même qu’il craint d’affliger ; et ce terme de pardon, qui est bien le mot propre, le met évidemment fort au-dessus de l’offenseur, sans qu’il soit possible de s’en plaindre. C’est peut-être aussi la première fois qu’un accusé a pu imprimer à la face de l’Europe qu’il pardonnait à son juge. Mais si celui-ci (qui d’ailleurs s’était récusé) fut capable de pardonner à son tour et du fond du cœur, cela était encore bien plus beau, puisqu’il était puissant et qu’il avait tort. La vertu est sans contredit bien au-dessus et de l’adresse et du talent.
Ces deux choses, dont l’une fait même ici partie de l’autre, ne se séparent jamais chez lui. Il était obligé de dissimuler d’autant plus devant le parlement l’intention de ses écrits, que l’on se plaisait davantage à la faire ressortir, les uns pour lui en faire un crime devant ses juges, les autres un mérite devant la nation ; mais ceux-ci étaient le grand nombre. Beaumarchais sentait que ses juges étaient d’autant plus blessés de ses mémoires, que le public en paraissait plus charmé ; et que les applaudissements d’un côté étaient une réprobation de l’autre. Il ne déguise même pas (tant la chose était sensible) qu’on lui prête le dessein de dépriser pied à pied toute la magistrature de ce temps ; et en faisant tout ce qu’il faut pour atteindre ce but, il fait tous ses efforts pour que sa marche ne puisse être du moins légalement inculpée, et qu’on ne puisse le prendre dans ses paroles. Il prodigue sans cesse toutes les formes de respect (et il le devait), en portant les plus cruelles atteintes. Il est à genoux en donnant des soufflets, et il lui fallait, pour trouver des légistes qui signassent ses mémoires, tantôt des ordres précis du premier président, ou même du garde des sceaux, quand l’affaire fut au conseil, tantôt des avocats assez obscurs pour se couvrir sans danger de la précieuse indépendance de leur ordre, l’une des choses les plus sages, et qui aient fait le plus d’honneur à ces institutions de la liberté monarchique, qui ne peuvent être que celles du temps et de l’expérience. On voit qu’il rédige jusqu’aux consultations où les gens de loi ne mettaient guère que leur signature, et qui ne sont encore que d’excellents résumés de sa cause, d’autant plus difficiles à renouveler et à varier, qu’ils viennent après ceux qui font partie de ses plaidoiries, et qui ne sont pas ce qui a dû lui coûter le moins, ni ce qui a le moins de prix dans un genre où, parmi nous comme chez les anciens, la répétition est, à un certain point, nécessaire, et souvent même indispensable. Si rien n’est plus aisé que de revenir sur les mêmes moyens sans variété et sans progression, et de redire au risque d’ennuyer ; c’est une difficulté vaincue que de se reproduire par les formes, toujours différent et toujours plus fort, sans sortir d’un même fond de preuve ; c’est le talent de l’orateur du barreau et celui de Beaumarchais. J’ai eu plus d’une fois un mouvement de crainte, lorsqu’en le relisant tout à l’heure, je le voyais annoncer un résumé, et j’étais même sur le point de passer outre, tant il me paraissait difficile de rajeunir ce qui semblait épuisé ; je craignais de trouver superflu pour un lecteur attentif ce qu’il recommandait pour des juges si aisément distraits. Mais en jetant les yeux sur les premières lignes, j’étais arrêté tout de suite par une précision frappante de résultats nombreux, rapides et lumineux, par des tournures toutes neuves, et un surcroît de forces probantes, circonscrites dans des cadres qui semblaient plus soignés que tout le reste. Cette fécondité flexible et inépuisable est un des caractères du vrai talent qui tire parti de tout, même de cette nécessité de répéter, qui sera, si l’on veut, une excuse pour le babil des avocats vulgaires, mais qui certainement est la gloire de l’orateur.
Le choix des transitions y est aussi pour beaucoup aux yeux des connaisseurs ; et ici la plupart sont heureuses, et amenées par des mouvements inattendus. Il s’en sert habilement pour sortir des digressions fréquentes chez lui, mais très propres à distraire et reposer le lecteur de l’aridité des points de droit, des calculs arithmétiques, et des pièces de dossier. Cette partie même est souvent égayée chez lui, mais toujours claire ; ce qui est capital, et cependant peu commun. Mais ce qui frappe partout, et ce que je n’ai retrouvé nulle part, c’est la succession alternative, et quelquefois même le mélange sans disparate de l’indignation et de la gaieté qu’il communique au lecteur tour à tour ou en même temps, comme il lui plaît. Il vous met en colère et vous fait rire ; ce qui est plus rare et plus difficile dans l’art que dans la nature. Cet effet mixte et singulier, dont je ne prétends point faire un précepte, encore moins un reproche pour les autres écrivains du barreau, rentre encore dans l’essence de son procès et dans le caractère de l’homme, et c’est l’un et l’autre que j’observe, parce que l’un et l’autre en valent la peine.
Dans le procès, les accusations et les conséquences étaient toutes graves, les réalités toutes odieuses et basses, les personnes et les plumes toutes ridicules. Cet amalgame est bizarre. Que Beaumarchais n’eût été que vif et sensible, il ne serait pas sorti de la colère, tant l’édifice des mensonges était noir et le péril imminent ; qu’il n’eût été qu’insouciant et gai, il n’eût pas cessé de plaisanter, tant ses adversaires étaient ineptes. Mais avec une imagination fougueuse, il avait une âme forte, et un grand fonds de logique avec un grand fonds de gaieté. Il se trouvait ainsi de tous côtés en mesure avec sa situation et ses ennemis. Enfin cette situation même d’un particulier aux prises avec un tribunal juge et partie, qui ne lui laissait d’autre défenseur que lui-même, achève d’expliquer cette étonnante disparité entre ses écrits judiciaires et les autres du même genre, et défend en même temps de prendre cette disparité pour l’exacte proportion de son talent à celui des bons avocats, ni d’en faire pour eux à beaucoup près une règle à suivre en tout ; conséquences que je ne prétends point du tout déduire des éloges que je lui crois dus, et que je désapprouve même dans ceux qui les ont adoptées avec trop peu de réflexion.
Un autre exemple, quoique dans un genre tout différent, celui de M. de Lally-Tollendal41, m’autorise à ne point donner pour modèle général de l’éloquence judiciaire ce qui n’est et ne pouvait être un cas d’exception dans les personnes et les circonstances. Je réunis ces deux exemples pour en tirer la même induction, et d’autant plus qu’à mon avis, les mémoires de M. de Lally (dont je parlerai dans la suite) ont dans le genre sérieux et pathétique la même supériorité que ceux de Beaumarchais dans le genre léger et plaisant, et dans la plaidoirie satirique. N’oublions jamais que l’un comme l’autre écrivait lui-même pour lui ; qu’il était seul juge de ce qu’il pouvait se permettre, par rapport à ses ressentiments, à ses intérêts, à ses dangers, à ses vues, à ses espérances, à ses craintes ; qu’il écrivait comme il sentait, s’exprimait comme il était affecté ; et quel avocat est dans ce cas-là ? Est-ce donc la même chose, dans une position si pénible, si menaçante, si révoltante, d’être l’accusé ou le défenseur ? Beaumarchais était ici l’un et l’autre, et dans les deux rôles il était toujours lui : un avocat le peut-il ? Est-il même dans la nature de se mettre jusqu’à ce point à la place d’autrui ? Sent-on pour une autre comme pour soi ? Ose-t-on pour son client ce qu’on oserait pour soi-même ? Enfin Beaumarchais, écrivant pour un autre dans la même cause, eût-il écrit ainsi ? Je n’en crois rien du tout. Le meilleur avocat plaidant pour Beaumarchais, eût-il plaidé comme lui ? Je ne le crois pas davantage ; et s’il l’eût fait, il aurait eu tort ; mais cela est impossible. Un avocat est-il en guerre personnelle avec la partie adverse, comme Beaumarchais avec les siennes42 ? Cela ne tombe pas sous le sens : on sait que toute leur colère ne va guère au-delà de l’audience. Ils font leur métier comme ils le peuvent ; Beaumarchais défendait son honneur, sa fortune, et peut-être sa vie, contre des ennemis personnels qui le détestaient selon leur portée, comme il les haïssait selon la sienne. M. de Lally voulait relever de l’échafaud la tête sanglante de son père, et la recouvrir d’une couronne d’innocence : ce fut le travail de sa vie pendant vingt ans ; est-ce là un travail d’avocat ? Donc, si M. de Lally a porté la grande éloquence, le grand pathétique beaucoup plus loin qu’aucun orateur du barreau ; si Beaumarchais a excellé dans la comédie du palais comme M. de Lally dans la tragédie, c’est que tous deux étaient les personnages originaux du drame, et non pas des acteurs jouant un rôle. Sans doute le talent est ici supposé avant tout (positis ponendis43) ; mais ce degré rare de talent tient à une situation propre et personnelle, et ne peut ni se retrouver ni se redemander dans toute autre.
En conclurez-vous qu’il faudrait que chacun plaidât sa cause, et que nous aurions alors de plus grands orateurs et en plus grand nombre ? Cette idée ne vaut pas même la peine qu’on la réfute, quoiqu’elle ait été mise en avant comme tant d’autres extravagances. Vous auriez alors un bien autre parlage (pour l’ennui s’entend, et laissant tout le reste hors de comparaison) que celui qui se perpétue depuis dix ans dans ces législatures composées, pour les trois quarts, de gens incapables de mettre ensemble trois idées conséquentes, ou d’arranger trois phrases en français ; et là du moins se tait qui veut. Imaginez ce que ce pourrait être, si tous étaient obligés de parler, comme ils le seraient dans les tribunaux ! Sur cent plaideurs, cinquante sont à peine en état de faire entendre leur cause à leur avocat : jugez comme ils la plaideraient ; et quand il n’y aurait que l’obligation indispensable d’être instruit de la jurisprudence, cela suffirait pour que l’usage commun fût le bon, sauf quelques exceptions qu’il n’appartient qu’aux insensés d’ériger en lois, quand elles-mêmes prouvent le besoin de la loi.
On a tiré une autre conséquence des mémoires de Beaumarchais, et du grand effet qu’ils produisirent à la lecture. On a dit qu’un homme de lettres, porté par occasion dans la lice des tribunaux, éclipserait facilement tous les orateurs du barreau. Nullement : gardons-nous de toutes ces généralités, toujours vaines et trompeuses. Cela pourrait être vrai de tel ou tel homme de lettres qui sera aussi un écrivain supérieur ; mais cela ne conclut rien pour les autres. Combien de gens de lettres ne sont point du tout écrivains ! Il y en presque autant que d’auteurs qui ne sont point du tout gens de lettres. Les érudits de l’Académie des inscriptions44 étaient-ils tous en état de bien écrire ? On sait combien il s’en fallait. Marin45 et d’Arnaud46 étaient des littérateurs, des auteurs de profession : leurs mémoires contre Beaumarchais étaient-ils bons ? Celui du premier pouvait être du moindre des avocats connus ; celui de l’autre ne fut remarqué que par l’excès du ridicule. Un homme lettré n’est autre chose qu’un homme instruit, et tout bon avocat doit l’être ; mais l’instruction ne suppose le talent ni dans l’un ni dans l’autre : dans tous les deux le talent est un don de la nature cultivé par le travail, mais que la nature ne donne point. De plus, le talent varie dans son espèce comme dans son objet, et un grand poète peut fort bien n’être pas un bon orateur. Voltaire ne l’a jamais été en aucun genre, quoiqu’il en ait essayé plusieurs. Ce qu’il a écrit sur les Calas est un narré intéressant ; il savait raconter47 : il y a du sentiment et du goût ; il savait écrire : mais devant un tribunal sa plaidoirie eût été très insuffisante et très imparfaite. C’est qu’il était peu versé dans les lois, trop étranger à la discussion judiciaire, qui a et doit avoir ses moyens, parce qu’elle a un but. Il existe une requête de M***48, qui serait son meilleur ouvrage s’il l’avait fait, où il plaide devant le roi Louis XV, contre les comédiens et les gentilshommes de la chambre. On trouve dans ce morceau une érudition bien appliquée et bien entendue, une diction pure, une discussion nette, une bonne logique, un ton de sagesse et de modération ; tout va au fait sans écart et sans verbiage ; les vérités y ont de la force sans emphase ; en un mot, il y a là ce qu’il n’eut jamais nulle part. Aussi n’en aurait-il pas écrit une page. C’était l’ouvrage d’un avocat fort estimable, mais qui pourtant était loin d’être au premier rang49. C’est que naturellement on est fort sur son terrain, et que le barreau n’est pas celui des gens de lettres. Je crois bien que Rousseau, d’Alembert, Marmontel, eussent été de force contre les plus célèbres avocats ; mais ces hommes-là n’étaient-ils que des gens de lettres ?
Une des armes de Beaumarchais et qui lui a servi à tout, c’est sa dialectique. Il n’y en a pas de plus pressante, de plus ingénieuse, de plus diversifiée. Aucune induction ne lui échappe ; pas une qu’il ne saisisse avec justesse et qu’il ne pousse aux dernières conséquences ; pas une qu’il ne sache retourner sous plus d’une forme, et qu’il ne fasse ressortir et reparaître à propos, toujours avec un nouvel avantage. C’est la logique oratoire, celle de Démosthène ; mais Beaumarchais a-t-il autant de mesure et de goût ? Oh ! non, il s’en faut ; et après avoir parlé de ce qui est bon à imiter chez lui, je ne tairai pas ce qu’il faut éviter.
Ses inégalités fréquentes, et quelquefois même choquantes, ont fait dire à ses ennemis (car que ne dit-on pas ?) que ses mémoires n’étaient pas de lui. Quelle absurdité ! ils ne pouvaient pas être d’un autre50. Il est possible que s’amusant avec ses amis, à table et en société, des trois ou quatre personnages devenus, grâce à lui, l’objet de la risée publique, il ait profité de quelques traits recueillis en conversation : qui n’en fait pas autant ? Mirabeau51 n’y manquait pas, et ne montait guère à la tribune qu’après s’être approvisionné de ce qu’il avait entendu autour de lui, et d’autant mieux qu’assurément ce n’est pas l’esprit qui manquait dans cette première assemblée.
Mais qui ne sait pas aussi qu’il faut un grand fonds d’esprit pour s’enrichir ainsi de celui des autres ? Il faut choisir, placer et s’approprier ; et d’ailleurs ces traits particuliers sont toujours peu de chose par eux-mêmes ; le cadre fait tout ; et qui aurait pu fournir un seul mot des interrogatoires de madame Goëzmann, dont Beaumarchais a fait d’excellentes scènes de comédie ? Suffisait-il qu’elle n’eût dit que des inepties ? C’était bien quelque chose ; mais dans le dialogue et le commentaire, où était le comique ? Les sots ne sont pas rares, et ils ennuient : les mettre en scène de manière à faire rire de si bon cœur et si longtemps, les rendre amusants au point de nous rendre heureux de leur sottise, n’est sûrement pas un talent commun : c’est celui de la bonne satire et de la bonne comédie.
Mais ici ce talent est-il pur ? Non : ces mémoires qui offrent tous les tons de l’éloquence, tous les genres de mérite, offrent aussi toutes les sortes de fautes ; ce qui n’empêche pas que le talent, s’il n’est pas parfait, ne soit supérieur52, parce que les beautés prédominent de beaucoup ; et c’est là ce qui d’abord est décisif dans la balance de la critique. Ensuite les fautes mêmes ont ici toutes les excuses possibles, et nuisent fort peu à l’effet de l’ensemble. 1° Ces disparates qu’amène de temps à autre le mélange du noble et du familier, du sérieux et de bouffon, blessent beaucoup moins que partout ailleurs, parce que ce mélange est ici dans le sujet et dans les personnages : non pas qu’elles ne soient réellement des fautes, puisque l’auteur sait le plus souvent les éviter par la distribution des objets et l’art des transitions ; mais quand il lui arrive de risquer la saillie, le grotesque ou le trivial au milieu même du style soutenu, ou les figures de style noble dans un morceau familier, on le lui passe plus aisément, comme à un accusé qu’on entendrait plaider sa cause lui-même à l’audience, dans un procès tout à la fois ridicule et odieux. Il est en effet, comme à l’audience, toujours en présence de ses adversaires, toujours en scène, en situation ; et cette vivacité qui produit une sorte d’illusion dramatique, est une des perfections caractéristiques des mémoires de Beaumarchais. 2° Les incorrections trouvent une excuse toute naturelle dans la précipitation nécessitée de ces sortes de compositions, soumises aux époques et aux conjonctures légales. C’est là que souvent le temps commande à l’auteur et à l’imprimeur, et que la nuit est occupée comme le jour ; et Beaumarchais était seul, non pas contre trois, mais contre cinq, et cinq qui ne s’oubliaient pas et n’oubliaient rien. 3° La rapidité de sa marche entraîne le lecteur avec lui ; c’est un flambeau qui étincelle en courant et qui brûle les yeux ; c’est une arme à feu qui tire quatre ou cinq coups par minute ; et s’aperçoit-on toujours quand le flambeau pâlit un instant, ou quand un coup ne porte pas ?
Il n’en est pas moins vrai que s’il eût fait toutes les études et joui de tout le loisir d’un homme de lettres, c’eût été pour lui un devoir de faire disparaître les taches de son style, les apostrophes et les exclamations trop multipliées, les figures déplacées, les expressions ou impropres, ou recherchées, ou bizarres, les constructions ou embarrassées, ou irrégulières, les phrases trop allongées, etc., etc. Mais l’eût-il fait, même avec du temps ? Je n’en crois rien : ses pièces de théâtre, travaillées tout à loisir, prouvent que naturellement son goût n’était ni sûr ni cultivé : les fautes y sont beaucoup plus marquées que dans ses mémoires, et l’on voit que ses défauts font partie de sa manière. Cette manière même n’est à lui que parce qu’elle est évidemment de son esprit et de son humeur, sans quoi l’on pourrait la mettre en partie sur le compte de l’imitation. Il y a dans son style, du Montaigne, du Rabelais, du Swift : il a du premier l’expression forte avec la tournure naïve, du second, la saillie bouffonne, mais imprévue et originale ; du dernier, l’invention des formes satiriques et détournées, qui font attendre longtemps le coup pour frapper plus fort. Mais tout cela se fond en lui de manière à ne laisser voir que lui, parce qu’en lui-même il a de tout cela comme eux. Aussi retrouvé-je ici cet accord du talent avec les circonstances, et de l’homme avec les choses, qui est, comme je l’ai observé par avance, le principe des grands succès. Il eût été impossible à Beaumarchais de composer un ouvrage d’un genre sérieux et d’un style soutenu, soit en éloquence, soit en poésie, soit en histoire ; et pourtant il avait infiniment d’esprit et de plusieurs sortes d’esprit ; mais la plus grande partie allait à d’autres objets ; il était loin de n’être qu’auteur et homme de lettres ; il était homme d’affaires et grand commerçant, ce qui est incompatible avec les études qu’exige la perfection de l’art d’écrire. Son bonheur voulut qu’il ne fut écrivain que dans une guerre de chicane et de plume, parfaitement analogue aux trois qualités éminentes de son esprit, la sagacité, la gaieté, la flexibilité. Quand il s’essaya au théâtre, il suivit d’abord ses prétentions plus que ses goûts : fait pour réussir dans l’imbroglio comique, il avait tenté le genre sérieux53 ; il y était resté dans la médiocrité la plus vulgaire ; et quand il voulut y revenir sur la fin de sa vie, il fut bien au-dessous du médiocre54, et ce qu’il n’avait jamais été, ennuyeux.
Cette gloire du barreau, qui vint le chercher sans qu’il y pensât, et la fortune inouïe de son Figaro, lui coûtèrent tout ce qu’elles pouvaient valoir, et l’on pourrait dire au-delà, s’il eût été en lui de sentir le chagrin plus longtemps que le mal ; mais son heureux caractère et la vigueur de son tempérament le rendirent capable de résister à tout, même à la révolution ; et cette dernière époque exceptée, il eut toujours de grands dédommagements. Lorsqu’il eut été blâmé par ce même parlement, qui en même temps se contentait de chasser son adversaire55, reconnu faussaire et calomniateur, ce moment fut celui de sa vie qui eut le plus d’éclat, et qui fut le moins obscurci. Le feu prince de Conti, son protecteur déclaré, vint le prendre chez lui, et l’amena à son palais, le présentant à toute sa cour comme une victime de l’iniquité. Cela était vrai ; mais tant d’honneurs étaient-ils tout entiers dans l’innocence ? Ne faisons les hommes ni meilleurs ni pires qu’ils ne sont, malgré la philosophie du siècle, qui n’a pas fait autre chose. Le prince de Conti fit une belle action en appuyant de toute l’autorité de son rang l’opinion publique qui s’élevait contre la puissance injuste ; et Paris qui, dans le bien comme dans le mal, n’a jamais besoin que de guides, suivit en foule le prince de Conti, et courut se faire écrire chez Beaumarchais56. Mais ce prince était à la tête du parti de l’ancien, ou pour mieux dire du véritable parlement ; et menant Beaumarchais en triomphe, il célébrait cette magistrature57 proscrite qui se relevait d’autant plus dans son exil, que l’autre était plus rabaissée dans son pouvoir. Et quel étrange abaissement pour une cour de justice, que de voir un homme auparavant haï et décrié, tout à coup honoré et exalté publiquement, parce qu’elle l’a flétri ! Je ne sais si l’on trouverait dans l’histoire moderne un autre événement de cette nature ; et certes, il était heureux pour Beaumarchais que cet événement fût entré dans sa destinée, et provînt de son talent.
Portée morale
Cependant, sous les rapports de la morale, je serais loin de donner ses mémoires en exemple, si ce n’est comme celui d’un genre de licence qu’il faut toujours éviter, quoiqu’elle ait eu ici une excuse dans un concours de circonstances qui ne peuvent guère se reproduire toutes ensemble, et qui, en faisant cette fois pardonner à l’homme, n’empêchent pas que la chose ne soit mauvaise en soi. J’avoue que ses adversaires, en l’attaquant avec la calomnie qui assassine, avaient fort mauvaise grâce à lui reprocher de se défendre avec le fouet déchirant de la satire : chaque coup faisait sortir le sang, et on riait de les voir écorchés, parce qu’ils avaient le poignard à la main. Mais en général, il est contraire à la décence publique, aux lois sociales et à l’honnêteté personnelle, qu’on se permette, et devant les tribunaux, d’encadrer la vie entière d’un citoyen dans un tableau dont tous les traits, étrangers à la cause, sont autant de flétrissures mortelles, et qui présente toutes les bassesses sous les couleurs des ridicules58. C’étaient des représailles, j’en conviens ; mais il en est qu’un homme délicat ne se permet pas, et qu’avec des principes sévères on ne se croit pas permises59. Les Grecs et les Romains ne sont point ici une autorité pour nous : la différence de gouvernement (la religion même mise à part) explique comment la liberté illimitée de leurs plaidoiries (comme je l’ai dit ailleurs60) serait chez nous une licence criminelle. Quand chacun peut être le censeur de tous, le remède est près du mal : chacun est en garde pour soi, et peut craindre pour lui ce qu’il risque contre un autre. Parmi nous, l’honneur est sous la sauvegarde des lois, comme la vie, puisque personne n’a droit de se faire justice. Dès lors la diffamation, de quelque espèce qu’elle soit, est un délit. Si j’avais été juge, j’aurais donné toute raison à Beaumarchais, comme innocent, et action contre ses parties, comme calomnié ; mais j’aurais supprimé ses mémoires comme un scandale61, avec injonction d’être circonspect.
Remarquons en passant, qu’on ne faillit jamais impunément, et qu’on est toujours puni par le mal même qu’on a fait. Des victoires de Beaumarchais, quoique aussi justes que signalées, il resta contre lui une impression ineffaçable, l’idée d’un homme très dangereux, qui, dans ses ressentiments et ses inimitiés, ne connaissait aucune borne ; et l’on ne peut se faire craindre à ce point sans être haï. Aussi eut-il toujours autant d’ennemis de sa personne que de partisans de ses talents. Ce n’est pas que j’approuve ceux qui disaient avec une espèce d’admiration très maligne : Si Beaumarchais me demandait la moitié de ma fortune en me menaçant d’un mémoire, je la lui abandonnerais sur le champ. Aucun d’eux ne l’eût fait ; et cela prouve seulement combien il y a de manières de rendre odieux celui qui fait redouter en lui l’abus de la force ; car d’ailleurs, on oubliait ou l’on feignait d’oublier qu’ici sa première force, celle qui finit par lui assurer gain de cause, c’est que sa cause était excellente en droit et en fait ; sans cela, il aurait triomphé comme écrivain, et succombé comme accusé. Mais s’il se fût renfermé dans les limites d’une légitime défense, il n’y aurait pas eu, il est vrai, de bonnets à la quesaco62, il n’aurait pas eu tout à fait autant de vogue pour le moment, comme le satirique le plus divertissant pour le public et le plus formidable pour ses ennemis ; mais il n’en eût pas moins fini par gagner son procès, n’en eût pas été moins regardé comme le plus gai des plaideurs et le plus ferme des accusés, en se bornant même à ce qu’il y a dans ses mémoires de très innocemment gai (et c’est la plus grande partie), et il aurait eu de plus l’estime des honnêtes gens, et une considération personnelle, moins précaire et moins troublée que celle des talents, et sujette à moins de vicissitudes et de retours. Il eût encore gagné d’un autre côté, même en réputation d’esprit ; car on n’aurait pas pu faire à son détriment une observation avouée, qui ne détruit point le mérite du talent polémique, mais qui le restreint ; qu’en ce genre il est d’autant plus facile de réussir beaucoup, qu’on se permet davantage et qu’on se refuse moins ; et c’est ce que les connaisseurs ont toujours dit, et ce que la postérité n’oublie pas.
L’aide aux Insurgents
Après avoir été pleinement vengé sous un nouveau règne, il se montra sous un aspect tout nouveau, par une entreprise qui devait faire moins de bruit, mais qui n’avait pas moins de danger, puisqu’elle pouvait compromettre sa fortune et son existence entière63. Il avait l’oreille du principal ministre64, qu’une grande célébrité l’avait mis à portée d’approcher, et dont il s’empara malgré les préventions et les défiances que ce ministre, quoique homme d’esprit lui-même, avait contre tout homme d’esprit, et particulièrement contre Beaumarchais. Mais tous deux étaient fort gais, et ce fut ce qui les rapprocha, quoique la gaieté de l’homme en place fût une sorte de frivolité qui s’accordait à tout, et que celle du particulier n’ôtât rien au sérieux des affaires. Parvenu à s’y faire employer et à satisfaire qui l’en chargeait, il ne craignit pas de lui proposer ce qui devait le plus l’effrayer, l’approvisionnement des États-Unis d’Amérique. Il eut longtemps à lutter contre la circonspection naturellement timide d’un vieillard indolent, d’un ministre qui ne voulait rien hasarder, surtout sa place, et contre les obstacles de la politique anglaise, d’autant plus menaçante que leur marine était plus redoutable et la nôtre plus faible. Beaumarchais lui-même risquait beaucoup, et fort au-delà de ses moyens pécuniaires, qui étaient encore peu de chose. Mais il vint à bout de disposer de ceux d’autrui, forma une compagnie d’intéressés, équipa nombre de vaisseaux65, et engagea le ministre qui ne voulait pas agir contre l’Angleterre, à permettre du moins qu’il s’exposât le plus discrètement qu’il se pourrait, à se ruiner lui et ses associés pour servir les Américains. Il avait calculé que l’arrivée et la cargaison d’un seul navire couvrirait la perte de deux, tant le besoin élevait les profits ; mais ce calcul même prouvait la nécessité d’oser en grand, et d’expédier beaucoup de bâtiments pour en sauver une partie. Il fallait des fonds très considérables, et il les eut : plusieurs de ses vaisseaux furent pris, trois entre autres en un seul jour, en sortant de la Gironde ; mais le plus grand nombre arriva, chargé d’armes et de munitions de toute espèce ; et c’est ce qui lui procura cette opulence très grande pour un particulier, que la Révolution lui a depuis enlevée. Ces expéditions furent en tout son ouvrage, et prouvaient les ressources de son génie et de son caractère, une hardiesse réfléchie, une patience tenace, et surtout ce don de persuader, si nécessaire dans tout ce qui dépend du concours des volontés. J’ai vu peu d’hommes, à cet égard, plus favorisés de la nature. Il avait une physionomie et une élocution également vives, animées par des yeux pleins de feu, autant d’expression dans l’accent et le regard que de finesse dans le sourire, et surtout une espèce d’assurance que lui inspirait la conscience de ses moyens, et qu’il savait communiquer aux autres. Souvent l’amour-propre pouvait y paraître trop en dehors et trop dominant, peut-être même contempteur ; mais c’était dans la conversation de société, et non pas dans les affaires, ni surtout près des puissants. Il avait avec ceux-ci une tournure particulière qui était fort adroite sans être servile, et où sa réputation d’esprit le servait beaucoup. Il avait toujours l’air d’être convaincu qu’ils ne pouvaient pas être d’un autre avis que le sien, à moins d’avoir moins d’esprit que lui ; ce qu’il ne supposait jamais, comme on peut le croire, surtout avec ceux qui en avaient peu ; et s’énonçant avec autant de confiance que de séduction, il s’emparait à la fois de leur amour-propre et de leur médiocrité, en rassurant l’une par l’autre. On verra cet art singulièrement employé dans la marche qu’il suivit pour obtenir la représentation de ses Noces de Figaro. Mais on peut dire à sa louange qu’il se servit toujours noblement de son crédit et de sa fortune. Il contribua beaucoup à des établissements dont l’utilité n’est pas contestée ; par exemple, à celui de la caisse d’escompte66, formée à l’instar de la banque d’Angleterre, mais avec la disproportion que comportait la différence des gouvernements. La banque de Londres repose sur le crédit national : celle de Paris ne pouvait guère s’appuyer que sur celui de quelques capitalistes ; et quand le gouvernement s’en mêla (dans des temps difficiles à la vérité), il ébranla l’édifice, loin de le consolider. La caisse d’escompte éprouva d’abord bien des difficultés de la part du ministère, et Beaumarchais était fait plus que personne pour les aplanir. Il rendit le même service pour la construction de la pompe à feu67 qui a fait tant d’honneur aux frères Périer, mais qui rencontra aussi des contradictions et des obstacles. Quant à l’entreprise des eaux de Paris, où il fut pour beaucoup, et qui a été fort combattue, je laisse à ceux qui sont plus versés que moi dans cette partie de l’économie publique, à décider si c’était seulement une spéculation de finance ou un objet d’utilité générale68. Tous deux peuvent fort bien aller ensemble, et même cela est dans l’ordre politique ; mais ils ne doivent pas être séparés, et je n’ai point d’opinion sur un fait dont je n’ai point de connaissance.
Autres querelles…
Mais ce qui rentre dans mon sujet, c’est la querelle que suscita contre Beaumarchais cette entreprise des eaux de Paris, et qui le mit aux prises avec un homme devenu bientôt après tout autrement fameux par l’influence principale qu’il eut sur l’événement le plus extraordinaire de ce siècle et de tous les siècles, puisqu’il n’allait à rien moins qu’à changer la face du monde entier. On voit déjà qu’il s’agit de la révolution française et de Mirabeau ; et je n’ai pas besoin d’ajouter que ce n’est pas ici qu’il faut parler de l’un et de l’autre. Mirabeau, même comme écrivain, appartient tout entier à l’histoire ; et au moment de la querelle où je me renferme, il paraissait bien loin d’être jamais un personnage historique. Mais il annonçait déjà dans ses écrits tant de hauteur et d’arrogance, qu’on a pu y voir depuis je ne sais quel pressentiment de ses destinées. Il s’en fallait de tout qu’on pût le croire alors un antagoniste fait pour se mesurer contre Beaumarchais. La distance était grande de la fortune, de la célébrité, des succès et de tous les avantages divers de celui-ci, à l’existence pénible et rebutée d’un homme dont les aventures formaient un contraste fort peu avantageux avec sa naissance et son nom, et dont quelques productions clandestinement hardies et d’un goût très inégal ne rachetaient nullement la mauvaise renommée69. Beaumarchais ne répondit à ses premières attaques qu’avec le ton de la supériorité dédaigneuse pour l’homme, et quelque estime de complaisance pour l’auteur. Mirabeau répliqua en homme que le mépris rend furieux ; ce qui n’est pas la meilleure manière de prouver qu’on ne le mérite pas. Il prodigua les personnalités70 les plus injurieuses, soit parce que Beaumarchais ne s’en étant permis aucune, il crût voir encore une autre espèce de mépris à se refuser ce qui était si facile avec lui, soit que ne doutant pas qu’il n’en vînt, à son exemple, aux reproches personnels, il crût devoir les affaiblir d’avance en les réduisant à la récrimination. Quoi qu’il en soit, cet écrit qui était un libelle forcené, n’était pourtant pas d’un homme qui ne pût faire que des libelles ; la fureur n’était pas celle de la faiblesse, et la violence du ton n’excluait pas toujours la force du style. On s’attendait avec curiosité à voir Beaumarchais dans l’arène contre un champion aussi vigoureux, malgré sa brutalité, que tous ceux d’auparavant avaient paru faibles et impuissants, mais qui ne laissait pas, en ce genre d’escrime, de prêter le flanc autant et plus que personne à un lutteur habile et exercé. Beaumarchais, au grand étonnement de tout le monde, refusa le combat pour la première fois ; il garda le plus profond silence ; et je crois qu’il fit bien. Mirabeau était alors dans un état de dépression, et même de danger ; il fuyait ou se cachait devant l’autorité compromise dans les procès qu’il soutenait depuis longtemps contre sa famille ; et quels que fussent ses torts, l’ennemi qui l’eût traité alors sans ménagement aurait paru se prévaloir du malheur de sa situation, et aurait appelé sur lui l’intérêt qu’il n’inspirait pas. Beaumarchais au contraire était depuis longtemps un objet d’envie ; tout lui avait réussi ; il était au milieu des jouissances ; et l’usage qu’il faisait de sa fortune, ses libéralités qui ne se répandaient pas seulement sur les siens, mais sur tous ceux qui les imploraient ; son empressement à obliger, à faire le bien public autant que le sien ; tout cela ne pouvait pas désarmer tous ceux qu’il avait blessés, tous ceux qu’il pouvait offusquer ou alarmer, soit dans le monde, soit au théâtre ; d’autant plus qu’il ne faisait rien pour les apaiser, et que dans ses ouvrages et ses préfaces, il se jouait de tout et de tout le monde. Quiconque est heureux ou le paraît, doit être sans cesse à genoux pour en demander pardon, et même ne l’obtient pas toujours à ce prix, surtout s’il est parti de loin pour arriver où il est. Je ne vois guère que ces considérations qui aient pu arrêter un homme très irascible si grièvement insulté. Il crut devoir à l’envie le sacrifice d’un outrage, comme Polycrate faisait à la fortune le sacrifice de son plus beau diamant jeté dans la mer71.
Je n’entrerai dans aucun détail sur le procès Kornmann72 où il y eut aussi tant d’intéressés, dont la plupart sont encore vivants ; mais il peut fournir la matière à quelques réflexions. Si Beaumarchais y fut pleinement victorieux, il fallait qu’il fût pleinement fondé en droit ; car en cette occasion les dispositions du public ne lui étaient pas plus favorables que celles des juges. Le fond de l’affaire lui était en soi-même étranger, et il n’y intervenait que comme protecteur d’une femme qui plaidait contre son mari. Il s’était montré bon parent, excellent frère dans ce voyage d’Espagne entrepris pour venger sa sœur, et dont il se faisait dans ses premiers mémoires une sorte de trophée chevaleresque. Il se montrait ici une seconde fois le champion du beau sexe ; mais le public, très désintéressé sur les deux parties contendantes73, ne vit bientôt que le seul Beaumarchais, qui partout attirait sur lui l’attention, et qu’on ne croyait pas dans cette cause aussi désintéressé qu’il voulait le paraître. De plus, il eut à combattre un homme d’un talent distingué, qui avait des connaissances en plus d’un genre, et qui parut se porter pour son adversaire, uniquement parce qu’il voulait et pouvait l’être. Ce ne fut pas Beaumarchais qui eut cette fois l’avantage comme écrivain : celui qu’il avait en tête lui était fort supérieur dans le style noble, qui ne fut jamais celui de Beaumarchais, et qui devenait celui de la cause, déjà sérieuse par elle-même, et bien davantage encore par la tournure que lui fit prendre l’avocat adverse, en la faisant rentrer dans une théorie générale sur l’abus des ordres arbitraires appelés lettres de cachet, et il y en avait une au procès74. L’écrivain traita cette matière avec une éloquence qui était alors courageuse, et une élévation de style égale à l’énergie des principes et des sentiments75. Tous les lecteurs furent pour lui, parce que l’épisode les touchait beaucoup plus que le fond, et qu’il y avait déjà sur ces objets un grand mouvement dans les esprits76. Les plaidoyers de Beaumarchais firent peu d’impression, parce qu’il n’y traitait que sa cause et ne raisonnait que sur les faits. Sans doute son adversaire fut mal informé, car ils étaient assez péremptoires pour que le parlement, à qui la cause de Beaumarchais ne plaisait pas, se crût obligé de lui donner raison. Mais son adversaire y acquit une grande célébrité, qui le porta depuis à la première assemblée nationale, dont il se retira presque aussitôt, quand il la vit entraînée hors de toute mesure ; et il a vécu depuis dans une obscurité sagement volontaire, qui lui fait autant d’honneur, ce me semble, que tout ce qu’il a pu faire auparavant. Nous allons voir tout à l’heure comment Beaumarchais, longtemps après, croyant se venger de lui, n’a fait de tort qu’à lui-même.
Les représentations sans nombre de ses Noces de Figaro, et les étranges libertés qu’il prit dans cet ouvrage où il semble qu’il ait voulu tout insulter, accrurent prodigieusement la foule de ses ennemis. Il arma contre lui, en repoussant les critiques, des hommes plus consommés que tous les autres dans l’art de haïr et de nuire : c’étaient des philosophes (comme on les appelait, et comme ils s’appellent encore). Les journaux dont ils disposaient furent le théâtre de ces débats, qui assurément ne devaient être que littéraires, et qui tout à coup, on ne sait comment77, intéressèrent la puissance suprême, au point que Beaumarchais fut enlevé de sa maison, et conduit, non plus au Fort-l’Evêque ni à la Bastille, mais à Saint-Lazare. La haine est si lâche et si aveugle, que le premier jour on parut jouir dans tout Paris, de ce traitement sans exemple, et dont tout le monde devait trembler. Jamais on n’avait imaginé de renfermer un citoyen honnête, un homme de lettres et de talent, dans une prison dont le nom seul était un opprobre, et jusque là destinée à punir obscurément des fautes et des désordres de jeunesse qu’on voulait, par une indulgence fort bien placée, dérober à la vindicte des tribunaux. C’était le comble de l’humiliation78 pour un homme de l’âge et de la réputation de Beaumarchais : c’était aussi ce qu’on voulait, et il semblait qu’on eût accordé à ses ennemis plus qu’ils ne pouvaient espérer, puisque d’ordinaire la Bastille était la prison des gens de lettres dont le Gouvernement était mécontent, et ce fut même celle de Linguet79 à qui l’on pouvait faire des reproches si graves. Mais le sentiment de la justice, puissant surtout quand tout le monde peut se croire menacé, se fit entendre bien vite, et jamais le retour ne fut si prompt. Dès le lendemain il n’y avait qu’un cri : Qu’a-t-il fait ? On avait supposé d’abord les motifs les plus graves : il se trouva qu’on ne pouvait pas même articuler un prétexte. Il fut mis en liberté le troisième jour ; et cette détention à peine concevable, fut peut-être la seule injustice de ce genre sous un règne si éloigné de toute oppression. Beaumarchais fut assez longtemps affecté de cet événement, et beaucoup plus que de tous ceux qui lui avaient été le plus sensibles ; il voulait même se condamner à la retraite ; mais on lui fit entendre sans peine que le coup n’avait point porté sur son honneur, et qu’aucune autorité ne peut déshonorer celui qui ne se déshonore pas lui-même. Il était réservé à en faire deux fois la preuve, puisque le blâme et Saint-Lazare ne purent le flétrir ; mais il faut avouer que rien n’était plus singulier que d’avoir subi deux fois cette épreuve, et d’en être sorti deux fois de même.
L’édition des Œuvres de Voltaire
Il ne spécula pas à beaucoup près aussi heureusement sur la collection posthume des Œuvres de Voltaire que sur les traites pour l’Amérique : si l’une de ces deux affaires lui valut plusieurs millions, l’autre finit par lui en coûter un. Aussi n’était-ce pas (on doit en convenir) une affaire de commerce qu’il voulait faire ; c’était un monument qu’il voulait élever. Mais il s’y trompa en tout, car s’il ne voulait pas gagner, du moins il ne croyait pas perdre, et perdit beaucoup ; et ce monument préparé à si grands frais ne répond en rien à ce qu’il a coûté. Beaumarchais y dépensa des sommes immenses ; il paya fort au-delà de sa valeur le fonds de Panckoucke et les manuscrits de madame Denys, où il n’y avait qu’un seul morceau curieux80 ; il fit acheter en Angleterre les poinçons et les matrices des caractères de Baskerville, regardés, avant ceux de Didot, comme les plus beaux de l’Europe. Il fit reconstruire dans les Vosges d’anciennes papeteries ruinées, et y envoya des ouvriers pour y travailler suivant les procédés de la fabrication hollandaise, au papier destiné pour cette volumineuse édition ; il fit l’acquisition d’un vaste emplacement au fort de Kehl, alors abandonné, et y établit son imprimerie81. Jamais on n’avait fait de semblables préparatifs pour une opération de librairie : les avances furent immenses ; elles allaient à plusieurs millions : il n’en résulta rien que de médiocre. L’édition in-8° qui est la principale, est fort au-dessous de celles de Didot pour la netteté du caractère et la correction du texte, et celles d’un moindre format sont tout ce qu’il y a de plus commun. Parmi ceux qui avaient les éditions de Genève, beaucoup ne se soucièrent point de donner quinze louis pour un livre d’une exécution peu soignée, et qui ne contenait presque rien de nouveau que la correspondance de l’auteur, dont rien n’empêchait d’attendre une édition particulière. Les petits formats, d’un prix très modique, ne pouvaient couvrir des avances si énormes. Les amateurs furent étonnés que la révision des épreuves eût été négligée au point de laisser subsister nombre de fautes très ridicules, et telles que peu de lecteurs étaient en état de rétablir un texte si étrangement altéré. Les gens de goût furent mécontents que l’édition eût été dirigée dans toutes ses parties par un homme beaucoup plus versé dans les sciences que dans la littérature82, et qui ne connaissait même pas les variantes les plus curieuses à recueillir. Le commentaire général choquait souvent le bon goût et les principes de l’art ; Voltaire y était maladroitement exalté aux dépens de Racine, et le commentateur paraissait assez étranger à la connaissance du théâtre et de la poésie. Quant à la religion et la morale, elles étaient aussi maltraitées dans les notes de l’éditeur que dans les ouvrages de l’auteur83 ; mais cette analogie était malheureusement dans l’ordre des choses et du temps, et c’était ce dont le plus grand nombre se souciait le moins.
La maison de Beaumarchais et la Révolution84
Beaumarchais réussit infiniment mieux dans la construction de sa nouvelle maison, et du jardin charmant qui borde et décore cette partie des boulevards, terminée au faubourg Saint-Antoine, et jusque là une des plus abandonnées. Il a vraiment contribué à l’embellissement de la capitale par l’acquisition et l’usage de ce terrain considérable, dont il a fait un des beaux aspects de ce côté de Paris, tandis que Buffon, sur l’autre rive de la Seine, traçait et exécutait le nouveau plan du Jardin des Plantes, étendu et orné par ces nouvelles plantations prolongées vers la rivière, de façon à rivaliser avec nos superbes Tuileries. Il n’y manque qu’un pont qui traverse la Seine vis-à-vis le jardin85, et qui est attendu pour la commodité des habitants, comme pour l’ornement de la ville. C’était aussi un des projets que Beaumarchais voulait achever, et qui ont été suspendus par les orages de la révolution. Ainsi, c’est à deux hommes de lettres que l’on fut redevable de voir ce quartier de Paris se couvrir d’une décoration imprévue, et prendre une face nouvelle qui le rend digne de la capitale de l’Europe. Mais Buffon disposait de l’argent du roi, et Beaumarchais dépensait le sien. Il était plus riche à lui seul que Voltaire et Buffon ensemble, quoique la fortune de ces deux écrivains ait paru un des phénomènes du siècle. La sienne a péri presque toute entière ; cependant sa maison appartient encore à sa veuve et à sa fille86, et je me dis toujours en la voyant : « Comment cette belle demeure est-elle encore à ceux qui l’ont élevée ? Comment ce jardin, fouillé et retourné par des mains de destruction, est-il encore en des mains propriétaires ? » C’est une exception rare et presque unique dans tout ce que Paris offre de beau ; et apparemment Beaumarchais devait faire exception en tout.
Ce ne fut pas la moins étonnante en lui, d’échapper à une révolution qui le menaça un des premiers, et qui le poursuivit si longtemps. Ce fut une espèce de miracle, non seulement par la nature des périls qu’il courut et qu’il a si bien87 racontés, mais par celle même de la révolution, qui n’avait guère de victimes plus désignées à ses coups que Beaumarchais. Ses richesses, ses talents, sa célébrité, son influence connue ou présumée dans les affaires, ses ennemis, enfin sa maison placée à l’entrée de cet effroyable faubourg, comme le palais de Portici au pied du Vésuve !… Encore les éruptions du volcan n’éclatent-elles qu’à de longs intervalles ; celles du faubourg étaient de tous les moments. Il est inconcevable que sous les laves toujours bouillonnantes, cette maison n’ait pas été engloutie. Jamais la proie ne fut si près des brigands, ni la victime si près des bourreaux. Ce peuple de la révolution (et jamais elle n’en eut d’autre) ne pouvait sortir de ses repaires sans passer devant ces murailles qui promettaient tant de dépouilles, et n’y passait guère sans menacer la maison et le maître de ses cris homicides et de ses bras assassins. Ce n’est pas que Beaumarchais n’eût dans les commencements partagé, comme tant d’autres, les premières espérances de la révolution ; et si elles n’en furent que les premières erreurs, chacun doit aujourd’hui les pardonner d’autant plus en autrui, qu’il les condamne plus en lui-même. On ne peut pas, après tant de crimes sans excuse, ne pas excuser ce qui n’est qu’erreur ; et j’ajouterai même dès aujourd’hui que, quand les coupables ont été si nombreux, il ne faut, quoi qu’il arrive, punir que le moins possible, de peur de consterner une seconde fois par les supplices l’humanité déjà si épouvantée par les forfaits. Mais pour revenir88 à Beaumarchais, son assentiment aux premiers événements de 8989, et ses largesses patriotiques comme ses discours, étaient loin de pouvoir le dérober aux soupçons qui étaient déjà une justice nationale, et aux principes qui étaient déjà une destruction. C’est dans ses mémoires apologétiques qu’il faut voir les détails de ses dangers et de ses souffrances, sa vie sans cesse menacée, la mort plus d’une fois tout près de lui, sa maison envahie sans être pillée (ce qui sera expliqué ailleurs), sa fuite et ses divers asiles, ses courses en Hollande et en Angleterre, les actes successifs d’accusation, de justification, de proscription, et enfin tout ce qu’il crut devoir faire pour la cause de ceux qui le persécutaient. Ses écrits dans cette dernière époque, bien faite pour en excuser les défauts, se distinguent encore par la clarté qu’il porte toujours dans des discussions compliquées, par les ressources qu’il cherche pour en racheter le dégoût, par la vivacité qu’il retrouve quand il est en situation, mais surtout parce qu’il s’y montre toujours tel qu’il était, et qu’en lui l’homme mérite toujours d’être observé. Ces derniers mémoires feront partie de ces matériaux innombrables qu’il faudra parcourir pour tirer de vingt volumes une demi-page d’histoire : tout ce qu’elle prendra de ceux-ci, c’est l’affaire des soixante mille fusils90 ; et moi, je n’y dois voir que ce qui fait connaître la personne de Beaumarchais, qui, étant toujours le même, se trouva cette fois et devait se trouver en raison inverse des choses et des hommes, quand les choses et les hommes étaient en raison inverse de tout ordre humain. Il suit de là que ce qui devait précédemment lui procurer honneur et profit consomma sa ruine et faillit à la faire périr. Que ce fût zèle pour la révolution, ou envie d’en éloigner de lui les dangers, toujours est-il qu’en risquant 500,000 francs pour faire entrer soixante mille fusils dans la France qui en manquait alors, il faisait pour les révolutionnaires ce qu’il avait fait pour les Américains. Il crut qu’il y avait là de quoi se sauver à la fois et s’honorer : c’était en 92 ; et cette étrange méprise d’un homme qui avait tant d’esprit, et qui jugeait si mal des temps où l’on ne pouvait être récompensé que du crime, et où c’était un prodige de faire quelque bien impunément, explique aussi comment la même erreur fut longtemps celle de tant de gens éclairés, et pourquoi les hommes les plus simples furent alors beaucoup plus clairvoyants que les hommes instruits. Ceux-ci raisonnaient toujours d’après ce qui pouvait et devait être ; ceux-là, sans raisonner, ne voyaient que ce qui était. Les uns connaissaient le passé, réclamaient toujours le possible et le vraisemblable ; les autres, sans avoir rien lu, jugeaient de ce qu’on pouvait faire parce qu’on le faisait ; en sorte que les premiers ne sortaient pas d’étonnement et d’espérance, et les autres d’horreur et d’effroi pour le présent et l’avenir. Ainsi, d’un côté les lumières trompaient, et de l’autre le sens commun voyait juste ; mais ni les uns ni les autres ne remontaient à la cause première, et peu d’hommes concevaient ce que bientôt il sera très commun de concevoir, que la suprême Providence pouvait et savait assez pour permettre une fois pendant le temps marqué par elle seule, ce qu’elle n’avait jamais permis, que tout ordre moral, social et politique, fût entièrement renversé, sans qu’il en restât de vestige, dans toute l’étendue d’un grand état, pour l’exemple et l’instruction de tous les autres ; et pour cela, elle n’avait qu’à laisser faire. Mais comment il pouvait être cette fois de sa sagesse et de sa bonté de laisser faire, c’est ce qui ne doit pas nous occuper ici, et ce qui sera démontré ailleurs avec autant de facilité que d’évidence, pour quiconque aura seulement quelque idée réfléchie de Dieu et de l’homme. Ici, où je ne fais qu’indiquer ces vérités toujours bonnes à rappeler, je ne m’arrête qu’à Beaumarchais qui n’a pas plus connu la révolution que tant de gens ne la connaissent encore, depuis que tous ne cessent d’en parler. On le voit dans ses récits toujours frappé de surprise de tout ce qui lui arrive, ne concevant pas qu’on vienne chercher dans ses caves les fusils qui sont en Hollande, qu’on veuille le massacrer comme retenant ces fusils chez l’étranger pour en priver les Français, tandis qu’il sue sang et eau, et court le jour et la nuit pour se faire entendre du ministère qui n’a qu’à dire un mot pour les faire venir. Il invoque le ciel et la terre, quand il se voit joué chaque jour par ces dix ou douze esclaves plus ou moins avides ou tremblants, qu’on appelait ministres, si rapidement remplacés les uns par les autres, et quelques mois après, tous égorgés ou proscrits. Une fois seulement il avoue qu’en sortant du conseil comme un homme hors de lui, il était pourtant le seul étonné, et je le crois, les autres étaient dans le sens de la révolution, et il n’y était pas. Mais ce qui prouve que son caractère était toujours le même, quoique son esprit ne lui servît plus à rien, et ce qui est en lui un trait extrêmement remarquable, c’est qu’à peine échappé au glaive qui moissonne de tous côtés dans Paris, sauvé de l’Abbaye, et comment ! fugitif et caché à la campagne, autant qu’on pouvait être caché alors, il sort quatre fois de sa retraite, et vient dans ce même Paris où il pouvait être assassiné à chaque pas, y vient à pied de plusieurs lieues, y vient de jour comme de nuit, pourquoi ? pour suivre l’affaire de ces malheureux fusils qu’on n’a jamais eus, mais qui lui coûtèrent 500,000 francs déposés au ministère, et qu’il n’a jamais revus. J’avoue que rien ne m’a paru plus extraordinaire que ce fait très constant, exemple d’une ténacité de vouloir et d’une fermeté d’âme, certainement aussi rares l’une que l’autre.
Enfin, dans des jours moins orageux et non moins abominables, quand la tyrannie plus concentrée en forces, et retranchée dans quelques formes nominales, fut un peu moins pressée de détruire, parce qu’elle se crut en état de régner et de jouir, Beaumarchais revint dans ses foyers, à peu près dépouillé, mais à peu près tranquille. Je ne le vis point depuis ce dernier retour, et j’ai su dans ma retraite, qu’il était mort subitement dans la nuit, d’un coup de sang, ayant encore une santé robuste, à soixante-neuf ans, après une vie si laborieuse et si tourmentée. Sa forte constitution n’avait alors rien de la vieillesse, car sa dureté d’oreille était ancienne. Quelques semaines auparavant, un zèle fort aveugle pour la mémoire de Voltaire lui dicta quelques lettres contre la religion chrétienne, qu’il avait toujours respectée dans ses écrits. Ce fut le dernier des siens ; et en y joignant le rôle de Bégearss dans La Mère coupable, ce sont les deux seules mauvaises actions que l’on puisse lui reprocher.
L’œuvre dramatique
La Mère coupable
Je commencerai ce qui concerne ses ouvrages dramatiques, par cette même pièce que je viens de nommer, quoique ce soit la dernière qu’il ait faite. Elle ne doit pas rester au théâtre, et je me hâte de la mettre de côté comme indigne de lui, et comme très condamnable par un genre de satire personnelle, toujours à réprouver en elle-même, et qu’ici particulièrement rien ne pouvait motiver ni excuser.
Le moindre défaut de la pièce, c’est le titre, qui annonce tout autre chose que ce qu’elle est. Il est bien vrai que la femme qui pèche comme épouse, pèche aussi comme mère, par les conséquences que peut avoir sa faute. Mais le titre d’une pièce ne se détermine point par des rapports si indirects et si éloignés, mais par les rapports les plus prochains avec le sujet et l’action ; et qui pourrait en trouver ici l’apparence ? Il n’y a pas un trait qui blesse la maternité, et l’on est justement choqué de ne trouver dans l’ouvrage rien de ce que fait attendre le titre, à moins que ce premier contre-sens ne doive indiquer que tout le reste ne sera aussi que contre-sens ; et de cette façon jamais titre ne fut plus juste91.
C’est sans doute une fort bonne moralité dramatique, que celle qui montrerait de longues et terribles suites de la violation du lien conjugal, en placerait le châtiment à côté même du repentir, et récompenserait ensuite le repentir par une heureuse péripétie. Ce serait un drame très moral, s’il était bien conçu ; mais le drame moral est précisément celui dont Beaumarchais n’avait pas le talent, quoiqu’il en ait toujours eu la prétention, même dans sa pièce très immorale des Noces de Figaro. C’est l’intrigue qu’il entendait bien, et nullement la morale, dont il ne connaissait pas plus la théorie que le style. Un mari fidèle et délicat, tendre et jaloux, qui aurait lieu de soupçonner d’infidélité une femme qu’il n’aurait épousée que par amour, livré depuis longtemps au tourment secret de douter si ce qu’il aime toujours a toujours été digne d’être aimé, et acquérant enfin la preuve qu’il tremblait de trouver ou même de chercher, serait dans une situation très intéressante, surtout si cette femme avait couvert un moment de faiblesse par des années de vertu. Ce serait là sans contredit un canevas très dramatique, et les combats de la tendresse et du ressentiment, le mélange de la délicatesse et de la douleur, le fruit même d’un amour adultère placé entre les deux époux, tout cela formerait des scènes, des incidents, des développements susceptibles d’un grand effet, non pas dans la prose plate ou boursouflée de nos dramaturges, mais dans les vers d’un homme éloquent qui connaîtrait la poésie du genre. Tout cela est le contraire du drame de Beaumarchais, également vicieux dans le plan, dans les caractères, dans les situations, dans les moyens, dans le dialogue.
Est-ce bien le comte Almaviva des Noces de Figaro, qui pouvait être celui que nous présente La Mère coupable ? Quelle plus lourde méprise, et quelle conception plus fausse et plus révoltante ! Quoi ! c’est un petit-maître français, un fat, un libertin, qui couve, depuis vingt ans, la profonde et haineuse jalousie d’un mari espagnol ! C’est lui qui se croit en droit, au bout de vingt ans, de faire éclater contre sa malheureuse femme, la plus douce et la plus timide des femmes, un orage de reproches et d’outrages longtemps préparés et réfléchis ! C’est lui que vingt ans d’une vie exemplaire et d’un repentir religieux n’ont pu désarmer un moment ! C’est lui qui, avec un grand nom et une grande fortune, s’obstine après vingt ans à se priver d’un héritier de la plus haute espérance92 ! C’est lui qui s’est ouvert si gratuitement sur ce qu’il a tant d’intérêt à cacher, et qui, dans un âge très mûr, a été capable d’une indiscrétion si grave, et qu’on pardonnerait à peine, ou à la jeunesse étourdie, ou aux premiers accès d’une jalousie violente ! Je le répète : tout cela est faux, évidemment faux ; et l’effet n’en est pas seulement froid ; il est ridicule et repoussant. Ce fut celui de la première représentation, où j’assistai au mois de juin 1792, lorsque les théâtres n’étaient pas encore entièrement dénaturés. On n’accueillit qu’avec de longues risées cette longue et intolérable scène du quatrième acte, où Almaviva, tout gonflé d’un courroux dont tout le monde se moquait, ayant à la main des lettres dont il avait été lui-même touché jusqu’aux larmes un moment auparavant, semblait se plaire à enfoncer cent coups de poignard dans le sein de sa pauvre femme, qui ne lui répondait qu’en priant Dieu, comme dans tout le cours de la pièce ; ce que l’auteur avait cru très pathétique, et qui n’était que très inepte. Beaumarchais ne se doutait pas que cette habitude de prières, qui peut être à sa place dans un roman tel que Clarisse93, est insupportable au théâtre, où l’on ne dialogue pas un quart d’heure de suite avec Dieu, quand il faut répondre à un mari. Rien ne fait mieux voir de quelles bévues un homme d’esprit est capable, dans ce qui est étranger à son genre d’esprit. Il ne savait pas qu’au théâtre (les sujets de religion mis à part), une prière ne doit être qu’un mouvement instantané d’une âme que sa situation élève vers le suprême juge et le suprême protecteur, mais que sept ou huit oraisons de suite ne sont sur la scène qu’une puérilité.
Et qu’est-ce que ce Bégearss qu’il appelle l’autre Tartuffe ? Oh ! oui, c’est bien un autre que celui de Molière ; mais celui-ci est le véritable ; celui-ci est bien un coquin, mais ce n’est pas un sot ; et on l’a vu dans l’examen de ce chef-d’œuvre94, que si Tartuffe est pris au piège, c’est qu’à moins d’être le diable en personne, il doit y tomber, et qu’il n’y a point d’homme au monde qui n’y fût pris. Mais Bégearss ! L’auteur a beau dire et redire que c’est le démon appelé légion95 : c’est le plus maladroit de tous les démons. Il ne sait autre chose que distribuer de tous côtés des secrets dont il est le seul dépositaire, et dont la révélation doit le perdre sans ressource au moment de l’explication, et l’explication est inévitable. Lui seul sait le secret de la naissance de Florestine, il l’apprend au jeune Léon, à Florestine sa maîtresse, qui devaient commencer par s’en ouvrir l’un à l’autre, si toute marche naturelle n’était pas ici intervertie. Enfin il l’apprend à la comtesse ; il fait plus, il provoque une explication où ce secret sera infailliblement mis en jeu, et pour comble d’imprudence il croit avoir besoin de cette entrevue des deux époux, qui lui devient si funeste et qui ne pouvait manquer de le devenir. Cependant il a dans les mains la dot de trois millions, et doit épouser le soir même à minuit cette Florestine, sans que personne y mette le moindre obstacle. C’est bien là le coup de partie96 ; c’est d’abord ce mariage qu’il faut conclure parce qu’il termine tout. Non, il veut avoir la fortune entière du comte : passe ; il veut amener le divorce entre eux : soit ; mais quelle nécessité de hâter dans l’instant même une entrevue tellement dangereuse, qu’à moins d’avoir perdu le sens, il doit au moins en avoir quelque inquiétude ? Car enfin cette scène entre les deux époux sera violente et orageuse ; il le sait, puisqu’il en fait son moyen de divorce ; et qui ne sait aussi que dans ces scènes-là l’on dit tout ? Encore une fois, le plus pressé, c’est le mariage : quoi qu’il arrive alors, il sera nanti, pour parler comme Figaro97. Il fait donc tout le contraire de ce qu’il doit faire ; il court au-devant du péril, et compromet à plaisir son mariage et ses trois millions. Quelle plus haute extravagance ! « Qui vous a dit que cette Florestine était ma fille ? Il n’y a que M. Bégearss qui le sache. – C’est M. Bégearss qui me l’a dit. – Ah ! le monstre ! » Voilà ce qui arrive et ce qui devait arriver, et ce Bégearss, plus profond que l’enfer, ne s’en est pas douté ! C’est ne se douter de rien.
Les invraisemblances fourmillent de scène en scène, et l’auteur, pour couvrir celle des faits, y joint celle des caractères ; ce qui n’est qu’une double faute. Le jeune Léon aime Florestine, en est aimé, et se flatte de l’épouser. Il voit tout à coup un rival dans ce Bégearss, et veut sur le champ se couper la gorge avec lui98. Fort bien : voilà le jeune homme tel qu’il doit être. Mais Bégearss le machinateur, qui n’a jamais d’autre machine à son usage que l’indiscrétion, lui dit aussitôt que Florestine est sa sœur ; et aussitôt le jeune homme, devenu plus qu’un sage, se jette dans les bras de Bégearss. Pas un instant accordé à la surprise, à la douleur, à la défiance, à la curiosité d’approfondir un événement si imprévu, et dont toute sa tête doit être bouleversée. Non, il s’estime trop heureux que Bégearss veuille bien épouser Florestine ; il presse lui-même ce mariage ; il y engage sa maîtresse ; ce Bégearss est un dieu pour tous les deux. Est-ce ainsi que la nature est faite ? Est-ce là de la jeunesse et de l’amour ? Suffit-il pour déguiser cette foule de mensonges (car tout ce qui contredit la nature est un mensonge dans l’art), suffit-il de quelques lambeaux de morale mal placée et mal entendue, d’une foule d’exclamations et de points, et d’une pantomime dictée en interligne ? Les platitudes ne relèvent point les folies. Je ne sais s’il y a dans tout ce drame une scène raisonnable ; mais en voilà déjà trop, et il ne faut pas user de la critique sur tant de déraison.
Et le style ! Pour cette fois l’esprit n’y est pas mêlé au mauvais goût : c’est le mauvais goût dans toute sa pureté. « Quelle découverte ! Hasard, je te salue. Il faut pourtant que je démêle comment un homme si caverneux s’arrange d’un tel imbécile !… De même que les brigands redoutent les réverbères… »99 (le trait n’est pas neuf ; mais on voulait que Figaro se donnât, lui, pour un réverbère). Encore quelques lignes du philosophique monologue : « Un dieu m’a mis sur la piste. Hasard, dieu méconnu ! les anciens t’appelaient destin ; nos gens te donnent un autre nom ». Cet autre nom ne peut être que celui de providence ; et alors quelles sont donc les gens dont Figaro dit ici nos gens ? Mais laissant même ces grossières indécences, quel langage dans une comédie ! Quel amas de disparates burlesques ! « Vrai major d’infernal Tartuffe ! »100… « Eh bien ! maudite joie qui me gonfles le cœur, ne peux-tu donc te contenir ? elle m’étouffera, la fougueuse, ou me livrera comme un sot, si je ne la laisse pas un peu s’évaporer pendant que je suis seul ici. Sainte et douce crédulité ! L’époux te doit sa magnifique dot. Pâle déesse de la nuit ! Il te devra bientôt sa froide épouse »101. Ou je me trompe fort, ou cette pâle déesse de la nuit n’est autre que la lune. Ainsi Bégearss devra bientôt à la lune cette épouse malheureusement froide ! On peut à toute force devoir sa maîtresse à la lune, dans un rendez-vous nocturne ; il ne s’agirait que de le dire autrement ; mais devoir son épouse à la lune, cela est au-dessus de mes conceptions, comme la sainte crédulité. La poésie de ce monologue de Bégearss vaut la philosophie du monologue de Figaro, et la lune de l’un vaut le hasard de l’autre.
Et Bégearss, avec ses invocations à la sainte amitié, comme à la sainte crédulité ; et Almaviva qui s’écrie : O ma vieillesse, pardonne à ma jeunesse !102 et la comtesse qui, en voyant des fantômes, s’écrie : réprobation anticipée !103 et en écoutant Bégearss, s’écrie comme un autre Séide104 : je crois entendre Dieu qui parle ! Tout ce pathos mêlé avec les métaphores hétéroclites qui composent ici tout le comique de Figaro, forme une bigarrure aussi étrangère au ton de la scène qu’à celui de la raison. Il n’est pas croyable qu’un si mauvais ambigu105 reste au théâtre français quand il sera rétabli, non plus que Tarare sur celui de l’opéra. Ces deux productions platement folles, n’ont de l’esprit de Beaumarchais qu’une bizarrerie qu’il prît pour de l’originalité, quand il fut gâté par ses succès, et qui était la partie malheureuse d’un talent qui ne fut pas à portée de s’épurer par l’étude.
Quand il imprima La Mère coupable, deux ans avant sa mort, il fut fidèle à l’habitude qu’il s’était faite d’offrir au lecteur, sous le titre de préface, un plaidoyer très méthodique, où en repoussant toutes les censures, il détaillait toutes les imperfections de ses pièces, et en convertissait les défauts en découvertes à étudier, et en modèles à suivre. La modestie d’auteur n’entra pas chez lui dans les progrès de l’âge, parce que chez lui l’homme fut toujours plus fort et plus avancé que l’auteur. Aussi ses plaidoyers de littérature n’ont pas fait la même fortune que ceux du palais. Les gens de goût en ont ri souvent, comme ils avaient ri de ses mémoires, mais d’un rire un peu différent. Ses connaissances littéraires étaient assez bornées, et c’est tout naturellement qu’il déraisonne dans ses préfaces comme il raisonnait dans ses factums. Celle de La Mère coupable a cela de plus que les autres, que celles-ci sont du moins sur le ton de l’apologie, et celle-là sur le ton du panégyrique. C’est de la meilleure foi du monde qu’il nous assure que sa pièce est d’une profonde et touchante moralité ; c’est du ton le plus pénétré qu’il nous dit : « Venez juger La Mère coupable avec le bon esprit qui l’a fait composer pour vous ». Le bon esprit, s’il l’avait eu en ce genre, lui aurait appris, du moins après l’avoir vue au théâtre, qu’il ne faut composer ainsi ni pour le public, ni pour soi ; que s’il est très permis de dire qu’on a composé dans une intention droite et pure, il est fort peu décent d’ajouter : « avec la tête froide d’un homme et le cœur brûlant d’une femme, comme on l’a pensé de Rousseau ». On pourrait croire qu’il n’y a qu’un sot qui, à la tête d’une pièce très froide pour un homme comme pour une femme, s’avise de nous parler de son cœur brûlant, et ignore qu’on ne doit parler de son cœur brûlant qu’à une maîtresse tout au plus ; encore vaudrait-il mieux qu’elle s’en aperçût sans qu’on le dît. Mais comme Beaumarchais n’était rien moins qu’un sot, c’est une nouvelle preuve que la vanité qu’un homme d’esprit lui fait dire des sottises comme elle en fait faire ; que Beaumarchais manquait même de ce tact des convenances, qui, sans être la modestie, empêche l’amour-propre d’être ridicule, et préserve un écrivain qui se respecte, de ce charlatanisme arrogant que tant d’exemples ont mis à la mode sans qu’il en soit moins méprisable. Il n’est plus possible, je l’avoue, de nombrer nos auteurs brûlants ; mais les gens sensés savent que ni l’auteur de Phèdre, ni celui du Cid, ni celui de Zaïre, n’ont parlé de leur cœur brûlant ni de leur tête froide. Enfin, quoique Jean-Jacques Rousseau soit fort loin d’être comparable à ces hommes-là, Rousseau, très pernicieux sophiste, n’en est pas moins un écrivain très éloquent : et il ne convenait pas de dire si crûment qu’on avait dans sa composition ce qui a été attribué à Rousseau106.
Je passe sous silence ce qu’à l’époque de cette pièce l’auteur a cru devoir y faire entrer de révolutionnaire107 : c’était alors le passeport général et indispensable. Ce qui sera bien plus digne de remarque, c’est tout ce qu’il y avait déjà de cet esprit qui annonce une révolution prochaine, dans Les Noces de Figaro, jouées en 1784. Ici je ne citerai qu’un mot qui avait quelque chose de plaisant en 1792 : « Le divorce accrédité chez cette nation hasardeuse… » C’est Almaviva qui s’exprime ainsi108 ; et cette singulière épithète signifie du moins que Beaumarchais ne se souciait plus alors de rien hasarder.
Mais ce qui est condamnable dans tous les temps, c’est le projet avoué de mettre sur la scène un de ses ennemis connus et signalés, dont le nom de Bégearss n’est que l’anagramme109. Il proteste dans sa préface qu le personnage n’est pas de son invention, et qu’il l’a vu agir. Le rôle dans la pièce et le témoignage dans la préface, n’étant qu’une seule et même chose, l’ouvrage de l’inimitié et de la vengeance, sont également récusables. Je ne connais point l’homme que je n’ai jamais vu, et dont je n’ai jamais entendu attaquer la probité, dans le temps même où ses mémoires contre Beaumarchais étaient dans les mains de tout le monde. Mais je crois de mon devoir de revenir encore ici sur ce que j’ai dit à propos de l’Écossaise110 et ailleurs, qu’il importe beaucoup plus qu’on ne croit aux mœurs publiques et au maintien des lois sociales, de ne jamais souffrir qu’aucun citoyen soit sur le théâtre l’objet d’une satire personnelle. En se bornant même au ridicule, comme Molière, c’est encore une faute aux yeux de tout homme d’une morale sévère ; mais il faut n’en avoir aucune pour ne pas se faire un scrupule de représenter sur le théâtre comme un monstre de perversité, celui qui, par cela seul qu’il est votre ennemi, ne doit jamais être votre justiciable : cette licence, qui est un délit grave et public, infirme encore plus votre jugement. De quel droit traduisez-vous un autre devant la société, comme dangereux pour elle, vous qui commencez par violer la première de ses lois, celle qui défend d’attaquer l’honneur de qui que ce soit, si ne n’est devant les tribunaux qui en sont juges ?111 Avez-vous bonne grâce à prétendre faire justice d’un méchant qui n’est point convaincu, ni même accusé, vous qui êtes déjà convaincu d’une méchante action, d’un assassinat moral ? La vengeance, même dans les lois humaines nécessairement imparfaites, n’est permise à un particulier que quand elle se renferme au moins dans les bornes légitimes : si elle les passe, il y a désordre et contradiction, puisque vous faites un mal de plus, au lieu de réparer celui qui est fait, et que vous joignez le tort que vous faites à celui qu’on a pu vous faire. Comme les passions sont toujours inconséquentes ! L’exemple et la preuve sont ici sans réplique. Qu’aurait donc répondu Beaumarchais, si quelqu’un lui eût dit : « Monsieur, je ne connais point M. B**, et il ne m’est point du tout prouvé qu’il soit un malhonnête homme pour avoir vu autrement que vous dans la cause d’autrui. S’il vous a dit des injures, vous les lui avez bien rendues : là-dessus vous avez eu tous les deux un même tort, et vous êtes quittes. Mais il vous en reste un à vous, monsieur, qui vous est particulier, et qui n’a point l’excuse commune de la colère des plaideurs et de l’altercation des procès : c’est que vous venez à froid, et longtemps après, faire de votre adversaire travesti sur le théâtre, une épouvantable caricature, un affreux portrait de fantaisie ; et je ne vois pas que l’anagramme qui ne déguise point l’homme, déguise davantage une mauvaise action ».
Au reste, l’objet même en fut manqué, et le public n’était pas ici comme à l’Écossaise, de moitié dans la vengeance. On n’y fit pas attention ; et sans l’anagramme que saisirent des curieux charitables, comme il y en a toujours de cette espèce, personne ne se serait avisé du dessein de Beaumarchais, encore plus mauvais que son drame, et c’est beaucoup dire.
Eugénie
Il avait débuté en 1767 par celui d’Eugénie, roman dialogué, dont le sujet, tiré du Diable boiteux112, avait déjà été refondu dans cinq ou six ouvrages de nos jours. Il fit aussi précéder sa pièce d’un Essai sur le drame sérieux113, dont il relève les avantages au-dessus même de la tragédie et de la comédie114 ; et Diderot seul, je crois, avait été jusque là. Beaumarchais qui se piqua toute sa vie d’être son disciple plus que son imitateur, se prosterne devant ce philosophe qu’il appelle poète, et Diderot n’était ni l’un ni l’autre115. En repoussant les objections contre ce genre indécis, dont le plus grand mérite et le plus grand défaut est son extrême facilité, il répond fort bien aux mauvaises raisons qu’il imagine, mais nullement aux véritables reproches de la saine critique, que peut-être il n’entendait pas bien. Quant à ceux qu’il rebat d’après d’autres contre la tragédie et la comédie, on voit que s’il les avait lus, il ne connaissait pas les réponses qui les détruisaient.
En relisant son Eugénie, je me suis convaincu plus que jamais, par une épreuve très désintéressée, qu’il y avait de très bonnes raisons du peu de cas qu’on fait généralement du drame en prose. Il y a ici de l’intérêt dans le sujet, et des situations faites pour le théâtre, et pourtant la lecture ne produit aucune émotion quelconque, et rien de plus que de la curiosité. C’est que l’effet de ces situations tient proprement à la pantomime, et ne peut se passer des acteurs. Une prose vulgaire, nécessairement analogue aux personnages, ne peut porter dans l’âme du lecteur ces impressions soutenues que la magie poétique doit joindre à l’illusion dramatique : toutes deux ont besoin l’une de l’autre. Deux vers de sentiment feront couler mes larmes, en se gravant d’eux-mêmes dans mon âme, et dans ma mémoire ; au lieu qu’un amas de phrases que j’ai vues partout ne m’affectera nullement. Un drame de cette espèce ne m’inspire guère à la lecture d’autre sentiment que le désir d’avancer et d’être au fait : quand j’y suis, tout est dit ; l’ouvrage est oublié, et je n’y reviendrai jamais : mon imagination n’y a rencontré rien que je désire retrouver. On m’a conté une histoire, je la sais, et ne me soucie pas qu’on me la redise. C’est aussi ce qui fait qu’en général il n’y a point de pièces plus promptement abandonnées que celles-là, même celles qui ont eu le plus de succès dans la nouveauté. Le Père de famille s’appelait à la comédie La pièce de cent écus, et pourtant les drames sont ce qu’il y a de mieux joué en total, et de plus aisé à bien jouer. Au contraire, ce qu’il y a de plus usé dans le vieux Molière attire du monde, dès que les acteurs en chef ne dédaignent pas d’y paraître. Le Tartuffe, Le Misanthrope, qu’on sait par cœur, ont toujours fait de bonnes chambrées116, quand ils n’ont pas été abandonnés aux doubles, quoiqu’il y eût toujours des rôles très faiblement rendus. C’est qu’il y a là un attrait durable pour l’esprit et le goût ; et cet attrait est encore plus grand dans nos bonnes tragédies, où l’on revient chercher ce que l’oreille est charmée d’entendre et de remporter, et ce que l’âme désire toujours de retrouver. Voilà sous quel point de vue il faut envisager les arts d’imitation, et ce qui échappait à Beaumarchais, ainsi qu’à son maître Diderot, dont les erreurs seront mises au grand jour, quand nous en serons à la critique dans le dix-huitième siècle.
Les Deux Amis
Il y a plus d’art dans la conduite des Deux Amis, et cet art est employé surtout à sauver la faiblesse des ressorts de l’intrigue, mais inutilement ; et dans ce genre qui ne se soutient ni par la grandeur des personnages, ni par le charme de la poésie, il est impossible de se tirer d’un sujet qui manque par le fond. Tout est forcé dans celui des Deux Amis, et l’invraisemblance perce de tous côtés, comme dans le Père de famille, sans être racheté de même par l’intérêt d’une grande passion de jeune homme et par un caractère de comédie (le commandeur). Le nœud consiste, chez le disciple comme chez le maître, dans un secret que rien n’oblige à garder, qui ne peut pas même être un secret jusqu’à la fin de la pièce, et dans un embarras ridicule qui ne dure que parce que l’auteur l’a voulu. Il est absurde que le receveur des finances, Mélac, consente à passer pour un fripon, quand il serait si simple de dire au fermier-général, Saint-Alban, que les 600,000 francs n’ont point été détournés de la caisse, mais avancés pour quelques jours au négociant Aurelly, pour l’époque de ses paiements de Lyon, qui, comme on sait, n’admettaient point de délai, dans un temps où l’on savait ce que c’est que le commerce. Cet Aurelly a 1,300,000 francs exigibles à Paris sous quinze jours, et si sûrs, que Saint-Alban, à la fin de la pièce, quand tout est révélé, les prend très volontiers en paiement, et se charge d’en négocier l’escompte. Qui donc l’aurait empêché de le faire quelques heures plus tôt ? C’est qu’alors il n’y avait plus de pièce, et que dans celle-ci, tout le monde a juré de se désespérer vingt-quatre heures, pour ce qui s’arrangeait partout en un moment. C’est aussi ce qui fit accueillir très froidement ce drame117, qui n’a pas reparu, ce me semble, au moins sur le théâtre français.
Beaumarchais et Figaro
Mais Beaumarchais avança fort peu en se traînant sur les traces de Diderot, sa route fut beaucoup plus sûre et plus heureuse quand il courut au gré de son génie, qui était celui de la gaieté118. Le succès de ses mémoires l’en avisa, et c’est peut-être la première fois que l’esprit d’un plaideur annonça celui d’un comique. Cette gaieté spirituelle et satirique, souvent grotesque et bouffonne, mais alors même divertissante et originale, est un caractère d’autant plus heureux de la comédie, qu’il porte en lui-même l’excuse de ses écarts et de ses défauts, parce qu’il est assez juste de passer quelque chose à celui qui hasarde tout pour vous amuser. Ce genre réclame l’indulgence, et a peu à craindre de la sévérité qui pourrait ressembler à la mauvaise humeur. Beaumarchais, pour y être plus à son aise, imagina une sorte de personnage qu’on peut appeler de convention ; car s’il n’est pas hors de la nature, il est du moins hors de l’usage119. On ne peut douter, quand on entend son Figaro dans les trois pièces où il figure et prime toujours, que ce ne soit Beaumarchais lui-même qui a voulu se transformer sur la scène, et qui avait besoin d’un tel personnage pour lui donner tout son esprit. C’est un valet, il est vrai, mais il est auteur, il est musicien, il fait des vers, il a fait des études, il parle de grammaire en termes aussi exacts120 que le docteur Bartholo ; il est parfois philosophe, et toujours intrigant ; il est fier de ses divers talents, au point de se mettre au-dessus de ceux qui, pour être au-dessus de lui, n’ont eu que la peine de naître. La ressemblance est partout, et une foule de traits saillants et décisifs la font encore ressortir : j’en citerai quelques-uns des plus frappants. Je ne connais rien au théâtre qui soit de l’espèce de ce Figaro, et je crois aussi qu’on en eût trouvé difficilement l’original ou la copie dans le monde, tel que nous l’avons vu alors. Mais il y a eu de la partialité à en conclure que l’auteur n’avait peint que de fantaisie, et qu’il avait montré sur la scène ce qui n’existait nulle part121. Cela pourrait être fondé, s’il eût fait une pièce de caractère et de mœurs, dont la scène fût à Paris et dût en représenter la société. Mais il l’a mise dans l’intérieur d’une famille espagnole à Séville, et dans un château en Andalousie ; et dans ce cas, il était le maître de modifier le ton et la conduite de ses acteurs sur leurs situations respectives, pourvu que cet accord fût soutenu, et qu’il n’y eût rien de faux en soi122. Or, sous ce point de vue qui est le véritable, rien n’empêche qu’un seigneur du caractère d’Almaviva passe beaucoup de libertés à un homme du caractère de Figaro, dont il aime et prise les services123. En a-t-on vu d’aussi audacieux (dit-il) ? Il dit vrai ; mais apparemment il lui convient de le souffrir, et il y a de bonnes raisons pour cela.
Mais comment Beaumarchais qui a joué dans le monde un rôle honorable, n’a-t-il pas craint de se compromettre beaucoup trop en se personnifiant dans son Figaro ? Il est sûr que l’idée est bizarre, mais d’abord elle est réelle, et si réelle, qu’il y est encore revenu dans Tarare, non pas quant aux actions du héros, mais quant aux résultats de ses aventures et du poème :
Homme, ta grandeur sur la terre
N’appartient point à ton état ;
Elle est toute à ton caractère.
Ces vers sont un peu durs, et la pensée un peu vieille ; mais dans ce Tarare qui se tire de l’obscurité par ses talents et des dangers par son courage, Beaumarchais retraçait et reconnaissait Beaumarchais. Seulement il y a de Figaro à Tarare le progrès du temps et de la fortune : celle de l’auteur était devenue très brillante, et il ne la devait qu’à lui-même : c’était Tarare couronné. A l’époque de Figaro valet-barbier, il luttait encore, il était loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, et partout supérieur aux événements, aidant au bon temps, supportant le mauvais, et surtout faisant la barbe à tout le monde. Qu’on se rappelle qu’il venait d’être réhabilité par un parlement après avoir été blâmé par un autre ; qu’on se rappelles dans ce même couplet, les maringouins124, quolibet qui spécifie ses querelles avec un gazetier alors fort connu ; que l’on fasse attention à cet autre quolibet, faisant la barbe à tout le monde125, et qu’on se dise ensuite que ce n’est pas Beaumarchais.
De plus, ce Figaro, quoique aventurier126 connu à la police de Séville, et pas plus délicat en procédés que ne doit l’être un intrigant de profession, ne fait pourtant rien qu’on puisse appeler une méchante action. Il trouve tous les moyens bons pour enlever Rosine à son tuteur ; mais c’est pour la marier au comte Almaviva. Il joue cent mauvais tours à ce seigneur redevenu son maître ; mais c’est pour défendre sa fiancée que ce maître veut dérober à son valet. Enfin il joue le beau rôle dans le dernier drame, où il parvient à démasquer et éconduire l’autre Tartuffe. Il a toujours plus d’esprit que tout ce qui l’entoure127, sans aucune exception ; il fait la leçon à tout le monde, en politique, en morale, en intrigue ; il est bon fils, bon mari, bon serviteur ; et en se comparant au comte qu’il trouve bien hardi d’oser se jouer de lui, il l’apostrophe ainsi dans ce monologue si singulier à tant d’égards, sur lequel je reviendrai tout à l’heure : « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie. Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous donc fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître ; tandis que moi, morbleu ! Perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calcul pour subsister seulement, qu’on en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ; et vous voulez jouter… ! » L’hyperbole est forte, et l’auteur la mettait à coup sûr sur le compte de la vanité comique d’un valet ; mais cette exclamation tandis que moi, morbleu ! est bien évidemment celle de l’amour-propre de Beaumarchais.
Il spécula juste sur le temps où il vivait ; il vit qu’on en était venu à mettre partout et en tout au premier rang ce qu’on appelait l’esprit, et il se flatta que de tous les rapports entre lui et son Figaro, rien ne refléterait sur lui plus sensiblement que celui de la supériorité d’esprit, ou que ce rapport du moins couvrirait tous les autres, et il ne se trompa pas.
Le Barbier de Séville
Le Barbier de Séville est depuis longtemps jugé par les connaisseurs ; c’est le mieux conçu et le mieux fait des ouvrages dramatiques de Beaumarchais. Les caractères en sont assez marqués et assez soutenus pour le genre de l’imbroglio ; celui du tuteur amoureux et jaloux a un mérite particulier ; il est dupe sans être maladroit. Les moyens de l’intrigue sont du vieux théâtre, et le fond en était usé ; mais il est rajeuni par les incidents et le dialogue. Il n’y a point d’acte qui n’offre une situation ingénieusement combinée, piquante et gaie dans les détails. La pièce se noue plus fortement d’acte en acte, et se dénoue fort heureusement au dernier. La scène de Basile au troisième, est neuve, et le singulier ne va pas jusqu’à l’invraisemblance ; ce qui suppose beaucoup d’adresse dans l’auteur. Les bâillements et les éternuements sont d’un comique facile et vulgaire, il est vrai, comme les bégaiements, les bredouillements et autres charges semblables ; mais tout ce qui fait rire sans tomber dans le grossier ni le bas est du ressort de la comédie128. Si malgré ces avantages, je n’ai point classé cette pièce parmi les premières du second rang, c’est qu’elle est fort inférieure à trois comédies qui me semblent en possession de cette primauté, L’Homme du jour, Turcaret, et Le Mariage fait et rompu129. La première est une pièce d’un comique noble et intéressant, une pièce de caractères et de mœurs, si bien faite, qu’il ne lui manque, pour être au premier rang, qu’un style digne du reste. La seconde, avec beaucoup moins d’intérêt et d’art, est aussi de caractère et de mœurs ; il y a pour le moins autant de gaieté et bien plus d’esprit encore, et un bien meilleur esprit que dans Le Barbier. La troisième, non moins agréable à la représentation, est d’une conception absolument originale dans toutes ses parties ; et c’est ici l’occasion de spécifier quelle est l’espèce d’originalité qu’on doit accorder à Beaumarchais. Ce n’est jamais celle des conceptions ; les gens instruits savent qu’elles sont partout, et il est très concevable que des peuples aussi spirituels que les Espagnols et les Italiens aient à peu près épuisé le genre de l’intrigue, qui pendant deux siècles a été le seul de leurs comédies. Ce qui est à Beaumarchais, c’est d’avoir substitué aux fadeurs et aux bouffonneries qui sont tout l’assaisonnement des anciens canevas espagnols et italiens130, un dialogue plein de saillies et une hardiesse plaisamment satirique, d’autant plus piquante que personne ne s’attendait qu’on osât jamais en ce genre aller jusque là. C’est là ce qui fit en grande partie la fortune très extraordinaire de ses Noces de Figaro.
Le Mariage ou les « Noces »
Il passa quatre ans à combattre les obstacles qu’on opposait et qu’on devait opposer à la représentation de cette pièce. Il la lisait partout où il croyait pouvoir influer sur les autorités qu’il fallait rassurer, et toujours apologiste en même temps que lecteur, il repoussait toutes les objections, insinuait ses défenses, et endoctrinait l’opinion. Il eut successivement cinq ou six censeurs, et composait avec chacun d’eux selon la personne et les circonstances. La pièce restée en litige intéressera bientôt toutes les puissances, et bien plus encore celle qui a fini par être la plus forte de toutes, la curiosité publique, aiguillonnée à un point dont rien n’a jamais approché. Qu’est-ce donc que cette pièce qui met tout en rumeur depuis si longtemps, qui partage la cour et la ville, dont on a dit tant de choses singulières ? La verra-t-on ? ne la verra-t-on pas ? Dans une ville telle que Paris, et dans ces temps de calme et de sécurité131, la plus grande nouvelle, le plus grand événement devait être la représentation des Noces de Figaro. On se crut au moment de la voir, non pas au théâtre français, mais à celui des Menus, où les comédiens, qui faisaient leur cause de celle de l’auteur, avaient obtenu la permission de faire comme un essai de cet ouvrage si attendu. On s’arracha les billets ; six cents voitures défilaient dès le matin de tous les quartiers de Paris, lorsqu’à onze heures un ordre du ministre les fit toutes rétrograder : défense de jouer la pièce. Chaque semaine la permission était promise, et retirée la semaine suivante. Enfin la persévérance de Beaumarchais, qui fut toujours à toute épreuve, l’emporta sur toutes les résistances, et quoi qu’aient pu faire pour lui la séduction et le crédit, ce qui le servit le mieux, fut une phrase adroitement insérée dans la pièce : « Il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits »132. Cette maxime si susceptible d’interprétations diverses, ne faisait rien du tout à la circonstance ; car une pièce en cinq actes n’est rien moins qu’un petit écrit, et il ne s’agissait point ici d’hommes petits ou grands. Mais enfin les supérieurs ne voulurent point être de petits hommes, et la pièce fut jouée. Nombre de personnes couchèrent la veille à la comédie dans les loges des acteurs, pour s’assurer mieux de leur place ; la salle, quoique très grande, était à moitié pleine avant que les bureaux fussent ouverts. Une pareille représentation devait être tumultueuses, et les ennemis de Beaumarchais ne s’y oublièrent pas. On jeta même du cintre133 des épigrammes très virulentes contre lui, et qui coururent de main en main. Mais l’agrément de l’ouvrage triompha de tout ; les Noces de Figaro furent jouées deux ans de suite, une ou deux fois par semaine, et toujours suivies : on y accourut de toutes les provinces de la France, et même des pays étrangers. La pièce valut 500,000 francs à la comédie, et 80,000 francs à l’auteur ; et pour que rien ne manquât au succès, jamais pièce ne fut jouée avec un plus parfait ensemble, quoiqu’elle remplît à elle seule toute la durée du spectacle134, c’est-à-dire, plus de trois heures ; et c’est là aussi un de ses premiers inconvénients.
Il est toujours dangereux dans les arts, de trop dépasser les mesures qu’une longue expérience a proportionnées aux objets. Une pièce de trois heures et demie est trop longue pour soutenir l’attention. Je vis quatre fois les Noces de Figaro135, et quatre fois les trois premiers actes me firent le même plaisir, hors la scène de reconnaissance. Dans les deux derniers, l’infériorité est si sensible, que la pièce tomberait si l’intérêt en était le mobile. Mais quoi qu’en dise l’auteur dans sa préface, et très heureusement pour lui, c’est la curiosité seule qui soutient cette machine compliquée, et alors le remplissage, les scènes de mots, les fêtes de noces, les petits jeux de théâtre font gagner du temps et peuvent passer dans l’attente du dénouement : ils impatienteraient à l’excès, si l’unité d’action et d’intérêt s’était emparée des esprits dans les premiers actes. Si les préfaces même de l’auteur ne montraient un homme peu versé dans la poétique du théâtre, et qui emploie tout son esprit à s’en faire une pour ses pièces, on ne concevrait pas qu’il ait pu imaginer que le plus véritable intérêt se porte ici sur la comtesse. De quel intérêt veut-il parler ? S’il pouvait y en avoir, ce ne pourrait être dans le fait que celui de son goût naissant pour le page Chérubin ; mais l’auteur lui-même est loin de l’entendre ainsi136. Quels efforts ne fait-il pas dans sa préface pour nous persuader que cette bienveillance pour un enfant son filleul n’est qu’un pur et naïf intérêt sans conséquence, un intérêt sans intérêt, et qu’il n’y a pas le moindre reproche à faire à la comtesse, la plus vertueuse des femmes et l’exemple de son sexe ! Il est pourtant vrai que ce léger mouvement dramatique qui la met un moment aux prises avec ce goût naissant qu’elle combat, l’occupe et la domine depuis le commencement de la pièce jusqu’à la fin, depuis l’instant où elle s’empare du ruban qui ne la quittera plus137, qu’elle porte dans son sein, parce qu’il a été au bras du page, jusqu’à celui où elle le jette, parce que le Chérubin, léger comme un page, vient d’être surpris pour la seconde fois avec Fanchette. Je conçois bien qu’une passion de cette nature (et c’en est bien une très caractérisée en paroles et en actions) n’est pas d’une femme la plus vertueuse des femmes et l’exemple de son sexe ; et qu’on a pu, sans être trop rigoriste, se récrier sur l’indécence d’un tel amour138. Mais puisque l’auteur nie absolument l’amour pour écarter l’indécence, il est clair que ce n’est pas là que peut être cet intérêt qui se porte sur la comtesse. Il reste celui que l’on peut prendre à une jeune et tendre épouse abandonnée d’un époux qu’elle adore ; et c’est en effet celui-là que Beaumarchais veut que l’on aperçoive dans la pièce. Mais franchement il n’est que dans sa préface ; et c’est traiter le lecteur comme Figaro traite Basile, que de nous faire accroire que la tendresse conjugale occupe la comtesse139, quand elle a véritablement la tête remplie, et l’on pourrait dire tournée du petit page. Qu’elle soit piquée des projets du comte sur la Suzanne, et qu’elle cherche à les déjouer, c’est ce qui est tout naturel à une femme même indifférente, et la comtesse peut fort bien être jalouse du comte sans en être encore amoureuse, comme il est jaloux d’elle sans en être épris, toutefois avec les nuances différentes du caractère et du sexe. C’est précisément ce que l’on voit ici, et il est trop certain que personne ne pense à s’apitoyer sur l’abandon de cette comtesse, qui passe son temps à faire l’amour140 avec son page. Il n’y a donc, je le répète, d’autre intérêt que celui de la curiosité ; mais il suffit dans une pièce à événements, et l’auteur ayant à fournir une longue carrière, s’est rejeté pour cette fois dans tout le fracas des journées espagnoles ; il a multiplié les acteurs, les épisodes, les incidents, les surprises, ressources nécessaires de ce genre qui était le sien, et qu’il a bien connu141. Il l’a traité avec art dans les premiers actes : au premier, la scène du page sur le fauteuil ; au second, celle où il saute par la fenêtre ; au troisième celle de l’audience ; tout cela est bien ménagé, plein de mouvement sans trop d’embarras, et forme un spectacle très amusant. Il n’en est pas de même des deux derniers. Le quatrième est sans action : hors le billet du rendez-vous remis au comte par Suzanne, tandis qu’il lui arrange sur la tête le bouquet nuptial142, tout le reste est rempli par la fête du château et du village, et par la querelle très insipide entre Basile et Figaro143. Mais cet acte se termine par un trait d’un fort bon comique, quand Figaro qui se vantait d’une philosophie imperturbable sur la jalousie, qui appelait la jalousie un sot enfant de l’orgueil, la maladie d’un fou, est tout à coup pétrifié à la fausse apparence d’une infidélité de Suzanne : ce que je viens d’entendre, je l’ai là comme un plomb144. Voilà de la vérité, voilà bien de la nature. Mais à quel excès l’une et l’autre est145 violée dans le monologue du cinquième ! Quel amas des plus révoltantes invraisemblances dans toutes les scènes nocturnes de ce dernier acte, où personne n’est reconnu de personne, sans autre artifice que celui qu’indique l’auteur, de déguiser sa voix ! Oui, l’on déguise sa voix au bal masqué, au moyen d’une voix toute factice ; mais on n’a pas celle d’autrui qu’on ne saurait se donner. Quoi ! Le comte prendra la voix de sa femme pour celle de Suzanne, lui qui connaît parfaitement toutes les deux ! Figaro qui a l’oreille si fine, s’y méprendra de même, et dans un dialogue prolongé ! Quelle extravagance ! Et ce Figaro qui a tant d’esprit dans les affaires des autres, en a si peu dans les siennes, que, malgré les avis de sa mère Marcelline, et sans se donner le temps de rien examiner sur ce prétendu rendez-vous de Suzanne avec le comte, rendez-vous tout semblable à celui qu’il a concerté lui-même le matin, il s’en va comme un fou rassembler Bartholo, Basile, Antonio, et jusqu’à Brid’oison, pour surprendre sa fiancée en flagrant délit avec son maître ! Il va se faire moquer de tous ceux dont il s’est tant moqué ; et qu’en peut-il espérer, si ce n’est de perdre une riche dot, et de se faire peut-être assommer par un homme aussi violent, aussi brutal que le comte Almaviva ? Pauvre Figaro ! Dira-t-on qu’il a perdu la tête ? Dans un premier mouvement, fort bien ; mais il a eu tout le temps de la réflexion ; mais il s’est rendu et avec joie aux sages remontrances de Marcelline, et l’on ne dit pas même pourquoi il est retombé dans son accès de jalousie folle : tout ici est également faux et forcé. Et Almaviva qui fait la même sottise, qui assemble toute sa maison dans le jardin, au milieu de la nuit, pour arrêter l’infâme qui le déshonore ! Almaviva qui croit fermement que sa femme vient d’entrer dans un pavillon pour se jeter dans les bras, de qui ? de Figaro ! Almaviva, tel qu’on nous l’a peint, être si grossièrement dupe ! Il a bien raison de dire ensuite : Ils m’ont traité comme un enfant146 ; mais lui sied-il d’être cet enfant-là ? Tout cela, il faut le dire, fait pitié ; quand on rapproche tant de fautes de tous les éloges que l’auteur se prodigue à lui-même, aussi inconcevables que les jeux de cette lanterne magique qui fait le dénouement de sa pièce, on n’est pas plus tenté d’excuser l’ouvrage que l’auteur.
Encore, s’il ne donnait sa Folle journée que pour ce qu’elle est ! mais il a soin de nous avertir que ce titre n’était qu’un leurre ; il se moque de ceux qu’il a su dérouter par la grande influence de l’affiche, influence sur laquelle il veut faire un ouvrage147. Il veut qu’on se prosterne devant la profondeur de sa morale et de ses aperçus ; il ne voit dans ses censeurs que des ennemis, des envieux, des calomniateurs, et surtout des grands. Oh ! c’est trop : sans être rien de tout cela, l’on pouvait assurément trouver une foule de défauts dans sa fable, où il n’en reconnaît pas un seul. Je lui disais un jour que quoiqu’il y eût beaucoup d’esprit dans ses Noces de Figaro, il en avait fallu moins pour les composer que pour les faire jouer ; et tout en riant, il en convint à peu près : c’était lui accorder deux sortes d’esprit au lieu d’un ; mais quant à celui de se juger soi-même, je ne sais si personne en a jamais été plus loin.
Ce grand monologue de quatre pages, sur lequel je me promettais bien de revenir, est d’abord d’une monstruosité en théorie dramatique. Il est d’une impossibilité morale que Figaro, furieux et presque aliéné de jalousie, s’asseye sur un banc148 pour y faire le narré le plus travaillé à sa manière, de l’histoire entière de sa vie, depuis sa naissance jusqu’à cette nuit où il attend sa perfide Suzanne. A qui s’adresse cette longue histoire ? aux arbres et aux échos assurément, car ce ne saurait être aux spectateurs ; et quand ce serait à ceux-ci, qui jamais s’est avisé de faire à soi ou aux autres un pareil résumé, dans le moment de surprendre une maîtresse, une fiancée en rendez-vous de nuit, dans un moment où l’on n’a jamais, où jamais on ne peut avoir qu’une seule idée ? Je n’oublierai pas dans quel étonnement me jeta ce monologue qui dura au moins un quart d’heure ; mais cet étonnement changea bientôt d’objet, et le morceau était extraordinaire sous plus d’un rapport. Une grande moitié n’était que la satire du Gouvernement : je la connaissais bien ; je l’avais entendue ; mais j’étais loin d’imaginer que le Gouvernement pût consentir à ce qu’on lui adressât de pareilles apostrophes en plein théâtre. Plus on battait des mains, plus j’étais stupéfait et rêveur. Enfin, je conclus à part moi que ce n’était pas l’auteur qui avait tort ; qu’à la vérité le morceau, là où il était placé, était une absurdité incompréhensible ; mais que la tolérance d’un Gouvernement qui se laissait avilir à ce point sur la scène l’était encore bien plus, et qu’après tout, Beaumarchais avait raison de parler ainsi sur le théâtre, n’importe à quel propos, puisqu’on trouvait à propos de le laisser dire.
C’était en 1784, peu d’années avant la révolution ; et quoique alors personne n’y songeât, les gens capables de penser et de prévoir, soit ceux de ce temps, soit ceux du nôtre, pouvaient et peuvent aujourd’hui mettre à profit les réflexions que doit faire naître ce monologue, trop long pour être transcrit ici, mais qui sera toujours curieux à relire. Je me borne à quelques lignes qui ne se rapportent même pas aux conséquences politiques dont je viens de parler, mais seulement à la disconvenance inouïe de ce langage avec la situation.
Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues, puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux avec délices ; orateur selon le danger, poète par délassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées ; j’ai tout vu, tout fait, tout usé, etc.
J’avais tort de dire qu’il remontait à sa naissance ; il remonte plus haut, jusqu’au ventre de sa mère, afin de n’omettre aucune des époques de la nature humaine. Voilà bien le Figaro philosophe ; mais dans la fin de la période, il y a du Figaro-Beaumarchais. On voit quel chemin avait fait cette philosophie du siècle149, pour amener ce moi de pyrrhonien jusque dans une comédie, cette métaphysique mêlée à la bouffonnerie !… Il y aurait trop à dire ; mais que ne donnerais-je pas pour que Molière eût entendu ce monologue, et pour ensuite entendre Molière sur les progrès dont l’art dramatique est redevable à notre philosophie !
Celle de Beaumarchais qui prétendait surtout être morale, s’indigne des reproches d’immoralité que l’on faisait à ses Noces de Figaro. Mais je ne sais si là-dessus lui-même était de bonne foi : je ne crois pas qu’il se fît encore cette illusion. Il avait vu avec perspicacité ce que le Gouvernement et l’esprit public l’encourageaient à hasarder ; que l’un, pour se donner un air de philosophie, puisque enfin c’était la mode, ne trouverait pas trop mauvais qu’on le gourmandât, en savait assez peu pour croire s’honorer en se laissant insulter ; que l’autre, soulevé contre la vanité des grands, désirait qu’on les humiliât d’autant plus, qu’ils avaient eux-mêmes très imprudemment renoncé à leur véritable dignité, pour se mettre au rang des philosophes qui se moquaient d’eux : de là ces sarcasmes contre l’ignorance des magistrats et des hommes en place, contre l’ineptie des ministres, donnant à un danseur l’emploi qui demandait un calculateur ; de là ce tableau burlesque de la science diplomatique, tracé par Figaro devant son maître Almaviva nommé ambassadeur, qui se contente de lui répondre qu’il n’a défini que l’intrigue, et non pas la politique, quoiqu’en effet il n’ait rien défini, et qu’il n’ait fait qu’une caricature aussi insensée qu’indécente. Ce ton de détraction universelle sur ce qui n’est point fait pour être livré à la risée publique, et ne l’avait jamais été depuis Aristophane, devait plaire à l’esprit français d’alors ; et quoique tout cela fût d’ailleurs un placage étranger au dialogue, et contraire aux principes de l’art, Beaumarchais avait fort bien jugé que le public était mûr pour ce genre de satire, au point de ne pas même exiger l’à propos, le bons sens ni le goût. Il n’avait pas calculé moins juste sur la dépravation des mœurs ; il voyait que depuis longtemps les femmes ne se piquaient plus guère que d’être désirables et de se faire désirer ; qu’il ne s’agissait plus pour elles d’être honnêtes, mais sensibles ; et afin qu’on ne se méprît pas à ce genre de sensibilité, le plaisir et les jouissances faisaient le fond des conversations, avec des détails si savants, qu’il semblait que la société ne voulût rien laisser au tête-à-tête ; comme aujourd’hui, par un progrès ultérieur et révolutionnaire, les femmes qui ont appris de la philosophie que la pudeur n’était point un sentiment naturel, en sont venues à s’habiller sans se vêtir, grâce aux tissus légers qui, en dessinant les formes de leur sexe, ne refusent aux yeux que la nudité absolue, et comme aux climats de l’équateur et des tropiques, la promettent en un clin d’œil. Nous étions pourtant éloignés encore de ce dernier terme, quand Beaumarchais imagina son joli rôle de Chérubin, très joli assurément, et d’autant plus qu’il ne peut être joué que par une jolie fille en trousse de page ; rôle très neuf, qui montra pour la première fois sur le théâtre ce premier instinct de la puberté dans un adolescent de treize à quatorze ans, jeune adepte de la nature, qui en est aux premiers battement du cœur, vif, espiègle et brûlant : c’est ainsi qu’on nous le présente dans la préface, et c’est aussi ce qu’il est dans la pièce. L’auteur a choisi ce moment, dit-il, pour que son page obtînt de l’intérêt sans forcer personne à rougir : ce qu’il éprouve innocemment, il l’inspire de même. J’avoue que ce moment est d’un intérêt très chatouilleux ; innocent, c’est autre chose. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on n’avait pas cru permis jusque là d’essayer sur la scène cet intérêt qui, à cet âge, n’est proprement dans notre sexe que le premier attrait vers l’autre. On avait senti que dans cet attrait purement physique, il ne pouvait encore entrer rien de moral, ni par conséquent rien de décent. Au contraire, on avait cru pouvoir montrer sans indécence de très jeunes filles avec leurs jeunes penchants, par cette raison très bien entendue, que si le premier besoin du jeune homme est de jouir, le premier de la jeune fille est de plaire et d’aimer. S’il y a quelque chose de pur dans l’amour, c’est sans contredit le premier sentiment d’une vierge de treize à quatorze ans150. Beaumarchais qui connaissait du reste cette différence, a feint de l’oublier dans sa préface, mais s’en est parfaitement souvenu dans sa pièce. Le page innocent sait très bien s’enfermer seul avec Fanchette, se trouver seul avec Suzanne pour l’embrasser ; et s’il ne fait que des romances pour la comtesse, c’est qu’elle est si imposante !… Il a un tel besoin d’amour, qu’il en parle même à la duègne Marcelline : N’est-ce pas une femme, une fille ?151 Ce sont ses paroles ; elles sont claires. Il est clair qu’il n’y a qu’une femme, une fille qui puisse lui apprendre ce qu’il brûle de savoir ; mais il en sait pas mal déjà, puisqu’il fait beaucoup valoir sa discrétion sur tout ce qu’il voit et entend autour de lui. Si la comtesse elle-même le regardait comme un enfant, elle ne serait pas si altérée, si émue avec lui, et même loin de lui. Si le comte le regardait comme un enfant, il n’en serait pas jaloux au point de remarquer cette altération, cette émotion, au point de vouloir tuer cet enfant, parce qu’il s’est enfermé avec la comtesse. Qu’aurait-il dit s’il eût vu la scène de la toilette, le page aux pieds de sa marraine, qui lui essuie les yeux avec son mouchoir152 ; la camariste qui fait remarquer à sa maîtresse, comme il est joli, comme il a le bras blanc, plus blanc que le sien en vérité153 ; toutes les agaceries de Suzanne, toutes les douceurs de la comtesse ? Ce charmant page entre ces deux charmantes femmes occupées à le déshabiller et à le rhabiller est un tableau de l’Albane154, rien n’a autant contribué à faire courir aux représentations de Figaro. Quant à la décence, si l’on veut s’assurer de ce qu’en pensait l’auteur lui-même, malgré tous les cris qu’il affecte de faire entendre à ce sujet, on peut en juger par le persiflage qu’il mêle à ses déclamations. Il trace ironiquement le portrait d’un siècle corrompu, auquel il ne se flatterait pas de persuader l’innocence de ses impressions ; et ce siècle est bien le nôtre, comme il veut qu’on le croie155. Il ajoute sur le même ton : N’ai-je pas vu nos dames dans les loges aimer mon page à la folie ? Que lui voulaient-elles ? Hélas ! rien. Cette apologie dérisoire n’est pas mauvaise en un sens ; elle signifie ce que l’auteur n’a pas osé dire crûment :
De quoi vous plaignez-vous ? Il vous sied bien d’être si sévères dans vos censures, quand vous êtes si sensibles dans les loges ! Ne condamnez pas l’auteur qui vous a servies à votre goût. Tout consiste aujourd’hui à porter l’indécence aussi loin qu’il est possible, pourvu qu’elle ne soit pas de mauvais ton. L’on ne demande plus au vice que du charme et de l’esprit ; et qu’ai-je pu faire de mieux que de le montrer dans toute sa séduction, naissant dans cette ignorance curieuse du premier âge, que nous sommes convenus de prendre pour de l’innocence ?
Quelle innocence ! L’auteur était dans le secret, puisque dans la troisième partie de son Figaro, le premier fruit de cette innocence est de donner au comte Almaviva un fils de son page Chérubin156. On aurait pu dire à Beaumarchais :
Vous êtes en droit de vous moquer ici du public et des magistrats, lorsqu’en ne cessant pas de courir à votre pièce, on ne cesse de crier qu’elle est indécente et immorale157. Mais vous n’avez rien à répliquer à la raison et à l’honnêteté, qui vous diront qu’ils ont tort et vous aussi ; que si l’indécence est dans les mœurs publiques, ce n’est pas un titre pour la mettre sur le théâtre, parce qu’en morale on ne justifie pas un tort par un autre, ni le mal par le mal. Cessez donc de nous vanter la morale de vos pièces ; on en peut tirer du vice, et même du crime : qui en doute ? Et pourtant il est contraire aux principes de l’art, qui sont ceux du bon sens, de présenter le crime sur la scène pour le couronner, et le vice pour le faire aimer. Vous êtes logicien dans vos mémoires, mais vous n’êtes que sophiste dans vos préfaces : d’où je conclus seulement que vos procès valent mieux que vos pièces.
Je ne m’arrête pas à une autre espèce d’indécence ; une Marcelline qui, d’un côté, reproche à Bartholo, son ancien maître, de ne pas vouloir l’épouser après lui avoir fait un enfant, et qui d’un autre côté réclame une promesse de mariage achetée de Figaro pour deux mille piastres ; ce Bartholo qui, lorsque Marcelline reconnaît son fils dans Figaro, ne veut pas être le père d’un pareil garnement, etc. Ce sont là, à dire vrai, des scènes de corps-de-garde158 ; et Basile, l’honnête entremetteur du comte auprès de Suzanne, et qu’elle-même appelle agent de corruption, fait très ouvertement un métier que je ne me rappelle pas avoir vu sur la scène française159. Mais cette sorte d’indécence n’est pas dangereuse, et quoique grossière, la grosse gaieté de l’auteur (car elle l’est aussi quelquefois) fait passer le tout ensemble.
Le style de Beaumarchais
Cette gaieté de style et de dialogue est comme celle des préfaces : il y a autant de mauvais goût que d’esprit, c’est-à-dire, beaucoup de l’un et de l’autre. Dès la première scène, ce sont de vieilles plaisanteries sur le front des maris, auxquelles l’auteur mêle un peu de jargon160 pour les déguiser. « Ma tête se ramollit de surprise, et mon front fertilisé… – Ne le frotte donc pas. – Quel danger ? – S’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux… » Figaro et sa Suzanne devraient être au-dessus de pareilles niaiseries. Et cette Suzanne, qui doit être à Londres l’ambassadrice de poche pendant que son mari sera casse-cou politique ! J’entends bien le second ; mais pour le premier, l’auteur n’a sûrement pas dit ce qu’il voulait dire ; le mot lui a manqué.
Y a-t-il longtemps que Monsieur n’a vu la figure d’un fou ? – Monsieur, en ce moment même. – Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l’effet de ma prédiction : si vous faites mine d’approximer Madame… – Un musicien de guinguette. – Un postillon de gazette. – Cuistre d’oratorio. – Jockey diplomatique. – Disant partout que je ne suis qu’un sot. – Vous me prenez donc pour un écho, etc.161
Était-ce la peine de contourner avec tant d’efforts ces injures en épigrammes162, pour que Basile et Figaro eussent l’air de faire de l’esprit en se querellant ? Ce cliquetis de quolibets ne vaut sûrement pas ce qu’il a coûté. Mais en revanche, Beaumarchais a beaucoup de mots, beaucoup de sentences qui ne lui coûtent rien ; car il les prend partout, et apparemment il en tenait registre quand il les lisait. « Un grand seigneur nous fait toujours assez de bien quand il ne nous fait pas de mal »163. Mot à mot dans L’Art de désopiler la rate164, recueil où se pourvoient volontiers les gens à bons mots. « Mettez-vous à ma place. – Je dirais de belles sottises. – Vous n’avez pas mal commencé »165. Rien n’est plus connu que ce dialogue ; il est du siècle passé, et recueilli partout. Quelque chose de plus connu encore, ce sont ces vers de l’Amphytrion :
La faiblesse humaine est d’avoir
Des curiosités d’apprendre
Ce qu’on ne voudrait pas savoir.
Pourquoi nous redire en prose : « Quelle rage a-t-on d’apprendre ce qu’on craint toujours de savoir ?166 – Le vent qui éteint une lumière allume un brasier »167. Vieux proverbes mis en vers il y a longtemps, et Figaro devrait les laisser à Basile, qui du moins y met des variations. – « Un art dont le soleil s’honore d’éclairer les succès. – Et dont la terre s’empresse de couvrir les bévues »168. Cette plaisanterie tout aussi usée, ne valait pas qu’on l’amenât ainsi par une platitude emphatique qu’on fait dire à Bartholo qui n’est pas un sot, et qui surtout ne songe pas à faire des phrases avec un soldat pris de vin ; c’est entasser les disconvenances, pourtant cette faute est dans le Barbier, où l’auteur a été beaucoup plus sobre qu’ailleurs de ces sortes d’écarts. Mais en général il avait, comme philosophe, la manie des phrases et des maximes, et celle des quolibets et des rébus169, comme plaisant et facétieux. Cette double affectation rend son dialogue beaucoup plus vicieux que son style ne l’est par les incorrections de langage. Trop souvent on voit Beaumarchais arriver de loin pour se mettre à la place du personnage170, et placer, n’importe comment, sa phrase ou son mot : en voici un exemple sur vingt tout aussi marqués. Figaro fait des serments de fidélité à sa Suzanne ; elle l’interrompt. « Oh ! tu vas exagérer : dis ta bonne vérité. – Ma vérité la plus vraie. – Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ? » On ne voit pas trop à quoi revient cette réprimande de Suzanne, ni pourquoi elle se rend si difficile sur cette vérité la plus vraie, expression qui est bien de Figaro amoureux. Mais la réponse de celui-ci fait voir tout de suite pourquoi Suzanne lui fait cette mauvaise chicane.
Oh que oui ! Depuis le temps qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu’anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités, on en a de dix mille espèces ; et celles qu’on sait sans oser les divulguer, car toute vérité n’est pas bonne à dire ; et celles qu’on vante sans y ajouter foi, car toute vérité n’est pas bonne à croire ; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas. Il n’y a que mon amour pour Suzon, etc.
L’amour revient d’un peu loin ; Figaro, ou plutôt Beaumarchais, a fait du chemin pour le retrouver. Je ne dis rien de l’espèce de philosophie enveloppée dans ce bavardage sur les anciens petits mensonges et les grosses, grosses vérités. Il n’y a pas plus de bons sens que de bon goût dans tout ce fatras, et la fin est encore une de ces vieilleries qu’on a retournées de cent façons. Mais à quel point tout cela est hors de place ! Il n’y a, comme je l’ai dit, qu’un personnage de convention, tel que ce Figaro, qui puisse allier tant de disparates. Il vient de babiller en philosophe, mais il est poète aussi, et c’est comme poète qu’il dit à Suzanne : « Permets donc que prenant l’emploi de la Folie, je sois le bon chien qui mène cet aimable aveugle qu’on nomme Amour à ta jolie mignonne de porte ». C’est comme diseur d’apophtegmes et de bons mots qu’il dit : « Quand on cède à la peur du mal, on ressent déjà le mal de la peur… La difficulté de réussir ne fait qu’ajouter à la nécessité d’entreprendre… » et tous les adages de cette espèce. Passons-les donc à Figaro, bavard comme un barbier bel esprit ; mais je ne passe pas à Figaro-Beaumarchais de répandre la même bigarrure sur tous les personnages. Que l’amoureux Chérubin fasse une romance à l’espagnole, fort bien ; mais quand il folâtre avec Suzanne, qu’il lui prend des rubans et des baisers, et tourne avec elle autour d’un fauteuil, ce n’est pas le moment de faire de la poésie et de la phrase, comme celle-ci : « Et tandis que le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le seul rayon de joie qui puisse amuser mon cœur ». Que Figaro se pique d’être grammairien, quoique son langage soit souvent baroque, et qu’en se servant de termes didactiques il les estropie parfois, je le lui pardonne. Mais je ne pardonne pas à Bartholo, tout docteur qu’il est, de raffiner sur la grammaire, quand il est enragé contre le barbier qu’il reconnaît pour un agent du comte ; métier qui lui fera une jolie réputation, ajoute-t-il. « Je la soutiendrai, Monsieur », répond le fier barbier ; sur quoi le docteur lui réplique avec une finesse dont il paraît se savoir tant de gré qu’elle lui fait oublier toute sa colère : Dites que vous la supporterez. Voilà un synonyme bien placé ! Il vaudrait mieux donner, comme on dit, un soufflet à Despautère171, que d’en donner un pareil à la nature. Enfin il n’y a pas jusqu’à l’ivrogne Antonio qui ne débite des sentences, même quand il est pris de vin. « Tu boiras donc toujours ? – Boire sans soif, et faire l’amour en tout temps, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes ». Des autres bêtes est très plaisant, et si Antonio s’arrêtait à boire sans soif, cela serait fort bon, mais faire l’amour en tout temps, ce rapprochement très philosophique est un peu fort pour Antonio. La charmante Suzanne dont le rôle est un des plus naturels de la pièce, n’échappe pas non plus tout à fait au goût de la phrase. C’est elle qui dit à sa maîtresse : « Le jour du départ sera la veille des larmes ». Il m’est impossible de mettre cette sombre métaphore sur le joli minois de la camariste. Encore si elle disait la veille du plaisir, son imagination pourrait aller jusque-là ; mais la veille des larmes ! ce n’est pas elle qui peut figurer ainsi son langage. Que dire encore d’Almaviva qui débite tout seul cette sentence en métaphore ? « Dans le vaste champ de l’intrigue il faut tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot ». Excellent pour Beaumarchais, qui parlait d’après l’expérience ; mais Almaviva qui est dans le vaste champ de l’intrigue pour empêcher le mariage d’un concierge avec une femme de chambre, ce qu’il peut empêcher d’un seul mot !
Si j’ai un peu détaillé ce genre de fautes, c’est d’abord parce qu’elles sont plus contagieuses dans un style séduisant, plein de vivacité, plein de feu que celui de Beaumarchais ; et puis quel moyen d’être indulgent pour un écrivain qui se vante le plus de ce qu’il est le moins ? Il est si éloigné de se reconnaître dans ses personnages, qu’il jure par le dieu du naturel, que si par malheur il avait un style, il s’efforcerait de l’oublier quand il fait une comédie ; il évoque ses personnages ; il écrit sous leur dictée rapide, etc. Point du tout, M. de Beaumarchais : les invocations et les évocations n’y font rien, et n’en imposent qu’aux sots. Vous n’avez pas la bouffissure monotone de Diderot votre maître ; mais vous avez dans vos préfaces un peu de son charlatanisme ; et quoique aussi gai qu’il est triste, aussi léger qu’il est lourd, vous ne laissez pas de céder comme lui à la tentation de figurer en personne là où il n’y a point de place pour vous. Cette disconvenance, très blâmable partout, est inexcusable au théâtre. Je voudrais qu’il y eût au spectacle quelques hommes de sens, distribués en différents endroits de la salle, et autorisés à crier l’auteur chaque fois qu’il s’aviserait de parler au lieu de l’acteur. Il se pourrait que de cette façon l’auteur fût appelé encore plus souvent qu’il ne l’est aujourd’hui, et ce n’est pas peu dire ; mais ce serait du moins avec plus de profit et pour son instruction.
Tarare
Faut-il parler de Tarare ? Comme opéra, ce n’est pas trop la peine. C’est, je crois, le seul ouvrage sans esprit qui soit sorti de la plume de Beaumarchais. Législateur dans sa préface, comme de coutume, il donne son Tarare comme l’essai d’un nouveau système de mélodrame, qui doit perfectionner la musique théâtrale et bannir l’ennui de l’opéra. Toutes ces promesses étaient magnifiques, et le nom de Tarare, si connu par le conte d’Hamilton172, promettait du singulier et excitait une curiosité et une attente que la pièce ne soutint pas. La fable, tirée d’un conte oriental, et bonne tout au plus pour les Mille et une Nuits173, n’est qu’extravagante sur la scène, et la versification est l’amalgame le plus hétéroclite de la platitude et du phébus174. Ce n’est pas là ce qu’il y a de nouveau dans cet ouvrage, et le mélange du noble et du bouffon ne l’était pas plus, puisqu’il régnait à l’opéra, jusqu’à ce que les chefs-d’œuvre de Quinault l’eussent épuré. Mais ce qui est neuf sans contredit, c’est la grande idée philosophique qui couronne l’ouvrage (à ce que dit la préface), et qui même l’a fait naître ; c’est l’inexplicable prologue où elle est exécutée. Tarare est de 1787, deux ans avant la révolution ; il y est fort question de la touchante égalité, de l’accord politique entre les brames et les soudans, etc. Sans la date, il y aurait belle matière à rire, surtout du prologue qui est vraiment une œuvre de démence. Mais sous ce rapport, la philosophie du dix-huitième siècle le réclame à juste titre, et c’est là que nous verrons comment elle est parvenue à faire éclore du cerveau d’un homme de beaucoup d’esprit ce qu’on croirait n’avoir jamais pu sortir que de la tête d’un fou. Cet opéra ne tardera pas à être oublié ; mais on se souviendra longtemps du prologue, comme on se souvient du Voyage dans la lune, de Cyrano175.