Le 6 avril 1994, l’explosion de l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana plonge son pays dans le chaos, en marquant le commencement du dernier grand génocide du XXe siècle. Dès la tombée de la nuit, les milices hutues interahamwe1 commencent leur travail méthodique d’extermination de la minorité tutsie et des Hutus modérés2. À la violence de l’attentat répond celle du massacre d’environ 800 000 personnes en 100 jours, d’avril à juillet 1994. À l’instar de la parole des rescapés juifs des camps de concentration nazis au lendemain de la guerre, celle des survivants du génocide rwandais peine à se libérer immédiatement après l’événement, en raison de la politique de réconciliation nationale menée par les nouveaux maîtres de Kigali, des Tutsis revenus d’Ouganda. Elle parvient toutefois à se faire entendre, par exemple grâce à l’aide de médiateurs comme le journaliste Jean Hatzfeld, qui publie en 2000 un recueil de témoignages, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, suivi en 2003 d’Une saison de machettes et en 2007 de La Stratégie des Antilopes3. Les rescapés, mais aussi les bourreaux, y livrent leur histoire et leur représentation de l’événement génocidaire transformé en fuite éperdue pour les uns, traque sans merci pour les autres, puis pour les survivants en une réconciliation forcée. Ces récits trouvent leur étonnant contrepoint dans le roman d’un autre journaliste ayant séjourné au Rwanda à plusieurs reprises, avant et après le génocide : il s’agit d’Un dimanche à la piscine à Kigali de Gil Courtemanche, qui a eu dès sa publication en 2000 un fort retentissement au Québec. Tout semble s’opposer en effet dans ces textes de genre différent : le temps des récits d’Hatzfeld est celui de l’après-génocide, de la réflexion et du recueillement, tandis que celui de la narration de Courtemanche concerne l’avant-génocide et plonge le lecteur dans l’immédiateté de l’événement ; l’alternance sagement distribuée des points de vue correspondant aux témoignages devient perméable dans la fiction ; la sobriété des descriptions et du style des personnages réels confine dans le roman à la métaphore sanguinolente.
Après avoir fourni quelques précisions méthodologiques, nous tenterons de montrer comment les textes rendent compte du surgissement de l’événement génocidaire, dont nous donnerons une interprétation de type anthropologique. Puis nous essaierons d’analyser les différents positionnements et stratégies discursives que privilégient dans leurs témoignages ou dans la fiction les victimes et les meurtriers, pour mettre à distance ou pour mieux dire la violence du génocide.
Préalables méthodologiques
Avant de commenter les témoignages recueillis par Jean Hatzfeld, il convient de préciser pourquoi notre choix s’est porté sur ces entretiens, parmi de nombreux autres, et quelle méthodologie le journaliste a adoptée pour confronter par livres interposés les témoignages des rescapés et ceux de leurs bourreaux. Surprenante et dérangeante réussite : Jean Hatzfeld parvient non seulement à faire sortir des victimes de leur silence mais également à faire énoncer des bribes de vérité supplémentaires à des tortionnaires qui ont nié lors de leur procès toute implication d’envergure dans le génocide. Le journaliste affirme que, dans le cas de son premier recueil, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, il n’a pas élaboré de cadre méthodologique, n’ayant pas véritablement choisi ses interlocuteurs. Ceux-ci correspondent en effet aux quatorze premières personnes que le hasard lui a fait rencontrer et qui ont bien voulu se confier à lui pour décrire la violence de l’événement génocidaire et tenter d’en donner une part d’explication. Plus tard, il dit avoir résisté à l’envie de remplacer leurs récits par ceux d’autres personnes, plus « volubiles, coopératives ou plus francophones »4 et assure ne s’être jamais heurté au problème de savoir comment écrire la parole des autres, problème dont il s’est inquiété seulement après avoir découvert combien il préoccupait ses lecteurs :
Comment réduire, choisir, monter, construire un texte à partir de témoignages oraux ? Ce n’est pas facile, ce peut être très complexe, mais c’est un travail naturel si la motivation est essentiellement littéraire, si on est mû par l’ambition d’entraîner le lecteur dans l’univers génocidaire, le désir de transmettre une histoire5.
Dans le cas d’Une saison de machettes, le journaliste a élaboré un projet à la démarche contraire : celui de s’adresser, « au fil des échecs, des rencontres ratées ou des discussions insipides, […] non pas à une suite d’individus, mais à un groupe d’individus qui se sentent protégés des dangers de la vérité par leur amitié et leur complicité »6. Son choix se porte alors sur une bande d’amis, qui se sont rencontrés avant le génocide auquel ils ont participé ensemble, qui sont incarcérés au pénitencier de Rilima et qui ont déjà été jugés. Rassurés par Jean Hatzfeld, qui leur a promis de ne pas utiliser leurs témoignages pour faire réviser leur procès, et portés par la présence de leurs camarades de tuerie, ils se laissent aller, à la fois individuellement et suivant une démarche collective, à de surprenantes confessions qui servent de macabres contrepoints aux récits des rescapés mais qui s’avèrent tout aussi indispensables qu’eux à une meilleure compréhension des mécanismes génocidaires et du déchaînement de violence qu’ils ont entraîné. Les aveux incroyables et désespérants auxquels ils se livrent renvoient à la question que s’est posée le journaliste à propos de la moralité de sa démarche : pourquoi a-t-il encouragé les tueurs à parler et pourquoi a-t-il publié des entretiens de gens emprisonnés, privés de liberté physique, donc de liberté d’expression, alors qu’il s’y est toujours refusé ? Jean Hatzfeld rappelle d’abord qu’il n’avait pas prévu de donner une suite à ses Récits des marais rwandais, considérant cette idée comme « immoral[e], insupportable aux yeux des rescapés, certainement aux yeux des lecteurs aussi ; et en plus inintéressant »7. Pourtant ce sont bien les nombreuses questions posées par les lecteurs des récits des rescapés au sujet des tueurs qui ont fini par motiver l’intérêt de Jean Hatzfeld pour ces derniers. Afin de justifier la publication de témoignages de prisonniers, le journaliste avance ensuite plusieurs raisons :
La totale indifférence de l’administration de Rilima devant nos visites, donc sa discrétion pendant ou après les discussions ; la forte relation, parfois l’amitié qui me lie aux rescapés ; l’insupportable silence des Hutus rencontrés et l’atmosphère pesante sur les collines ; la spécificité du génocide, qui multiplie les contre-exemples à toutes les étapes ; la force du livre d’Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, écrit après avoir écouté les paroles d’un emprisonné, à l’approche de sa condamnation de surcroît. Le plus honnête est d’ajouter que cette question s’est dissoute naturellement au fil des entretiens, que j’ai peut-être été emporté par le projet, et qu’elle n’a plus été une préoccupation de retour à Paris, remplacée par d’autres interrogations plus obsédantes8.
La publication de La Stratégie des antilopes en 2007 semble clore cette trilogie rwandaise9 en réunissant dans le même ouvrage les propos des victimes et des bourreaux qui commentent le retour dans leurs villages des prisonniers, « libérés sans explication, après sept années de captivité »10. C’est donc la possibilité qu’offrait cette trilogie de suivre l’évolution des témoignages des rescapés et des meurtriers, du retour à la vie des premiers et de l’emprisonnement des seconds à leur réconciliation contrainte dans les gaçaça11, qui nous l’a fait choisir comme objet d’étude, bien que la perspective diachronique et les différents points de vue adoptés ne nous apparaissent pas pour autant susceptibles de cerner toutes les facettes du génocide.
En ce qui concerne le roman de Gil Courtemanche, Un dimanche à la piscine à Kigali, c’est la lecture d’un article polémique voulant montrer l’aspect extrêmement conventionnel du roman, « voire suspect à cause d’une idéologie ambiguë qui s’ignore »12, qui a motivé notre curiosité. Dans le préambule d’Un dimanche à la piscine à Kigali, Gil Courtemanche ressent la nécessité de justifier le choix de la forme romanesque pour représenter le génocide rwandais, comme s’il voulait désamorcer les objections qu’on ne manque pas d’opposer, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aux tenants d’une représentation fictionnelle de la violence génocidaire. Claude Lanzmann déclare encore ainsi en 2003 à propos de la fiction cinématographique que, si la création est libre et s’« il n’est pas interdit de recourir à des substituts représentatifs – acteurs, costumes, soupirs – pour montrer la mort effroyable de 3 000 humains »13 dans une chambre à gaz, c’est tout simplement impossible. Et, même s’il devenait possible d’en rendre compte, il ne faudrait pas le faire au risque de voir ces images « rendre comestible ou "présentable", en le conjuguant au passé, cet irreprésentable que nous imposèrent les nazis. Représenter alors, c’est rendre (re)présentable »14. Gil Courtemanche s’inscrit donc en faux contre cette affirmation en avertissant son lecteur :
Ce roman est un roman. Mais c’est aussi une chronique et un reportage. Les personnages ont tous existé et dans presque tous les cas j’ai utilisé leur véritable nom. Leur romancier leur a prêté une vie, des gestes et des paroles qui résument ou symbolisent ce que le journaliste a constaté en les fréquentant. C’est pour mieux dire leur qualité d’hommes et de femmes assassinés que j’ai pris la liberté de les inventer un peu. Quant aux dirigeants et responsables du génocide, ils ont conservé dans ce livre leur véritable identité. Certains lecteurs mettront sur le compte d’une imagination débordante quelques scènes de violence ou de cruauté. Ils se tromperont lourdement. Pour en avoir la preuve, ils n’auront qu’à lire les sept cents pages de témoignages recueillis par l’organisme African Rights et publiés en anglais sous le titre de Rwanda : Death, Despair and Defiance (African Rights, Londres, 1995)15.
Le caractère scientifique de la chronique, entendue comme un « recueil de faits historiques, rapportés dans l’ordre de leur succession »16, s’allie à la force de la preuve que représente le témoignage du reporter, censé être objectif, pour former la matière première de l’invention romanesque qui doit opérer le lien entre des fragments de vie hétéroclites et se constituer en système cohérent de représentation et d’explication de la violence génocidaire au Rwanda, sans pour autant que ce système fournisse d’interprétation totalisante.
Ces préalables ayant été posés, nous pouvons nous intéresser maintenant à la manière dont les victimes et leurs bourreaux décrivent le surgissement de l’événement qui a changé le cours de leur vie.
Surgissement de l’événement génocidaire : essai d’interprétation anthropologique des tortures subies et perpétrées
Les rescapés étant tous originaires de Nyamata, une bourgade du Bugesera, leurs récits respectifs comportent la même structure : tous racontent en effet comment, dès le 6 avril 1994, la plupart des Tutsis se sont réfugiés à l’Église, puis comment les interahamwe ont pris d’assaut le bâtiment et enfin comment ceux qui ont pu s’échapper sont partis se cacher dans les marais jusqu’au mois de juillet suivant, lorsque les Tutsis ougandais de l’actuel président du Rwanda ont contraint les forces hutues à se replier au Zaïre. Les fragments de témoignages suivants isolent plusieurs traits caractéristiques de ce que l’anthropologue Christopher Taylor17 définit comme l’écriture de la violence sur le corps rwandais. Il s’agit des témoignages de Cassius Niyonsaba, de Jeannette Ayinkamiye et de Janvier Munyaneza, alors respectivement âgés de 12, 17 et 14 ans :
Cassius : Le jour où la tuerie a commencé à Nyamata, dans la rue du grand marché, nous avons couru jusqu’à l’église de la paroisse. […] Les interahamwe sont arrivés en chantant avant midi, ils ont jeté des grenades, ils ont arraché les grilles, puis ils se sont précipités dans l’église et ils ont commencé à découper des gens avec des machettes et des lances. […] Les gens qui ne coulaient pas de leur sang coulaient du sang des autres, c’était grand chose. Alors, ils se sont mis à mourir sans plus protester. […]
Jeannette : Papa a été coupé le premier jour mais on n’a jamais su où. […] Un jour les interahamwe ont déniché maman sous les papyrus. Elle s’est levée, elle leur a proposé de l’argent pour être tuée d’un seul coup de machette. Ils l’ont déshabillée pour prendre l’argent noué à son pagne. Ils lui ont coupé d’abord les deux bras, et ensuite les deux jambes. Maman murmurait « Sainte Cécile, Sainte Cécile », mais elle ne suppliait pas. […]
Janvier : Ma première sœur a demandé à un Hutu de connaissance de la tuer sans souffrance. Il a dit oui, il l’a tirée par le bras sur l’herbe et il l’a frappée d’un seul coup de massue. Mais un voisin direct […] a crié qu’elle était enceinte. Il lui a déchiré le ventre d’un trait de couteau, pour l’ouvrir comme un sac. Voilà ce que des yeux ont vu sans se tromper18.
Les trois traits caractéristiques de l’écriture corporelle de la violence correspondent au fait de laisser couler le sang, de raccourcir membre après membre les Tutsis, surtout les femmes, et d’éventrer ses dernières lorsqu’elles sont enceintes avant de lancer leur fœtus contre un arbre. Ces pratiques sadiques trouvent leur origine à la fois dans la représentation traditionnelle du corps rwandais et dans son recouvrement tout au long de la deuxième partie du XXe siècle par les résidus de l’idéologie coloniale qui avait défini les Tutsis et les Hutus comme des races puis des ethnies hiérarchiquement distinctes. Selon Christopher Taylor, la violence qui s’est déchaînée en 1994 ne représenterait donc pas seulement la conséquence de la faillite d’un ordre socio-politique sous la pression d’une démographie galopante et de l’impossibilité d’appliquer les accords d’Arusha entre les partis du Hutu Juvénal Habyarimana et de son rival Tutsi ougandais Paul Kagamé. Sous le désordre apparent du Rwanda de 1994 serait ainsi enfoui un ordre caché, conforme à un modèle structurel et culturel qui a provoqué le défoulement des Rwandais contre l’autre qu’ils portaient en eux et qui menaçait fantasmatiquement leur propre intégrité comme celle de l’État :
Les Tutsi19 furent dans leur immense majorité les victimes sacrificielles de ce qui relève, à beaucoup d’égards, d’un rituel de purification : destiné à purger la nation d’« êtres obstructeurs » qui procédaient de l’ontologie rwandaise selon laquelle le « corps politique » se trouve en relation avec le « corps individuel »20.
Les techniques de cruauté auraient donc déjà fait sens pour les persécuteurs en participant d’une histoire mythique qui liait tortures physiques et écriture du texte de la loi sur la surface du corps. Empalement des hommes et des femmes de l’anus ou du vagin jusqu’à la bouche, extraction des fœtus du ventre maternel, section du tendon d’Achille, émasculation ou encore mutilation des seins résulteraient de la radicalisation de la conception traditionnelle rwandaise du corps comme conduit autorisant une circulation libérée de tout blocage ou un écoulement naturel non perturbé :
Les fluides corporels – le sang, le sperme, le lait maternel, le sang menstruel – sont l’objet d’une préoccupation récurrente, de même que le passage des aliments dans le tube digestif. Les états pathologiques se caractérisent par des flux perturbés ou bloqués ; ce genre de perturbation peut provoquer la maladie, la stérilité et la mort21.
Dans le Rwanda d’avant l’indépendance, l’une des responsabilités du roi tutsi consistait en l’élimination d’individus incapables d’être « fluides », dont « les filles pubères qui manquaient de poitrine, ou qui n’avaient pas de règles, et qu’on appelait impa »22 :
Dans les deux cas, ces jeunes filles étaient mises à mort, étant incapables de produire ces fluides essentiels que sont le sang et le lait. On pensait qu’elles étaient une cause de sècheresse et de catastrophe pour le royaume tout entier23.
En 1994, les tortionnaires n’auraient donc pas tué seulement leurs victimes, ils auraient inscrit sur leurs corps des signes qui faisaient sens dans la tradition rwandaise. En émasculant les garçons, coupant la poitrine des jeunes filles, éventrant les femmes et déchirant leur sexe, ils s’attaquent à des parties du corps productrices de fluides de la fertilité, ce qui leur aurait permis de transformer tout un groupe en ennemi de l’Etat :
Afin de se convaincre entièrement de l’idée qu’ils ne mutilaient pas simplement des êtres humains, il fallait qu’ils transforment leurs victimes en des « êtres de blocage ». On reconfigurait des corps pour qu’ils puissent relever de la catégorie de l’abominable. […] De ce point de vue aucune logique pragmatique n’explique la violence rwandaise. Nombre des formes prises par cette violence procédaient en fait de préconceptions relatives au corps qui ne relevaient ni de la verbalisation ni du calcul rationnel. Ces préconceptions peuvent être qualifiées de « politiques » en ce sens qu’elles informaient le champ du pouvoir, mais elles relevaient en fait de formes symboliques logiquement antérieures qualifiant des groupes les uns par rapport aux autres24.
La multiplication des viols, souvent collectifs, fait partie intégrante de cette logique de reconfiguration des corps, même si les bourreaux affirment ne voir en ce type d’agression qu’une pratique indispensable au pourvoi des célibataires hutus en femmes-esclaves tutsies ou à la satisfaction naturelle et ludique des besoins sexuels journaliers des tueurs :
Léopord : Il y avait des séances de filles qui étaient forcées dans les brousses. Personne n’osait une remontrance à ça. […]
Adalbert : Il y avait deux catégories de violeurs. Ceux qui prenaient les filles, et les utilisaient comme femmes jusqu’à la fin, jusque dans la fuite au Congo parfois. Eux, ils profitaient de la situation pour coucher avec des Tutsies fignolées, mais en échange ils leur montraient un petit quelque chose en considération. Et ceux qui les attrapaient juste pour blaguer avec le sexe en même temps que la boisson. Eux, ils les forçaient un court moment et les donnaient à tuer aussitôt après. Il n’y avait aucune consigne des autorités, les deux catégories étaient libres de faire ce qu’elles voulaient. […]
Ignace : Je n’ai pas entendu grand nombre de femmes protester contre les Tutsies qui étaient forcées. Elles savaient que ce travail de tueries chauffait terriblement les hommes dans les marais25.
En soulignant le rapport de cause à conséquence entre violences perpétrées à l’encontre de la communauté tutsie et viols de ses femmes, le témoignage d’Ignace Rukiramacumu révèle la signification que les agressions sexuelles revêtent dans l’inconscient26 des meurtriers : il s’agit d’empêcher qu’une femme appartenant à la « race » ennemie ne se reproduise en blessant son appareil génital et en y introduisant symboliquement la semence hutue avant de la tuer.
C’est ce trait systématique que le roman de Gil Courtemanche s’attache à représenter particulièrement. Avant que l’assassinat du président rwandais ne donne le signal du déclenchement du génocide, le personnage de Cyprien annonce déjà à Gentille, la jeune femme hutue mais à l’apparence tutsie que le journaliste canadien Valcourt veut épouser, le type de mort qui l’attend :
Tu possèdes une carte de Hutue parce que tu l’as achetée ou parce que tu as couché avec un fonctionnaire, mais à une barrière quand tu seras interceptée par une bande de petits Hutus noirs comme la nuit, ils ne regarderont pas ta carte, ils verront tes fesses, tes seins, ta peau pâle et ils se feront la Tutsie et ils appelleront leurs amis pour qu’ils se la fassent aussi. Et toi, tu seras allongée dans la boue rouge, les jambes écartées, une machette sur la gorge, et ils te prendront, dix fois, cent fois, jusqu’à ce que tes blessures et ta douleur fassent disparaître ta beauté. Et quand les blessures, les meurtrissures, le sang séché t’auront enlaidie, quand tu ne seras plus qu’un souvenir de femme, ils te jetteront dans le marais et tu y agoniseras rongée par les insectes, grignotée par les rats ou rongée par les buses27.
On peut constater que la chronique de la mort annoncée de Gentille se déroule en trois étapes, d’abord l’interception à l’une des nombreuses barrières édifiées à Kigali puis le viol collectif et enfin la mort qui ne lui est pas directement donnée afin qu’elle souffre le plus possible. La multiplication des barrières partout au Rwanda correspond à la volonté d’obstruer le flux ennemi tutsi qui s’écoule afin de le tarir sur place ; les viols collectifs visent à dépouiller les femmes tutsies de leur beauté orgueilleuse et ensorceleuse, tant vantée par l’idéologie coloniale et intégrée par l’idéologie extrémiste hutue ; l’absence d’achèvement montre qu’elles n’ont parfois plus droit, une fois leur physique tutsi dégradé, à une mort rapide, le fantasme de la prostituée désirable et inaccessible s’étant aboli dans la torture. Cyprien résume en quelques phrases la propagande ayant conditionné les enfants hutus à devenir les tueurs qui occupent les barrières au moment où il s’exprime :
La haine, elle te vient avec la naissance. On te l’apprend avec les berceuses avec lesquelles on t’endort. Dans la rue, à l’école, au bar, au stade, ils n’ont entendu et appris qu’une leçon : le Tutsi est un insecte qu’il faut piétiner. Sinon le Tutsi enlève ta femme, il viole tes enfants, il empoisonne l’eau et l’air. La Tutsie, elle, ensorcelle ton mari avec ses fesses. Quand j’étais tout petit on m’a dit que les Tutsis me tueraient si je ne le faisais pas avant. C’est comme le catéchisme28.
Gentille va en effet connaître le sort que lui prédit Cyprien qui n’échappe pas non plus à la mort en raison de ses amitiés suspectes aux yeux des intégristes hutus. Après l’avoir arrêté à une barrière, des miliciens le contraignent à s’adonner à un dernier rapport sexuel avec sa femme Georgina, qu’ils ont préalablement violée collectivement. Le discours du narrateur hyperbolise et radicalise de façon explicite et grossière la description d’une scène courante lors du génocide : celle du meurtre d’un des époux devant ou par l’autre, la femme hutue devant laisser abattre son époux tutsi, condamné quoi qu’il arrive, et le mari hutu tuer son épouse tutsie, pour montrer qu’il adhère à l’idéologie extrémiste. L’obligation de se livrer à un acte sexuel avant la mise à mort, attestée chez les rescapés dans les témoignages auprès des organisations humanitaires29, vient dire l’obsession des criminels de représenter physiquement lors d’une scène l’interruption du processus de reproduction. Pour que les bourreaux soient enfin « repus de plaisir et de violence »30, le viol des femmes qui détruit leur appareil génital ne suffit donc pas : il faut matérialiser concrètement le fantasme qui consiste à espérer empêcher qu’une race ennemie se reproduise.
Les modalités du surgissement de l’événement génocidaire ayant été interprétées selon le modèle anthropologique de Christopher Taylor, on peut désormais tenter de mettre en perspective les différents positionnements et stratégies discursives que privilégient les victimes et les meurtriers pour rendre compte de sa violence.
Positionnements et stratégies discursives adoptés vis-à-vis de la violence génocidaire
Dans La Stratégie des antilopes, Jean Hatzfeld fait part aux rescapés de « l’étonnement rétrospectif de plusieurs amis cameramen et photographes qui, à l’époque des tueries, avaient traversé Nyamata, en avaient photographié l’abandon et la destruction, sans se douter du déroulement des expéditions, à une quinzaine de kilomètres dans les marais »31. Il en vient à discuter avec eux du problème que représente la carence de photographies et de films sur le génocide. Ses interlocuteurs lui expliquent alors pourquoi ils se félicitent qu’il n’existe que des images de l’après-génocide :
Innocent : Un génocide doit être photographié avant les tueries. Pour bien montrer la préparation, les visages des encadreurs, les stocks de machettes, les connivences des militaires français ou des prêtres belges, la méthodologie bien soignée des expéditions. A mon avis, ces images des préambules et des préméditations sont les seules importantes pour permettre aux étrangers de comprendre la mécanique. Et le génocide peut se photographier après. Pour montrer les cadavres, les visages éprouvés des rescapés, ceux des tueurs arrogants ou honteux, les églises remplies d’ossements, les escapades au Congo, au Canada, les pénitenciers ; les étrangers cérémonieux en visite au Mémorial. Pour convaincre les esprits incrédules et contrecarrer les négationnistes. Mais l’intimité du génocide appartient à ceux qui l’ont vécu, à eux de devoir la dissimuler, elle ne se partage pas avec n’importe qui32.
Il est possible de remarquer d’emblée l’emploi surprenant de l’article indéfini pour déterminer la première occurrence du substantif « génocide » comme si l’événement survenu au Rwanda en 1994 intégrait un paradigme qui transcenderait les lieux, les époques, et qui serait loin d’être clôturé. Le recours au présent de l’indicatif renforce l’impression que le rescapé commente autant la façon dont les photoreporters ont rendu compte de la violence génocidaire survenue au Rwanda, que celle dont un conflit de ce type devra être couvert, son retour dans l’histoire ne faisant aucun doute. La question d’une représentation visuelle du déroulement des violences génocidaires – massacre collectif dans les églises, traque dans la nature, mutilation et exécution à coups de machette – apparaît par ailleurs aux rescapés impensable et insupportable car elle constituerait l’ultime forme de violence exercée à leur encontre. Cette question est cependant rapidement évacuée pour la simple raison qu’elle se pose en contradiction avec le principe de réalité qui veut qu’il n’y ait pas de photographies, pour la raison suivante :
[…] il n’y a pas de place pour les photographes sur les lieux des tueries, comme les marais ou la forêt. Aucun passage d’aucune sorte où un étranger pourrait se faufiler entre les tueurs, les tués et ceux qui doivent être tués. Aucune place pour une présence extérieure qui ne pourrait évidemment pas survivre33.
Le discours des victimes se constitue alors progressivement en réponse à une question connexe qui les obsède et qui concerne leur impossibilité à « raconter la mort »34 et à livrer ses secrets, puisqu’ils lui ont échappé. Ils ne peuvent donc témoigner que « de biais » :
Innocent : […] il est des faits que nous parvenons à décrire et d’autres non, que les morts seulement pourraient décrire s’ils étaient là. Que nous ne devons pas décrire en leur nom. Pourquoi ? Parce qu’eux seuls ont ressenti le génocide dans sa totalité, si je puis dire. […] Un mort, pour avoir demandé merci par exemple, et se l’être vu refuser par le tueur, ou pour avoir regardé le coup fatal sur son cou et senti la giclée, ou avoir lâché son dernier souffle tout nu dans la boue, ou lâché des mots jamais racontés dans son existence, il raconterait la mort jusqu’à l’extrémité et mettrait un point final35.
Mais les rescapés se retrouvent là face à une autre contradiction qui consiste à justifier leur incapacité à rendre compte du moment de la mort de leurs proches ou de leurs compagnons d’infortune sans jamais cesser de l’évoquer :
Innocent : Toutefois, en général, les rescapés peuvent quand même raconter le génocide en connivence avec les morts, en précisant bien cela. Parce que les morts existent dans nos récits. Ils sont morts pour les vivants, mais ils n’ont jamais disparu pour les survivants, je veux dire qu’une complicité les rend plus proches des survivants que des vivants. Ils nous écoutent, ils nous apportent bonheur ou malheur. Si j’évoque ma première épouse Rose et notre enfant, ils apportent la dignité qui manque à ce que je raconte36.
Les victimes apparaissent ainsi tiraillées entre leur lucidité qui leur fait reconnaître qu’elles ne peuvent raconter la mort, mettre des mots sur le moment ultime qu’ont macabrement partagé le chasseur et sa proie, et leur besoin d’en parler quand même, non pour redonner vie aux disparus car, comme le dit Berthe Mwanankabandi, on ne peut surmonter la mort, mais simplement pour « leur offrir de la dignité et de la gentillesse. C’est tendre la main à leur souvenir du mieux qu’on peut. Montrer comment ils ont été méritants, chaque fois que l’occasion se présente »37.
En ce qui concerne le positionnement qu’adoptent les meurtriers face à l’événement génocidaire, il consiste à tenter de se dédouaner de toute responsabilité en prétextant qu’ils ont été manipulés et encouragés par les autorités, alors même que leur témoignage ne pourra être utilisé pour faire réviser leur procès :
Pancrace Hakizamungili : Tuer c’est très décourageant si tu dois prendre toi-même la décision de le faire, même un animal. Mais si tu dois obéir à des consignes des autorités, si tu as été convenablement sensibilisé, si tu te sens poussé et tiré ; si tu vois que la tuerie sera totale et sans conséquences néfastes dans l’avenir, tu te sens apaisé et rasséréné. Tu y vas sans plus de gêne38.
Pour expliquer la violence et la cruauté dont ils ont fait preuve, d’autres comme Pio Mutungirehe s’estiment victimes d’un dédoublement de personnalité, contre lequel ils n’ont pas lutté et qui les a momentanément métamorphosés en prédateurs à la poursuite d’un gibier tutsi déshumanisé. Ces différentes stratégies expliquent pourquoi la plupart des prisonniers affirment sans détour n’éprouver aucune culpabilité ni remords :
Léopord Twagirayesu : Pendant les tueries, je ne considérais plus rien de particulier dans la personne tutsie, sauf qu’elle devait être supprimée. Je précise qu’à partir du premier monsieur que j’ai tué jusqu’au dernier, je n’ai regretté personne39.
Jean Hatzfeld note également une différence dans le choix du vocabulaire que font les victimes et les bourreaux pour qualifier les actes de violence qu’ils ont subis ou perpétrés :
Les rescapés utilisaient un vocabulaire cru, imagé et précis pour raconter les faits. Ils employaient sans cesse les termes « boulot », « couper » ou « tailler », empruntés aux travaux des bananeraies, pour désigner le geste meurtrier de la machette. […] Par ailleurs, ils parlaient tous du génocide […]40. A l’inverse, les tueurs n’utilisent qu’exceptionnellement le mot génocide, et uniquement lorsqu’ils évoquent la responsabilité des autorités […]41.
Lorsqu’il s’agit d’un événement dont ils sont les protagonistes, les meurtriers préfèrent parler de « massacres » ou de « guerres » et n’emploient pas non plus le verbe « couper » qu’ils remplacent par le générique « tuer » ou par les verbes « cogner » et « abattre ». Ce glissement opéré dans le choix des mots a pour objectif de minimiser leur responsabilité dans les tueries en tentant de faire croire qu’elles participaient pour eux d’une guerre civile qu’ils menaient de façon légitime contre un envahisseur et dont le gouvernement était seul à percevoir le caractère génocidaire.
Du vocabulaire cru, imagé et précis des victimes et du détournement lexical des bourreaux, on passe dans Un dimanche à la piscine à Kigali à une écriture de l’extrême visant à hyperboliser une violence déjà inouïe, à travers ces figures. Sans rentrer dans le détail des procédés retenus par Gil Courtemanche pour mieux dire la complexité de la société rwandaise et la singularité du génocide qu’elle a produit, nous pouvons analyser brièvement la construction allégorique de la figure de Gentille Sibomana, Hutue au corps de Tutsie qui incarne les contradictions mortifères de son pays. Jean-Damascène, le père de Gentille révèle ainsi à Valcourt qu’elle représente le pur produit des croisements réussis auxquels son ancêtre hutu Kawa, du temps où les colons belges considéraient « l’ethnie » tutsie comme supérieure, s’est livré à coups de mariages ruineux sur ses propres enfants, pour que leur descendance devienne tutsie ou en prenne l’apparence. Selon lui, Kawa aurait ainsi fondé le Rwanda d’aujourd’hui, sa famille en constituant l’horrible résumé : une société gangrenée par le désir d’accéder au statut enviable de Tutsi (que la puissance colonisatrice de l’époque avait artificiellement gonflé) et par la violence haineuse et revancharde des anciens laissés-pour-compte hutus. Quant à Gentille, elle lui apparaît « comme le fruit de la terre rouge de cette colline, un mystérieux mélange qui réunit toutes les semences et toutes les sueurs de ce pays »42. Seul un roman pouvait filer sur toute sa longueur la métaphore de la jeune femme comme fruit hybride et défendu qui cristallise en son image magnifiée puis dégradée la violence du désir interdit et les conséquences dévastatrices de son assouvissement collectif. Objet de toutes les convoitises, noires ou blanches, Gentille va connaître, malgré la protection de Valcourt, le sort que lui prédit Cyprien : celui d’un fruit ou d’une société en décomposition. Capturée par des soldats alors qu’elle tente de se rendre à l’aéroport avec son mari, elle est violée durant une semaine par son bourreau et ses acolytes. Puis ayant réussi à s’échapper, elle échoue devant une barrière tenue par des miliciens :
Mais Gentille n’avait plus cette beauté qui, dix jours auparavant, avait rendu les hommes fous de désir. Elle n’était plus qu’une bête tuméfiée. Les deux miliciens qui s’avancèrent la regardèrent avec dégoût. Le plus jeune, qui ne devait pas avoir plus de seize ans, se pencha et déchira son chemisier, puis arracha son soutien-gorge. Seuls ses seins avaient été épargnés. Ils se dressaient, pointus et fermes, comme une accusation et une contradiction. Le jeune garçon donna deux rapides coups de machette et les seins de Gentille s’ouvrirent comme des grenades rouges. Ils la traînèrent et la laissèrent le long de la route43.
Le narrateur compare donc les seins de Gentille au fruit du grenadier, qui renvoie à la dernière partie du corps « comestible » de la jeune femme mais aussi à l’arme qu’on dégoupille pour attaquer ou se défendre. L’image du grenadier profané, producteur de fruits qu’on saccage pour exorciser la menace qu’ils représentent, dégage un surcroît de sens, illustrant à la fois l’attrait fantasmatique des Hutus pour la femme défendue et l’interprétation anthropologique de Christopher Taylor, selon lequel les tueurs sectionnaient les poitrines des femmes pour les reconfigurer en êtres stériles et malfaisants qu’il était possible d’éliminer plus facilement par la suite.
Les récits de Jean Hatzfeld ainsi que le roman de Gil Courtemanche tentent donc de rendre compte de la violence de l’événement génocidaire sous divers angles, en faisant se répondre les témoignages des victimes et des meurtriers, réels ou fictifs, que viennent doubler les commentaires du journaliste et du narrateur. Les récits successifs et individuels des rescapés qui composent Dans le nu de la vie déclinent ainsi une expérience à la fois commune et singulière sur le mode de la traque et des tortures subies44. Dans Une saison de machettes, les témoignages des bourreaux s’organisent en étoile autour de thèmes choisis et introduits par Jean Hatzfeld et corroborent, contre toute attente pour des criminels de ce type, les descriptions que les survivants font de leurs agissements et de leurs motivations. La confrontation par ouvrages interposés de ces paroles, antagonistes et convergentes, se fait plus violente encore dans La Stratégie des antilopes qui les inscrit en face à face dans le corps du texte, tandis que l’ouvrage témoigne dans le même temps du retour inattendu et traumatisant pour les rescapés des prisonniers dans leur village. Ces trois recueils permettent d’isoler une des spécificités du génocide rwandais qui réside dans la volonté obsessionnelle de faire violence aux corps pour que se donne à lire sur ces supports reconfigurés le texte de la seule loi à suivre : exterminer les Tutsis après les avoir physiquement assimilés à des ennemis de la patrie. Ils mettent également en lumière les différentes stratégies d’approche du génocide que développent victimes et meurtriers, à savoir la contradiction des premiers qui veulent décrire au mieux la violence génocidaire tout en affirmant que seuls les morts pourraient vraiment le faire, et l’entreprise de déculpabilisation et de mise à distance de cette même violence à laquelle se livrent les seconds, qui se prétendent victimes d’une manipulation gouvernementale les ayant transformés en monstres. Quant au roman Un dimanche à la piscine à Kigali, il multiplie les descriptions des supplices endurés, notamment des viols, en usant de métaphores qui viennent surdéterminer l’interprétation anthropologique de l’écriture de la loi hutue sur les corps tutsis profanés. Il radicalise également les propos et la stratégie des rescapés, qui doutent de la possibilité de pouvoir dire totalement l’horreur génocidaire, en usant des moyens et de la liberté que procure la fiction pour façonner un discours de l’extrême qui va là où celui des survivants s’arrête. Mieux dire la qualité d’êtres assassinés des victimes du génocide revient alors à repousser les limites de la description et ne jamais faire, à un moment, silence. Pourtant il n’est pas question pour Gil Courtemanche de proposer une explication totalisante, évidemment impossible car, comme l’énonce de façon saisissante Christine Kayitesi :
Je pense que personne n’écrira jamais toutes les vérités ordonnées de cette tragédie mystérieuse, ni les professeurs de Kigali et d’Europe, ni les cercles d’intellectuels et de politiciens. Toute explication sur ce qui s’est passé faillira d’un côté ou d’un autre, pareil à une table bancale. Un génocide n’est pas une mauvaise broussaille qui s’élève sur deux ou trois racines ; mais sur un nœud de racines qui ont moisi sous terre sans personne pour le remarquer45.