Vision romantique de la danse macabre

Stéphane Fossard

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Stéphane Fossard, « Vision romantique de la danse macabre », Tropics [En ligne], 9 | 2020, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 19 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1720

En 1780, le Parlement décide de la fermeture du cimetière des Saints-Innocents1. Celui-ci sera vidé puis détruit en 1786. Ces arrêts auraient pu condamner à l’oubli une des premières représentations picturales de la danse macabre en France, que l’on trouvait sur les murs du cimetière. Néanmoins, elle intrigue toujours les artistes qui ont été inspirés par l’œuvre d’Holbein, et profite de l’intérêt grandissant des romantiques pour le Moyen Âge pour trouver sa place dans la production litté­raire du XIXe siècle. Gautier et Baudelaire se sont, entre autres, réapproprié ce thème de l’égalité de tous devant la mort, surtout dans leurs poèmes2. Cependant, d’autres écrivains ont contribué à la diffusion des connaissances au sujet de la danse macabre. Nous nous intéresserons dans cet article au parcours de Paul Lacroix, appelé aussi le Bibliophile Jacob (1806-1884), qui a publié en 1832 une « Histoire fantastique du quinzième siècle »3 intitulée La Danse macabre. Cette œuvre raconte les aventures amoureuses de Benjamin et de Jehanne de la Vodrière, jeune et jolie femme mariée à un vieil époux jaloux, à une époque où la peste fait des ravages à Paris. Parallè­lement à cette intrigue, le lecteur rencontre Macabre, gardien du cimetière des Saints-Innocents qui organise une représentation de la danse qui porte son nom. Celle-ci se compose de différents tableaux dans lesquels la Mort annonce à un Pape, un Empereur et un Cardinal que leur dernière heure est venue et que rien ne pourra retarder l’inévitable. Lacroix accorde une attention particulière à la mise en scène de la danse macabre et place son lecteur au milieu d’un spectacle médiéval déroutant, véritable « allégorie grave et terrible du néant de l’homme et d’égalité devant la mort »4. Cette reconstitution contribue au succès de ce roman historique qui bouscule les règles du genre en l’associant aux codes du récit fantastique et en s’appuyant sur l’esthétique frénétique mise en avant par les petits romantiques à cette époque. En effet, dans la préface de Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier remarque avec une certaine ironie que « le siècle était à la charogne et le charnier lui plaisait mieux que le boudoir ; le lecteur ne se prenait qu’à un hameçon amorcé d’un petit cadavre déjà bleuissant »5. Ce commentaire de Gautier, volontairement provocateur, nous place dans le contexte esthétique des années 1830. Il se moque du travail des criti­ques qui réclament avec hypocrisie de la morale6 alors que le public exige de l’horreur :

L’époque, quoi qu’ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque chose, ce dont nous doutons fort), et nous n’en voulons pas d’autre preuve que la quantité de livres immoraux qu’elle produit et le succès qu’ils ont7.

Les romans de Lacroix font partie de ces « livres immoraux » et figurent parmi les succès de l’époque8. Il est dès lors intéressant de montrer de quelle manière la mise en scène de la danse macabre proposée par Lacroix correspond à la volonté romantique de redécouvrir le Moyen Âge et de l’adapter au goût du jour. Il nous faut tout d’abord nous intéresser à la préface qui montre que la danse macabre est un élément du patrimoine culturel à préserver, avant de nous consacrer à l’étude de sa représentation dans le récit. En effet, Lacroix y élabore une reconstitution à la fois vraisemblable et théâtralisée qui donne au lecteur l’impression d’être au cœur d’un spectacle vivant, à la fois horrible et fascinant. Nous montrerons enfin que la morale délivrée par la danse trouve un écho particulier en 1832, alors que la France subit une épidémie de choléra.

Les origines de la danse macabre

Dans la préface, Lacroix confie que le baron Taylor lui a inspiré le thème de son récit lorsqu’il lui a décrit, durant de nombreux entretiens, les « couleurs sombres et romantiques de cette ronde des morts »9. Fasciné par cette découverte, il se lance dans des recherches dont il présente alors le résultat. L’étude de la démarche de Lacroix nous permettra de comprendre de quelle manière cette reconstitution litté­raire de la danse macabre participe à la volonté contemporaine de préserver le patrimoine de l’oubli et de la destruction.

L’écriture de Lacroix se fonde sur la rigueur et le sérieux de ses recherches historiques. En effet, il s’est fabriqué une identité fictive, celle du Bibliophile Jacob, un vieil érudit passionné par l’Histoire et ses secrets. Toute l’œuvre de Lacroix se fonde sur ce contrat implicite qu’il passe avec son lecteur : l’auteur propose à son public un récit historique basé sur des recherches consciencieuses. Il présente donc sa version de l’origine de la danse macabre, à la fois d’un point de vue historique mais aussi étymologique. Pour appuyer ses propos, il reproduit un article qu’il estime « aussi clair que précis, aussi profond que pittoresque »10. Cet aspect « pittoresque » l’intéresse au plus haut point car il ne cherche pas dans l’Histoire les hauts faits, connus de tous, mais plutôt l’Histoire mineure, secrète, voire honteuse, celle qui n’idéalise pas le grand homme ou l’époque à laquelle il vit. Il présente ensuite lon­guement ses méthodes de recherche : il reprend les sources vérifiables (les dates, les écrits de l’époque concernant l’organisation des représentations) puis propose sa vision de l’origine de l’expression « danse macabre ». La préface est donc le moyen d’instruire le lecteur afin de prouver le sérieux des recherches menées.

Mais derrière cette volonté de présenter de manière la plus rigoureuse possible le résultat de ses travaux se trouve également le désir de participer à la sauvegarde du patrimoine français. En effet, en dédiant sa préface au baron Taylor, Lacroix montre qu’il approuve la démarche de son ami qui a écrit, avec Nodier et de Cailleux, les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France11, dans lesquels ils recensent les monuments du patrimoine français à préserver. La préface constitue un hommage aux travaux de ces trois auteurs qui ont permis de garder une trace de ce patrimoine. Ils participent ainsi à ce mouvement de redécouverte du Moyen Âge qui caractérise le début du XIXe siècle.

Lacroix dénonce également les « horreurs de la bande noire »12, groupe qui, à la Révolution, a revendu ou démoli des bâtiments appartenant au Clergé ou aux émigrés et achetés à bas prix afin de faire des profits financiers. Ils ont ainsi détruit une partie du patrimoine architectural français. Lacroix veut donc mettre les monuments « à l’abri des dévastations du temps et des hommes plus destructeurs encore que les années »13. La cupidité, l’emprise de l’homme sur le monde qui l’entoure et l’indifférence du public face à ce qui se passe sont des dangers pour l’héritage historique. Comment les Français peuvent-ils se souvenir de leur passé s’ils le laissent saccager au nom du profit ?

La danse macabre est un exemple de ce qui arrive aux arts en France : l’oubli, la destruction volontaire, la méconnaissance de la valeur ou de l’existence de repré­sentations picturales. En effet, celle-ci

a été détruit[e] dans presque tous les monumens ; les peintures de la Chaise-Dieu en offrent peut-être le dernier exemple, et probablement il ne tardera pas à s’en effacer ; la moitié de la tâche est déjà remplie à la droite extérieure du chœur : une couche de badigeon a fait disparaître les costumes pittoresques du quinzième siècle, et, de ce curieux vestige des temps passés, comme beaucoup d’autres, il ne revivra que nos faibles dessins14.

Dès lors, Lacroix se montre ironique lorsqu’il qualifie son époque de « siècle de haute civilisation »15. La société doit protéger son passé et ne pas reléguer l’art dans les bibliothèques et les galeries. Il termine sa préface en exprimant au baron Taylor un souhait : « vous verrez dans le vieil Orient la danse macabre des villes et des empires. Puissions-nous ne pas la voir dans notre jeune Europe ! »16. Cette méta­phore sonne comme une mise en garde pour Taylor et pour le lecteur : il faut pré­server la civilisation européenne sous peine de la voir disparaître. L’écriture de La Danse macabre et la place qu’il laisse à cette danse médiévale dans son roman est un moyen pour lui de participer à une meilleure connaissance du passé et à la sauvegarde du patrimoine culturel.

Afin de renforcer sa volonté de préserver le patrimoine, Lacroix donne vie grâce à son écriture à un véritable spectacle médiéval. Il s’appuie alors sur le goût de ses contemporains pour le fantastique et l’horrible afin de proposer une version person­nelle de la danse macabre.

La théâtralisation de l’écriture

L’organisation de la représentation rend compte de la volonté de Lacroix de théâtraliser son écriture en dévoilant toute la mise en scène qu’il y a autour de la danse. Il offre alors au lecteur sa vision de la danse macabre qui repose sur la volonté de construire un cadre vraisemblable qui choque néanmoins le lecteur par son oppo­sition au bon goût.

En effet, Lacroix met en place un cadre vraisemblable afin de montrer comment s’organise un spectacle populaire au Moyen Âge. Le lieu choisi renforce ce senti­ment d’assister à une représentation dont la mise en scène a été mûrement réfléchie. Ainsi, la danse macabre se déroule à l’intérieur du cimetière des Saints-Innocents. Ce dernier est le cadre idéal pour la représentation car ce « théâtre dressé dans un cimetière »17 transforme le dernier lieu de repos des morts en « un spectacle plus étrange, plus pittoresque et plus animé »18 qu’habituellement. Le cimetière est d’ail­leurs considéré comme « maudit »19 depuis que Macabre le hante. La foule donne du crédit à tout ce qu’on colporte au sujet de ce lieu et de son occupant : l’occulte et la sorcellerie ont droit de cité. La superstition crée ainsi un personnage effrayant, lui donne de l’importance et fait de lui une allégorie humaine de la mort puisque « pas un décès qui ne fût attribué à la danse macabrée, dans les quatorze paroisses que dévorait un seul cimetière »20. La personnification, effrayante dans la démesure, insiste sur l’idée que Macabre donne vie au lieu des morts et le nourrit avec pro­fusion. Lacroix désire ainsi impressionner le spectateur et représenter la mort dans son habitat naturel, créant ainsi une atmosphère lugubre et dérangeante qui carac­térise l’ensemble du récit.

Cette évolution du lieu se poursuit lorsque Lacroix note que le quartier lui-même se transforme en un théâtre dont le centre est un échafaud. En effet, les mai­sons deviennent des gradins, les fenêtres des points d’observation, et l’échafaud la scène sur laquelle se tiendront les acteurs. L’affluence est telle – cinquante mille personnes – que les spectateurs, attirés par la curiosité, risquent la mort par étouf­fement. Le lecteur se retrouve au milieu d’une foule qui est surtout composée de la population cachée de Paris. La danse macabre permet de réunir tous ceux que la capitale couve dans ses entrailles21 et ceux, nobles et bourgeois, qu’elle exhibe fière­ment. Cette description de la foule repose sur la démesure. Lacroix insiste sur les difformités, la dissolution des mœurs et la corruption du peuple. Il remarque par exemple que les gueux et les voleurs sont « plus horribles que leurs horribles noms, la plupart ivres, tous souillés de haillons »22 ou que les prostituées sont nombreuses, « vêtues de soie et de fourrures, étincelantes d’orfèvrerie, malgré les ordonnances tombées en désuétude, ayant la gorge découverte, portant des missels et des chapelets »23. Il donne ainsi de la visibilité à cette foule méprisée qui devient ainsi un élément important de la théâtralisation.

Lacroix décrit également les éléments qui servent de décor à la danse. Il crée de cette manière un cadre vraisemblable et ramène le lecteur à l’organisation maté­rielle de ce spectacle médiéval :

L’échafaud de Macabre était à découvert, sans ciel et sans rideau ; la décoration du fond, à demi effacée par l’usage et l’humidité, réunissait les indications de lieux nécessaires aux changements des scènes ; le peintre avait jeté, pêle mêle sur la toile, sans observer les lois du dessin et de la perspective, églises, palais, champs, maisons, forêts, plaines et montagnes, avec un rouleau sortant de la bouche du soleil, pour annoncer que cette peinture signifiait le monde terrien24.

Il n’y a aucune idéalisation dans cette description qui insiste sur la pauvreté et la dysharmonie des décors. Il faut les montrer tels qu’ils auraient pu être et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Cela contribue à prolonger cette atmosphère déran­geante liée à la danse et souligne l’effort constant de l’auteur à construire soigneu­sement le cadre de son récit. Il faut rappeler qu’en 1786, le cimetière des Saints-Innocents a été fermé et que les ossements ont été déplacés dans les catacombes. Lacroix ne connaît que cette version assainie du lieu. En situant son intrigue au Moyen Âge, il participe à l’intérêt des romantiques pour ce lieu condamné qui représente à la fois un espace de liberté et une mise en avant de la laideur.

Lacroix rappelle constamment au lecteur qu’il assiste à un spectacle lorsqu’il indique que le même acteur joue le rôle du Pape, de l’Empereur puis du Cardinal lors de toutes les rencontres avec la Mort. Il décrit soigneusement l’arrivée de chacun d’eux, insistant sur le costume et le jeu de scène. Ainsi, le Pape est « richement vêtu »25 et « sa contenance piteuse demand[e] grâce avec tant de vérité qu’on applau­dit un jeu de scène très bien approprié à la circonstance »26 ; l’Empereur est « coiffé de la couronne fermée des empereurs d’Occident, habillé de pourpre et de brocart »27 et tente désespérément de résister à l’invitation de la Mort à entrer dans la danse ; le Cardinal « en robe rouge fourrée d’hermine et coiffé de son chapeau à glands »28 est examiné par la Mort qui le condamne à mourir d’indigestion. Le lecteur assiste finalement à un spectacle dont on lui dévoile même les coulisses.

L’entrée en scène de Macabre participe également à la théâtralisation de l’écri­ture. Ainsi, ce dernier devient la représentation vivante de la mort dans ce qu’elle a de plus dérangeant. Lacroix exhibe alors la « fantastique nudité »29 de son person­nage :

Macabre, en effet, eût épouvanté un mort ; car les morts habituellement ne dansent pas en sonnant du rebec, et Macabre avait réalisé une si hideuse illusion, qu’on le soupçonna d’avoir quitté sa bière pour jouer son rôle. Il était entièrement nu, sauf un linceul assujetti autour des reins par une décence inutile, et flottant sur ses épaules ; un lambeau de cuir ensanglanté pendait pour imiter la place du ventre ouvert et les entrailles à jour, selon l’usage convenu de caractériser la Mort30.

Cependant, il ne laisse pas l’hésitation entre le réel et le surnaturel s’installer. Le lecteur découvre donc une « hideuse illusion »31, le linceul recouvre l’intimité de l’acteur avec « une décence inutile »32 et le costume « imit[e] »33 un ventre ouvert afin de respecter « l’usage convenu »34. Lacroix insiste également sur le jeu de scène qui accompagne ses déplacements « d’un éclat de rire si perçant, si prodigieux, si satanique »35 que même les plus courageux sentent la peur les envahir. Malgré l’hor­reur suscitée par l’arrivée de Macabre, le public est fasciné et oublie le costume pour se concentrer sur les différentes rencontres avec la Mort. Le narrateur constate de manière ironique que « les femmes se couvraient les yeux avec leurs mains, et bientôt après la curiosité écartait leurs doigts entre lesquels l’horreur semblait sup­portable »36. L’attitude du lecteur ne serait pas différente de celle du public. En prenant le soin d’installer le cadre d’une représentation théâtrale, Lacroix permet au lecteur de mettre à distance l’horreur de ce qu’il imagine et de prendre plaisir à lire son récit. Lui aussi peut, à la manière de ces femmes, écarter les doigts et observer ce qui se passe.

L’originalité de Lacroix réside dans ce jeu permanent entre la volonté de déran­ger, voire de dégoûter le lecteur, et le refus de prolonger ce sentiment en révélant les illusions du théâtre. Il propose un récit à la fois divertissant et instructif, et amène ainsi son lecteur à réfléchir aux leçons délivrées par la danse.

Les leçons de la danse macabre

En 1832, année de la parution de La Danse macabre, plus de cent mille personnes seront victimes du choléra. Les Français vivent au quotidien l’arrivée de la Mort qui emmène les hommes dans la danse, sans distinction de rang et de puis­sance. La situation décrite dans le roman – la peste fait des milliers de morts – offre alors un reflet saisissant de la réalité. Lacroix a dès lors la volonté d’instruire son lecteur en faisant de Macabre le guide qui lui permet de mieux appréhender le monde qui l’entoure, mais aussi en le confrontant aux conséquences désastreuses d’une éclipse solaire.

Afin de donner du poids à sa leçon, Lacroix fait évoluer l’image de Macabre qui passe de profanateur de tombes à artiste de génie. En effet, Macabre est présenté au début du roman comme un musicien exceptionnel capable de sublimer la réalité. Lors du spectacle, il séduit les auditeurs et capte leur attention grâce au son du rebec. Lacroix note que son arrivée s’accompagne d’une « symphonie lugubre et solen­nelle »37 qui plairait aux séraphins, mais aussi que « ses os harmonieusement mar­quaient la mesure »38, ce qui ramène à une réalité plus matérielle. Les spectateurs sont alors comme hypnotisés, « bouche béante, oreilles écarquillées et prunelles dilatées »39, subjugués par la musique qui imite les voix des hommes, des anges et des damnés. La danse prend alors tout son sens et Macabre devient un « artiste »40 :

Macabre reparut sans autre changement de costume que son linceul tombant à terre ; il siffla d’une manière étrange et mania son archet avec tant de vivacité qu’il imitait seul vingt instruments et vingt ménétriers ; il reproduisait dans ses accords extraordinaires les sons des tambours et des clairons, le galop des che­vaux, la marche cadencée des bataillons, le choc de deux armées, les hymnes de triomphe, la guerre et la paix. L’enthousiasme captivait ces masses ignorantes, qui comprenaient l’éloquence des cordes inspirées et sur qui débordait le génie de l’artiste41.

Lacroix insiste sur la nécessité d’instruire les « masses ignorantes » en leur offrant finalement la seule chose capable de maintenir leur attention suffisamment longtemps pour que la leçon soit efficace : un spectacle sublime, volontairement « didactique et pittoresque », provoquant chez eux des émotions jusque-là in­connues. Le hideux gardien du cimetière se transforme en guide qui amène le peuple à une meilleure compréhension du monde qui l’entoure.

Mais, pour Lacroix, la leçon ne sera efficace que si elle est accompagnée de l’excès qui caractérise l’esthétique des petits romantiques. La représentation en elle-même ne suffit pas. Il l’accompagne d’une mise en situation concrète qui fait de la danse macabre « une effroyable réalité »42 qui marque davantage les esprits. En effet, le spectacle est interrompu par un phénomène naturel : une éclipse de soleil qui provoque la panique du public et qui entraîne la mort horrible de milliers de per­sonnes. Au moment où le soleil disparaît, le plancher situé au-dessus d’une fosse mortuaire s’effondre sous le poids des spectateurs, trop nombreux. « Un gouffre de cinq toises de profondeur engloutissait les vivans avec les morts »43, souligne le narrateur, en ajoutant que la panique provoquait « de nouvelles victimes, écrasées, déchirées contre un écueil de corps amoncelés »44. La mort surprend dès lors le public au beau milieu de la représentation sans « épargn[er] ni le rang, ni l’âge, ni le sexe »45, comme l’a enseigné Macabre durant son spectacle.

Cependant, ne pourrions-nous pas voir dans cette accumulation de détails dérangeants un moyen pour obliger le lecteur à prendre de la distance avec le récit et de réfléchir à la morale délivrée par la danse ? Placer le cadre de son récit au Moyen Âge permet de mettre en valeur « les aspects les plus étranges, les plus cho­quants, les moins réductibles à la sensibilité moderne. Le grotesque médiéval offre ainsi de multiples possibilités au romantisme, qui s’empresse de réhabiliter tout ce qui relève du difforme, du monstrueux, de l’irrégulier »46. En effet, lors de la publication de La Danse macabre, un journaliste considère que Lacroix « a surpassé ses devanciers maîtres-ès-laid, il a créé le hideux »47 et « trouvé le beau idéal du laid »48. L’accumulation de faits horribles et condamnables trouve son explication dans la volonté d’instruire et de divertir le lecteur. De plus, la France connaît une épidémie de choléra au moment où paraît le récit de Lacroix. La contagion racontée dans le récit prend alors une forme plus concrète et renvoie finalement à la réalité contemporaine. La Danse macabre confronte le lecteur à cette mort qu’il côtoie au quotidien et qui peut l’inviter à entrer dans la danse à son tour. L’excès littéraire serait finalement une distraction qui atténuerait l’horreur de la vie réelle. En impo­sant le hideux comme modèle esthétique, Lacroix ne cherche pas uniquement à choquer mais aussi à s’amuser de l’excès, à mettre l’horreur à distance en laissant apparaître un « "rictus romantique" : rire aux antipodes du rire rabelaisien dont il se souvient cependant, rire à la fois plein de fiel et d’arrogance, naissant aux confins de l’hystérie, rire pour tout dire aliéné, car toujours lié à une forme de monstruosité »49. Le poème liminaire au récit prend alors tout son sens :

La mort, qui les humains tôt ou tard met en danse,
Pour nous faire bailler sonnera du rebec ;
Adonc il nous faudra danser à l’accordance ;
Jeune et vieil, riche et pauvre, il n’est qu’une cadence :
Pantagruel est mort, et morte Badebec50. […]

La Danse macabre est l’expression du sentiment de la perte du rire rabelaisien, ce rire franc auquel aspirent les jeunes romantiques mais qu’ils sont incapables de reproduire. Les héros de Rabelais sont morts et l’innocence perdue à jamais. Le spec­tacle mis en scène par Lacroix dans son roman transforme la joie médiévale en morosité contemporaine dans laquelle l’artiste est enfermé puisqu’il est, tout comme Macabre, le seul capable de sublimer la réalité.

Le récit de Lacroix n’est finalement pas un regard porté uniquement sur ce Moyen Âge qu’il apprécie tant mais bien sur un présent décevant qui doit retirer des leçons des événements passés.

Conclusion

La Danse macabre illustre parfaitement les enjeux de l’écriture de Lacroix dans les années 1830. Tout d’abord, en présentant avec précision dans la préface le résul­tat de ses recherches, il participe à la volonté de ses contemporains de préserver le patrimoine français. Il fait ainsi de sa préface une sorte de leçon d’Histoire médiévale qui contribue à diffuser les connaissances sur la danse macabre. De plus, Lacroix est un admirateur du Moyen Âge et y situe la majorité des intrigues de ses romans his­toriques. Le lecteur est ici plongé au cœur d’une scène de vie médiévale et assiste à une représentation de la danse macabre au milieu du cimetière des Saints-Innocents. Le choix de ce lieu permet de construire un cadre vraisemblable, dérangeant et fasci­nant à la fois. Enfin, même si Lacroix emmène le lecteur à la découverte du passé, il propose malgré tout une réflexion sur l’époque contemporaine. La leçon enseignée aux spectateurs de la danse macabre, l’égalité de tous devant la mort, vaut également pour le lecteur qui subit les conséquences d’une épidémie de choléra. L’écriture permet alors à l’auteur de mettre à distance l’horreur de la réalité et de s’amuser des événements, tant l’excès est présent dans son style.

Paul Lacroix a donc contribué à maintenir la danse macabre dans les mémoires. Mais il faut bien avouer que si celle-ci est de nos jours connue, elle n’est plus associée au nom de Lacroix mais plutôt à celui de Camille Saint-Saëns qui a composé un poème symphonique du même nom en 1874.

1 Dans un article qu’ils consacrent à la fermeture du cimetière des Innocents, Caroline et Owen Hannaway relèvent que « le 4 septembre [1780], le

2 Citons par exemple Théophile Gautier qui, dans « Bûchers et tombeaux », poème extrait du recueil Émaux et Camées, met en scène une véritable danse

3 Il s’agit du sous-titre donné à l’œuvre sur la couverture.

4 Paul Lacroix, « Au voyageur Taylor », in La Danse macabre. Histoire fantastique du quinzième siècle, Paris : Renduel, 1832, p. XVII.

5 Théophile Gautier, « Préface », Mademoiselle de Maupin, in Œuvres, Paris : Robert Laffont, « Bouquins », 1995,p. 187.

6 « Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne » (ibid., p. 179).

7 Ibid., p. 189-190.

8 Jules Claretie classe le bibliophile parmi « ceux dont les ouvrages se vendent de 1,000 à 1,200 exemplaires et s’achètent de 1,000 à 1,200 fr. le

9 Paul Lacroix, « Au voyageur Taylor », op. cit., p. XV.

10 Ibid., p. XVI.

11 Charles Nodier, Isidore Justin Taylor et Alphonse de Cailleux, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, 24 volumes, Paris :

12 Paul Lacroix, « Au voyageur Taylor », op. cit., p. X.

13 Ibid., p. X.

14 Ibid., p. XIX.

15 Ibid., p. XI.

16 Ibid., p. XXVI.

17 Paul Lacroix, La Danse macabre, op. cit., p. 24.

18 Ibid., p. 172. Lacroix remarque également qu’« autour du cimetière c’étaient des élans de folle joie, des cris insensés, des chansons en divers

19 Ibid., p. 25.

20 Ibid., p. 26.

21 Lacroix parle d’une « Cou[r] des Miracles » composée entre autres de mendiants, voleurs, gueux, prostituées (ibid., p. 169).

22 Ibid., p. 169.

23 Ibid., p. 169-170.

24 Ibid., p. 180-181. Les italiques sont de l’auteur.

25 Ibid., p. 183.

26 Ibid., p. 185.

27 Ibid., p. 188.

28 Lacroix explique par exemple que « le Pape, qui avait repassé dans sa loge par un escalier caché sous l’échafaud, eut bientôt subi une complète

29 Ibid., p. 182.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Ibid.

34 Ibid.

35 Ibid., p. 183.

36 Ibid., p. 182.

37 Paul Lacroix, La Danse macabre, op. cit., p. 180.

38 Ibid., p. 182.

39 Ibid., p. 180.

40 Ibid., p. 187.

41 Ibid.

42 Ibid., p. 210.

43 Ibid., p. 205.

44 Ibid., p. 206.

45 Ibid., p. 207.

46 Ibid., p. 219.

47 Figaro, 26 avril 1832, p. 1.

48 Ibid., p. 2.

49 Thierry Ozwald, « De Hugo à Mérimée : ébauches d’un rictus romantique », in Romantisme, n°74 [Rire et Rires], 1991, p. 49.

50 Paul Lacroix, La Danse macabre, op. cit., sans page.

1 Dans un article qu’ils consacrent à la fermeture du cimetière des Innocents, Caroline et Owen Hannaway relèvent que « le 4 septembre [1780], le Parlement ordonne que la clôture du cimetière intervienne avant le 1er novembre suivant » (Caroline et Owen Hannaway, « La fermeture du cimetière des Innocents », in Dix-huitième siècle [Le sain et le malsain], n°9, 1977, p. 189).

2 Citons par exemple Théophile Gautier qui, dans « Bûchers et tombeaux », poème extrait du recueil Émaux et Camées, met en scène une véritable danse macabre, ou encore le poème « Danse macabre » publié dans la section Tableaux parisiens des Fleurs du mal de Baudelaire.

3 Il s’agit du sous-titre donné à l’œuvre sur la couverture.

4 Paul Lacroix, « Au voyageur Taylor », in La Danse macabre. Histoire fantastique du quinzième siècle, Paris : Renduel, 1832, p. XVII.

5 Théophile Gautier, « Préface », Mademoiselle de Maupin, in Œuvres, Paris : Robert Laffont, « Bouquins », 1995, p. 187.

6 « Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne » (ibid., p. 179).

7 Ibid., p. 189-190.

8 Jules Claretie classe le bibliophile parmi « ceux dont les ouvrages se vendent de 1,000 à 1,200 exemplaires et s’achètent de 1,000 à 1,200 fr. le volume. Ils ne sont pas six (Alphonse Karr, le bibliophile Jacob, la duchesse d’Abrantès, la Contemporaine (Ida Saint-Edme) » (Jules Claretie, La Vie à Paris. 1881, Paris : Victor Harvard, sans date, p. 369). Les italiques sont de l’auteur. Il cite Émile de Girardin (Émile de Girardin, « Enquête commerciale. Industrie littéraire », in Musée des Familles, décembre 1834, p. 44-47) qui distingue dans son classement les poètes et les auteurs et s’intéresse ici à ces derniers. Lacroix appartient à la troisième catégorie des auteurs à succès, surpassé par Hugo, Paul de Kock, Balzac, Soulié, Sue et Janin.

9 Paul Lacroix, « Au voyageur Taylor », op. cit., p. XV.

10 Ibid., p. XVI.

11 Charles Nodier, Isidore Justin Taylor et Alphonse de Cailleux, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, 24 volumes, Paris : Gide fils puis A.F. Lemaître à partir de 1854, 1820-1878. De même, en 1825, Victor Hugo s’indigne de la destruction du patrimoine et lance un appel patriotique : « Le moment est venu où il n’est plus permis à qui que ce soit de garder le silence. II faut qu’un cri universel appelle enfin la nouvelle France au secours de l’ancienne » (Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs – 1825 », in Œuvres complètes, Philosophie, tome I, 1819-1834, Littérature et philosophie mêlées, Paris : Hetzel et Quantin, 1882, p. 317-318). Il réitère son appel en 1832 dans la Revue des deux mondes et soutient qu’« il faut le dire, et le dire haut, cette démolition de la vieille France […] se continue avec plus d’acharnement et de barbarie que jamais » (ibid., p. 323).

12 Paul Lacroix, « Au voyageur Taylor », op. cit., p. X.

13 Ibid., p. X.

14 Ibid., p. XIX.

15 Ibid., p. XI.

16 Ibid., p. XXVI.

17 Paul Lacroix, La Danse macabre, op. cit., p. 24.

18 Ibid., p. 172. Lacroix remarque également qu’« autour du cimetière c’étaient des élans de folle joie, des cris insensés, des chansons en divers patois, des jurons, des proverbes relatifs à chaque profession, des grimaces et des rires » (ibid., p. 168). Le cimetière devient pour l’occasion un lieu de rencontre festif.

19 Ibid., p. 25.

20 Ibid., p. 26.

21 Lacroix parle d’une « Cou[r] des Miracles » composée entre autres de mendiants, voleurs, gueux, prostituées (ibid., p. 169).

22 Ibid., p. 169.

23 Ibid., p. 169-170.

24 Ibid., p. 180-181. Les italiques sont de l’auteur.

25 Ibid., p. 183.

26 Ibid., p. 185.

27 Ibid., p. 188.

28 Lacroix explique par exemple que « le Pape, qui avait repassé dans sa loge par un escalier caché sous l’échafaud, eut bientôt subi une complète métamorphose » et reparut sous l’apparence de l’Empereur (ibid., p. 186).

29 Ibid., p. 182.

30 Ibid.

31 Ibid.

32 Ibid.

33 Ibid.

34 Ibid.

35 Ibid., p. 183.

36 Ibid., p. 182.

37 Paul Lacroix, La Danse macabre, op. cit., p. 180.

38 Ibid., p. 182.

39 Ibid., p. 180.

40 Ibid., p. 187.

41 Ibid.

42 Ibid., p. 210.

43 Ibid., p. 205.

44 Ibid., p. 206.

45 Ibid., p. 207.

46 Ibid., p. 219.

47 Figaro, 26 avril 1832, p. 1.

48 Ibid., p. 2.

49 Thierry Ozwald, « De Hugo à Mérimée : ébauches d’un rictus romantique », in Romantisme, n°74 [Rire et Rires], 1991, p. 49.

50 Paul Lacroix, La Danse macabre, op. cit., sans page.

Stéphane Fossard

Stéphane FOSSARD est Docteur en Littérature Française et membre associé à l’EA DIRE de l’Université de La Réunion. Il a soutenu en 2017 sa thèse intitulée « Plaisirs du texte et plaisirs du sexe : l’érotisation de l’histoire dans les récits historiques de Paul Lacroix (1829-1835) ». Il porte un intérêt particulier à la littérature du XIXe siècle et à ses rapports au rire et à l’érotisme. Dernier article publié : « "Les Facéties de Rabelais à Rome", illustration de la rivalité entre Paul Lacroix et Balzac », in Tropics n°6 [Varia : Littérature et arts], 2019.

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