L’église médiévale est construite autour de la tombe du saint, point de connexion avec le monde céleste, centre du culte et du pèlerinage. Ce défunt exceptionnel, déjà élu, continue d’agir pour le salut de la communauté et est représenté actif, vivant. A l’opposé, l’écrasante majorité des morts est indistincte et anonyme : les élus ne seront désignés qu’au jour de la Résurrection et d’ici là, nul ne peut se substituer au Juge et prétendre distinguer les bienheureux. Pourtant, certains individus honorables, dignes d’être extraits de cette communauté indistincte, bénéficient d’une célébration particulière. Le tombeau, expression monumentale de ce statut privilégié, doit souligner cette proximité : le personnage ouvre les yeux, s’active déjà tout en gardant ses attributs terrestres, son propre corps. L’iconographie hagiographique est le modèle auquel tend l’effigie funéraire, au risque dès lors que le monument perde sa fonction essentielle : attirer les prières pour permettre le salut. Comment les obtenir si le défunt est présenté comme déjà sauvé ? Fondamentalement, ces hésitations recouvrent celles de la liturgie et les incertitudes liées à la définition même de ce groupe intermédiaire : faut-il conserver le souvenir de l’âme, du nom, des vertus, ou celui du corps, de la dépouille, de la tombe ? Sont-ils sauvés ou à sauver ?
Dans la seconde moitié du XIIe siècle, des monuments souvent dispersés témoignent des tentatives d’associer corps et âme dans une iconographie intermédiaire qui ne soit ni celle du cadavre, ni celle du saint élu. Progressivement, dans les premières décennies du XIIIe siècle, une effigie spécifique se met en place : le défunt est vivant, les yeux ouverts, et jouit déjà de la félicité céleste. Mais cette béatitude est incomplète, il n’est pas un saint : sa tête repose sur un coussin, manifestation de sa présence physique dans la tombe, dans l’attente de la résurrection des corps1. À Saint-Denis, le tombeau de Clovis en offre un précoce et bon exemple (illustration 12). Le roi contemple, porte son sceptre d’une main et la cordelette de son mantel de l’autre, geste qui entraîne le déplacement d’un pan qui ne se comprend que si la statue est perçue comme verticale. Mais, à l’encontre de cette appréhension, l’oreiller, les plis inférieurs du surcot et de la cotte comme l’animal à ses pieds correspondent à une station horizontale. Souple d’usage, cette iconographie s’étend progressivement socialement et géographiquement, au point de devenir un marqueur de la propagation de l’opus francigenum, ce nouveau style qualifié bien plus tard de « gothique ». Au tournant du XIXe et du XXe siècle, les historiens attribuent à cette image le nom peu satisfaisant de « gisant », dont l’usage est maintenant bien établi.
L’élaboration de cette iconographie funéraire spécifique accompagne la profonde transformation des cadres de la conservation de la mémoire des défunts ; elle est contemporaine de la mise en place du « troisième lieu », le Purgatoire, mais aussi de la fixation de la procédure de canonisation centralisée comme d’une réflexion théologique revivifiée sur les relations entre le corps et l’âme. Dans les siècles qui suivent, ces cadres vont encore évoluer et, avec eux, l’effigie funéraire, disqualifiant progressivement le « gisant gothique ». Plus encore : jusqu’à ce qu’il devienne incompréhensible. Au début du XVIe siècle, François Rabelais décrit précisément la difficulté de ses contemporains à interpréter cette iconographie, lorsqu’il brosse la visite de Pantagruel à l’abbaye de Maillezais. Devant le tombeau d’un lointain ancêtre, Geoffroy de Lusignan,
il eut quelque peu de frayeur voyant la pourtraiture : car il y est en image comme d’un homme furieux, tirant à demi son grand malchus de la gaine, et demanda la cause de ce. Les chanoines dudit lieu lui dirent qu’il n’y avait point d’autre cause sinon que pictoribus atque poetis, etc. […] Mais il ne se contenta pas de leur réponse, et dit : Il n’est ainsi peint sans cause, et me doute que à sa mort on lui a fait quelque tort, duquel il demande vengeance à ses parents. Je m’en enquêterai plus à plein, et en ferai ce que de raison3.
Devenue objet de questionnement, cette image est réinvestie sous la plume de Rabelais de deux discours très différents. Ce sont ces réinvestissements successifs que nous nous proposons d’étudier sur un temps long, du XVIe au XXe siècle, en nous centrant toutefois sur la seule approche des historiens.
« Énergie et vertu intérieure » du gisant
En 1548, Henri II, fils de François Ier, charge Philibert de l’Orme de la réalisation d’un tombeau monumental à la mémoire de ses parents (illustration 24). Le chantier s’avère long : les travaux sont toujours en cours à la mort d’Henri II en 1559, soit dix ans après leur commencement. Le couple royal est représenté à deux reprises : d’abord dans la partie haute, à genoux et en prière, en grand costume ; une seconde fois dans la partie basse, mais allongé, nu sous le linceul et déjà marqué par les stigmates de la mort. L’organisation générale appréhendée, le visiteur – ou le moine de l’abbaye – peut ensuite détailler à loisir les bas-reliefs qui courent à la base du monument. Ceux-ci narrent les campagnes militaires du roi, présenté ici en vainqueur de Marignan et Cérisoles. Le soin particulier accordé à ces parties, sans doute de la main de Pierre Bontemps, montre leur importance dans le programme du tombeau : au-delà des iconographies conventionnelles et peu différenciées – priant et transi –, il s’agit d’attirer l’attention du regardeur sur les qualités spécifiques à ce défunt.
Pour un humaniste comme André Thevet, cette présentation des vertus héroïques par l’image est essentielle :
Image n’est autre chose, sinon une ressemblance, exemple et effigie, laquelle représente en soi celui, duquel elle est le portrait, fait (ce semble) revivre celui, qui dès longtemps décédé ou absent se représente devant nos yeux. […] Et pourtant qu’entre les sens de l’homme la vue émeut davantage, contente les affections et réjouit les sens intérieurs, il ne se peut faire autrement que ne recevions merveilleuse utilité et joie, voyant quasi au vif ceux, dont défia la mémoire reçue par l’ouïe nous induit à les aimer et révérer. […] La vérité des portraits et images ont une énergie et vertu intérieure à nous faire chérir la vertu et détester le mal5.
Mais il n’est pas toujours aisé de retrouver ces portraits. Ainsi, lorsque Jean du Tillet cherche les modèles de son Recueil des Roys de France (1578)6, il ne trouve de tableaux qu’à partir du règne de Louis XI. Il choisit des sceaux pour ceux de Philippe Auguste et de ses descendants, et pour les souverains antérieurs, il privilégie les tombeaux ; ainsi s’établit une sorte de hiérarchie de la « vérité » des sources. Toutefois, Tillet ne poursuit aucun projet archéologique : son objectif demeure la glorification de la Maison de France par la présentation des vertus de ses membres. Il construit une galerie de portraits à laquelle il faut donner une cohérence et une continuité par une série de normes : un soin particulier est accordé aux somptueux encadrements maniéristes et chaque figure se présente devant un fond sombre uniforme qui efface toute référence au modèle initial. Les gisants perdent ainsi les éléments morbides comme les coussins, voire sont redressés et hissés sur des socles. Les visages sont vifs, la gestuelle soulignée, les couleurs réchauffent chaque figure. Les défunts s’animent.
Cet intérêt pour le tombeau s’accentue encore vers 1700, alors que le passé national, et notamment médiéval, attire de plus en plus l’attention. En 1701 par exemple, le comte de Ponchartrain mène à bien la réforme de l’Académie des Inscriptions et Médailles, devenue une institution d’État avec parmi ses missions « la description de toutes les Antiquités et Monumens de France ». Le support de l’image reste fondamental : selon l’historien F. E. de Mézeray († 1683),
La portraiture et la narration sont presque les seuls moyens, avec lesquels on peut faire un si bel effet. Comme l’une retrace les visages, et fait reconnaître le dehors et la majesté de la personne ; l’autre en raconte les actions et en dépeint les mœurs. De telle façon que si les traits du discours démontrent les actions qu’un prince a faites, en même temps la physionomie de son visage donne à connaître ce que son naturel a dû faire. L’histoire que j’ai entreprise, est composée de ces deux parties : la plume et le burin y disputent par un noble combat à qui représentera le mieux les objets qu’elle traite7.
François-Roger de Gaignières († 1715) illustre singulièrement cette importance accordée à l’image. Avec peu de moyens et sans objectif clair, il constitue une impressionnante collection : s’y confondent ouvrages imprimés et manuscrits ; peintures, gravures et dessins ; copies, relevés et originaux8. En 1703, il défend dans un mémoire la conservation par le relevé de tous les monuments « qui peuvent être de quelques considérations, tant par rapport à la maison royale qu’à l’avantage des grandes familles, nobles et illustres de son royaume, et pour illustrer l’histoire générale de la France »9, à un moment où, par désintérêt, beaucoup sont menacés de disparition.
L’effigie funéraire occupe une place essentielle : pour la plupart des familles nobles, c’est effectivement la source première, facile d’accès, de « monumens ». Gaignières bénéficie des services d’un réseau de correspondants et réalise lui-même plusieurs voyages. L’essentiel des dessins réalisés par son dessinateur personnel, Louis Boudan, met en valeur les éléments contribuant à l’identification du défunt en utilisant des perspectives différentes. Par exemple, sur le feuillet consacré au tombeau de Charles VI († 1422) et d’Isabeau de Bavière († 1435)10, la dalle est représentée vue du dessus pour permettre la lecture de tous les éléments, alors que le côté inférieur du socle est représenté de face ; les gisants sont dessinés frontalement mais les animaux à leurs pieds et l’ange porteur d’écusson sont « rabattus » pour être visibles ; les dais architecturaux sont relevés pour dégager les visages et « distordus » pour rendre lisibles les épitaphes au revers… Pour accentuer cet « air de vie » que poursuit toujours Gaignières, Boudan s’attarde sur les traits faciaux, donne systématiquement du volume aux personnages et simplifie tous les éléments marginaux, ornements architecturaux et motifs décoratifs.
Toutefois, ce ne sont pas ces feuillets qui frappent les visiteurs contemporains, mais le Recueil de mode11 : sur les instructions de Gaignières, Boudan a repris certains dessins pour réaliser une galerie de portraits. Malgré la normalisation, les copies de tableaux et de sceaux sont fidèles, avec mention des sources et intégration des accidents de conservation ; même les modèles de vitraux sont reconnaissables, grâce aux réseaux de plomb bien dessinés. Pourtant, pour les gisants, Boudan accentue les tendances vitalistes et s’éloigne encore plus du modèle : le personnage est représenté debout, sans aucune référence au contexte d’origine, avec une gestuelle différente. Il s’agit, littéralement, de portraits en pied : les bras s’écartent du corps, les jambes s’animent, les regards se détournent… Il ne reste plus rien du tombeau.
Cette exception funéraire, qui entraîne un traitement à part de l’effigie tombale dans le champ des monuments anciens, perdure étonnamment. Pendant la Révolution, le Musée des Monuments français l’illustre spectaculairement12. Alexandre Lenoir († 1839) rassemble dans le couvent des Petits-Augustins un vaste ensemble de pièces qu’il soustrait aux édifices vandalisés ou détruits. Le dispositif scénographique complexe intègre les monuments dans des salles chronologiques, chacune agencée de façon à reconstituer « la physionomie exacte du siècle qu’elle doit représenter »13. Si certains gisants sont installés horizontalement conformément aux dispositions d’origine, d’autres sont dressés verticalement14. Au besoin, Lenoir en forge à partir de fragments qui peuvent ne rien avoir de funéraire… Le monument funéraire joue de son double statut, entre objet archéologique présenté en accord avec sa fonction et image presque vivante d’un « homme illustre » : le Musée est aussi un récit, une chronologie constituée de portraits historiques. L’authenticité des « acteurs », la garantie de véracité passent par l’emploi d’originaux – quitte à parfois donner le change, par naïveté ou par calcul.
Un document comme les autres ?
Pour le tombeau de Maurice de Saxe, mis en place à Saint-Thomas de Strasbourg en 1776 (illustration 315), J.-B. Pigalle représente le défunt en pied et à grandeur descendant vers le sarcophage ouvert. L’effigie s’inscrit dans un ensemble complexe et théâtralisé d’allégories : la France et Hercule (la Force) en deuil, les ennemis – le léopard anglais, le lion hollandais, l’aigle impérial – en fuite, la mort patiente… et un putto ambigu qui pourrait tout aussi bien être le génie de la guerre que celui de l’amour. Chaque élément du tombeau, jusqu’à la pyramide à l’arrière-plan, a un sens précis et univoque, en lui-même et dans ses relations avec les autres. Une description ordonnée et érudite de l’ensemble permet d’en livrer les clefs et d’en dévoiler le sens et la morale par un texte qui, finalement, recouvre l’image.
Les historiens contemporains, en particulier les érudits mauristes des XVIIe et XVIIIe siècles, ne regardent pas autrement le tombeau médiéval. Dans ses Monumens de la monarchie françoise (1729-1733)16, Dom Bernard de Montfaucon applique à l’image les méthodes de critique et d’analyse élaborées au contact des textes. De même que Dom Mabillon étudie la calligraphie pour dater ses documents, Montfaucon s’intéresse au style, « ce différent goût de sculpture et de peinture en divers siècles [qui] peut même être compté parmi les faits historiques »17 ; et de même que le premier publie ses sources sans les traduire, le second présente les objets sans les déformer. Il parvient à une forme de neutralité, d’objectivité dans la représentation des œuvres : elles ne portent plus de récit édifiant implicite susceptible de les déformer sous la main du dessinateur. L’image perd sa capacité à transmettre directement son contenu ; le portrait cesse d’être le biais presque magique de la propagation des vertus exemplaires.
La méthode de Montfaucon est une référence essentielle pour les « antiquaires » – historiens, savants, érudits ou simples curieux – qui se regroupent en sociétés au début du XIXe siècle18. Nombre d’entre eux accompagnent Arcisse de Caumont († 1873) dans son entreprise de définition de l’archéologie comme « une science positive, aussi sûre que les sciences physiques d’observation »19. Lorsqu’en 1820, le baron Taylor publie le premier volume des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, l’introduction s’achève sur une lithographie du baron Atthalin représentant un chevalier tourné vers le lecteur, dans un paysage désolé menant vers la mer ; au fond, une cathédrale inspirée de celle de Chartres, devant, quelques pierres antiques dans les fougères, une croix romane et à son pied, un gisant gothique, en introduction à une « histoire des tombeaux » (Ch. Nodier)20. Mais dans les volumes suivants, les ruines cèdent la place à des plans et des élévations ; les personnages presque fantomatiques des saynètes « troubadours » sont remplacés par les contemporains des graveurs, habitants et curieux ; les objets ne sont plus insérés dans leur contexte, mais représentés détournés. Dans le texte comme dans l’image, le tombeau s’efface et évolue de sa fonction mélodramatique, note funèbre et grave, à celle d’un simple témoignage au milieu d’autres jusqu’à la disparition complète : en 1857, le chapitre consacré à Châlons, la ville de France la plus riche en dalles gravées, n’en reproduit aucune.
Le gisant est-il pour autant devenu un document parmi les autres ? Montfaucon peine encore à parler de tombeau sans parler de portrait : dans ses descriptions, il combine allégories complexes et notations véristes. Et si la génération suivante va atténuer cette survivance, elle ne va pas pour autant l’effacer. Se met alors en place, progressivement, une grille de lecture, une symbolique biographique dont le but demeure d’identifier les vertus du défunt. Sans que ne soit jamais citée une source précise, une série de conventions historiographiques s’impose : la représentation du défunt en armes est celle d’un seigneur mort vaillamment au combat ou croisé ; la présence d’un lion à ses pieds exprime sa force et son courage, celle d’un chien sous ceux d’une femme ou d’un clerc, la fidélité… Dans cette approche, le gisant demeure un corps transcrit dans la pierre, en lien étroit avec le cadavre du défunt : l’un succède à l’autre, la datation du monument est donc, évidemment, basée sur la date du décès de son titulaire.
Le gisant demeure ainsi l’exception, bénéficiant d’un traitement à part. Dans ses ouvrages comme dans son action associative, Caumont ne l’intègre pas à la sculpture mais lui réserve encore une place particulière, comme à un objet autonome. Mais il faut maintenant justifier scientifiquement ce statut particulier du tombeau : s’il n’est plus chargé de transmettre les vertus, il est maintenant considéré comme le document iconographique le plus riche pour la connaissance du passé – histoire de l’armement, philologie, épigraphie, héraldique, généalogie... Dans son Dictionnaire raisonné, E.-E. Viollet-le-Duc († 1879) synthétise cette approche : « de tous les monuments, les tombeaux sont ceux qui présentent peut-être le sujet le plus vaste aux études de l’archéologue, de l’ethnologue, de l’historien, de l’artiste et voire du philosophe »21. Dans les trente dernières années du XIXe siècle, les sociétés savantes produisent une masse impressionnante d’inventaires et d’épitaphiers, se lançant, souvent à fonds perdus, dans des campagnes de recensement ambitieuses22. Demeure un postulat jamais discuté : le tombeau est le document le plus fiable, le plus objectif, le plus immédiatement compréhensible ; l’image funéraire est le parfait reflet du défunt, sans médiation, nécessairement réaliste.
La proximité du cadavre
Le XIXe siècle a initié une masse inédite de portraits – peints, sculptés, moulés, photographiés… – avec, au cœur de cette production, le visage et ses traits dont il s’agit de garder la trace la plus fidèle possible. Cette préoccupation constante a même justifié la construction d’un imaginaire scientifique complexe de forme médicale : physiognomonie, phrénologie… Dans cette perspective, le cadavre est l’aboutissement, la conclusion de l’évolution des traits, ce qui doit en être gardé. Dès la fin du XVIIIe siècle, la pratique se répand de mouler le visage d’un défunt important ; à la fin du XIXe, l’usage en est devenu presque systématique pour tout « grand homme »23. Pour certaines personnalités, cet ultime état est même repris sur le tombeau. En 1845-47, François Rude choisit de représenter Godefroi Cavaignac, champion de la cause républicaine, peu avant la mise en bière, grandeur nature, sans aucun ornement autre que le linceul (illustration 4)24. La bouche est ouverte, les yeux imparfaitement clos, les membres sont raides. Le gisant est un cadavre – et inversement.
Même les historiens les plus méthodiques n’échappent pas à cette inquiétude contemporaine. Louis Courajod († 1896), défenseur volontiers polémiste d’une histoire de l’art scientifique25, participe par exemple à l’effort typologique qui contribue à rationaliser l’approche du monument funéraire : on lui doit notamment l’introduction du terme pleurant26. Mais c’est aussi un homme de son temps : son approche de l’art est étroitement liée à la question nationale et il conserve au réalisme son statut normatif dans toute évaluation d’une œuvre. Sa bête noire, Giorgio Vasari, attribue à Verrochio l’introduction des « moulages d’après nature » dans la pratique du sculpteur ; Courajod réagit promptement : « notre Renaissance à nous avait connu, plus de cent ans avant [le Quattrocento], ce procédé27 ». Et pour appuyer sa démonstration, il utilise le monument funéraire : la brusque apparition du réalisme dans l’art est liée à une innovation pratique, le moulage du visage du défunt, utilisé comme modèle pour les gisants. Courajod inverse en fait la démonstration de Vasari : pour celui-ci, le nouveau souci de réalisme entraine l’apparition d’une nouvelle technique ; pour lui, la nouvelle technique entraine le réalisme. Parce qu’elle est en argile, l’étude préparatoire du visage d’Henri II pour son tombeau, conservée au Musée du Louvre, est donc nécessairement un tirage effrayant du masque mortuaire, réalisé de la main même de François Clouet28 ; parce qu’il est en cire, le petit buste du Musée de Lille est indubitablement réalisé d’après un masque funéraire, donc date de la Renaissance29.
En 1898, Emile Bertaux fait connaître aux historiens français le priant d’Isabelle d’Aragon (illustration 530). La reine est morte près de Cosenza, en Calabre, en 1271 des suites d’une chute de cheval, alors qu’elle accompagnait avec son mari les cendres de saint Louis. Les chairs sont inhumées sur place et un monument est rapidement installé : dans une niche au-dessus d’une porte, la reine et le roi prient une Vierge à l’Enfant. Il ne fait aucun doute que l’œuvre est des mains d’un sculpteur français. Le visage d’Isabelle frappe d’abord : enlaidi par la blessure, il « est comme voilé par la gravité de la mort. Et, en effet, c’est la mort ». « Nous voyons redressé dans l’attitude d’un vivant le cadavre ». Sur la photographie qui illustre l’article, le contraste lumineux entre la blancheur de la pierre et la déformation du visage, ombre noire, appuie précisément la démonstration de l’auteur31. Or, le sculpteur a été envoyé par le roi plus tard, et n’a donc pu rendre cette morbidité qu’en s’inspirant d’un document suffisamment précis, qui ne peut être qu’un masque funéraire réalisé aussitôt après le décès. Certes, aucun document n’évoque l’usage du moulage mortuaire avant le XVe siècle, mais le priant de Cosenza « vient le prouver aussi sûrement qu’un compte sur un parchemin ». Le discours historiographique sur l’image funéraire se fige : au XIVe siècle, par l’usage du masque funéraire, le tombeau introduit le réalisme dans la sculpture32. Citons par exemple Henri Focillon : l’image funéraire « emprunte [à] l’expression des derniers instants […] l’autorité de la vie personnelle, le caractère authentique de l’individu33 », l’image du mort donne accès au vivant. Evoquant le priant d’Isabelle d’Aragon, il synthétise : « l’art du portrait [est] né sur les tombeaux » ; « c’est dans la douleur de la mort que l’artiste a cherché l’image de la vie34 ».
Il faut qu’un Italien reprenne l’analyse du monument d’Isabelle dans les années 1940 pour que les historiens français le regardent à nouveau35 : les circonstances du décès d’Isabelle sont mal connues, des traces de polychromie laissent penser que les yeux étaient peints, la balafre est en fait une veine d’argile qui a obligé le sculpteur à raboter la joue. Le priant d’Isabelle d’Aragon redevient une statue. Aussi, le masque funéraire pouvait-il vraiment intervenir dans le développement de la sculpture ? Si l’on reconnaît dans le réalisme funéraire les débuts du portrait, n’importe quelle autre forme de conservation des traits – peinture, dessin ou autres – eût pu jouer le même rôle. La focalisation des historiens français sur le masque funéraire les a détournés d’autres questions, et d’une en particulier : à partir de quel moment réalise-t-on les tombeaux du vivant des titulaires ? Le moulage post mortem ne serait plus alors qu’un pis-aller pour pallier l’absence du modèle. Mais de telles effigies n’ont plus rien de funèbre…
Pour l’humaniste du XVIe siècle, le portrait permet de comprendre « l’homme illustre », et donc de comprendre l’histoire. Pour cela, la fidélité des traits doit être soulignée : à travers eux, le spectateur peut saisir l’exemplarité d’un individu. Dans leur redécouverte de leur passé national, et spécialement médiéval, les érudits français identifient progressivement dans le tombeau les caractéristiques qui en font le matériau privilégié de cette histoire par l’image : contemporanéité, authenticité, fidélité. Le gisant est nécessairement le reflet d’une existence, d’un individu, il ouvre à des développements infinis qui permettent de rendre vie à la représentation pour lui donner la portée d’un enseignement, d’un exemple. Le tombeau est « pourtraiture », livre des vices et des vertus.
Progressivement, les « monumens » que les historiens recueillaient comme autant d’éléments de portrait changent de sens : le terme même subit une inflexion qui aboutit à une nouvelle définition centrée sur la valeur d’ancienneté, dans laquelle s’effacent les derniers liens avec une étymologie liée au sépulcre et au souvenir. Dans certains ouvrages du XVIIIe siècle, le gisant apparaît intact, aisément reconnaissable, sans avoir été reformulé : regardé en tant qu’objet, il perd son attache avec le défunt.
Mais cette approche ne fait pas l’unanimité et peut même être vécue comme une perte. Victor Hugo adolescent assista au déménagement du Musée des Monuments français : « Il vit travailler les charpentiers, emballer les pierres, ces sépulcres le quitter un à un. Il éprouva le sentiment mélancolique de toute chose disparue. Il eut le vide du tombeau »36. Ce sentiment imprègne l’approche du Moyen Âge au XIXe siècle : celle du peintre « troubadour », qui se complaît à représenter des épouses éplorées sur des tombeaux de chevaliers, mais aussi celle de l’historien qui construit, sans toujours l’admettre, un discours bâti sur le désir de combler ce vide où se mêlent nostalgie et rejet. Les statues funéraires n’y sont jamais des sculptures parmi les autres, mais bénéficient d’un statut particulier ; statut difficile à justifier rationnellement, difficile à définir objectivement, et qui prend alors les formes de l’implicite : le gisant est la représentation indéniablement fidèle d’un homme pleinement vivant qui ouvre une porte privilégiée sur la société médiévale, ou à l’inverse celle d’un corps mort, d’un cadavre, empreint de morbidité et d’une terrible leçon. Jusque dans les années 1970, le gisant joue encore une partition spécifique.
Michel Vovelle, quelques années plus tard, propose une autre histoire de la mort dans laquelle les « enseignements, à la fois très simples et non évidents, de ce que l’on peut faire dire aux tombeaux »37 ont une importance nettement moindre. Pourtant, le gisant médiéval occupe encore, aujourd’hui, une place ambigüe. Son étude reste – surtout en France – étroitement associée à celle de la « naissance du portrait », et certaines approches brassent des postulats anciens. L’association immédiate à la mort par le rapprochement du moment du décès et de la date de réalisation du tombeau influence les analyses, comme l’interprétation biographique de l’iconographie. Quelque chose de l’animation du gisant survit au travers de la reproduction privilégiée par les chercheurs, la vue en exact surplomb, impossible sans matériel mais qui redresse le défunt, lui redonne vie. Ni pleinement funèbre, ni vraiment vivant, le gisant trouble encore notre regard.