L’expression « science du cœur humain » apparaît sous la plume de Marivaux, notamment dans les Réflexions sur l’esprit humain2 où il défend l’idée que le théâtre est le lieu où s’élabore ce savoir. Plus tôt, en avril 1723, dans sa réception de La Double Inconstance, le Mercure emploie, pour critiquer la pièce, l’expression « métaphysique du cœur ». Une formule qui a fait date, souvent glosée par la critique, mais qui implique une réception pour le moins ambivalente, pour ne pas dire polysémique, en cette première moitié du XVIIIe siècle. D’une part, rappelons que la métaphysique, dans la pure tradition aristotélicienne, évoque une science, un savoir positif sur des notions abstraites : « la science qui traite des premiers principes de nos connaissances des idées universelles, des êtres spirituels »3. Mais pour la science moderne alors en plein essor, étant assimilée à la théologie depuis le Moyen-Âge, elle devient ce domaine dont il convient de ne pas s’occuper, qui ne peut donner lieu à des vérités scientifiques. Aussi l’expression souligne-t-elle une dimension sinon paradoxale, du moins nouvelle de la comédie marivaudienne qui semble ainsi ouvrir un nouveau champ du savoir. Le cœur – pris ici dans son sens abstrait – évoque l’amour et l’amour-propre, si souvent associés à ce théâtre. Ce ne sont pas, à proprement parler, des concepts métaphysiques et en effet, la comédie n’a pas pour vocation de réfléchir théologiquement à la nature de l’âme, et l’amour mis en scène chez Marivaux est fort éloigné de l’amour divin. Ces notions relèvent davantage de la philosophie morale, si bien que l’on aurait vite fait d’en déduire que Marivaux produisant une connaissance sur le cœur se poserait en moraliste, en « Théophraste moderne »4, interprétation qui, par bien des aspects, conviendrait à cet humaniste du début du siècle des Lumières, multipliant les points de vue, les perspectives sur l’amour-propre et les comportements amoureux, donnant lieu à un regard pluriel à l’instar des Maximes de La Rochefoucauld. Mais le terme « métaphysique », en tant qu’adjectif, cette fois, « signifie quelquefois abstrait. Ce que vous nous dites là est bien métaphysique »5 et c’est bien ainsi que l’entend le rédacteur de l’article du Mercure. Inversement, en 1798, le Dictionnaire de l’Académie enregistre un nouveau sens : « On appelle Certitude métaphysique, celle qui est fondée sur l'évidence ». Ce rapprochement des définitions – au risque de l’anachronisme – peut inviter à penser le théâtre de Marivaux comme un lieu où ce qui échappe à l’entendement devient évident. Les personnages font l’épreuve de leur conscience, apprennent à se connaître et se surprennent à découvrir qui ils sont, qui ils aiment. Mais s’agit-il là d’un savoir positif ? La variété des situations et des points de vue empêche toutefois de figer – et la critique s’y est pourtant essayée – une vérité marivaudienne sur ces questions. D’autant que ce qui paraît évident au premier abord (les femmes sont coquettes, les hommes sont inconstants) est rapidement remis en question, suivant une dialectique qui ne conclut pas toujours. Alors à quoi peut bien (pré-)tendre cette science du cœur mais aussi de la conscience chez Marivaux ? L’exigence d’un propos scientifique – ou tendant vers une vérité scientifique – peut-elle se satisfaire de la légèreté de l’esthétique rococo de ses comédies ?
L’épreuve que subissent les personnages dans ses comédies a souvent été rapprochée d’une expérience, voire d’une expérimentation scientifique. S’appuyant sur les Réflexions sur l’esprit humain, Catherine Gallouët explique que « Marivaux fait partie de ceux, de plus en plus rares dans la première moitié du XVIIIe siècle, qui considèrent que la science du cœur humain, cette science humaine dont participe la littérature "est égale en dignité aux sciences exactes" »6. Mais c’est davantage la notion d’exactitude (que celle de dignité) qui pose question dans ces comédies légères qui donnent à voir des mondes dont la vraisemblance ne répond plus complètement aux règles classiques. En effet, la redéfinition des critères de la science moderne, depuis la révolution galiléenne (et tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles) se focalise sur la notion de possible ou de probabilité des hypothèses avancées. Le raisonnement est d’abord déductif, pour parvenir à la formulation d’une spéculation, dont la validation passe par l’expérience, laquelle doit démontrer aussi la possibilité d’un retour inductif (du cas expérimenté vers une vérité générale)7.
La Dispute est sans doute celle qui relève le plus nettement de l’expérimentation scientifique – en montrant un Prince qui a fait élever loin de toute influence des jeunes gens isolés pour voir ensuite comment ils se comportent en se rencontrant, afin de déterminer si la première inconstance est masculine ou féminine – elle s’apparente aussi au genre de la fable, située dans un hors-temps et un ailleurs étrange (nous y reviendrons). La Double Inconstance quant à elle, relève en partie du conte merveilleux : un Prince amoureux d’une villageoise, Silvia, la fait enlever, ainsi que son promis Arlequin, et les fait amener dans son château, afin que chacun des deux consente à ce qu’il l’épouse. Et il y réussit.
Cependant l’expérience est souvent biaisée, ou empreinte d’une ironie exprimée de telle façon qu’il est impossible de classer ces textes parmi les fictions à vocation scientifique8, genre hybride regroupant des œuvres qui, comme Les Entretiens sur la pluralité des mondes, développent véritablement une démonstration à partir d’une hypothèse fondant un scénario scientifiquement légitime. Certes, ces textes conservent, en raison de leur fondement hypothétique, une dimension ouverte, un recul quant à la certitude totale des thèses défendues, mais celles-ci sont clairement identifiables du début à la fin. Le doute raisonnable n’empêche pas l’adhésion, paradoxalement il la consolide. Alors que chez Marivaux, il semblerait que plus l’expérience paraît se consolider, plus le doute s’accroît. La Dispute en est sans doute l’un des exemples les plus frappants.
Epreuve théâtrale et expérience scientifique
La dimension expérimentale de La Dispute ne fait aucun doute. Christophe Martin9 a bien montré le dialogisme qui s’établit entre le début de la pièce et les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, best-seller de la première moitié du XVIIIe siècle10. La toute première réplique d’Églé évoque en effet l’émerveillement de la Marquise de Fontenelle : « Que vois-je ? quelle quantité de nouveaux mondes ! » (scène 3). Sa deuxième réplique imite le trouble de la même Marquise, ce vertige pascalien qui la saisit au cinquième soir lorsqu’elle comprend combien l’univers est infini : « Voilà l’univers si grand que je m’y perds, je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. […] Cela me confond, me trouble, m’épouvante »11, dit la Marquise ; « Que de pays ! que d’habitations ! il me semble que je ne suis plus rien dans un si grand espace, cela me fait plaisir et peur », s’exclame Églé12.
L’étonnement devant cette plaisante « pluralité des mondes » préfigure celui provoqué par la découverte de ses autres habitants, « des personnes comme moi » (scène 4), ou à peu près, qui sera dupliqué par les autres personnages. La reprise souligne la dimension scientifique de l’expérimentation du Prince qui veut « interroger » « la nature elle-même » (sc. 1), en quelque sorte « prendre la nature sur le fait », selon la formule célèbre de Fontenelle13, parodiée par Voltaire dans Micromégas – dont la première version, non publiée, est rédigée en 1739. Mais l’intention de Marivaux n’est certainement pas la même que Voltaire. La parodie, ici, n’est pas l’arme de la satire. Le clin d’œil crée davantage la connivence et souligne une analogie des méthodes. Cette observation de la naissance non seulement de l’inconstance, mais aussi, en premier lieu, de la coquetterie féminine, évoque cet épisode fameux de la dame au miroir que rapporte Marivaux dans la première feuille du Spectateur français en 1721. Symétrie inversée, la dame est experte en coquetterie au point de paraître totalement « naturelle », mais « prise sur le fait » face à son miroir, elle révèle malgré elle « les machines de l’opéra »14. L’épisode de la dame au miroir est posé comme fondateur pour l’énonciateur : il lui a « fait passer [sa] vie à examiner les hommes, et à [s’]amuser de [ses] réflexions »15. Comme l’ont noté nombre de commentateurs, l’image employée est une évidente allusion à la célèbre métaphore fontenellienne :
Sur cela je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à l’opéra. Du lieu où vous êtes à l’opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines, pour faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi ne vous embarrassez-vous guère de deviner comment tout cela joue. Il n’y a peut-être guère que quelque machiniste caché dans le parterre, qui s’inquiète d’un vol qui lui aura paru extraordinaire, et qui veut absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes16.
Le dispositif de La Dispute, sorte de théâtre dans le théâtre, n’est pas un simple jeu reprenant un motif baroque, mais bien une « machine perspectiviste »17 permettant de voir les coulisses de l’opéra, élaborée par le père du Prince, « naturellement assez philosophe » (sc. 2). Le Prince, Hermiane et la suite, spectateurs premiers, examinent ce qu’il se passe dans ce laboratoire d’un genre nouveau, tandis que les vrais spectateurs s’en amusent18. Le théâtre, jouant aussi d’une dimension féérique, nous entraîne dans un « édifice si singulier », perdu dans « le lieu du monde le plus sauvage et le plus solitaire », qui rend possible l’expérimentation (mais pas nécessairement vraisemblable, nous y reviendrons). On ne reviendra pas ici sur l’expérience de Psammétique narrée par Hérodote, ni sur les probables sources de Marivaux (Christophe Martin évoque une idée de Montesquieu) car ce qui nous intéresse c’est justement qu’il s’agit là de la première mise en scène littéraire française d’une telle expérience de l’origine.
La Double Inconstance, sans se donner explicitement pour une expérimentation, présente toutefois des caractéristiques comparables. Comme dans un conte, Silvia et Arlequin sont objets d’un rapt et subissent des épreuves ; mais ici, les épreuves peuvent être lues comme des éléments d’une expérience, car, par le rapt, ils sont ainsi extraits de leur milieu naturel et soumis à différents tests, les « tours » de Flaminia, dans un palais où toute une équipe scrute les moindres signes d’évolution et les restitue aux expérimentateurs. Ces « rapports d’étape » équivalent en quelque sorte à la vision surplombante du Prince et de sa cour du haut de la galerie, dans La Dispute, mais avec une différence importante : dans La Double Inconstance, les expérimentateurs agissent explicitement sur les sujets de l’expérience, quand dans La Dispute, ils se prétendent simples observateurs et se tiennent à distance (ce sont Carise et Mesrou qui agissent). Le palais devient ainsi laboratoire où l’on isole les sujets, puis on les réunit, puis on les sépare de nouveau, ou on les confronte à divers agents (Trivelin, Lisette, le seigneur, etc.).
La première scène montre l’échec de la tentative de Trivelin à l’égard de Silvia, fondée sur l’ambition. Son discours correspond bien à cette posture dénoncée par les philosophes des Lumières, notamment par Fontenelle dans De l’origine des fables, qui consiste à traiter de prodige ce que l’on ne comprend pas :
Mon sentiment à moi est qu’il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette fille-là ; refuser ce qu’elle refuse, cela n’est point naturel, ce n’est point-là une femme, voyez-vous, c’est quelque créature d’une espèce à nous inconnue ; avec une femme, nous irions notre train, celle-ci nous arrête, cela nous avertit d’un prodige, n’allons pas plus loin. (I, 2)
Le rire de Flaminia dénonce l’attitude parodiquement superstitieuse de Trivelin. Aussitôt, elle pose, comme dans une démonstration logico-mathématique, un postulat entraînant une démarche déductive qui guidera sa stratégie tout au long de la pièce :
Eh, Seigneur, ne l’écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fées, je connais mon sexe, il n’a rien de prodigieux que sa coquetterie ; du côté de l’ambition, Silvia n’est point en prise, mais elle a un cœur, et par conséquent de la vanité, avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. (I, 3)
Elle écarte ainsi la merveille, ce qui ressemblait, dans la conclusion précipitée de Trivelin, à du surnaturel, tandis que son raisonnement en forme de syllogisme souligne la rationalité de sa démarche qui démontrera cette hypothèse. Dès lors, l’expérience peut commencer sous le signe fontenellien du « pourquoi non ? »19. Elle consiste à faire émerger une conscience féminine chez Silvia (ce qui suppose une conception essentialiste), qui lui permette de ressentir et d’exprimer sa vanité de femme, la coquetterie, et – paradoxalement – de devenir ainsi heureuse. Comme le dit Michel Deguy, : « En ce sens, le théâtre de Marivaux peut être considéré comme "expérimental", fondé sur l’hypothèse selon laquelle chacun recèle l’ennemi de son bonheur et se refuse »20. La notion d’« épreuve » chez Marivaux peut ainsi être lue aussi dans le sens d’expérimentation, selon une acception sensualiste21. La démarche est alors bien empirique et s’inscrit dans la pensée d’inspiration lockéenne, que Marivaux connaît bien pour en avoir proposé une synthèse dans la VIe Feuille du Cabinet du Philosophe (1734)22. Ainsi, percer le mystère de Silvia, l’amener à se découvrir elle-même et à aimer le Prince, c’est tout un : une entreprise qui correspond à l’enquête empirique telle que la définit Locke, progressant par degrés, éliminant au fur et à mesure les erreurs de jugement ou d’observation, corrigeant les préjugés. D’où l’importance des rencontres entre les expérimentateurs (I, 2 ; I, 6 et III, 1) qui permettent des bilans et des mises au point. Ainsi, à la scène 6 de l’acte I, après l’échec cuisant de Lisette auprès d’Arlequin, la stratégie est réorientée : ce n’est plus une coquette que l’on va proposer à l’honnête villageois, mais Flaminia elle-même qui se sent un penchant de plus en plus fort à son endroit. Lisette servira dès lors à agacer Silvia, à stimuler son sentiment de rivalité à l’acte suivant (II, 6), et ainsi son désir de revanche.
Les instruments ou, plus globalement, les truchements de ces expériences marivaudiennes sont quelques biens matériels évoqués – les fêtes, les bals, les robes que voit Silvia, hors-scène – ou montrés – les portraits et les miroirs dans La Dispute. Mais avant tout, ce sont les rencontres : le matériau premier c’est l’humain. Et c’est ce qui constitue la principale rupture dans l’écriture comique de Marivaux avec Molière, ou encore Regnard ; en effet, s’éloignant de la comédie de caractères jouant de types fixés une fois pour toutes, Marivaux met en scène des personnages neufs, comme l’explique Michel Gilot :
Ses personnages ne se connaissent pas encore [eux-mêmes] quand le rideau se lève, et, comme si l’on revenait à ce que le théâtre peut être par essence, même dans celles de ses pièces qui sont les plus proches d’être des « comédies de caractère » – Les Sincères ou Le Legs –, ils se découvrent par autrui et grâce à autrui23.
Cependant, cette lecture – qui vaudrait aussi pour un conte philosophique – met en avant la spontanéité des personnages, leur « naïveté » au sens de l’époque (leur sincérité et leur naturel), en laissant de côté le fait que ces rencontres sont le plus souvent – et en particulier dans les deux pièces du corpus – savamment orchestrées selon une économie des rencontres. Et, ainsi que l’a montré Martial Poirson au sujet de La Fausse Suivante24, les relations entre les personnages, chez Marivaux, sont justement souvent fondées sur des principes relevant de cette science qui émerge véritablement au XVIIIe siècle, l’économie : pensons au système de Law et à sa faillite ayant ruiné Marivaux peu avant l’écriture de La Double Inconstance. En économie, comme en mathématiques, il ne suffit pas de savoir compter (Arlequin, Eglé, ou encore Jacob savent que deux vaut mieux qu’un), il faut encore savoir calculer pour bien spéculer, connaître le marché des valeurs pour bien investir. Le contre-exemple serait d’ailleurs Trivelin, surtout dans La Fausse Suivante, mais aussi dans La Double Inconstance. Sur cette pièce, l’analyse de Christophe Martin est extrêmement éclairante25. Elle souligne combien la question de l’échange amoureux pose d’abord un problème de systèmes de valeurs opposés et donc que l’enjeu sera de convertir les deux villageois à une conception dans laquelle « les objets et les personnes n’ont pas de valeur en soi, mais où c’est en fait le Prince qui détermine le "prix" des êtres et des choses ». Cette conversion nécessite de passer par le « fondement même de toute valeur » : l’amour-propre. Ainsi la transaction repose sur « un bénéfice narcissique qui, paradoxalement, n’est jamais aussi gratifiant que lorsque l’échange prend la forme, sublime, de la renonciation ou celle, aristocratique, du don généreux ».
Ainsi se dessine une répartition des personnages : ceux qui savent calculer (et parmi eux, les « experts » comme Flaminia, ou la fausse suivante, par exemple), ceux qui apprennent (Silvia et Arlequin) et ceux qui ne savent pas : Églé, Azor, Adine, Mesrin. Ceux-ci, simplement animés du désir de posséder, se laissent manipuler par ceux qui connaissent les règles de l’échange : Carise et Mesrou qui donnent un portrait pour l’homme et un miroir pour la femme, autrement dit deux images de la femme aimée, placent celle-ci dans une apparente position de supériorité qui implique la concurrence. Dans cette économie des rapports humains, la maîtrise de l’algèbre du cœur assure sinon un bonheur certain26, du moins une certaine maîtrise.
Science du cœur ou science sans conscience ?
Pour Marivaux et son public, nul besoin d’un comité de bioéthique pour se rendre compte que dans le domaine d’une science du cœur, d’une exploration de la conscience, l’expérimentation – comme ailleurs – nécessite que l’on manipule (dans tous les sens du terme) les sujets de l’expérience, et pose donc un problème moral. Aussi, La Double Inconstance a-t-elle pu être régulièrement lue comme une pièce cruelle, « l’histoire d’une exaction » (Marcel Arland), « l’histoire élégante et gracieuse d’un crime » (Jean Anouilh), comme « l’aboutissement immanquable d’un plan stratégique conçu et exécuté de sang-froid »27. Marivaux machiavélique ? En tout cas, il semble que le Prince de La Dispute ait mené son expérimentation, non pas pour vérifier un postulat, mais bien pour orienter les sujets vers la conclusion souhaitée et attendue.
Plusieurs critiques ont souligné combien l’expérience mise en scène dans La Dispute était truquée28. Des indices sont en effet présents dès l’exposé préliminaire du Prince :
Nous allons y être [« au commencement du monde et de la société »] ; oui, les hommes et les femmes de ce temps-là, le monde et ses premières amours vont reparaître à nos yeux tels qu’ils étaient, ou du moins tels qu’ils ont dû être ; ce ne seront peut-être pas les mêmes aventures, mais ce seront les mêmes caractères ; vous allez voir le même état de cœur, des âmes tout aussi neuves que les premières, encore plus neuves s’il est possible. (scène 1 – nous soulignons)
La gradation des modalisations du discours va d’une prudence scientifique à une nuance faussement modeste, à la limite de l’absurde. La démonstration est déjà biaisée : s’il s’agit de comprendre « qui a commencé », alors la similarité de ce qui advient (des aventures au sens étymologique) est absolument indispensable. Jean-Michel Racault signale aussi que « la justification avancée à la scène II (la même dispute avait éclaté dix-neuf ans plus tôt à la Cour, le père du Prince imagina cette façon de la résoudre), est négligente et embarrassée ; elle ne vise pas à entraîner l’adhésion »29. Et en effet le spectateur découvre une Églé maîtrisant le langage, mais malhabile à distinguer les hommes des femmes, ignorant ce qu’est l’eau courante30, dont le reflet lui offre l’occasion de montrer qu’elle est capable d’exprimer des nuances esthétiques. Enfin, Carise et Mesrou, petites mains de l’expérience font beaucoup pour en orienter le sens, par les dons, les conseils, ce que leur positionnement régulièrement « dans l’éloignement » souligne31. Mais alors, que validerait vraiment l’expérience ? Que démontrerait l’entreprise scientifique ? Les avis divergent. Les uns y voient une « naïveté épistémologique », les autres, à l’instar de Patrice Chéreau, un jeu cruel du Prince32. Michel Deguy préfère y voir un jeu gracieux sur l’amour, soulignant que « Marivaux ne tient pas son expérimentation pour vraie ; ne tient pas sa fable pour une fable de l’anthropogenèse »33. De cette invraisemblance, Jean-Paul Schneider qui a analysé les contradictions internes de la comédie, déduit :
Témoignage d’un goût naissant pour les sciences expérimentales ? Peut-être. Mais plus encore sans doute, par la manière tendancieuse dont sont mises en scène ces épreuves, essai pour souligner la difficulté, voire l’impossibilité de mettre en place une expérimentation vraiment objective34.
Des trucages, observés, Jean-Michel Racault déduit qu’il « s’agit donc bien d’une expérience imaginaire c’est-à-dire d’un raisonnement »35 dont la valeur probante du point de vue de la vérité scientifique n’est finalement pas l’essentiel, loin de là. Point de vue que Christophe Martin rejoint en partie, mais pour préciser : « Le fait que l’expérimentation représentée sur scène par Marivaux ne puisse être entièrement prise au sérieux n’implique nulle gratuité du dispositif expérimental, ni une quelconque indifférence de Marivaux pour les interrogations "philosophiques" ou scientifiques de ses contemporains »36.
L’interprétation de cette pièce – finalement assez sibylline – par Christophe Martin n’est pas seulement séduisante, elle a aussi et surtout le mérite de ne pas tenter de révéler un quelconque message de l’auteur. La Dispute serait « le lieu d’une interrogation de Marivaux sur la curiosité expérimentale »37, où se confrontent et s’examinent les pulsions (libido sciendi, libido dominandi38, auxquelles on peut rajouter, du côté du public, un redoublement de la libido sciendi). Comme toujours chez Marivaux, il s’agit du plaisir de démonter des mécanismes, tout en gardant celui du spectacle. Une rapide comparaison avec les nombreuses comédies reposant sur le travestissement montre que chez Marivaux, le « trucage » ou l’artifice, tant qu’il est exhibé – non pas tant aux personnages, qu’aux spectateurs devenus dès lors complices – sert avant tout à démasquer les imposteurs, à révéler les vérités du cœur, à dévoiler les « machines de l’opéra » : ce sont des artifices explicites pour dénoncer les artifices cachés.
Revenons un instant sur le rôle oblique de Carise et Mesrou et sur le différend interprétatif entre Christophe Martin et Anne Deneys-Tuney. Cette dernière analyse la scène 15 comme le moment où s’exprime le talent « maïeutique » de Carise ; ce que Christophe Martin nuance : son rôle est davantage de manipuler Églé en feignant de la mettre en garde contre une tentation pour insidieusement l’inciter à y céder39. Le génie de Marivaux nous semble justement consister ici dans cet équilibre parfait entre une véritable maïeutique permettant à Églé d’expliquer et de s’expliquer pourquoi elle est fâchée, en l’aidant à interroger son cœur, et un jeu sophiste reposant sur le fait de freiner cette même exploration. Certaines questions faussement naïves de Carise (« et qui est aimable ? »), l’affirmation d’évidences (« mais il a craint que son camarade ne vous plût ») ne visent qu’à renforcer le goût d’Églé pour Mesrin et sa rancœur contre Azor, exposés à travers des répliques plus longues et emportées. Elle en vient à exprimer clairement une revendication libertine, qui n’est pas sans évoquer les mille visages que se rêve Dom Juan dans sa fameuse tirade de l’acte I, scène 240 :
Eh bien ! il n’a qu’à me plaire davantage : car s’il est question d’être aimée, je suis bien aise de l’être, je le déclare, et au lieu d’un camarade, en eût-il cent, je voudrais qu’ils m’aimassent tous ; c’est mon plaisir ; il veut que ma beauté soit pour lui tout seul, et moi je prétends qu’elle soit pour tout le monde.
Symétriquement, une loi morale et naturelle affleure dans le « cœur » d’Églé, mais ne trouve pas à se dire clairement, étouffée par les sentiments que ravive sans cesse Carise. La pseudo-maïeutique de Carise parvient toutefois à éclaircir cet « embarras d’esprit » : « il me semble que je suis fâchée contre moi, que je suis fâchée contre Azor ; je ne sais ce que j’ai ». Ce trouble n’est peut-être pas que circonstanciel et dépasse sans doute l’hésitation entre Azor et Mesrin ; d’ailleurs, le discours aux tonalités libertines permettrait de dépasser l’alternative. L’embarras peut aussi être compris comme une intuition du mal que commet Églé. « Mon bon cœur le condamne », dit-elle, dans une sorte de préscience de la loi morale : « consultez votre bon cœur », le conseil de Carise pourrait être bon, s’il n’était destiné entretenir l’embarras en jouant sur la polysémie de l’expression. Mais il suggère aussi une conception pré-diderotienne, selon laquelle l’homme, naturellement bon, peut avoir accès à ce qui est moral ou non :
La nature a fait les bonnes lois de toute éternité ; c’est une force légitime qui en assure l’exécution ; et cette force, qui peut tout contre le méchant, ne peut rien contre l’homme de bien. Je suis cet homme de bien ; et dans ces circonstances et beaucoup d’autres que je vous détaillerais, je la cite au tribunal de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, au tribunal de l’équité naturelle ; je l’interroge, je m’y soumets ou je l’annule41.
Ce que dessine ici Marivaux, par l’entremise de Carise, c’est un carrefour, où Églé est amenée à prendre une direction sans véritablement en comprendre le sens, à se contenter de « choisir le plus commode » sans saisir les enjeux de l’alternative. Mais, ce faisant, il ne réduit pas la nature humaine à ce que l’expérience semble démontrer, bien au contraire. Si les deux couples de La Dispute n’ont pas vraiment le choix42, en revanche, Hermiane à qui l’expérience s’adresse, d’une part est un personnage conscient, plein et entier43, d’autre part fait usage de son libre-arbitre en interrompant la comédie de l’expérience : « nous n’avons pas lieu de plaisanter » (sc. 20). En dépit de son déni (sc. 19 : « il faut que le sort soit tombé sur ce qu’il y aura jamais de plus haïssable parmi mon sexe »), son emportement est, selon Jean-Michel Racault44, le signe d’un début de reconnaissance, un demi-aveu.
L’expérience porte en effet aussi sur les expérimentateurs eux-mêmes, même si les « suites » sur le couple du Prince et Hermiane sont laissées en suspens, dans le non-dit. L’analyse du chronotope par Jean-Paul Sermain45 mettant en valeur une stratégie du dépaysement montre aussi combien ce phénomène joue dans les deux sens : les sujets extraits de leur milieu ou isolés d’emblée dans un milieu hors-normes, évoluent au gré des « tours » ou des épreuves, certes, mais le milieu dans lequel ils sont plongés peut, à son tour, s’en trouver modifié. Dans La Double Inconstance, les sujets de l’expérience sont des personnages pleins et entiers, conscients des enjeux (le mariage de Silvia avec le Prince), ce qui les place presque à égalité avec les expérimentateurs. Il faut composer avec eux et, de ce fait, prendre le risque d’en être soi-même influencé. Le mariage n’est plus l’enjeu principal46. L’expérience « sans conscience » permet aux manipulateurs de prendre aussi conscience d’eux-mêmes. L’habile Flaminia, « virtuose de la prévision »47, tombe amoureuse d’Arlequin ; le Prince confronté à Arlequin fait l’épreuve non plus de son pouvoir mais de son humanité et de sa générosité. Sur ce dernier point, les interprétations divergent. Difficile en effet de savoir nettement si le Prince est totalement sincère ou s’il fait ce que lui a dit de faire Flaminia (III, 1) : « la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus ». Mais il semble véritablement touché. A l’instar de Flaminia, il demeure mystérieux sur un point : l’instant précis où son cœur s’est attendri.
Une science rococo48
Le processus logique de ces expériences, que ce soit par le trucage exhibé, ou par la perméabilité des rôles et des fonctions des personnages, ne peut réellement aboutir à émettre une « vérité scientifique ». Et tel n’est pas son but. Si La Double Inconstance répond à un raisonnement déductif (toutes les femmes sont coquettes, à l’instar de Lisette, donc Silvia doit l’être), en revanche, le personnage qui émet le postulat de départ est une femme qui s’en montre exempte49. De même, dans La Fausse Suivante, la protagoniste fait l’expérience de la faiblesse féminine à travers la comtesse, ce qu’elle généralise (« mon sexe n’est pas mal faible », III, 6) alors qu’elle-même vient de faire la preuve lors de la scène du duel qu’elle était plus « homme » que Lélio. La démarche marivaudienne vaut surtout pour une interrogation des préjugés50 ; si elle semble les conforter, c’est alors sous le signe de la distance ironique. Le processus déductif de La Double Inconstance, pas plus que la manipulation expérimentale de La Dispute ne peuvent se retourner en proposition inductive : les « exemples » mis en scène n’ont pas valeur universelle. Sans visée aléthique – encore moins déontique – ce théâtre s’interdit d’exprimer une vérité absolue sur l’homme (ou la femme). L’expérience ne vaut que dans l’instant de sa représentation. Les situations constituent autant de scènes galantes, de variations d’un couple à l’autre, d’une comédie à l’autre. Les constantes (la coquetterie féminine) n’ont pas valeur heuristique, mais constituent des motifs souvent ironiques comme le signalent les contrastes : dire que Marivaux ne voit la femme que comme une coquette, une vaniteuse51 (La Harpe, et d’autres à sa suite), c’est oublier des personnages aussi importants que Flaminia (ou la dame de Paris dans la Fausse Suivante).
De ces éléments d’inspirations scientifiques diverses (Locke et Fontenelle, notamment), on peut certes saisir les éléments d’une « méthode Marivaux », fondée sur les jeux de miroirs, les effets de dédoublement, les manipulations. Autant de façons qui appartiennent déjà au genre théâtral, mais qu’il renouvelle en leur donnant une coloration expérimentale qui laisse naître l’espoir d’un savoir. Mais ce savoir n’est pas livré comme un énoncé, une proposition que l’on pourrait synthétiser, une équation ou une identité. Il réside principalement dans un positionnement qui est aussi bien philosophique qu’esthétique. Sur ce point, on ne peut que rejoindre Michel Gilot : « Chez Marivaux l’esthétique est indissociable d’une éthique et d’une métaphysique, parce qu’elle découle immédiatement de sa vision de l’être humain, ce mystérieux "porteur de visage" »52. Il faut néanmoins reconnaître que cette formule (une esthétique qui est aussi une éthique) est désormais bien galvaudée par la critique universitaire à propos de nombre d’auteurs (nous y avons-nous-même sacrifié). Mais il s’agit désormais de montrer que la science du cœur chez Marivaux correspond bien à une esthétique rococo et que celle-ci entraîne un positionnement éthique chez l’auteur comme chez le spectateur.
Le « pourquoi non ? » sous le signe duquel sont placées ces expériences s’inscrit dans les modalités du rococo, comme l’analyse Aurélia Gaillard :
Le rococo est-il l’expression nouvelle de Lumières en cours de constitution ou la « survivance » de croyances anciennes ? L’un et l’autre – il est dans la palpitation oscillatoire du possible : c’est l’univers du « pourquoi non ? »53.
Pierre Frantz explique, au sujet de la conception de la vérité dans le théâtre de Marivaux,
[…] que celle-ci ne peut se présenter que sous l’espèce du paradoxe. Le monde vrai n’est vrai que par sa similitude avec le nôtre mais en même temps dans son étrangeté. Il n’est vrai que parce qu’il est à la fois même et autre. Le spectateur ou le lecteur ne peuvent y accéder qu’au prix d’une expérience sensible (c’est-à-dire esthétique) de défamiliarisation54.
Son théâtre respecte certes, a priori, la règle des trois unités, et, dans une certaine mesure celle des bienséances, lesquelles sont censées garantir la vraisemblance55. Or la dimension quelque peu féérique de La Double Inconstance, le hors-temps de la reconstitution artificielle des origines dans la Dispute, provoquent nécessairement une distorsion de ce concept-clé : la fantaisie marivaudienne joue si bien des conventions théâtrales qu’elles nous entraînent dans un monde autre, celui de la fable rococo : selon la définition des Modernes, celle de Fontenelle notamment, d’un récit faux, faussement donné pour vrai, mais vrai en effet au second degré. La fable implique une double lecture simultanée. Et Marivaux joue justement de cette ambivalence assumée qui consiste à montrer la scène de l’opéra et ses machines, l’histoire et les idées. Par le jeu d’enchaînement fulgurant des répliques et par celui des acteurs Italiens, le spectateur est entraîné dans l’histoire aux côtés des personnages ; par l’ironie et ce « je ne sais quoi » marivaudien, il est invité à un surplomb, une posture qui permet de voir plutôt que par les yeux, par l’esprit, le bel esprit. Roger de Piles, théoricien de l’art pictural soulignait déjà cette différence56. Invitation au décryptage, ainsi qu’on l’a déjà dit à propos de la coquetterie57, la comédie joue sur les signes et leurs signifiés, soulignant ainsi la dimension spéculaire du théâtre. A l’instar de la fable rococo, la comédie marivaudienne est aussi métafiction58.
Aussi la comédie nous propose-t-elle un double plaisir, pour ne pas dire un plaisir démultiplié par la diversité des postures que peut adopter le spectateur, dans lesquelles son rire ou son sourire peuvent n’avoir rien de cruel ni d’amer, mais simplement dire une forme de libération par la légèreté. C’est le sourire de la raison, qui implique une certaine supériorité non de rang social, non plus morale, mais de vue : c’est le sourire de celui qui a compris. Cette posture est celle d’une conscience éclairée telle que la souhaite et l’expose l’auteur dans Le Cabinet du philosophe :
Car ne vous imaginez pas que vous allez haïr le monde et le fuir quand vous serez éclairé. […] Cela n’est pas raisonnable, et c’est aussi ce qui ne vous arrivera pas. Je vais instruire votre esprit sans affliger votre cœur ; je vais vous donner des lumières et non pas des chagrins ; vous allez devenir philosophe et non pas misanthrope.
Et l’attention aux petits détails que lui reproche notamment La Harpe, relève de ce que Marmontel définit comme de la finesse, le « tact de l’esprit » :
On appelle finesses d’une langue ses élégances les plus exquises, ses nuances les plus délicates, les tours, les ellipses, les licences qui lui sont propres, les tons variés dont elle est susceptible, les caractères qu’elle donne à la pensée, par le choix, le mélange, l’assortiment des mots59.
« La finesse doit se trahir et se laisser apercevoir sous l’air de la simplicité »60.
La surprise, ressort éculé par le dramaturge lui-même au dire de ses détracteurs, ressort ne fonctionnant guère tant la fin serait prévisible61, n’est donc pas tant celle du personnage qui se découvre amoureux, ou du spectateur voyant à la fin le méchant puni (comme en quasi n’importe quelle comédie), que celle provoquée par les petites nuances dans ce que les gens simples, les personnages sincères disent spontanément au moment de leurs progrès, même les plus infimes. Le regard nécessaire pour les saisir est exposé dans l’explicit de son premier roman, Les Aventures de *** ou Les Effets surprenants de la sympathie62 (1713) : c’est une esthétique de l’émotion, de « l’effet surprenant »63 qui permet le « plaisant » des comédies, tel que le définit Marmontel :
Le plaisant est l’effet de surprise réjouissante que nous cause un contraste frappant, singulier et nouveau, aperçu entre deux objets ou entre un objet et l’idée hétéroclite qu’il fait naître. C’est une rencontre imprévue qui, par des rapports inexplicables, excite en nous la douce convulsion du rire64.
Jeu de miroirs (au propre et au figuré), l’œuvre rococo ne délivre donc pas un unique « message » ou une vérité positive, elle n’est pas non plus nécessairement ambiguë. Elle délivre surtout une réfraction des énoncés qu’elle propose, et comprend sa propre critique. Dans la Double Inconstance et La Dispute – comme dans tant d’autres comédies – la coquetterie, par exemple, est un défaut inhérent à la condition féminine, mais aussi une arme – peut-être la seule – contre les abus du masculin, une conséquence de leur condition65… Le plaisir de la diffraction supplante alors l’éventuelle dichotomie cruauté/gaieté. Au plaisir premier de voir les différents reflets, merveilles d’architecture, se superpose le plaisir second de l’ironie qui met à distance une éventuelle quête effrénée de la vérité. Car dans ces comédies, comme dans la fable, tout est possible66. « Pourquoi non ? » Pourquoi Silvia n’épouserait-elle pas le Prince ? et surtout Flaminia, Arlequin… L’esprit du rococo ce n’est pas choisir une Vérité et la démontrer scientifiquement, c’est trouver du plaisir dans l’expérimentation, comme Fontenelle et sa marquise jouissant des mondes possibles, auxquels ils décident de croire, ou de ne plus croire67. L’intérêt de La Dispute n’est pas tant dans les réponses attendues sur l’inconstance des hommes ou des femmes, ou sur la nature humaine, que dans le jeu lui-même. Si l’expérience est bel et bien orientée, Marivaux, lui, ne cherche pas à nous tromper car le miroir ou le trompe-l’œil apparaît pour ce qu’il est :
Ainsi, la grande leçon du rococo, c’est de ne pas choisir, entre la croyance et le déni de croyance, entre la fabulation et l’affabulation, entre la vérité et le mensonge : ce n’est pas pour autant un monde gris de l’entre-deux ou de l’équivoque mais un monde blanc de la transparence ou de la réfraction68.
De ce fait, on préfèrera parler d’ambivalence. Le principe des comédies n’est pas le doute philosophique, mais l’acceptation d’une complexité exposée en toute simplicité. Les mondains, dans La Double Inconstance ont découvert le charme de la rusticité. Le Prince d’abord, Flaminia ensuite. Dans cette scène galante à la Watteau, on s’aperçoit que le villageois n’est pas un simple ornement, le détail fait sens et justifie en retour sa présence et le goût que l’on a pour lui. Le sens n’est pas nécessairement dans le motif principal, stéréotype sans cesse repris – l’inconstance, la coquetterie, comme en peinture, les joies de la campagne – mais dans ce qui ne semble qu’un ornement, et sur lequel la dramaturgie jette une lumière particulière.
L’importance du détail, notamment l’accessoire théâtral, est particulièrement évident dans La Dispute, principalement dans le jeu des portraits. A la scène 7, Églé se montre jalouse de son portrait « je n’y trouve qu’un défaut ; quand il le baise, ma copie a tout ». Au vu de la naïveté du personnage, l’énoncé d’ordinaire badin est ici au 1er degré. Mais la phrase établit bien une équivalence entre l’objet et la personne, entre l’être et sa représentation. Ne faisant pas la distinction, Églé invite ainsi indirectement le spectateur au 2nd degré, et à bien faire la différence entre ce qui est montré sur la scène et le réel, à ainsi prendre un plaisir métatextuel. Plus tôt dans la pièce, lorsqu’Églé dit à Azor de « regarder dans cette eau qui coule ; mon visage y est, vous l’y verrez » (sc. 7), au-delà du comique de caractère doublé et porté par le comique de situation, de l’ignorance entraînant une forme d’aveuglement sur soi, l’« eau qui coule » signale d’emblée la vanité de la possession, et peut-être l’illusion totale qui se joue ici d’une expérience fabuleuse dont la dimension probante n’est qu’un des possibles. En ce sens, l’on peut sans doute entendre l’apparition inattendue du troisième couple comme une ouverture non pas niaisement sur l’amour, mais plutôt métathéâtralement sur cette fin convenue des comédies ici parodiée, et donc sur l’idée que la comédie ne donnera pas de message univoque, que telle n’est pas là sa vocation, pas plus que de corriger véritablement les hommes69.
La « méthode Marivaux » repose sur cette concomitance du rire franc et du sourire de la raison, ce mélange d’empathie pour des personnages naïfs et de complicité avec les plus savants, un goût pour la folie qui inspire la sagesse. L’expérience théâtrale vaut pour elle-même, comme un de ces tableaux de Watteau peignant une scène galante, auquel, dans le salon, succède une autre peinture. La science du cœur repose alors davantage sur la façon de regarder – avec l’auteur plus qu’avec les personnages – que sur une vérité dévoilée : ce savoir, à mi-chemin entre science et métaphysique doit-il en effet conclure ? Le peut-il seulement ? Lorsque Michel Gilot parle de ce théâtre comme d’une « entreprise de clarification »70, c’est du point de vue des personnages, quand ils peuvent s’exclamer, à l’instar de Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard : « Je vois clair dans mon cœur » (II, 12). Mais d’un point de vue épistémique et esthétique, cette clarté marivaudienne ressemble bien plus à celle des pastels alors à la mode : la clarté n’est pas synonyme de netteté. La distinction est centrale dans les Pensées sur la clarté :
En fait d’exposition d’idées, il est un certain point de clarté au-delà duquel toute idée perd nécessairement de sa force ou de sa délicatesse. Ce point de clarté est, aux idées, ce qu’est à certains objets, le point de distance auquel ils doivent être regardés, pour qu’ils offrent leurs beautés attachées à cette distance71.
Tout est affaire de recul et de profondeur du champ, mais aussi de couleurs, or les « couleurs sont ici comme le style de la chose »72. Si le « message » de la comédie n’est pas « net », c’est, nous prévient Marivaux dans le petit exemplum du meuble coloré, parce que l’auteur l’a imaginé ainsi : « car ces couleurs disposées comme elles le sont, font bien l’effet qu’elle a imaginé : elle ne pouvait avoir ce meuble qu’avec ces mêmes couleurs arrangées comme elles le sont »73.
Alors que la comédie du XVIIIe siècle prétend à la fois renouveler le genre tout en marchant sur les traces de Molière, considéré comme le parangon du genre, Marivaux semble faire en partie sienne la pensée de ce modèle que pourtant il n’imite pas. Paradoxalement, ses comédies pleines de gaieté rejoignent le scepticisme de l’auteur du Misanthrope à l’encontre du castigat ridendo mores ; ses fables rococos ne délivrent pas de leçon à appliquer, sa science du cœur n’offre pas de vérité unique sur l’homme. Apparemment amer dans ses Réflexions sur les hommes, Marivaux semble partager le dépit de Molière au moment où il compose son Misanthrope : « A quoi bon faire des livres pour instruire les hommes ? Les passions n’ont jamais lu ; il n’y a point d’expériences pour elles, elles se lassent quelquefois, mais elles ne se corrigent guère, et voilà pourquoi tant d’événements se répètent »74. L’amertume ici confine à l’autodérision chez cet auteur qui pourtant continue d’écrire et de faire jouer et rire. On notera le glissement entre « instruire les hommes » et « les passions n’ont jamais lu », quand nombre d’autres termes (« instruire », « lu », « expériences ») évoquent implicitement la raison. La nouvelle comédie qu’il offre est sans doute le remède tant souhaité dans L’Indigent Philosophe : « […] c’est que nous sommes des esprits de contradiction : pendant qu’on peut choisir ce qu’on veut, on n’a envie de rien ; quand on a fait son choix, on a envie de tout ; fût-il bon, on s’en lasse ; comment donc faire ? […] Quel remède à cela ? Sauve qui peut »75. La comédie nous sauve alors en nous proposant l’expérience de ce « Monde vrai », qui est aussi un « vrai merveilleux »76.