En est-ce assez, ô Ciel, et le Sort pour me nuire
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
Qu’il joigne à ses efforts le secours des Enfers,
Je suis maître de moi comme de l’Univers.
Je le suis, je veux l’être. Ô Siècles, ô Mémoire,
Conservez à jamais ma dernière victoire,
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie1
L’Auguste cornélien pouvait difficilement imaginer transition plus brutale pour introduire un geste de clémence inouï aux yeux de Cinna et Émilie, mais également à ceux de générations de commentateurs, qui n’ont cessé depuis le XVIIe siècle de s’interroger sur les raisons d’une décision indéchiffrable et à l’apparence si peu préparée. Transition d’autant plus mystérieuse qu’elle semble bien être le fruit d’un choix conscient et recherché de la part de Corneille, auquel aucune des sources n’avait pu suggérer un tel revirement. Si Sénèque tout comme Dion Cassius avaient minutieusement décrit la nuit agitée d’un Empereur inquiet et indécis sur la marche à suivre, ils avaient pourtant pris le soin d’inscrire la clémence d’Auguste au sein d’un dialogue avec sa femme Livie. Chez Sénèque c’est elle qui lui suggérait la solution machiavélique à laquelle il adhérait avec enthousiasme2 ; chez Dion Cassius, son argumentation politique était encore davantage développée, et s’imposait naturellement auprès de son époux3. Bien que Corneille nous assure dans l’Examen de sa pièce que « rien n’y contredit l’Histoire », il a pourtant introduit un décalage significatif dans la relation entre Livie et Auguste à l’acte IV : irrité par la suggestion sénéquéenne de son épouse, l’Empereur repousse fièrement ce qu’il qualifie avec mépris de « conseils d’une femme », tout en revendiquant son autonomie de jugement et sa connaissance des « devoirs d’un Prince ». Comment expliquer alors le soudain revirement qu’il connaîtra un acte plus tard ? Pourquoi retarder ainsi l’adhésion à la position de Livie ? Les pages qui suivent se proposent de revenir sur les deux principales écoles interprétatives, celle qui défend une fidélité cachée au récit sénéquéen et celle, bien plus majoritaire, qui met au contraire en avant la totale nouveauté cornélienne : une clémence qui aurait perdu tout lien avec le pragmatisme intéressé dont l’épouse machiavélique se faisait le chantre.
La « clémence préméditée » : le choix du silence ?
Dans un article qui a fait date4, René Pommier a, le premier, contesté l’idée normalement acceptée selon laquelle Auguste décide de pardonner à l’acte V, scène 3 au moment de la dernière révélation de Maxime. Pour Pommier, la décision du pardon a déjà été prise à l’acte IV, juste après l’échange avec Livie, et l’Empereur qui apparaît en scène au début de l’acte V est « un homme qui a déjà pardonné »5. D’autres commentateurs ont abondé dans le sens de Pommier, en soulignant « qu’il serait invraisemblable qu’Auguste, bouleversé par la succession rapide des révélations qui l’accablent, prenne sous l’effet de ces coups la décision de pardonner que rien n’a préparée »6. Au contraire, l’enchaînement des révélations devrait logiquement durcir sa position et l’amener à punir encore davantage, d’où la conclusion que le choix de la clémence remonte forcément à l’acte IV. En d’autres termes, rien ne vient ébranler Auguste depuis la découverte du complot sinon le conseil machiavélique de Livie, qui aurait indirectement influencé la décision du mari en le rappelant à ses devoirs de Prince : s’il n’embrasse pas immédiatement sa suggestion, c’est que Corneille a voulu marquer la différence entre la vision purement politique d’une femme trop amoureuse du trône et un Empereur qui poursuit la gloire et non pas le pouvoir. Dans une sorte de long apprentissage stoïcien7, ou en bénéficiant d’une sorte de « maïeutique décisionnelle » de la part de Livie8, Auguste parvient seul à sa décision de pardonner. Pour preuve du fait que la décision est prise avant même le lever du rideau de l’acte V, cette école interprétative en veut l’attitude étonnante d’Auguste à son retour en scène : alors que pendant quatre actes il avait affiché un comportement hésitant et plein de remords, il retrouve soudainement l’assurance impériale d’un homme d’État. Pourquoi alors retarder autant la révélation du pardon ? Simplement – nous dit Pommier – parce que « Auguste et Corneille ont, l’un et l’autre, le goût et le sens du théâtre. Aussi se sont-ils employés l’un et l’autre à entretenir la tension et à maintenir dans l’attente leurs publics respectifs, et ils y ont admirablement réussi »9. Il s’agirait donc de lire tout l’acte V comme un « long pardon retardé », un pardon qui ne cesserait d’être reporté d’une scène à l’autre à cause de l’irruption de nouveaux personnages, Livie et Émilie venant interrompre l’imminente révélation de la clémence à la fin de la première scène, Maxime faisant de même à la fin de la deuxième scène. Cette lecture permet de retrouver dans la pièce française une structure très similaire au récit sénéquéen, puisque Cinna n’est convoqué qu’une fois la décision prise : Corneille se serait limité à souligner la nature indirecte de l’influence de Livie et à ralentir la notification de la décision en l’étalant artificiellement jusqu’à la fin de l’acte V. Une telle interprétation, bien que minoritaire au sein de la critique, présente l’indéniable avantage de rendre la clémence d’Auguste plus vraisemblable, en niant une émergence soudaine de celle-ci et en ancrant le retournement final au sein d’une caractérisation psychologique évolutive.
Les limites d’une telle lecture sont pourtant loin d’être négligeables, trois en particulier. La première et la plus importante est l’absence totale de confirmations textuelles pour ce pardon prémédité, dont on ne trouve la moindre allusion dans les vers cornéliens. Pommier a voulu voir dans l’invitation qui clôture la première scène de l’acte V (« Fais ton Arrêt toi-même, et choisis tes supplices », V, 1, v. 1561) une allusion aux paroles prophétiques de Livie (« Faites son châtiment de sa confusion », IV, 3, v. 1211) et une préparation au dévoilement de la clémence qui sera interrompu par l’arrivée d’autres personnages. Pourtant, il suffit de parcourir l’histoire romaine pour se convaincre que l’invitation de l’Empereur n’a rien d’anodin, que le choix de son propre supplice représente justement le privilège accordé aux proches qui ont trahi, l’exemple le plus éclatant étant celui de Sénèque, auquel Néron concède de se suicider10. De la même façon, rien n’oblige à déceler une preuve de la clémence imminente d’Auguste dans l’ambiguïté de ses propos à la fin de la deuxième scène lorsqu’il promet d’unir le « couple ingrat et perfide » de Cinna et Émilie dans un supplice qui puisse étonner le monde. Que l’Empereur montre de l’ironie, accompagnée d’un certain sadisme, vis-à-vis de la volonté réaffirmée du couple de rester ensemble dans la mort, et qu’il recherche un supplice extraordinaire, n’a rien de surprenant pour un personnage qui n’a en réalité rien du calme impérial que certains commentateurs ont voulu absolument lui imputer. Les différentes rencontres de l’acte V laissent chez lui une marque, car sa décision n’est toujours pas prise, il hésite encore, preuve en est l’étonnement qu’il manifeste à chaque révélation, et sa tentative constante de rechercher le dialogue avec ses interlocuteurs. Auguste, au fond, avait prévenu à l’acte précédent, il est toujours prêt à pardonner à condition qu’on le lui demande : « Il n’est crime envers moi qu’un repentir n’efface » (IV, 1, v. 1117). C’est la raison qui le pousse à qualifier le traître Maxime de « seul ami » (V, 3, v. 1665), et qui l’incite à laisser la parole à Cinna au moment de son interrogatoire (« Parle, parle, il est temps », V, 1, v. 1541). Loin d’être un homme pressé, sur le point de pardonner, et constamment interrompu par l’arrivée d’autres personnages, Auguste est en réalité dans l’attente, il a convoqué Cinna car il espère de lui une demande de pardon, qui n’arrivera jamais, laissant l’Empereur déçu :
Tu me braves, Cinna, tu fais le magnanime,
Et loin de t’excuser, tu couronnes ton crime11
Les rebondissements successifs de l’acte V et l’attitude de plus en plus insolente des trois conjurés, qui ne cachent nullement leurs intentions ni ne manifestent le moindre repenti, ne font qu’exaspérer Auguste, l’incitant à un langage de plus en plus violent et agressif, dans un crescendo couronné par la menace de supplice au « couple ingrat et perfide » (V, 2, v. 1657). Par ailleurs, si vraiment Corneille avait voulu mettre en scène un pardon prémédité, est-il vraisemblable d’imaginer qu’il n’y fasse aucune allusion ? Après coup, Auguste n’aurait-il pas glissé une remarque en ce sens afin de montrer à la fois aux spectateurs et aux conjurés que sa décision avait été longuement murie ?
À l’absence de preuves textuelles, s’ajoute une deuxième limite majeure, d’ordre dramaturgique : la théorie de la « clémence préméditée » met en avant la nécessité de ralentir l’action par rapport à Sénèque afin de laisser la place à un acte V encore riche d’attente, raison pour laquelle Auguste ne peut pas dévoiler trop tôt sa décision. Corneille avait-il vraiment besoin de cela pour construire son acte V, était-il vraiment obligé de mettre en scène un Auguste silencieux afin de retenir l’attention du public ? Un rapide survol du corpus cornélien montre largement que le dramaturge de Rouen est maître dans l’art d’imbriquer les intrigues, et d’utiliser des épisodes secondaires afin de retarder le dénouement. Il suffit de penser à sa réécriture d’Œdipe, pièce dans laquelle l’introduction des amours de Thésée et Dircé a un impact direct sur le déroulement de l’action principale tout en participant au dénouement final. Dans Cinna, il a justement introduit deux créatures de sa propre invention, Maxime et Émilie, qui tous deux figurent à l’acte V : est-il imaginable que leur venue – et leur existence tout court d’un certain point de vue – ne serve finalement à rien, n’ait aucun impact sur la décision finale d’Auguste ? Il faudrait alors en conclure que Corneille s’est finalement contenté de reproduire sur scène le récit sénéquéen, en ajoutant de façon maladroite une deuxième action – de nature amoureuse – qui ouvre une parenthèse sans importance pour le dénouement. Bref, il faudrait en faire une pièce assez mal ficelée, en totale contradiction avec les « illustres suffrages » dont se vante Corneille lui-même dans son Examen.
La troisième et dernière limite majeure de la théorie de la « clémence préméditée » touche à la caractérisation d’Auguste lui-même, dont les traits deviennent incohérents. Comment comprendre que le monarque de « l’Empire du Monde », le souverain vertueux auquel Rome « prépare déjà des Temples, des Autels, / Et le Ciel une place entre les Immortels », puisse se transformer pendant la totalité de l’acte V en habile manipulateur, cachant ses réelles intentions et s’amusant sadiquement avec ses interlocuteurs, faisant redouter un supplice alors qu’il a déjà décrété le pardon ?
Malgré son appréciable effort de restituer un semblant de vraisemblance à la décision finale d’Auguste, la théorie de la « clémence préméditée » soulève donc manifestement de trop nombreuses objections qui obligent à se replier vers une autre explication, celle d’une « clémence soudaine », inspirée à l’Empereur uniquement à l’acte V, scène 3 après la venue de Maxime.
La « clémence soudaine » : le choix de l’invraisemblable ?
Si la « clémence préméditée » rejoignait d’une certaine façon le récit sénéquéen, en mettant en avant une forme de filiation entre le choix final d’Auguste à l’acte V et le conseil de Livie à l’acte IV, la théorie d’une « clémence soudaine » se veut, à l’inverse, l’affirmation d’une totale autonomie royale dans le choix du pardon. Le refus des « conseils de femme » serait à prendre au sérieux, la décision finale relevant d’une toute autre sphère, bien éloignée du pragmatisme intéressé et machiavélique de Livie. C’est le choix interprétatif de la très grande majorité des commentateurs, qui en ont donné chacun une version avec des accents quelque peu différents, tout en conservant l’idée commune de rupture, de saut. Si l’épouse n’est pas écoutée, c’est qu’elle cacherait mal que la clémence est pour elle un instrument au service de son ambition dévorante12, alors qu’Auguste est lui porteur d’un sentiment de nature très différente, il ne poursuit pas une finalité pratique, il impose une « clémence au second degré »13, il agit au nom de l’intérêt supérieur de l’État14. Cette différente perspective serait ce qui permet à l’Empereur de se détacher non seulement de sa femme, mais de l’ensemble des autres personnages, auxquels il ne peut se permettre de s’attacher affectivement afin de faire son choix du pardon dans l’autonomie la plus totale ; l’intervention de Maxime, dans la troisième scène de l’acte V, favoriserait justement l’émergence de l’isolement solitaire du monarque15. Si Doubrovsky a voulu voir dans le geste de clémence l’affirmation d’une générosité aristocratique16, qui vient écraser la petitesse privée et anti-héroïque des conjurés, il ne peut renoncer à entrevoir quelque chose de plus, une dimension religieuse dans l’insistance mystique de la prophétie finale de Livie17. C’est au fond le choix qui a été fait par un grand nombre de commentateurs : en dépassant les calculs purement politiques, Auguste se rangerait du côté du sublime18, en se transcendant19 il parviendrait à mettre fin à la spirale de la violence à travers un message évangélique20, en devenant par ce biais figure christique21, capable de transformer la ville de Rome, en assurant sa conversion de la République à l’Empire dans une sorte de baptême fondateur22. En tous les cas, la comparaison avec Sénèque montrerait sans équivoque que chez Corneille la vengeance représente encore davantage la seule réponse humaine vraisemblable, et que le geste de clémence final relève donc forcément de quelque chose de miraculeux23. Compte tenu de l’incalculable nombre d’invocations aux cieux tout au long de la pièce, comment ne pas y voir de la part du dramaturge une volonté de dépasser toute logique psychologique et d’inscrire l’épisode historique dans un dessein providentiel qui conduit Auguste vers la clémence24 ?
Le point commun de l’ensemble de ces clés de lectures est donc bien dans l’idée d’un saut, d’un détachement, d’une forme d’ascension monarchique ou religieuse de la part d’un Auguste qui se distingue de tous les autres personnages par son héroïsme hors norme. Bien que solidement établie au sein de la critique, cette interprétation mérite d’être approfondie car elle génère plusieurs objections, face auxquelles les commentateurs ont esquissé des justifications partielles et pas toujours convaincantes. La première objection porte sur le contexte critique au sein duquel voit le jour la pièce de Corneille : est-il imaginable que le dramaturge ait proposé un final si peu vraisemblable – un roi menacé de mort et que tout pousse à la vengeance, et qui soudainement choisit la voie du pardon – alors que ses deux pièces précédentes avaient été lourdement contestées par les doctes, justement en matière de vraisemblance ? Comment expliquer l’absence de critiques générées par l’invraisemblable clémence d’Auguste, alors que le Cid avait fait l’objet d’une querelle à cause de l’invraisemblable mariage entre une jeune fille et le meurtrier de son père, et qu’Horace avait failli en provoquer une deuxième25 à cause de l’invraisemblable fratricide d’une sœur ? Sans pour autant parvenir à totalement effacer le sentiment d’invraisemblance que suscite la décision finale d’Auguste, les commentateurs ont, pour la plupart, justifié l’opération cornélienne et la plus grande acceptabilité de celle-ci en raison du statut particulier du monarque :
Comme ses deux pièces précédentes, Cinna se dénoue par un acte extraordinaire qui transgresse les lois ordinaires de la vraisemblance. Mais cet acte étant un acte de clémence, vertu à la fois royale et transgressive, son caractère extraordinaire est inscrit dans les caractéristiques mêmes de la clémence. En somme, le geste d’Auguste est en soi une action invraisemblable. Mais c’est une action invraisemblable qui redevient vraisemblable du fait de la nature elle-même exceptionnelle de la vertu de clémence qui la sous-tend. C’est une action invraisemblable qui reste dans le cadre de la vraisemblance, et qui est donc inattaquable26.
En d’autres termes, un geste qui aurait été perçu comme invraisemblable venant d’un personnage quelconque deviendrait totalement acceptable de la part d’un souverain, car la clémence fait partie de ses attributs royaux ; il est donc vraisemblable qu’un roi pardonne. La preuve en serait d’ailleurs qu’Auguste se comporte en monarque dès le début de la pièce, à chaque consultation. Notamment lors de l’échange avec Cinna et Maxime à l’acte II, il choisit en monarque la voie de l’intérêt de l’État, par son attitude royale il prépare en quelque sorte son geste royal de la fin27. Cette explication, pour convaincante qu’elle puisse paraître, suscite pourtant mécaniquement une deuxième objection, dès lors qu’on revient au texte et qu’on réintroduit le caractère du personnage au sein de l’intrigue : si Auguste est roi et donc par nature porté vers la clémence, pourquoi repousse-t-il la proposition de Livie à l’acte IV, en réaffirmant connaître les devoirs d’un Prince28 ? Pourquoi n’inclut-il pas la clémence parmi ses devoirs ? La parade a été vite trouvée par les commentateurs qui soulignent qu’il ne s’agit pas de la même clémence : celle que propose son épouse est de nature machiavélique et pragmatique, alors que celle qui inspirera Auguste est la véritable clémence royale, désintéressée, magnanime, censée répondre uniquement à l’intérêt d’État. Au-delà de la nature quelque peu artificielle de cette distinction qui n’existait pas dans les sources29 et qui ne semble pas plus présente dans les textes politiques du XVIIe siècle30, le tour de passe-passe se heurte à une nouvelle objection : si Auguste est roi, inspiré d’une « clémence au second degré », pourquoi ne réagit-il pas immédiatement en faisant une contreproposition à la suggestion de Livie ? Pourquoi attend-il un acte de plus pour revenir sur son refus initial de la clémence ? On notera au passage que le refus d’Auguste ne porte pas sur la nature pragmatique des paroles de son épouse, mais sur la clémence tout court ; ce qu’il repousse est justement l’idée de pardonner en mettant en avant que tout un peuple est offensé dans cet attentat qui touche le Prince. L’Empereur aurait très bien pu repousser les justifications machiavéliques de sa femme mais en conserver le cœur de la proposition, c’est-à-dire la clémence, que Livie elle-même lui avait présentée comme « la vertu la plus digne des Rois ». Cette fois l’objection est lourde de conséquences et oblige à une nouvelle parade de la part des commentateurs : certes Auguste est roi, et donc naturellement prédisposé à la clémence magnanime d’un souverain, mais il ne l’est pas encore tout à fait. Corneille aurait représenté sur scène un cas d’école, le passage de la tyrannie à la royauté de droit divin31, raison pour laquelle Auguste évolue progressivement et ne se découvre véritablement souverain qu’à la fin de l’acte V ; en dépassant par un même mouvement sa crise existentielle et la crise politique, le tyran n’agit plus en tyran car il est devenu roi légitime au cours de la pièce. L’acte V permettrait donc l’émergence du souverain magnanime, le développement de l’intrigue le poussant à faire ressortir sa véritable nature et le conduisant naturellement au pardon, à la plus haute vertu royale32. Nous arrivons alors au cœur même du problème, et à l’objection ultime : si Auguste ne devient Auguste qu’à la fin de l’acte V, découvrant ainsi une « clémence au second degré », il faudrait alors logiquement en déduire que Corneille a modifié les sources et dessiné son acte V afin de faciliter l’émergence du visage royal de l’Empereur. Or, lorsqu’on se focalise sur les nouveautés cornéliennes, les trois principales semblent aller exactement dans le sens inverse. Premièrement, le dramaturge, par divers moyens, est parvenu à rajeunir Auguste, à le plonger dans un temps plus proche des proscriptions, alors que chez Sénèque le complot avait lieu à un âge avancé ; le personnage cornélien semble encore hanté par la perspective de redevenir Octave, il reproduit d’ailleurs à l’acte II un débat qu’il avait eu avec Mécène et Agrippa vingt ans plus tôt, avant son accession définitive au pouvoir. Bref, c’est effectivement un monarque en construction, pas totalement abouti, qui se cherche encore, qui hésite, dont la sécurité politique semble plus fragile que dans les sources. Ce rajeunissement, loin de faciliter l’émergence du visage magnanime du Prince, pousse au contraire à renforcer les possibilités d’un choix inverse, d’un retour à un passé tyrannique qui reste encore très récent, et que le personnage ne cessera d’invoquer jusqu’à l’acte V33 après l’avoir clairement envisagé à l’acte IV34. La deuxième grande nouveauté cornélienne, c’est-à-dire la structure même de l’acte V avec les révélations à répétition des trois conjurés, ne fait qu’abonder dans la même direction, en rendant la punition de plus en plus vraisemblable et le pardon de moins en moins probable : Cinna affirme de façon effrontée son projet parricide en renonçant à toute demande de pardon ; Émilie dévoile que non seulement elle fait partie elle aussi du complot, mais qu’elle en est même l’instigatrice ; Maxime ne fera qu’achever l’Empereur en lui révélant que ce n’est pas au nom de la fidélité ou des remords qu’il a trahi les conjurés, mais pour des raisons purement personnelles. Confronté à cette triple révélation, Auguste constate son total isolement, son absence d’alliés et devrait logiquement être poussé encore davantage vers la vengeance. La troisième nouveauté – la caractérisation plus positive d’Auguste – ne fait qu’exacerber le décalage et l’absurdité d’une « clémence qui rend / Votre pouvoir plus juste et mon crime plus grand », comme le lui dira Cinna. Malgré le silence des sources sur le sujet, Corneille a en effet renforcé l’idée qu’Auguste ne cesse depuis des années d’adopter une grande libéralité envers ses ennemis, envers cette fille d’un proscrit qu’est Émilie35, mais également vis-à-vis de ce fils d’ennemis qu’est Cinna36. Par ailleurs, la consultation de l’acte II a montré un Empereur soucieux du bien commun, prêt au dialogue et prêt même à quitter le pouvoir, en vidant ainsi totalement les raisons politiques du complot. L’ingratitude que lui réservent les trois conjurés à l’acte V paraît alors encore moins admissible et encore plus grave, elle semble exiger une punition exemplaire et logique, bien davantage que dans les sources. En d’autres termes, Corneille a redessiné l’histoire afin d’isoler encore plus Auguste, il a affaibli les quelques traces qui auraient pu mener au pardon, en rendant le choix de la clémence totalement invraisemblable, et en incitant son propre personnage à un retour à la tyrannie.
La conclusion à laquelle nous oblige la théorie de la « clémence soudaine » a donc quelque chose de profondément paradoxal et dérangeant : Corneille aurait voulu mettre en scène l’émergence d’un souverain en construction, capable à la fin de son parcours d’initiation de retrouver la plus haute vertu d’un monarque, et se légitimant par ce biais en tant qu’Empereur de Rome ; mais pour y parvenir il aurait accentué l’intrigue en sens contraire, en poussant encore plus loin l’invraisemblance, en rendant même pour un roi le choix final très peu crédible, ou en tous les cas absolument extraordinaire. Serions-nous face à une sorte de sublime absurde ? Corneille a-t-il pu faire le choix d’exacerber une situation absolument exceptionnelle, y compris au sein de sa propre production théâtrale, et cela dans le contexte critique le moins avantageux possible, c’est-à-dire à quelques années des querelles du Cid et d’Horace ? Il reste pourtant une explication alternative qui permettrait de concilier les nouveautés cornéliennes et de justifier le dénouement : et si Corneille n’avait pas écrit l’histoire d’un roi qui, par un acte de clémence, légitime son trône, mais tout simplement celle d’un tyran qui se sert de la clémence comme seule échappatoire pour préserver son pouvoir ?
La « clémence calculée » : un tyran aux abois ?
Malgré leurs profondes différences, les deux options interprétatives analysées – la « clémence préméditée » et la « clémence soudaine » – ont en commun le défaut non négligeable de sous-évaluer l’importance du déroulement de l’action à l’acte V, ou en tous les cas de ne pas l’expliquer. Soit la décision est prise avant même que l’acte commence et donc indépendamment de ce que les différents personnages pourront apporter sur scène, soit la décision est certes prise soudainement, mais sans tenir compte de ce qui vient de se passer, c’est-à-dire malgré et non pas à cause des révélations des trois conjurés. Si Auguste les avait pris au sérieux et en avait été influencé, il aurait dû au contraire durcir sa punition : d’une certaine façon il s’agit d’une clémence dictée uniquement par le caractère royal du personnage et en dépit de l’intrigue. La troisième option interprétative, que nous détaillons dans les pages qui suivent, a pour ambition de réconcilier intrigue et caractère en repensant la figure d’Auguste sous une nouvelle lumière.
Contrairement à ce qui est souvent mis en avant37, le texte cornélien ne présente pas un monarque lassé du pouvoir, mais un homme souhaitant exercer le pouvoir dans la paix et le repos sans courir constamment le danger d’être assassiné. Loin d’être un homme en crise existentielle, il n’est en réalité qu’un souverain soucieux et préoccupé pour son trône et pour sa vie, comme le dira Corneille lui-même dans l’Examen de Clitandre quelques années plus tard.
Pour m’expliquer, je dis qu’un roi, un héritier de la couronne, un gouverneur de province, et généralement un homme d’autorité, peut paraître sur le théâtre en trois façons : comme roi, comme homme, et comme juge ; quelquefois avec deux de ces qualités, quelquefois avec toutes les trois ensemble. Il paraît comme roi seulement, quand il n’a intérêt qu’à la conservation de son trône, ou de sa vie, qu’on attaque pour changer l’État, sans avoir l’esprit agité d’aucune passion particulière ; et c’est ainsi qu’Auguste agit dans Cinna, et Phocas dans Héraclius38.
Le texte confirme une telle analyse car la question qui tourmente Auguste dans la célèbre scène de conseil qui ouvre l’acte II, et qu’il partagera avec ses deux amis, porte justement sur « la conservation de son trône, ou de sa vie », ou plutôt sur comment conserver le trône sans danger pour sa vie. Pour cette raison, les deux options qu’il envisage sont incarnées par les modèles de Sylla et de César : le premier avait échappé à la mort en renonçant au pouvoir, le second avait conservé le pouvoir mais embrassé la mort. Si Auguste finit par suivre les conseils de Cinna et ignorer ceux de Maxime, ce n’est pas par sens de l’État, ou pas seulement, c’est en réalité que le second s’est contenté d’inviter l’Empereur à imiter Sylla, à préférer le repos au trône, alors que le premier lui a dessiné le chemin vers la solution du dilemme : non pas le trône ou la vie, mais le trône et la vie. Une lecture superficielle a souvent interprété les paroles de Cinna comme une invitation à se maintenir au pouvoir ; ce n’est pourtant pas exactement ce que dit le texte.
Sylla quittant la place enfin bien usurpée
N’a fait qu’ouvrir le champ à César et Pompée,
Que le malheur des temps ne nous eût pas fait voir,
S’il eût dans sa famille assuré son pouvoir.
Qu’a fait du grand César le cruel parricide,
Qu’élever contre vous Antoine avec Lépide,
Qui n’eussent pas détruit Rome par les Romains,
Si César eût laissé l’Empire entre vos mains ?39
Alors qu’Auguste opposait Sylla à César, Cinna vient de lui montrer qu’en réalité les deux ont en commun d’avoir plongé Rome dans la guerre civile à leur disparition, peu importe qu’il s’agisse de retrait politique ou d’assassinat. Pourtant, une meilleure solution était à portée de main de chacun d’entre eux, il aurait suffi de nommer un successeur, et c’est ce qu’Auguste doit faire s’il veut éviter à la fois le chaos pour Rome et la mort pour lui, s’il veut régner dans le repos. La proposition, souvent ignorée, est pourtant très claire :
Conservez-vous, Seigneur, en lui laissant un maître,
Sous qui son vrai bonheur commence de renaître,
Et pour mieux assurer le bien commun de tous,
Donnez un successeur qui soit digne de vous40.
Auguste saisit l’originalité de la solution, y adhère immédiatement et nomme sur le champ Cinna comme successeur, en lui confiant comme gage la main de sa fille adoptive, Julie.
Cinna, par vos conseils je retiendrai l’Empire,
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
[…]
Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie,
Vous savez qu’elle tient la place de Julie41
Si les commentateurs ont voulu y voir un choix stoïque, celui d’un roi qui devient ou redevient légitime en renonçant au repos, pour embrasser son sens du devoir et de l’État, c’est qu’effectivement dans les paroles d’Auguste le discours purement étatique42 se superpose et contribue à valider une solution qui pourtant l’arrange surtout sur le plan personnel, en lui permettant de rester au pouvoir temporairement, tout en s’assurant une retraite sûre à travers la nomination d’un successeur capable de le protéger. Mais le masque tombe à l’acte IV : lorsqu’il apprend le complot, Auguste replonge exactement dans le même désespoir qu’au début de l’acte II, en dévoilant l’inconsistance de son prétendu sens de l’État. Il n’est pas du tout prêt à renoncer au repos, comme en témoigne le dilemme qui clôture son monologue. « Ou laissez-moi périr, ou laissez-moi régner », lance-t-il, montrant ainsi que son ambition ultime est bien la possibilité de gouverner sans danger, et non pas le respect de son devoir souverain de sauver Rome. Exaspéré par l’échec de la solution qu’il avait cru entrevoir en suivant la suggestion de Cinna et en s’assurant une succession43, il replonge dans le doute, réactive le souvenir d’Octave44 mais également l’option alternative de César45 et de Sylla46. S’il refuse la proposition de Livie d’avoir recours à la clémence, c’est qu’il ne pense pas en avoir besoin, car il se croit encore maître de la situation : la trahison de Maxime le conforte dans l’idée qu’en distribuant les honneurs il est parvenu à casser politiquement le front républicain, en suscitant la jalousie du futur gouverneur de Sicile envers l’héritier au trône. S’il repousse les arguments de son épouse, c’est qu’il règne depuis vingt ans, qu’il a parfaitement analysé la situation dans son monologue à la scène précédente et, tout en ayant remarqué l’inutilité de la répression47, il la préfère quand même à la faiblesse que comporte le pardon48.
On constate alors que l’Auguste qui ouvre l’acte V a encore les traits d’un Octave calculateur, qui pense éteindre un complot isolé qui ne concerne que l’ambition démesurée d’un seul homme, Cinna. Il pense pouvoir l’humilier en lui rappelant qu’il n’a ni crédit, ni rang, que son projet de le remplacer est destiné à l’échec en raison de la rivalité des autres familles aristocratiques. D’une certaine façon, Auguste analyse cet onzième complot à l’aune des dix précédents, convaincu que l’approche politique reste la seule possibilité. Ce que lui dévoileront les trois révélations successives de l’acte V est qu’il n’avait pourtant rien compris : ni Cinna ni Émilie ni Maxime n’ont agi pour des raisons politiques, il ne doit ni le complot ni son salut à la tactique politicienne, mais uniquement à un aspect de la réalité qu’il a toujours refusé de prendre en compte : la dimension personnelle et affective des hommes. Il réalise alors son réel isolement, bien supérieur à ce qu’il pensait, il comprend que sa vie ne tient qu’à des mouvements de cœurs sur lesquels il n’exerce aucun contrôle. Sur ce point, la révélation de Maxime est véritablement le moment clé de la pièce, car elle montre à Auguste que l’échec du complot n’est pas lié à l’ambition du nouveau gouverneur de Sicile, à une rivalité politique avec Cinna qu’il aurait lui-même suscitée à l’acte II, mais à une rivalité d’amours dont il ignorait tout et dans laquelle il n’a joué aucun rôle. Face à cette soudaine prise de conscience, Auguste se découvre un homme aux abois, qui ne maîtrise plus rien de la réalité qui l’entoure, et que rien ne protège d’un nouveau complot à l’avenir. Lui qui avait pourtant tout tenté, à la fois la violence lors des proscriptions, mais également le pardon et la libéralité avec Émilie et Cinna, ne parvient toujours pas à obtenir le repos tant recherché. Son dernier calcul de tyran avisé se traduit donc dans le pari de la clémence, non pas par choix mais par nécessité.
La clémence est donc bien le fruit d’un calcul, le seul possible dans sa situation de soudaine fragilité ; un acte plus tard Auguste retrouve finalement Livie, sa clémence ressemble beaucoup à celle de son épouse, dont il reprend un langage « commercial », d’échange49, comme le prouve son attitude envers Émilie, à laquelle il rend un mari pour compenser la perte d’un père50. Les dernières répliques cachent mal le machiavélisme à l’œuvre derrière un pardon totalement comparable à celui invoqué par Livie : s’adressant à Maxime, qui pourtant devrait logiquement être le plus méritant des conjurés aux yeux de l’Empereur, il fait référence au mariage imminent entre Cinna et son aimée, et il glisse un rappel malicieux :
Et que demain l’Hymen couronne leur amour.
Si tu l’aimes encor, ce sera ton supplice51.
Devenu « maître des cœurs », ayant finalement compris l’importance d’une dimension privée de l’existence, il va dorénavant se servir des jalousies amoureuses de ses sujets comme il se servait auparavant des honneurs et des bienfaits. Le mariage en question sera l’outil essentiel sur lequel bâtir une rupture du front républicain, et un éloignement inévitable entre ses deux chefs de file, Maxime et Cinna. Malgré le ton mystique qu’apporte la prophétie finale de Livie, Auguste, presqu’indifférent à des mots qui relèvent à ses yeux d’un vœux pieu (V, 3, v. 1775 : « J’en accepte l’augure et j’ose l’espérer »), préfère, dans la réplique qui clôture la pièce, revenir à l’essentiel, au pragmatisme d’un tyran qui a bien l’intention de se servir de son geste de clémence comme d’un avertissement. Ses dernières pensées sont justement pour les autres conjurés, ceux qui se cachent encore et ceux qui viendront.
Et que vos conjurés entendent publier,
Qu’Auguste a tout appris, et veut tout oublier52.
Si Auguste parviendra par ce geste de clémence à conquérir l’adhésion de ses ennemis, à renouveler ainsi sa légitimité royale, il n’en demeure pas moins qu’il n’y a dans la pièce de Corneille ni préméditation, ni rupture, que la « plus haute vertu d’un roi » ne naît ni dans le cœur d’un époux lentement inspiré par sa femme, comme le voudrait la théorie de la « clémence préméditée », ni dans l’âme d’un Prince soudainement frappé par la grâce et se découvrant pleinement monarque, comme le voudrait la théorie de la « clémence soudaine ». Le caractère du personnage ne s’impose pas, il cède au contraire à une intrigue qui ne lui laisse plus le choix, après en avoir montré l’isolement et la fragilité. Contraint par les révélations successives de l’acte V, le tyran renonce à la vengeance et cède le pas au Prince. Le pardon d’Auguste naît bien du calcul d’Octave.