Pur quei fu fez, coment e dunt (Chèvrefeuille, v. 4)
Sous la plume de Marie de France1, les lais narratifs s’affichent comme le développement narratif de l’origine, de la raison et des circonstances qui ont donné naissance aux lais bretons chantés. C’est ce projet que nous appliquerons à un lai au cœur de la collection du manuscrit Harley2, le Laüstic ou Lai du Rossignol. Mettre en évidence les sources variées du Laüstic et « le velouté de l’antérieur »3, analyser son sujet principal, le rossignol tué ou « laüstic oci », et sa finalité, une réflexion poétique sur le lai narratif et l’art de l’enchâssement : ce sont les étapes qui guideront ce parcours autour du Laüstic. Elles permettront d’analyser l’art littéraire de Marie de France dans le Laüstic, selon le contexte médiéval où la « littérature »4, ne se conçoit pas autrement que reprise d’une tradition affichée et « trompe-l’œil »5 d’un projet novateur masqué.
« Bone(s) mateire(s) »
Ki de bone mateire traite,
Mult li peise si bien n’est faite.
Oëz, seignurs, ke dit Marie,
Ki en sun tens pas ne s’oblie. (Guigemar, v. 1-4)
Le premier lai du recueil composé dans le manuscrit Harley articule la signature auctoriale féminine Marie, avec l’application affichée par celle- ci à bien « traiter » sa matière. Le prologue du recueil mentionne d’ailleurs deux sujets émergents pour les auteurs en langue vernaculaire dans la seconde moitié du XIIe siècle : la matière antique et la matière bretonne.
D’aukune bone estoire faire
E de latin en romaunz traire (Prologue, v. 29-30)
Des lais pensai, k’oïz aveie. […]
Nes voil laissier ne oblier.
Rimé en ai e fait ditié,
Soventes fiez en ai veillié ! (Prologue, v. 33, v. 40-42)
La critique a amplement étudié ces deux traditions dans lesquelles s’inscrit la poétesse, et a pu souligner combien « l’œuvre de Marie est l’exemple le plus parfait de la fusion de deux sources culturelles : la matière antique et la matière de Bretagne »6. Un lai au cœur du recueil (le huitième sur douze) porte particulièrement cette double empreinte, le lai du rossignol ou Laüstic. L’intrigue de ce lai narratif de cent-soixante vers se résume aisément.
Dans la région de Saint-Malo, une femme mariée tombe amoureuse de son voisin et ils s’aiment en secret, passant des heures à leur fenêtre, se faisant face. La femme se relève la nuit pour voir son amant et cela agace son mari. Elle prétend qu’elle va à sa fenêtre pour écouter un rossignol chanter. Le mari fait capturer l’oiseau et le tue cruellement sous les yeux de son épouse ; la dame l’envoie alors dans une pièce de tissu précieux à son amant pour lui expliquer la situation, et celui -ci fait forger un petit coffre – cercueil du volatile et reliquaire de leur amour impossible.
Comme dans la majorité des autres lais du recueil harleien, c’est la source bretonne orale qui est exhibée à l’ouverture et à la clôture de la pièce : la poétesse se propose de mettre en vers un conte breton qui a servi de source à un lai musical, probablement une pièce lyrique chantée et accompagnée de musique.
Une aventure vus dirai
Dunt li Bretun firent un lai.
Laüstic ad nun, ceo m’est vis,
Si l’apelent en lur païs ;
Ceo est « russignol » en franceis
E « nihtegale » en dreit engleis.
En Seint Mallo en la cuntree […] (Laüstic, v. 1-7)
Cele aventure fu cuntee,
Ne pot estre lunges celee.
Un lai en firent li Bretun ;
Le Laüstic l’apelë hum. (Laüstic, v. 157-160)
L’ancrage dans la matière de Bretagne s’appuie ici essentiellement sur l’onomastique : le toponyme Saint-Malo place l’histoire en Bretagne armoricaine, tandis que le choix d’un titre en breton « laüstic » ou rossignol dans la langue celtique, valorise les compétences de traductrice chez l’autrice. Elle traduit non seulement les grands auteurs latins en roman (ancien français), mais elle affiche son aptitude à circuler entre les langues vernaculaires présentes à la cour d’Henri II Plantagenêt : le français, le breton, l’anglais. Ce titre breton exhibe ainsi une « étrangeté linguistique » qui « annonce et manifeste l’ambition de l’écrivain de rénover une tradition en s’inventant ses propres figures littéraires »7.
Néanmoins, la matière travaillée par l’écrivain n’est pas uniquement celle exhibée, et d’autres matières affleurent, à commencer par la matière évoquée dans le Prologue, celle issue des récits en latin de l’Antiquité. Ovide, d’ailleurs mentionné dans Guigemar (v. 239), et ses Métamorphoses, paraissent à la source de plusieurs éléments du lai. Plus précisément les histoires de Pyrame et Thisbé, de Philomèle et Procné, qui au XIIe siècle, se diffractent dans le recueil, et notamment dans le lai du Laüstic.
Du récit d’amour idyllique qui inspira Shakespeare, Pyrame et Thisbé8, le Laüstic emprunte la proximité des deux foyers, le mur qui sépare les deux maisons, et l’amour impossible. Mais le duo enfantin est remplacé par le trio courtois (dame – amant – mari). Les premiers vers du récit ovidien et celui de Marie présentent en effet tout un jeu d’échos et de reprises.
En Babiloine la cité
Furent dui home renomé
Dui citeain de grant hautece9.
En seint Mallo en la cuntree
Ot une vile renumee
Dui chevalier ilec maneient. (Laüstic, v. 7-9)
La mention du mur qui sépare et en même temps rassemble les deux amants, grâce à une crevasse dans celui-ci ou bien grâce aux fenêtres qui le surplombent, offre également des similitudes formelles :
Prochain furent li dui palais
Et en tele maniere fais
C’une paroiz et uns murs seulz
Estoit devise d’ambedeus10.
Preceines furent lur maisuns
E lur sales e lur dunguns ;
N’i aveit bare ne devise
Fors un haut mur de piere bise. (Laüstic, v. 35-38)
De l’histoire de Philomèle ou Philomena pour les hommes du Moyen Âge, le lai reprend le motif central du rossignol, la mort cruelle, déplacée de l’enfant à l’oiseau, la petite victime jetée à la poitrine de celui qui l’aimait (père ou amante), et le sang qui y gicle, la broderie, à la fois image et lettres, comme substitut de la parole empêchée, et comme support de communication de la femme emprisonnée.
La joie cruelle procurée par la vengeance et le geste triomphal qui jette la victime du meurtre sur celui qui y était attaché sont présents dans le récit ovidien :
prosiluit Ityosque caput Philomela cruentum
misit in ora patris ; nec tempore maluit ullo
posse loqui et meritis testari gaudia dictis.
Philomèle bondit et lance la tête sanglante d’Itys à la face de son père
Plus que jamais, elle aurait souhaité alors pouvoir parler pour exprimer sa joie11.
Marie semble opérer un déplacement du motif : du futur rossignol vengeur et assassin – Philomèle se métamorphose en volatile par la suite chez Ovide – au rossignol tué avec détermination et cruauté dans le Laüstic :
Quant le laüstic eurent pris,
Al seignur fu renduz tuz vis. (Laüstic, v.101-102)
Et il l’ocist par engresté :
Le col li rumpt a ses deus meins
De ceo fist il ke trop vileins !
Sur la dame le cors geta,
Si que sun chainse ensanglanta
Un poi desur le piz devant. (Laüstic, v. 114-119)
Marie de France emprunte par ailleurs au texte latin d’Ovide le détail sanglant de la poitrine marquée par le sang de la victime, signe du meurtre cruel. Ce détail est mentionné explicitement par Ovide dans ses Métamorphoses, alors qu’il est absent de la version française de Philomena, version probablement contemporaine des lais et que l’on attribue avec de solides arguments à Chrétien de Troyes.
Corpora Cecropidum pennis pendere putares ;
pendebant pennis. Quarum petit altera siluas,
altera tecta subit, neque adhuc de pectore caedis
excessere notae signataque sanguine pluma est.
Les Cécropides, aurait-on dit, avaient leurs corps suspendus à des ailes ;
ils étaient suspendus à des ailes. L’une d’elles gagne les forêts,
l’autre pénètre sous les toits ; jusqu’à nos jours les traces du meurtre
n’ont pas quitté sa poitrine et son plumage est marqué de sang12.
En revanche, la mention de tout ou partie du corps jeté de manière triomphale à la tête de la personne dont le meurtrier souhaite se venger est présente aussi bien dans le texte latin d’Ovide que dans sa réécriture en ancien français au XIIe siècle :
Philomena qui s’iert reposte
An une chambre iluec decoste
S’an issi fors a tot la teste.
Jusque devant lui ne s’areste,
Si a tot ansanglantee
La teste an mi le vis gitee.
Tereus voit qu’il est traïz13.
Il est délicat de trancher si l’autrice ne connaissait qu’une des versions ou bien les deux14. Néanmoins plusieurs détails du récit cruel ovidien irriguent le lai.
Évidemment la poésie lyrique en langue d’oc est au cœur du recueil, organisée autour d’histoires de fin’ amor. La critique a mis en évidence15 que la matière des lais y puise du point de vue de son sujet principal, les relations hommes-femmes au sein d’une société courtoise raffinée, comme du point de vue des motifs, tel que la reverdie et le rossignol, chanteur nocturne, symbole du lien amoureux16.
Le lai du rossignol expose la situation d’amour fin chantée par les troubadours : la dame mariée et difficilement accessible, car surveillée par un mari jaloux ; l’amant, jeune chevalier qui ne tarde pas à exposer sa requête d’amour ; la distance imposée aux amants matérialisée par le mur entre les deux propriétés, mais dépassée par les regards, paroles et objets échangés de fenêtre à fenêtre. Les deux amants dans le Laüstic, illustrent une des conditions de l’amour courtois :
Amur n’est pruz se n’est egals.
L’amour n’a de valeur que s’il est équitable. (Equitan, v. 137)
Or, le lai insiste sur l’équité de la dame et du chevalier dans l’échange amoureux. En particulier, la réciprocité est mise en avant par la répétition de la préfixation entre– :
Sagement e bien s’entreamerent (v. 29)
E lur aveirs entrechangier
E par geter e par lancier (v. 43-44)
E iloec ne s’entreveïssent. (v. 56)
Lungement se sunt entreamé (v. 57)
L’amour réciproque et égal passe par l’échange de paroles, de regards et d’objets. L’adverbe « ensemble » répété deux fois (v. 48, v. 53) et L’adjectif « amdui », qui signifie « les deux », participe à la construction de cette représentation idéale de l’amour : « Mut esteient amdui a eise » (v. 46).
Après la description de la situation initiale, le motif de la reverdie enclenche l’aventure qui aboutit à la catastrophe finale :
Tant ceo vint a un esté,
Que bruil e pré sunt reverdi
E li vergier ierent fluri ;
Cil oiselet par grant duçur
Mainent lur joie en sum la flur.
Ki amur ad a sun talent,
N’est merveille s’il i entent ! (Laüstic, v. 58-64)
Ces vers ont été rapprochés en particulier de ceux du troubadour Marcabru17 : le chant de la nature printanière appelle celui de l’amant poète, dans le cadre d’une harmonie naturelle, d’une correspondance entre la nature, l’homme et la poésie.
Devant les soupçons du mari qui voit sa femme se lever chaque nuit pour aller à la fenêtre, la dame prétend prendre plaisir à écouter le chant nocturne du rossignol. Le mari jaloux comprendra le discours à double sens et percevra bien l’oiseau comme le symbole de l’amour adultère.
« Sire, la dame li respunt,
Il n’en ad joië en cest mund
Ki n’ot le laüstic chanter.
Pur ceo me vois ici ester.
Tant ducement l’i oi la nuit
Que mut me semble grant deduit ;
Tant m’i delit e tant le voil
Que jeo ne puis dormir de l’oil. » (Laüstic, v. 83-90)
Le discours de la dame, suivant la poésie des troubadours, insiste sur la joie : gaîté primitive et universelle de la nature, mais aussi celle, particulière, qu’espère l’amant à travers sa requête18. C’est cette joie / joi que le troubadour cherche à (re)trouver par la perfection de sa chanson19.
Le rossignol chanteur et la joie qu’il procure s’affichent ainsi comme le symbole de l’amour fin et de la poésie lyrique occitane20. Mais sa mort le transforme en un autre motif de la lyrique courtoise : l’oiseau messager.
Un suen vaslet as apelé
Sun message li ad chargié
A sun ami l’ad enveié.
Cil est al chevalier venuz ;
De sa dame li dist saluz
Tut son message cunta,
Le laüstic li presenta. (Laüstic, v. 140-144)
L’autrice des Lais procède ainsi à un glissement du motif de l’oiseau vivant messager, tel qu’on le rencontre avec le cygne dans Milun, vers un oiseau mort apporté par un homme de confiance. Outre la performance lyrique bretonne comme origine affichée, la performance lyrique occitane hante ce lai du rossignol à travers la figure de l’oiseau et de son chant, quête et expression de la joie.
La figure de l’oiseau chanteur piégé dans un verger inscrit enfin le Laüstic, dans une autre tradition, celle du récit exemplaire, la fable de l’homme et l’oiseau, répertorié sous le nom De rustico et avicula – n°322, index de Tubach –. Il semble bien que le lai du rossignol renvoie à la première partie du récit exemplaire, la capture par un homme vilain (au sens de « paysan » et/ou « discourtois ») au sein d’un jardin. Sur les ordres du seigneur,
Il n’ot vallet en sa meisun
Ne face engin, reis u laçun,
Puis les mettent par le vergier.
N’i ot codre ne chastainier
U il ne mettent laz u glu,
Tant que pris l’unt e retenu. (Laüstic, v. 95-100)
Or, ce noyau narratif21 a circulé en milieu anglo-normand, notamment sous la forme du Lai de l’oiselet, enserré, entre autres, dans le Donnei des amants22 – qui comprend aussi l’épisode de Tristan imitant le chant du rossignol. Le Lai de l’oiselet23, au début du XIIIe siècle, décrit d’ailleurs avec délectation le piège fabriqué par le vilain24.
Loin de reprendre uniquement un conte breton, source d’un lai harpé, telle que le clame l’autrice, le Laüstic articule de manière minutieuse, plusieurs traditions « diverses », pour aboutir à une composition ou « ditié »25, « plus sutil de sens »26, selon les termes du prologue. L’exigence de variété dans la production des lais telle que l’affiche Marie au début du recueil27 s’applique donc aussi à ses matières, ses sources orales et écrites. Mais quel est le sens visé par la poétesse ?
Le motif du rossignol tué paraît au cœur du processus de signification et de réflexion sur la composition28 ou art littéraire de Marie de France. En effet, l’articulation au sein du vers, du lai et du recueil, des diverses traditions orales et écrites, dont a été dressé le catalogue pour le Laüstic, constitue un art poétique fondé sur la condensation, l’enchâssement et la thésaurisation.
« E il l’ocist » : la mort du rossignol ou le « laüstic oci »
Contrairement à la version commune du récit exemplaire Le lai de l’oiselet, c’est le vilain, le mari jaloux et envieux, qui l’emporte dans la confrontation avec l’oiseau : il le fait piéger et lui tord le cou sous les yeux de son épouse. Ce qui était une hypothèse dans le récit exemplaire se réalise avec cruauté dans le Laüstic, le seigneur devenant par son geste vilain. Il s’exclut dès lors de l’éthique courtoise.
La mort du rossignol peut faire écho également à l’extase mystique : dans la poésie religieuse en latin, se rencontrent des rossignols qui meurent de trop chanter29. Ce motif sera d’ailleurs repris par quelques trouvères, comme Thibaut de Champagne30. Le rossignol se meurt de trop aimer (Dieu). Mais dans le Laüstic, est procédé à un déplacement, car si le rossignol meurt par amour, ce n’est pas d’avoir trop chanté, mais d’avoir été trop écouté par les amants et d’avoir suscité la jalousie meurtrière du mari.
Ce dernier a pris au sens propre la métaphore courtoise de la dame. La description de son geste meurtrier et de la délectation qu’il prend à se venger, la trace de sang, signal de sa vengeance et de sa méchanceté, font écho à l’histoire mythologique de Philomène reprise par Ovide.
Or, la version médiévale en français de Philomena, ainsi d’ailleurs que la poésie latine des Goliards, insiste sur le cri tragique du rossignol :
Progne devint une arondele
Et Philomena rossignos
Ancore qui crerroit son los
Seroient a honte trestuit
Li desleal mort et destruit
Et li felon et li parjure
Et cil qui de joie n’ont cure
Et tuit cil qui font mesprison
Et felenie et traïson
Vers pucele sage et cortoise,
Car tant l’an grieve et tant l’an poise
Que quant il vient au prin d’este,
Que tot l’iver avons passe,
Par les mauves qu’ele tant het
Chante au plus doucemant qu’el set
Par le boschage : « Oci ! Oci ! ».
De Philomena leirai ci31.
La jeune fille du récit mythologique est violée par son beau-frère Térée, et réduite au silence par la mutilation qu’il lui fait subir : il lui coupe la langue pour ne pas être dénoncé. Elle est vengée par sa sœur Procné qui fait manger à son époux leur enfant. Pour échapper au courroux de Térée, les deux sœurs se métamorphosent en hirondelle et rossignol. Et le cri de l’oiseau rend à Philomène en partie sa capacité d’expression perdue : métamorphosée en rossignol, elle clame désormais sa vengeance. Le cri du rossignol est assimilé au participe passé « oci », c’est à dire « occis », « tué », en ancien français.
Dans le Laüstic évidemment, ce n’est pas le rossignol qui clame sa vengeance, mais c’est lui qui est tué en signe de vengeance. Néanmoins, ce cri tragique du rossignol semble sous-jacent au lai, et cette association du rossignol et de la mort paraît miner dès le début la relation amoureuse de la dame et du chevalier.
L’attention à la matérialité sonore des mots permet du moins de rapprocher le mot breton pour désigner le rossignol et le verbe « ocir », sous sa forme de participe passé « oci », comme dans le récit mythologique, ou bien sous sa forme conjuguée à la troisième personne du parfait de l’indicatif, telle qu’elle apparaît dans le lai « ocist »32. Phonétiquement, [laostik]33 comporte les phonèmes de [otsi] ou [otsist]34. La graphie laüstic présente dans le manuscrit de Harley peut contribuer au rapprochement avec les formes du verbe « ocir », car la graphie aucir35 est fréquente dans les manuscrits, en particulier dans le domaine occitan. Le nom étrange choisi par Marie, mis en exergue au début du lai, semble bien constituer un titre programmatique, qui contient la fin tragique du rossignol.
Mais le début du texte rapproche également le mot breton, du terme qui désigne le genre lyrique source, le « lai », puisque les deux termes se suivent, « lai » à la rime du vers 2 et « Laüstic » en tête du vers 3. On peut constater que le mot [laostik] contient en fait également le mot [lai]. S’il renvoie souvent à une pièce lyrique bretonne dans le recueil, Marie l’emploie aussi pour désigner son propre travail de mise à l’écrit :
Quant de lais faire m’entremet (Bisclavret, v. 1)
Le lai del Freisne vus dirai (Frêne, v. 1).
D’ailleurs, si Marie de France s’inscrit de manière explicite dans la tradition des laid bretons, au sens de « pièces lyriques chantées », il n’est pas impossible que ce terme fasse aussi écho au lais ou « chant des oiseaux » des troubadours : la première occurrence de ce terme se trouve être chez l’un des auteurs sources de Marie de France, Marcabru36. Le mot « lai » choisi par Marie de France avec son étymologie problématique et sa polysémie, convie deux traditions lyriques, bretonne et occitane, qui se superposent. La figure du rossignol breton symbolise cette double origine lyrique, la conjointure sur laquelle repose le lai de Marie. D’ailleurs, la forme « lai » correspond aussi à la première personne du verbe laissier : « je laisse ». Le lai de Marie, c’est aussi ce que laisse la performance vocale, un peu à la manière de la laisse épique.
Or, du point de vue des phonèmes – voire des graphèmes –, « laüstic » contient à la fois « oci » et « lai ». La mort, la perte, la disparition est inscrite au cœur de la fiction, mais aussi au cœur de l’entreprise littéraire de Marie, la « grevose ovre »37, l’œuvre exigeante : le rossignol mort constitue la métaphore de la relation amoureuse interrompue, mais aussi du chant / du conte qui s’est tu.
« Chasse (s) » : soie brodée et reliquaire forgé
Le Laüstic place en son cœur le chant, et en racontant sa disparition avec la mort du rossignol, métamorphose la performance lyrique des troubadours, tout comme celle des bardes bretons, en œuvre narrative composée et brève, que la critique a désignée sous le terme de lai narratif. Ce faisant, Le Laüstic réfléchit à la tension entre oralité et scripturalité38 caractéristique du genre. Le rossignol entombé, est le symbole d’un amour impossible, mais devient aussi le symbole d’un art qui réfléchit à l’inscription de la voix39, la voix morte et enchâssée, telle un trésor. Son inscription consacre sa disparition en même temps que son souvenir monumentalisé.
Deux objets incarnent la matérialisation et conservent le souvenir de l’amour et des paroles qui l’ont porté : le tissu précieux brodé d’images et d’inscriptions40 dont la dame enveloppe le rossignol tué et qu’elle fait porter à son amant, et la châsse reliquaire très précieuse que le chevalier fait forger comme cercueil du volatile.
En une piece de samit
A or brusdé e tut escrit
Ad l’oiselet envolupé. (Laüstic, v.135-137)
Un vaisselet ad fet forgier
Unques n’i ot fer ne acier,
Tuz fu d’or fin od bones pieres,
Mut precïuses e mut chieres ;
Covercle i ot tres bien asis.
Le laüstic ad dedenz mis,
Puis fist la chasse enseeler.
Tuz jurs l’ad fete od lui porter. (Laüstic, v. 149-156)
La question de l’enveloppe précieuse, de la châsse luxueuse combine alors le processus d’enchâssement et celui de la thésaurisation41. La métaphore de la broderie et de l’architecture pour l’écriture est fréquente dans la littérature médiévale. On peut penser que ces processus mis en œuvre dans la fiction, pour garder le souvenir et métamorphoser l’amour perdu en monument raffiné et luxueux, s’appliquent à l’écriture des lais narratifs. Francis Gingras42 oppose les deux objets d’art : le tissu brodé par la dame « qui a su relancer l’aventure par la force de l’écriture »43 et le reliquaire commandé par l’amant qui protège au prix d’un « enfermement » l’oiseau et son souvenir. Loin de signifier un rapport antithétique entre la stérilité de l’oiseau enchâssé et la fécondité de l’aventure contée en lettres et images, les deux supports, dernière expression et symbole de l’amour « égal », réciproque, convergent pour incarner le projet auctorial de Marie : l’enchâssement et la thésaurisation de la voix dans le cadre du vers, du lai et du recueil.
Le sens du Laüstic réside ainsi dans la transposition intermédiale du chant au conte, du conte au lai, du lai au recueil : de la voix à l’objet précieux, qui la conscrit et en exhibe le souvenir. Marie de France, avec ses lais, s’inscrit dans la droite lignée des auteurs anciens :
Cum plus trespassereit li tens, […]
E plus se savreient garder
De ceo k’i ert a trespasser. (Prologue, v. 19-22)
Au fil du temps, / l’esprit humain saurait se garder de délaisser / dans ces textes, ce qui est voué à l’oubli.
L’enchâssement dans le reliquaire, mais aussi dans le livre manuscrit, permet l’inscription dans le déroulement temporel et le dépassement de la volatilité de la voix, elle qui ne s’actualise que dans le lieu et l’instant de sa performance.
La mise en vers et en recueil des contes et des chants consacre la disparition de la voix, en même temps que sa monumentalisation, son inscription sur l’objet, le livre manuscrit. La forme brève44 enchâssée dans le recueil, à la manière du « cors petit »45 de l’oiseau dans son reliquaire, constitue un nouveau trésor : la volatilité de la voix du chanteur, tout comme celle du conteur, se sont transmuées en lettres inscrites, métamorphose médiale, propre à en assurer la « remembrance »46.