On pourrait proposer une lecture de L’Éducation sentimentale fondée sur les dates diégétiques de l’ouverture et de la clôture du roman : « 15 septembre 1840 vers six heures du matin »1, « vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante »2, début de l’hiver 18693 et, dans un retour en arrière qui renvoie à un avant de la temporalité diégétique et qui, pour cela est particulièrement significatif, l’été 18374. Ces dates ont, en effet, ceci de remarquable qu’elles ne renvoient à aucun moment historique précis ou précisé par le récit, à aucun événement particulier dans l’histoire des mouvements sociaux et politiques, à aucune révolution en cours ou à venir dans l’immédiat. Elles se rapportent, en revanche à l’histoire à la fois singulière et prototypique du personnage principal du récit, Frédéric Moreau, ce symbole ou cette mise en abyme, selon Flaubert, de l’histoire morale de toute une génération caractérisée par le sentimentalisme et l’inaction, sa capacité à prendre ses lectures et ses poses comme grille d’analyse et de comportement dans les relations sociales et affectives.
On voit bien, dès lors, comment ces quatre dates encadrent, structurent et donnent sens à l’année centrale du récit, 1848, ses journées de février comme celles de juin. Février et Juin 1848, journées insurrectionnelles sont, en effet, caractérisées par l’absence ou le dilettantisme du personnage principal, qui arrive toujours après-coup, après la bataille, après le moment où l’Histoire s’est jouée, ce qui a pour conséquence que le narrataire ne saura jamais que l’après-coup des événements dont il n’aura, par ailleurs, que la vision de Frédéric, sauf à de rares exceptions comme le passage dans lequel le narrateur commente et décrit le traitement indigne des prisonniers incarcérés dans les bas-fonds des Tuileries que l’on laisse mourir, la répression impitoyable des insurgés par les gardes nationaux et raconte l’assassinat du jeune étudiant – en tout point l’anti Frédéric Moreau ou peut-être ce qu’aurait pu être Frédéric Moreau5 – par le père Roque :
Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. […] Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction – pour les empêcher d’ébranler les grilles – fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en dépit de la victoire, l’égalité […] se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes […]6.
Cette articulation de la temporalité à travers ces dates romanesques et historiques et du vide du personnage permettent de mieux saisir le travail idéologique du texte flaubertien dans sa mise en scène et en perspective des journées révolutionnaires de 1848.
Le récit flaubertien élabore en effet un personnage caractérisé essentiellement par la distorsion constante entre une pose, une posture qui se révèle vite être une imposture, un rapport au monde fondé sur l’imitation, le désir mimétique et le discours ; autrement dit, le gouffre béant entre ce qu’il voudrait paraître et ce qu’il est, comme le montre d’entrée de jeu la fascination qu’il éprouve pour le bourgeois grossier, suffisant et content de soi qu’est Arnoux, ce parfait représentant de l’ethos du monde marchand et du spectacle :
La conversation roula d’abord sur les différentes espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.
Il était républicain ; il avait voyagé, il connaissait l’intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu’il appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea7.
Il est significatif que la première personne rencontre sur La Ville-de-Montereau soit Monsieur Arnoux– avant même « l’apparition » de l’inconnue qui s’avèrera être Madame Arnoux. C’est bien ce dernier qui, en réalité, servira de modèle et d’aune à Frédéric ; qu’il voudra imiter. Ce n’est pas pour rien que sa vie sentimentale reproduira, d’une certaine façon, celle du propriétaire de l’Art industriel puisque les femmes de sa vie seront précisément – sauf peut-être Madame Dambreuse – celles qu’aura connues Monsieur Arnoux.
L’homologie structurelle, pour détourner une vieille notion goldmannienne8, entre le rapport au monde du personnage et les événements, prend alors tout son sens. L’apparente impassibilité flaubertienne, à travers l’utilisation massive, en particulier du discours indirect libre qui – notons-le, met au centre du récit les discours sur l’action plutôt que le récit de l’action et à propos duquel Ross Chambers note que « le style indirect libre force l’écriture à "répéter" le discours des personnages (du social) ; et la "réalité" dans le roman se définit comme une sphère dégradée parce que vouée à la répétition » (p. 188)9 – et la dérision ironique de la rhétorique « révolutionnaire », représentée à la fois par Frédéric, Sénécal, Deslauriers et Dussardier, permet, en réalité, de proposer une lecture particulière de 1848 et du massacre de la classe ouvrière. Celle-ci est fondée sur la transformation d’événements tragiques en purs éléments de discours, en pure mise en scène de signes, en tableau (dé)figurant la réalité comme une tragicomédie de la bêtise, de l’ignorance et des illusions.
Ainsi, lors de la scène de la prise des Tuileries, Frédéric est spectateur mais pris au milieu de l’affrontement. Le récit, en focalisation interne, met l’accent sur la dimension théâtrale, aux limites de l’absurde et presque factice d’événements tragiques :
Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle10.
Chambers rappelle que dans une lettre à Louise Collet, Flaubert déclare que si on avait lu attentivement L’Éducation sentimentale, on aurait évité la Commune. La déclaration est à la fois explicite et obscure. Explicite en ce sens où Flaubert signale clairement que la dimension politique de son roman est centrale, alors même que le texte ne cesse de tourner en dérision les modalités selon lesquelles celle-ci est pratiquée (ou rêvée) par l’ensemble des camps, ce qui contribue d’une certaine façon à la mise en cause cette fois du politique en tant que tel et pas seulement de la politique ; obscure puisque cette remarque faite dans l’après-coup de la révolution communarde et de son écrasement, semble renvoyer au néant ce travail même de la dérision.
Que peut donc signifier, dans cette perspective, prendre au sérieux L’Éducation sentimentale, le traitement romanesque de 1848, du pseudo-romantisme petit-bourgeois ou bourgeois et du rêve révolutionnaire ? Dans leur introduction au numéro de la revue L’Homme consacré aux « Vérités de la diction », François Flahaut et Nathalie Heinich proposent cette définition de la fiction : « la fiction constitue à la fois un espace de suspension du sentiment de réalité et une possibilité de s’en rapprocher en "y croyant" »11. Jean-Marie Schaeffer, dans le même numéro, précise que « la spécificité de la fiction ne réside pas dans la non référentialité des représentations mais dans la façon dont nous adhérons à ces représentations »12. La fiction romanesque propose ainsi un savoir singulier, issu de la dialectique d’un cadre interprétatif situé (de classe, de couleur, de genre…) informé par des normes et des croyances reçues et souvent tenues pour vraies ou pour universelles et de la prise en compte, malgré tout, de cultures, d’idéologies et de pratiques différente. Comme le rappelle Alain Montandon, « toute œuvre implique une conception de l’homme dans sa globalité et de ses rapports aux autres et à la société »13.
L’œuvre littéraire est, avant tout une production culturelle qu’il faut resituer dans la complexité du système culturel dans lequel elle a été produite. Reconnaître donc la dimension anthropologique et politique d’un texte littéraire, c’est reconnaître sa nature éminemment sociale, sa fonction symbolique, son existence en tant que production langagière et fait textuel, la complexité des significations qui y sont liées.
Mais il ne s’agit pas ici de proposer une lecture de L’Éducation sentimentale comme document sur les journées de 1848, ni même de voir ce que ce roman révélerait, en tant que production « superstructurelle » d’une société fondée sur la domination de la bourgeoisie, mais plutôt d’analyser en quoi un tel imaginaire social et culturel est pris en charge par un écrivain spécifique et comment cela produit une esthétique particulière et complexe pour dire cette rencontre entre un monde raconté et l’idéologie de celui qui raconte. Pour le dire de manière plus précise, il ne s’agit pas de lire Flaubert à la lumière de Marx mais de lire comment le règne annoncé du monde de la marchandise, à travers la confrontation de deux lectures situées d’un même moment historique, l’une par un romancier, l’autre par un théoricien et activiste du mouvement ouvrier et de la lutte des classes, met à jour les contradictions des êtres dans une vie rendue impossible pour toutes et tous.
Comme l’écrit Pierre Barbéris :
l’idéologie du texte, dans le texte, par le texte, c’est bien la construction, pour le moment incontrôlable par une historicité quelconque, encore moins par une quelconque sociologie, par une quelconque prospective politique, de ce haïssable balcon d’où l’on regarde les choses. Et ce n’est pas pour rien que le romantisme (le vrai : le romantisme réaliste) est venu avant Marx14.
Et il précise un peu plus loin :
« […] ce qui est encore non connu de l’HISTOIRE, l’émergence des contradictions nouvelles, c’est la littérature qui le dit. », […] la réponse c’est qu’il n’y a pas d’autre réponse que d’écrire cette absence de réponse. […] Le texte littéraire ouvre des portes sur des vides15.
Rêver la révolution au XIXe siècle
Selon Alain Vaillant, « toutes les révolutions qu’a connues la France depuis 1789 […] sont littéraires, non pas tant par le rôle qu’ont pu y tenir les écrivains, que par les étapes qu’elles constituent dans la mutation et la crise de la littérature à cette époque »16.
En particulier, signale Vaillant, après 1848, « la littérature nouvelle, incarnée dans les deux œuvres siamoises de Baudelaire et de Flaubert, se signale très évidemment – et de façon ostentatoirement provocatrice chez les deux auteurs cités – par son renoncement à la rhétorique. Ou du moins, par la volonté d’y renoncer »17. Il serait sans doute plus juste de parler, en ce qui concerne Flaubert en tout cas, d’un « renoncement à la rhétorique » qui passe, de manière dialectique, par une mise en avant ironique et moqueuse des rhétoriques, qu’elles soient amoureuses, révolutionnaires ou affairistes.
Vaillant note ainsi qu’« à chaque épisode révolutionnaire correspond un paradigme littéraire principal, qui cristallise cet idéal, de plus en plus menacé et concurrencé par les nouvelles pratiques culturelles [le livre comme objet industriel et commercial ; la littérature-livre qui renvoie le lecteur au silence de la lecture contre la littérature-parole de la conversation des salons ou des clubs], d’une littérature pleinement esthétique et pleinement discursive » (p. 15).
Pour le critique, le modèle littéraire de 1789, qui va « irriguer plus ou moins clandestinement tout le romantisme » (p. 16), c’est celui de l’éloquence, qui fait la synthèse, selon Mme de Staël, entre la pensée rationnelle et le domaine de l’émotion. D’où l’importance du théâtre (surtout avant 1848) et de la poésie (surtout après 1848). Cette importance de la poésie après 1848 serait liée, selon Vaillant au fait que cette dernière propose « un discours qui, par sa nature, soit capable de capter l’émotion collective et de la restituer, en une forme qui soit à la fois parfaitement cohérente en elle-même mais qui fasse résonner l’écho de tout ce qui n’est pas elle » (p. 20).
La poésie post 1848 sera donc « cette poésie, à la fois lyrique et épique, intime et collective, dont se mettent à rêver, entre deux révolutions, les poètes romantiques. » (p. 20). C’est aussi cela qui explique sans doute – mais Vaillant n’en parle pas – l’importance de la poésie et de la chanson ouvrières dont Flaubert se moquera dans L’Éducation sentimentale, en particulier lorsqu’il tourne en dérision les clubs de 1848 :
Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux où l’on décrétait la mort des rois, ceux où l’on dénonçait les fraudes de l’épicerie ; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et les riches conspiraient contre les pauvres. […] – puis, çà et là, un éclair d’esprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un juron, et des fleurs d’éloquence aux lèvres d’un goujat, portant à cru le baudrier d’un sabre sur sa poitrine sans chemise18.
C’est ainsi que la calamiteuse séance du Club de l’Intelligence où Frédéric, empêché par Sénécal, tentera en vain de présenter sa candidature à la députation, commence, après la lecture de la déclaration Des droits de l’homme et du citoyen, qualifiée par le narrateur d’« acte de foi habituel », par une chanson de Béranger, chanson qui entre en concurrence avec une autre du poète socialiste Pierre Dupont :
Puis une voix vigoureuse entonna les Souvenirs du Peuple de Béranger. D’autres voix s’élevèrent :
Non ! Non ! pas ça !
La Casquette ! se mirent à hurler, au fond les patriotes.
Et ils chantèrent en chœur la poésie du jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
À genoux devant l’ouvrier !19
Entre 1815 et 1870, il a été recensé plus de 3 000 textes, destinés à être lus et/ou chantés, nécessairement de manière collective20, et dont le public est, de très loin, beaucoup plus important que celui des poètes ou des romanciers « bourgeois » qui, eux, rêvent, désirent et écrivent un peuple mythique et rêvé dont ils seraient les représentants en quelque sorte21. Ainsi Hélène Millot note que
l’aveuglement et la surdité [de la génération romantique] à l’égard du peuple, avant comme après 1848, tiennent principalement et simultanément à la construction d’un mythe du peuple, et à la réduction du peuple à l’enfance : le peuple est un géant, mais c’est aussi un enfant qu’il faut éduquer et guider, un enfant-géant dont les manifestations spontanées ne peuvent être qu’incompréhensibles, et jugées d’autant plus dangereuses qu’elles ont à la fois puissantes et immatures. […] Toute expression autonome de la parole populaire ne peut être que littérairement, culturellement et idéologiquement recevable […]22.
Karl Marx, dans Les Luttes de classes en France (1848-1850) revient sur cette confusion :
Ainsi, dans l’esprit des prolétaires qui confondaient en général l’aristocratie financière avec la bourgeoisie, dans l’imagination de braves républicains qui niaient l’existence même des classes ou l’admettaient tout au plus comme une conséquence de la monarchie institutionnelle, dans les phrases hypocrites des fractions bourgeoises jusque-là exclues du pouvoir, la domination de la bourgeoisie se trouvait abolie avec l’instauration de la République. Tous les royalistes se transformèrent alors en républicains et tous les millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qui répondait à cette suppression imaginaire des rapports de classe, c’était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelle. Cette abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste au-dessus de la lutte des classes, la fraternité, telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. C’était un simple malentendu qui séparait les classes, et, le 24 février, Lamartine baptisa le Gouvernement provisoire : « un gouvernement qui suspend ce malentendu terrible qui existe entre les différentes classes ». Le prolétariat de Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité23.
Bien entendu, la fermeture des Ateliers nationaux et la révolution de juin 1848 qui se fit au nom de la République sociale et de l’égalité réelle brisèrent ce mythe.
Le XIXe siècle est souvent appelé « l’âge des révolutions »24. Il s’ouvre avec la Révolution française et se termine avec la Semaine sanglante de 1871 qui vit la IIIe république présidée par Thiers mettre à mort des milliers de Communards, en condamner au bagne et en déporter des milliers d’autres en Nouvelle Calédonie et en Kabylie, autrement dit dans les nouvelles colonies françaises de la République. Entre ces deux bornes, il y a :25
-
la révolution de 1789
-
la révolution de 1791 et la création de la première république
-
la révolution de 1793 (qui vit la première abolition de l’esclavage en 1794 par la Convention)
-
la contre révolution thermidorienne qui entraîna le Directoire et le Consulat
-
l’empire napoléonien
-
la Restauration et le début de la seconde série des conquêtes coloniales.
-
la révolution de 1830 et la Monarchie de juillet (avec toutes les insurrections de 1832, 1834, 1841…)
-
la révolution de février 1848 et la proclamation de la seconde république ; mise en place du suffrage universel (masculin)
-
la révolution de juin 1848
-
l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la république en décembre 1848
-
le coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte (décembre 1851)
-
le second empire
-
la troisième république (1870)
-
la Commune de Paris, de Lyon et de Marseille
-
l’écrasement de la Commune de Paris (1871)
-
l’extension de l’empire colonial français
C’est bien cet « âge des révolutions » et ses désillusions ainsi que ce que Hamlet appelait la disjonction des temporalités, que L’Éducation sentimentale prend en charge en insistant d’une part sur la disjonction entre les discours rêveurs et enthousiastes, le manque de lucidité des acteurs et la dimension têtues des faits, d’autre part sur la violence et la férocité avec lesquels le pouvoir républicain bourgeois anéantit les rêves. Toute la littérature française du XIXe siècle – mais aussi les littératures européennes de manière plus large, à travers Hegel, Heine, Byron… –, de Mme de Staël à Lautréamont, Rimbaud et Vallès, en passant par Chateaubriand, Claire de Duras, Musset, Lamartine, Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Baudelaire et bien d’autres. Tous les « courants littéraires » ont été ainsi hantés ou habités par cette question de la révolution, du monde révolutionné, du désir de révolution, et de leurs effets sur la société, la vie, l’amour, les relations entre les femmes et les hommes, le statut des femmes, la question coloniale et celle de la couleur, les problèmes de la domination et de la résistance. Ce n’est pas pour rien que Rimbaud, à la fin du siècle, peut dire à la fois que « Je est un autre », et que « la vraie vie est ailleurs ».
L’Éducation sentimentale se moque des références constantes faites par les personnages, insurgés réels ou petits-bourgeois rêveurs de révolution, à La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793. Or, ce texte fondateur26, au contenu radicalement révolutionnaire27 a été, tout au long du XIXe siècle, au cœur des rêves et des luttes jusqu’à la Commune de Paris. Il y a donc au cours de ce siècle un mouvement d’idées – qui se concrétise dans les luttes, les insurrections, les révolutions – pour l’instauration d’une république (« sociale » diront les mouvements ouvriers) qui correspondrait aux affirmations fondamentales de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en particulier son préambule et ses trois derniers articles. Si le XIXe siècle est celui de l’expansion coloniale, avec la conquête de l’Algérie à partir de 1830, il est aussi celui des luttes pour une meilleure justice sociale : il a vu l’abolition de l’esclavage, l’instauration de deux républiques, trois révolutions, « le printemps des peuples », les luttes pour les droits des travailleurs et des femmes, pour la fin du travail des enfants, la montée des organisations communistes et anarchistes28, même si, selon les historiens, les idées socialistes et communistes sont davantage mises en scène dans les fictions romanesques que présentes dans les rassemblements populaires.
Ce rêve d’un monde meilleur, à la fois égalitaire et permettant à chaque individu de vivre pleinement ses rêves et sa vie, structure les nombreux récits, témoignages, autobiographies révolutionnaires, de Louis Ménard (Prologue d’une révolution. Février-juin 1848) à Louise Michel, en passant par Guillaume Lefrançais, (Souvenirs d’un révolutionnaire) ou Maxime Vuillaume, (Mes Cahiers rouges) Mais il est aussi présent, de manière contrastée et hétérogène, dans les textes fictionnels ou poétiques, de Balzac à Vallès, en passant par Stendhal, Flaubert, Hugo, Sand, Baudelaire, Rimbaud et bien d’autres. Il apparaît également dans les récits et les romans farouchement opposés au mouvement ouvrier et insurrectionnel (Maxime du Camp, Villiers de l’Isle Adam, Théophile Gautier, Prosper Mérimée…) qui voient dans les luttes, les insurrections, les révolutions, les symptômes d’une folie collective, de l’effondrement de l’ordre social et moral29.
Bien entendu, les textes littéraires ne sont pas des documents de ces actions ou de ces rêves révolutionnaires, mais ils les signalent, de manière particulièrement distanciée et ironique dans L’Éducation sentimentale. Michèle Riot-Sarcey écrit à propos de Flaubert, absent de Paris en juin 1848 : « L’écrivain ne reconstruit pas un passé idéalisé où le sordide côtoie le sublime, à la manière d’un Hugo : Flaubert accompagne tout simplement son héros dans ses déambulations à travers les rues de Paris après le massacre »30.
L’une des figures centrales de la représentation de ce rêve – représentation moqueuse et ironique dans le cas de L’Éducation sentimentale – est celle du romantique, et du romantique révolutionnaire. Ce n’est pas pour rien que Frédéric Moreau est présenté, d’entrée de jeu, comme une parodie de personnage romantique :
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux etqui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont in ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame, et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un soupir. […] Il trouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardait à venir. Il se déclamait des vers mélancoliques […]31.
Ce cliché du personnage littéraire romantique est immédiatement renversé par le rappel prosaïque de l’ennui quotidien, de la vie morne et ennuyeuse du jeune homme, de son devenir petit-bourgeois, de la réalité économique et des stratégies liées à une captation d’héritage :
Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait pour lui, l’héritage […] (p. 42).
En 1840, c’est-à-dire sous la Monarchie de Juillet qui voit le développement du capitalisme industriel et commerçant (cf. Mr. Arnoux), du boursicotage financier (cf. dans Lucien Leuwen de Stendhal le roi jouant en bourse), cette figure de romantique ne peut plus fonctionner que comme dérision. Frédéric est celui qui consomme les signes des rêves au lieu de les lire et de les interpréter dans le moment présent. Le récit de sa première vision de Mme Arnoux est, à cet égard révélateur :
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. […] Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?32
Le texte est, en effet, limpide : Frédéric ne voit rien, sinon cela qui est comme une apparition. Même si on ne tient pas compte de la référence intertextuelle que rappelle Pierre-Marc de Biasi, à savoir que « cette formule célèbre est un emprunt (et un clin d’œil) de Flaubert au récit de voyage Le Nil de Maxime Du Camp », phrase prononcée à l’occasion de la rencontre avec la courtisane Koutchouk-Hânem, il est clair que Mme Arnoux n’est rien d’autre ici que la projection d’un jeune homme nourri de littérature romantique et exotique, comme l’indiquent ses supputations sur l’identité de la jeune femme. Frédéric ne voit donc personne sinon la matérialisation éventuelle de ce « bonheur mérité par l’excellence de son âme ». Il n’interprète rien, il ne fait que consommer des signes. Cette question du bonheur mérité et nécessairement raté est peut-être ce qui permet de faire le lien entre la consommation individuelle des signes et l’aveuglement global d’une génération qui rêve le bonheur au lieu de se donner les moyens de le concrétiser. Dussardier, sans doute le pElus idéaliste et convaincu des personnages de L’Éducation sentimentale ne déclare-t-il pas, après la prise des Tuileries, l’abdication de Louis-Philippe et l’instauration de la république : « Avec le suffrage universel, on sera heureux maintenant » ?
La lecture flaubertienne de 1848 : distordre les discours
Karl Marx, à l’occasion d’un discours lors d’une fête de The People’s Paper, Journal des chartistes de Londres, le 14 avril 185633, affirme :
Les révolutions de 1848 furent des épisodes, de tout petits craquements, de toutes petites déchirures dans l’écorce solide de la société bourgeoise. Mais elles dévoilèrent l’abîme que recouvrait cette écorce, sous laquelle bouillonnait un océan sans fin, capable une fois déchaîné d’emporter des continents entiers, l’émancipation du prolétariat, secret du XIXe siècle et de sa révolution.
Cet océan bouillonnant, n’est jamais, selon Flaubert dans L’Éducation sentimentale, que celui de la complaisance rhétorique et de la jouissance du discours imitant le ton, les envolées et le contenu des tribuns de la révolution française, que les personnages du roman rêvent de rejouer, ce qui les rend incapables de lire ce qui se passe véritablement au moment où la révolution en actes a lieu. L’Éducation sentimentale s’amuse de ce fossé, de cette manière de considérer l’Histoire comme un discours, de cette rêverie d’avenir qui ne se fonde jamais – et de manière sentimentaliste – que sur un rêve de passé perdu, à la fois concrétisé par la révolution française et inabouti en raison de l’empire napoléonien et de la Restauration ; de cette manière de consommer en permanence les signes d’une révolution perdue au lieu de lire ceux du monde contemporain. Il n’empêche que Flaubert soi-même, dans le cadre de son travail de déconstruction34 des rêveries et des illusions sentimentalistes, distord à son tour les discours et les actes de 1848 dans son roman. Michèle Riot-Sarcey a analysé de manière détaillée les luttes ouvrières et, plus globalement, révolutionnaires dans son ouvrage Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France. Elle montre qu’il y a, en 1848, un véritable esprit révolutionnaire, qui resurgira à l’époque de la Commune de Paris. En 1848, le gouvernement direct des travailleurs était pensé possible. La référence en était la révolution de 1792. À lire les manifestes écrits des insurgés de 1830 et de 1848 auxquels l’historienne fait référence, on se rend bien compte que le passé – un passé considéré comme inaccompli – fut, d’une certaine façon, le moteur de l’insurrection. Le maître mot était la concrétisation de « liberté, égalité, fraternité », et l’objectif était celui d’une république sociale. « Fraternité » ne signifie absolument pas une générosité philanthropique et paternaliste ou la charité publique, mais bien l’organisation active de la solidarité entre les travailleurs. Comme le rappelle Michèle Riot-Sarcey, L’insurrection de février 1848 n’a donc pas uniquement pour objet la proclamation de la république, elle est aussi l’expression d’une volonté de supprimer l’exploitation. 1848 est pensé par ses acteurs comme la mise en œuvre concrète des promesses de 1789 et, surtout, de 1792. En particulier, le rôle joué par « les gens du peuple » est remis au premier plan par les insurgés. Il s’agit clairement de contester ou de déjouer la domination, de mettre en place la liberté pour tous, de redonner tout son sens à la Déclaration des droits de l’homme en mettant concrètement en œuvre son universalité. Les références à 1789 foisonnent ainsi dans toutes les insurrections et révolutions du XIXe siècle. Ce n’est pas pour rien que Delacroix peint dès l’automne 1830 son fameux tableau La Liberté guidant le peuple. L’adolescent du tableau incarne, selon Michèle Riot-Sarcey, à la fois la figure de l’héritier de la révolution de 1789 et celle de l’humanité à venir.
L’historienne évoque le texte que rédige au printemps 1848, un certain C. Payard, élève de l’ENS de la rue d’Ulm, et intitulé « Du socialisme, projet relatif à l’organisation du travail ». Comparant la révolution de 1789 à celle de février 1848, il déclare que la première a été uniquement politique alors que la seconde est à la fois politique et sociale. Le texte de Payard permet donc de comprendre les enjeux de la révolution de 1848 et la raison profonde de l’insurrection : la nécessité d’améliorer le sort des travailleurs par des réformes immédiates et profondes au risque assumé de déstabiliser profondément et durablement l’équilibre social. Il faut donc comprendre que l’insurrection du 22 février 1848 porte déjà en germe celle de juin.
Dès l’abdication de Louis-Philippe le 24 février, un gouvernement provisoire est mis en place sous la pression du mouvement populaire qui réclame la vraie république35, la diminution du temps de travail, de meilleurs salaires, l’amélioration du sort des plus démunis. C’est cette pression populaire qui explique que des décrets sont rapidement pris par le gouvernement provisoire : le 25 février, le droit au travail est proclamé ; le 26, la peine de mort pour raisons politiques est abolie ; le 2 mars, liberté de presse, de réunion et d’association ; le 8 mars, ouverture de la Garde nationale à tous les citoyens. En mars toujours, limitation de la journée de travail (10h à Paris, 11h en province), ouverture des Ateliers nationaux, abolition de l’esclavage (4 mars). Il y a donc incontestablement une liaison profonde entre social et politique. Dès février 1848, le slogan « république démocratique et sociale » apparaît sur les bannières.
Il y a ainsi, de manière concrète, un exercice de la souveraineté populaire qui s’exerce au sein des collectifs qui se mettent en place36, à travers l’élection de la garde nationale, dans l’organisation du travail des Ateliers nationaux, dans les clubs, dans l’élection des représentants à la Commission du gouvernement pour les travailleurs, dite « Commission du Luxembourg » parce qu’elle siège au palais du Luxembourg où elle remplace la Chambre des Pairs, et dirigée par Louis Blanc. Voici la déclaration qui institue cette commission le 1er mars :
Considérant que la révolution faite par le peuple doit être faite pour lui ; qu’il est temps de mettre un terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ; que la question du travail est d’une importance suprême ; qu’il n’en est pas de plus haute, de plus digne des préoccupations d’un gouvernement républicain ; qu’il faut aviser, sans le moindre retard, à garantir au peuple les fruits légitimes de son travail ; le gouvernement provisoire de la République arrête une commission permanente avec mission expresse et spéciale de s’occuper de leur sort.
N’importe quel citoyen s’estime donc en droit de s’exprimer, en réunion, dans la rue, dans les clubs et de diffuser ses revendications à travers l’utilisation massive de pétitions37 à destination du gouvernement provisoire puis des députés après les élections du 23 avril. C’est dans cette perspective que le rôle des clubs, des associations ouvrières et de la presse prend tout son sens. 1848 est, avant tout, rappelle Michèle Riot-Sarcey, le temps des associations ouvrières. C’est dans cette perspective que l’on doit resituer les références au Christ – ce dont Flaubert se moque dans le roman –, pensé comme le premier des socialistes. De 1848 est censé surgir un monde nouveau. La saint-simonienne Pauline Roland parle, par exemple du « divin socialiste du passé, Jésus de Nazareth » et des promesses du Christ rédempteur. La formule « Christ des barricades » est courante à l’époque38.
À cela s’oppose le point de vue bourgeois, qui considère que le prolétariat n’a pas voix au chapitre. La manière qu’a Flaubert de tourner en dérision le débat au Club de l’Intelligence est particulièrement révélatrice d’une doxa bourgeoise. Les prolétaires sont considérés comme des barbares incultes et stupides qui mettent en danger la civilisation moderne. Saint-Marc Girardin, membre de l’Académie française, critique littéraire à la bien-pensante Revue des deux mondes et au Journal des débats, ministre de l’instruction publique en 1848, écrit ainsi dans ce dernier journal le 8 décembre 1831 que « Les barbares qui menacent la société sont dans les faubourgs de nos villes. » Et il précise :
Nos expressions de barbares et d’invasions paraîtront exagérées ; c’est à dessein que nous les employons. […] Il faut que la classe moyenne sache bien quel est l’état des choses ; il faut qu’elle connaisse bien sa position. Elle a au-dessous d’elle une population de prolétaires qui s’agite et qui frémit, sans savoir ce qu’elle veut, sans savoir où elle ira ; que lui importe ? Elle est là. Elle veut changer. C’est là où est le danger de la société moderne ; c’est de là que peuvent sortir les barbares qui la détruiront.
Honoré de Balzac a clairement exprimé cette crainte. Ainsi, dans Les Paysans, roman inachevé écrit en 1844 et publié à titre posthume, il écrit : « depuis 1789, la France essaie de faire croire, contre toute évidence, aux hommes qu’ils sont égaux ». Dans le même roman, il dénonce, à travers la voix du narrateur, « l’audace avec laquelle le communisme, cette logique vivante et agissante de la démocratie, attaque la société dans l’ordre moral ».
George Sand, est, quant à elle, pour une république unie, rassembleuse. Concrètement, cela signifie qu’elle est contre les revendications des ouvriers qui, de son point de vue, remettent en cause cette union de la bourgeoisie et du peuple. Elle déclare, par exemple, dans Histoire de ma vie, à propos de l’insurrection de juin 1848 : « ces journées venaient de tuer la république en armant ses enfants les uns contre les autres et en creusant entre les deux forces de la révolution, peuple et bourgeoisie, un abîme que vingt années ne suffiront peut-être pas à combler. » Pour George Sand, comme pour la plupart des écrivains, l’événement révolutionnaire est pensé comme une anomalie.
À l’inverse, rappelle Michèle Riot-Sarcey, Marie Catherine Sophie de Flavigny, comtesse d’Agoult, qui écrit sous le nom de Daniel Stern, comprend davantage les positions ouvrières. Dans son ouvrage, Histoire de la révolution de 1848, écrit en 1850, elle note ceci :
De masse, voici le peuple devenu nombre. Dans le grand acte auquel il vient d’être appelé, on l’a compté, il s’est compté lui-même. Désormais, il se connaît ; il a acquis, avec les sentiments de sa force, la conscience de son droit ; et dans les temps modernes, l’idée de droit engendre nécessairement le besoin et finit par produire la capacité de la liberté.
Pour elle, l’insurrection de juin a le caractère d’une juste protestation contre la violence d’un droit. Elle écrit ceci :
L’insurgé de juin, ne l’oublions pas, c’est le combattant de février, le prolétaire triomphant, à qui un gouvernement proclamé par lui-même assure solennellement, à la face du pays qui ne proteste pas, le fruit modeste de sa conquête : le travail pour récompense de sa misère, le travail comme prix du combat.
La grande peur de la bourgeoisie et des classes moyennes, c’est précisément que les acteurs de 1848 deviennent pour la première fois les sujets de leur propre histoire. C’est bien dans cette perspective qu’il faut resituer les références constantes aux luttes antérieures et, en particulier à la Révolution française. Celles-ci permettent à ceux qui souhaitent un autre monde d’inscrire leur histoire dans un passé de luttes et de justice. Flaubert insiste sur le fait que le présent n’est pensé que comme une reprise du passé, une répétition de ce qui a déjà eu lieu, en oubliant les différences fondamentales produites par le mouvement historique qui fit que 1848 ne saurait être 1793 ou même 1789. Cette proposition disqualifie le fait que ce n’est pas le présent qui s’efforce de rejouer le passé mais que, dans la perspective des futurs insurgés comme des rêveurs de révolution, le passé est projeté sur un présent conçu comme différent. Ces références fondent le socle d’une fraternité nouvelle liée à un devenir historiquement autre que celui des possédants. L’insurrection ouvre ainsi, à partir des références au passé révolutionnaire, l’avenir vers un possible qui n’était pas encore imaginé dans le passé.
Mais après février 1848, c’est la république attachée à la famille, à la propriété, à la hiérarchie, une république vidée des aspirations sociales qui a triomphé. Du point de vue de la bourgeoisie, la liberté n’a pas le sens qu’elle a pour ceux qui en sont privés ; elle renvoie uniquement la dimension politique, limitée de fait au droit de se réunir en vue de débattre et de préparer les élections. La défense de la famille et de la propriété devient prioritaire. Ce n’est pas pour rien que lorsque les massacres de juin 1848 sont évoqués dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, les traces que suit Frédéric s’évanouissent dans « un silence noir » près de la rue Saint-Victor. Mais ce n’est pas pour rien non plus que les massacreurs qui, dans la réalité sont les troupes commandées par des officiers formés par les répressions coloniales, sont essentiellement représentés, à l’instar du Père Roque, comme des provinciaux ordinaires, anti-partageux, propriétaires tranquilles, devenus, ainsi que l’écrit le narrateur, « impitoyables ».
On le voit, les représentations et les discours à l’œuvre dans L’Éducation sentimentale, et surtout la mise en avant des luttes comme la conséquence de discours ne reposant que sur une rhétorique coupée de pratiques réelles, ou les réinterprétant en dehors du mouvement qui se fait dans le moment contemporain, participent à la légitimation de ces discours dominants.
C’est précisément la canaille – et il est d’ailleurs remarquable que les insurgés ou les révolutionnaires sont systématiquement qualifiés de « foule », de « multitude », de « masses » (de préférence « grouillante » comme à la page 429), de « groupes », de « populace » ou à travers le syntagme ironique « le peuple » – qui est montrée, exhibée, mise en avant lors de la scène de l’après-prise des Tuileries en février 1848, lorsque Frédéric qui n’a participé à rien visite l’ancien palais royal en compagnie de Hussonnet. Le texte insiste sur le grouillement, la stupidité des prolétaires ; celles et ceux qui occupent le palais sont des prostituées, des voleurs, des pilleurs, des galériens, des « chenapans », des violeurs potentiels… À vrai dire, en ce lieu, il n’y a aucun ouvrier, aucun vrai prolétaire (sauf celui qui est qualifié de « stupide comme un magot », p. 430). Le récit de la prise des Tuileries, par le truchement du regard de Frédéric renvoie en réalité à un vrai « discours social », celui de la bourgeoisie atterrée et revancharde et prépare, si l’on y prend garde, l’épisode des massacres de juin et, en particulier, l’assassinat par le Père Roque de l’étudiant emprisonné.
1848 est donc mis en perspective à travers une distorsion évidente qui renvoie très clairement à une idéologie anti-peuple et contre révolutionnaire. Autrement dit, la critique flaubertienne du discours révolutionnaire à travers la moquerie de la rhétorique et du « prêt à parler » a son pendant dans la prise en compte assumée d’un contre-discours, tout aussi figé, tout aussi inscrit, tout aussi situé. Dolf Oehler relève ainsi que « comme l’histoire de 1848 n’est qu’accessoirement l’histoire d’une révolution et au contraire celle d’un échec, le peuple n’apparaît que sous les regards que là où il croise la route des anti-héros bourgeois et petits-bourgeois »39.
Françoise Mélonio40 analyse en quoi consiste cette idéologie. Elle fait référence à une lettre, datée du 30 mars 185741, que Flaubert écrit à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, où il déclare :
je n’ai de sympathie pour aucun parti politique ou pour mieux dire je les exècre tous, parce qu’ils me semblent également bornés, faux, puérils, s’attaquant à l’éphémère, sans vues d’ensemble et ne s’élevant jamais au-dessus de l’utile. J’ai en haine tout despotisme. Je suis un libéral enragé. C’est pourquoi le socialisme me semble une horreur pédantesque qui sera la mort de tout art et de toute moralité.
Cette position « libérale » est sans doute la plus évidente dans la mise en scène des journées de juin 1848. Le récit ne montre jamais la résistance des insurgés ; il en montre la défaite, l’après-coup de la révolution perdue. Et le parcours de Frédéric revenu – trop tard, une fois de plus – est non seulement un parcours sans cesse contrarié par des obstacles, sans cesse bloqué, mais c’est un parcours qui s’opère au milieu d’un théâtre d’ombres.
Or, durant les quatre jours que durèrent les combats, il y eut des centaines de barricades dans Paris, en particulier dans le quartier du Faubourg-du Temple avant que ces dernières ne soient détruites par les troupes du général Lamoricière42. Karl Marx publie, dans Neue Rheinische Zeitung du 28 juin 1848, le récit du capitaine du 1er bataillon de la garde républicaine, qui souligne la violence des affrontements :
Nous remontons le Faubourg-du-Temple ; avant d’arriver à la caserne (Popincourt), nous faisons halte. À deux cents pas plus loin, s’élève une formidable barricade, appuyée par plusieurs autres et défendue par 2 000 hommes environ. Nous parlementons avec eux pendant deux heures. Vainement ! Vers six heures arrive enfin l’artillerie ; alors les insurgés ouvrent les premiers le feu. Les canons répondent et, jusqu’à neuf heures, le grondement des pièces fait voler en éclats les fenêtres et les tuiles ; c’est un feu épouvantable. Le sang coule à torrents en même temps qu’éclate un orage terrible. À perte de vue le pavé est rougi de sang. Mes gens tombent sous les balles des insurgés ; ils se défendent comme des lions. Vingt fois nous marchons à l’assaut, vingt fois nous sommes repoussés. Le nombre de morts est immense, le nombre de blessés encore plus grand. À neuf heures, nous prenons la barricade à la baïonnette. [Cette barricade est prise par le colonel Dulac à la tête du 29e régiment]43.
L’angle choisi par Flaubert et le point de vue mis en avant renvoient donc bien à une prise de position politique clairement située. Dans cette perspective, la critique du romantisme, du moins de la pose romantique de certains personnages (Frédéric en particulier mais aussi les insurgés) dans L’Éducation sentimentale, et surtout la critique de 1848, peut très bien renvoyer à la dimension révolutionnaire que peut prendre le romantisme, et que le roman n’évoque jamais. Michael Lowy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité44, déclarent, dans une perspective influencée par le marxisme, que « l’élément unificateur du mouvement romantique, dans la plupart, sinon la totalité de ses manifestations à travers les principaux foyers européens (l’Allemagne, l’Angleterre, la France), est l’opposition au monde bourgeois moderne ».
Or, la critique du monde bourgeois moderne, de la transformation de l’espace social en espace d’objets, comme le montre le début du roman avec La ville-de-Montereau encombrée de marchandises où l’humain ne peut plus se déplacer, avec un récit où tous les verbes animés renvient à des choses, avec un paysage envahi par des usines et un Monsieur Arnoux propriétaire de cet oxymore qu’est L’Art industriel, est au cœur de L’Éducation sentimentale. Ce qui est en jeu se situe donc ailleurs.
Claude Duchet, dans note qu’avec Flaubert, davantage qu’avec Balzac, « le roman entre dans l’âge industriel, tandis que les produits de celui-ci entrent dans le roman. Toute une idéologie de l’objet – et même une philosophie de la matière – s’élabore chez Flaubert à partir de ce qu’il vit : l’essor parallèle de l’industrie et de la bourgeoisie, l’avènement de l’objet manufacturé, multiple et mobile, lié aux prodromes de la société de consommation »45. Il précise, un peu plus loin : « C’est l’époque où la petite et moyenne bourgeoisie crée peu à peu son décor et son style de vie propres, son économie domestique, et relaie la France paysanne, caractérisée par un petit nombre d’objets fonctionnels stables et peu différenciés »46.
Ce n’est donc pas pour rien qu’aux lendemains des journées de juin 1848, le roman de Flaubert met en texte ce triomphe de l’objet et du kitsch – que Duchet définit comme pacotille, anti-art, poncif, tape à l’œil – à travers la description de l’appartement où vivent Frédéric et Rosanette, et à travers le portrait de Rosanette elle-même. Jacques Dubois, quant à lui, insiste sur l’invasion de tout l’espace flaubertien par ce monde matériel d’où l’humain est désormais absenté et d’où l’histoire des luttes a été retirée, où les relations sociales sont devenues totalement factices, comme si chacun jouait un jeu, était en représentation pour soi et pour l’autre : « La petite bourgeoisie occupe tout le terrain dans une sorte d’évidence indécente. Classe diffuse, elle pèse de sa présence insistante et terne. […] Son art [de Flaubert] consistera à mettre en évidence une socialité d’habitude et de normes, renvoyant à un seul et même être-au-monde »47.
C’est donc autre chose qui est en jeu, et qui passe dans L’Éducation sentimentale, par la critique des rêveries et des illusions romantiques ainsi que de leur rhétorique. La distorsion flaubertienne de 1848 inscrit une équivalence entre « l’échec amoureux » de Frédéric et l’échec de la révolution. Selon Dolf Oehler, Frédéric serait le prototype du quarante-huitard romantique, celui qui incarne les illusions révolutionnaires en les transposant dans le domaine amoureux : « Le choix d’un amour inaccessible est chez lui un prétexte pour repousser le moment de se démasquer. Tant qu’il se consume dans le grand amour, il reste dans l’innocence du pas-encore »48. Mais c’est d’un autre romantisme, opposé à celui de Frédéric, que sont porteurs les vrais quarante-huitards, vaguement esquissés à travers le personnage de Dussardier qui, rappelons-le, n’est pas un ouvrier mais un artisan. Autrement dit, le lien intime entre l’histoire politique et le destin de l’individu qui structure L’Éducation sentimentale ne tient que par une fausseté de perspectives construite par Flaubert où, tout ce qui relève du romantisme amoureux et du romantisme révolutionnaire est biaisé à travers la mise en scène de figures sentimentalistes et de rhétoriques pseudo-révolutionnaires qui sonnent nécessairement faux.
Enzo Traverso49 émet l’hypothèse qu’il y a une relation très forte entre la mélancolie et les révolutions perdues. Il définit « la vision mélancolique de l’histoire comme remémoration des vaincus », suivant en cela Walter Benjamin (p. 6). Il précise que « La mélancolie est indissociable des luttes et des espoirs, des utopies et des révolutions, dont elle constitue la doublure dialectique. » (p. 218). D’une certaine façon, ce type de mélancolie « serait le refus obstiné d’un compromis avec la domination » (p. 58). Ainsi, pour la mélancolie « révolutionnaire », « son objet perdu [est] la lutte pour l’émancipation comme expérience historique, malgré son caractère fragile, précaire et éphémère. Dans cette perspective, la mélancolie [se présente comme] une fidélité aux promesses émancipatrices de la révolution, non à ses conséquences. Dans ce cas, […], la mélancolie serait l’identification à un manque plutôt qu’à une perte » (p. 68).
L’ironie et la dérision flaubertiennes sont évidemment au rebours de cette vision mélancolique liée aux défaites révolutionnaires et à leur manque, de même que la mélancolie petite-bourgeoise centrée sur soi de Frédéric n’a rien à voir avec celle des vaincus de 1848. On comprend mieux alors pourquoi le roman se termine sur ce bouclage spatio-temporel qui renvoie à la province paysanne, à l’adolescence et à l’impossibilité de vivre ses rêves et ses désirs transformés à jamais en illusions par l’art de Gustave Flaubert. Cette mise en clôture du roman renvoie à sa surprenante ouverture du roman où Frédéric quitte Paris pour rejoindre Nogent-sur Seine et sa mère, déconstruisant ainsi, d’entrée de jeu, les codes et la rhétorique du roman de formation et d’éducation, du roman dans lequel les individus s’affrontent au monde pour le transformer et se transformer en le transformant. Seuls les bourgeois, vainqueurs enragés et abominables50 de 1848 et leur monde triomphent dans le roman.
Pour Dolf Oehler la structure répétitive de L’Éducation sentimentale est à la fois le signe ironique de l’impossibilité du mouvement et le signe de la réification dans un monde de choses, de marchandises où, comme l’écrit Marx dans le Manifeste « tout ce qui tient, debout et solide, s’évapore ». On pourrait, d’une certaine façon, dire que, dans cette structure et cette absence de mouvement et de vraie vie, L’Éducation sentimentale fait aussi s’évaporer les luttes révolutionnaires de 1848, celles de juin en particulier. Il ne reste plus alors que la mise en scène des rhétoriques, du faux et du faux-semblant, du paraître et du spectacle généralisé de tout. Proposant une lecture de Madame Bovary axée sur le rire flaubertien, Alain Vaillant relève que « La cible obsessionnelle de tous les textes de Flaubert, sans exception, est la vanité de toutes les certitudes humaines : les idéaux politiques ou sentimentaux, les savoirs et les doctrines, les opinions et les lieux communs journalistiques. Le drame de la condition humaine réside précisément dans l’écart abyssal entre leur nullité désespérante et, malgré tout, l’immense jouissance éprouvée pendant tout le temps passé à les désirer »51.
Mais on pourrait aussi faire l’hypothèse que l’échec de 1848 est peut-être cela même qui fonde, à l’insu de Flaubert peut-être, la mélancolie réelle de L’Éducation sentimentale, mélancolie non sentimentaliste mais profonde, non d’un individu velléitaire incapable de vivre ses rêves, mais d’une époque en manque, caractérisée par la non vie et la bêtise petite-bourgeoise, et peut-être en attente, à jamais en attente :
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur52.
Dans Politique de la littérature, Jacques Rancière écrit que « L’activité politique reconfigure le partage du sensible. Elle introduit sur la scène du commun des objets et des sujets nouveaux. Elle rend visible ce qui était invisible, elle rend audibles comme être parlants ceux qui n’étaient entendus que comme animaux bruyants »53. Dans la perspective d’une mise en perspectives de 1848, L’Éducation sentimentale est sans doute un roman politique dans la mesure où il montre de manière cruelle la monstruosité bourgeoise et petite-bourgeoise dans le domaine des relations intimes, intellectuelles, sociales, en révélant ainsi la misère d’un monde qui pourrit sur pieds. Mais si, à suivre Rancière, toute politique du texte travaille à problématiser la question de la légitimité des lieux, des discours, des silences, il est clair que, chez Flaubert, une seule parole demeure vraiment légitime, même si elle contribue à construire un monde fondé sur la bêtise et l’absence de vie réelle, celle du pouvoir et de l’ordre établi. Dès lors, si le partage du sensible est absent de L’Éducation sentimentale, c’est que la sensibilité a disparu du monde visible et représentable où règne le modèle bourgeois, que les invisibles le demeurent, que leur parole est récupérée, transformée et distordue et qu’en fin de compte, comme le dirait Beaumarchais, les maîtres demeurent les maîtres à jamais.