Auteur et notamment dramaturge, Jean-François de La Harpe (1739-1803) s’est surtout fait connaître en tant que critique littéraire. A partir de 1768, il dirige le Mercure de France, puis en 1776, il prend la tête du Journal de politique et de littérature édité par Panckoucke. La même année, il est élu à l’Académie Française. Exigeant, garant d’une certaine tradition, il privilégie le goût classique. A la création du Lycée il y devient professeur de Belles Lettres et entreprend de publier ses Cours de Littérature, ce qu’il commence véritablement en 1797, les premiers volumes paraissent en 1799. C’est une véritable somme, si bien que les tomes 13 à 16 ne sont édités que de façon posthume (entre 1803 et 1805)1. Régulièrement réédité, ce Cours est complété, par des Suppléments qui compilent des textes ou des articles antérieurs : par Salgues en 1810, puis par Barbier en 1818 pour l’édition définitive. Celle-ci est régulièrement réimprimée tout au long du XIXe siècle, comme un travail de référence.
Il s’agit, en effet, d’un document très instructif sur la réception de la littérature de l’Antiquité au XVIIIe siècle. Car le texte oscille entre le cours de littérature tel qu’on le conçoit encore aujourd’hui, proposant une histoire des genres, une analyse parfois fine des œuvres abordées, et la critique fondée sur un jugement esthétique et moral parfois péremptoire d’un professeur qui est aussi une autorité. De plus, marqué par son emprisonnement en 1793, La Harpe est devenu quelque peu réactionnaire sur un certain nombre de sujets. Ainsi, s’il loue le théâtre de Voltaire – il a bien connu l’homme – en revanche, il s’oppose à sa vision de la religion ; quant à Diderot, il le méprise. Comme toute histoire de la littérature, l’organisation du Cours relève d’une série de choix dans la mise en valeur des auteurs jugés importants, et dans la minoration de ceux qu’il conviendrait d’oublier.
Marivaux semble bien faire partie de ces derniers. Il n’est pas encore le dramaturge phare du début du XVIIIe siècle que présentent les manuels scolaires actuels (lesquels organisent un panorama souvent schématique du théâtre du XVIIIe siècle avec Marivaux au début, Beaumarchais à la fin, et au centre, Diderot, ou plutôt ses théories sur le théâtre). La Harpe ne parle de Marivaux que dans le tome 12 de son Cours de Littérature, après plusieurs tomes consacrés au théâtre classique, puis deux à Voltaire (qu’il considère comme le meilleur héritier de Racine). Dans ce volume qui s’intéresse à la comédie du XVIIIe siècle, une section entière porte sur l’œuvre de Destouche, la suivante s’intéresse à Piron et Gresset, la troisième à Boissi et Lesage… la dernière étudie donc ceux que La Harpe considère comme vraiment mineurs et est intitulée : « Le Grand, Fagan, La Motte, Pont-de-Veyle, Desmahis, Barthe, Collé, La Noue, Marivaux, Sainte-Foix, Chamfort, etc. ». Marivaux se trouve donc noyé parmi d’autres dramaturges dont il faut bien reconnaître que l’histoire littéraire académique n’a guère retenu les noms. La Harpe ne lui consacre que quatre pages, tandis que Beaumarchais (avec lequel il se montre sévère2) occupera cent-vingt pages dans le tome suivant.
Prenant soin de fonder sa critique sur la mise en rapport d’un extrait de la seule préface de comédie où Marivaux s’exprime sur son style, Les Serments indiscrets (1732) et un extrait de la pièce en question, La Harpe fait toutefois comme si l’auteur n’avait rien écrit d’autre : ignore-t-il sciemment ses romans et leurs avant-propos et ses articles dans les divers journaux, dont ceux qu’il a dirigés ? Autant de textes où Marivaux répond à ses détracteurs, dont La Harpe est finalement l’héritier.
Les critiques formulées dans ce passage sont en effet redondantes avec celles que le dramaturge a subies de son vivant. Elles portent d’abord sur le style. La formulation ironique (« un style si particulier, qu’il a eu l’honneur de lui donner son nom ») rejoint les attaques de nombreux contemporains comme D’Alembert ou l’abbé Desfontaines. Voltaire écrit ainsi, dans sa Correspondance :
Je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère, et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché et des sujets plus nobles ; mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner en parlant des comédies métaphysiques. Je n’entends par ce terme que ces comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques, propres tout au plus pour le poème épique, mais très déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après nature. Ce n’est pas, ce me semble, le défaut de M. de Marivaux. Je lui reprocherais tout au contraire de trop détailler les passions, et de manquer quelquefois le chemin du cœur en prenant des routes un peu détournées. J’aime d’autant plus son esprit, que je le prierais de ne le point prodiguer. Il ne faut pas qu’un personnage de comédie songe à être spirituel ; il faut qu’il soit plaisant malgré lui, et sans croire l’être ; c’est la différence entre la comédie et le simple dialogue3.
Boyer d’Argens, quant à lui, souligne combien il trouve éculé le ressort de la surprise dans les pièces de Marivaux :
Ses caractères sont toujours vrais, et puisés dans la nature. Sa morale est assaisonnée de tout l’esprit possible ; mais il y a dans ses pièces, d’ailleurs très jolies et très amusantes, un défaut, c’est qu’elles pourraient presque toutes être appelées La Surprise de l’amour […]. Il serait à souhaiter que le style de ses comédies, d’ailleurs très bien écrites, fût un peu plus naturel : on a reproché à M. de Marivaux d’écrire d’une manière un peu guindée. Quand on a autant d’esprit qu’il en a, on devrait négliger de chercher à en faire trop paraître4.
Sur le style de l’auteur et notamment pour une définition revalorisant le « marivaudage », il faudra en effet attendre la seconde moitié du XXe siècle et les travaux de Frédéric Deloffre5 qui ont ouvert la voie à la critique universitaire… ou les voies : les interprétations restent encore diverses et sujettes à débat, témoignant finalement de la richesse de cette œuvre que La Harpe aurait souhaité voir oubliée.
Note sur cette édition
Le texte présenté ici est extrait du tome 12, « Dix-huitième siècle – Poésie » du Lycée, ou Cours de Littérature ancienne et moderne, Dijon, chez Victor Lagier, 1821, p. 405-408. Conformément aux principes de l’édition contemporaine, nous avons modernisé l’orthographe, mais avons conservé la ponctuation de même que l’emploi des italiques et des majuscules.
Cours de littérature : Marivaux
Marivaux se fit un style si particulier, qu’il a eu l’honneur de lui donner son nom : on l’appela le marivaudage6. C’est le mélange le plus bizarre de métaphysique subtile7 et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictons populaires : jamais on n’a mis autant d’apprêt à vouloir paraître simple8 ; jamais on n’a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres ; et ce qu’il y a de pis, ce langage hétéroclite est celui de tous les personnages sans exception. Maîtres, valets, gens de cour, paysans, amants, maîtresses, vieillards, jeunes gens, tous ont l’esprit de Marivaux9 : certes, ce n’est pas celui du théâtre. Cet écrivain a sans doute de la finesse ; mais elle est si fatigante ! il a une si malheureuse facilité à noyer dans un long verbiage ce qu’on pourrait dire en deux lignes ! Et ce qui paraîtrait incompréhensible, si l’on ne savait jusqu’où peuvent aller les illusions de l’amour propre, il semble persuadé que lui seul a trouvé le vrai dialogue de la comédie. Il dit dans une de ses préfaces :
On n’écrit presque jamais comme on parle ; la composition donne un autre tour à l’esprit ; c’est partout un goût d’idées pensées et réfléchies, dont on ne sent point l’uniformité, parce qu’on l’a reçu et qu’on s’y fait… J’ai tâché de saisir le langage des conversations et la tournure des idées familières10.
Veut-on savoir comment il s’y est pris ? lisez, deux pages après, la première scène de la pièce entre une suivante et une maîtresse, qui lui dit qu’elle ne veut point se marier ;
LISETTE
Vous ! avec ces yeux-là ! je vous en défie, madame.
LUCILE
Quel raisonnement ! Est-ce que les yeux décident de quelque chose !
LISETTE
Sans difficulté : les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie. Par exemple, examinez-vous ; vous ne savez pas les difficultés de l’état austère que vous embrassez : il faut avoir le cœur bien frugal pour le soutenir…
LUCILE
Toute jeune et toute aimable que je suis, je n’en aurais pas pour six mois avec un mari, et mon visage serait mis au rebut ; de dix-huit ans qu’il a, il sauterait tout d’un coup à cinquante. Non pas, s’il vous plaît : il ne vieillira qu’avec le temps, et n’enlaidira qu’à force de durer. Je veux qu’il n’appartienne qu’à moi, que personne n’ait à voir ce que j’en ferai, qu’il ne relève que de moi seule. Si j’étais mariée, ce ne serait plus mon visage ; il serait à mon mari qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d’autres ; j’aimerais autant n’en point avoir11.
En voilà-t-il assez sur son visage ? C’est pourtant cet étrange babil12 que Marivaux appelle le langage des conversations et la tournure des idées familières. S’il y a des gens qui conversent sur ce ton, il ne faut les mettre sur le théâtre que pour en faire sentir le ridicule, comme a fait Molière de celui des Précieuses ; mais faire parler ainsi tous les personnages d’une comédie, c’est mettre gratuitement sur la scène l’ennui de quelques sociétés de caillettes13 et d’originaux14 ; n’est-ce pas nous rendre un beau service ?
On joue quelques pièces de Marivaux, La Surprise de l’Amour, le Legs, l’Epreuve, le Préjugé vaincu15 : celles-là, comme toutes les autres, sont remarquables par l’uniformité de moyens, de ton et d’effet. Il semble que l’auteur n’ait vu dans les femmes autre chose que la coquetterie16, et qu’il n’ait remarqué dans l’amour que ce qu’il y entre d’amour propre. Il y en a beaucoup sans doute ; mais il n’est ni juste, ni adroit, ni heureux de n’y apercevoir rien de plus : c’est avoir la vue très bornée, et si Marivaux voyait finement, il ne voyait pas loin17. Toutes ces nuances légères peuvent passer dans un roman ; mais au théâtre il faut des couleurs plus fortes et des traits plus prononcés. On peut perdre du temps dans un roman et faire valoir les petites choses ; mais au théâtre on a trop peu de temps, et il faut savoir mieux l’employer. Ce n’est pas dans une vaste perspective qu’il faut exposer des miniatures qui ne sont bonnes à voir qu’avec une loupe. Ce grand espace est fait pour de grands tableaux ; les caricatures même faites à la brosse y valent mieux que de petites découpures enluminées : les premières ne sont pas de bon goût, mais elles peuvent du moins amuser ; les secondes peuvent n’être pas sans art, mais elles ennuient, et c’est une triste dépense d’art et d’esprit que celle qui n’aboutit qu’à ennuyer.
C’est ce que j’ai observé souvent aux pièces de Marivaux : on sourit ou on baille. Le nœud de ses pièces n’est autre chose qu’un mot qu’on s’obstine à ne dire qu’à la fin, et que tout le monde sait dès le commencement. Les obstacles ne naissent jamais que de son dialogue, et au lieu de nouer une intrigue, il file à l’infini une déclaration ou un aveu. Des ressorts de cette espèce sont trop déliés pour être attachants ; et pour comble de malheur, ce fil imperceptible lui échappe souvent des mains ; on le voit sans cesse occupé à le rattacher maladroitement quand il est rompu. Dans la Surprise de l’Amour, dans Le Legs (pour ne citer que ces deux-là), vous remarquerez deux ou trois endroits où, quelque effort que fassent les personnages pour ne pas s’expliquer ou ne pas s’entendre, la pièce est évidemment finie18, et vous vous impatientez contre l’auteur qui veut parler à toute force, quand au fond il n’y a plus rien à dire.