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La Harpe, Cours de Littérature : Marivaux.

Guilhem Armand

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Guilhem Armand, « Document », Tropics [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1042

Auteur et notamment dramaturge, Jean-François de La Harpe (1739-1803) s’est surtout fait connaître en tant que critique littéraire. A partir de 1768, il dirige le Mercure de France, puis en 1776, il prend la tête du Journal de politique et de littérature édité par Panckoucke. La même année, il est élu à l’Académie Française. Exigeant, garant d’une certaine tradition, il privilégie le goût classique. A la création du Lycée il y devient professeur de Belles Lettres et entreprend de publier ses Cours de Littérature, ce qu’il commence véritablement en 1797, les premiers volumes paraissent en 1799. C’est une véritable somme, si bien que les tomes 13 à 16 ne sont édités que de façon posthume (entre 1803 et 1805)1. Régulièrement réédité, ce Cours est complété, par des Suppléments qui compilent des textes ou des articles antérieurs : par Salgues en 1810, puis par Barbier en 1818 pour l’édition définitive. Celle-ci est régulièrement réimprimée tout au long du XIXe siècle, comme un travail de référence.

Il s’agit, en effet, d’un document très instructif sur la réception de la littérature de l’Antiquité au XVIIIe siècle. Car le texte oscille entre le cours de littérature tel qu’on le conçoit encore aujourd’hui, proposant une histoire des genres, une analyse parfois fine des œuvres abordées, et la critique fondée sur un jugement esthétique et moral parfois péremptoire d’un professeur qui est aussi une autorité. De plus, marqué par son emprisonnement en 1793, La Harpe est devenu quelque peu réactionnaire sur un certain nombre de sujets. Ainsi, s’il loue le théâtre de Voltaire – il a bien connu l’homme – en revanche, il s’oppose à sa vision de la religion ; quant à Diderot, il le méprise. Comme toute histoire de la littérature, l’organisation du Cours relève d’une série de choix dans la mise en valeur des auteurs jugés importants, et dans la minoration de ceux qu’il conviendrait d’oublier.

Marivaux semble bien faire partie de ces derniers. Il n’est pas encore le dramaturge phare du début du XVIIIe siècle que présentent les manuels scolaires actuels (lesquels organisent un panorama souvent schématique du théâtre du XVIIIe siècle avec Marivaux au début, Beaumarchais à la fin, et au centre, Diderot, ou plutôt ses théories sur le théâtre). La Harpe ne parle de Marivaux que dans le tome 12 de son Cours de Littérature, après plusieurs tomes consacrés au théâtre classique, puis deux à Voltaire (qu’il considère comme le meilleur héritier de Racine). Dans ce volume qui s’intéresse à la comédie du XVIIIe siècle, une section entière porte sur l’œuvre de Destouche, la suivante s’intéresse à Piron et Gresset, la troisième à Boissi et Lesage… la dernière étudie donc ceux que La Harpe considère comme vraiment mineurs et est intitulée : « Le Grand, Fagan, La Motte, Pont-de-Veyle, Desmahis, Barthe, Collé, La Noue, Marivaux, Sainte-Foix, Chamfort, etc. ». Marivaux se trouve donc noyé parmi d’autres dramaturges dont il faut bien reconnaître que l’histoire littéraire académique n’a guère retenu les noms. La Harpe ne lui consacre que quatre pages, tandis que Beaumarchais (avec lequel il se montre sévère2) occupera cent-vingt pages dans le tome suivant.

Prenant soin de fonder sa critique sur la mise en rapport d’un extrait de la seule préface de comédie où Marivaux s’exprime sur son style, Les Serments indiscrets (1732) et un extrait de la pièce en question, La Harpe fait toutefois comme si l’auteur n’avait rien écrit d’autre : ignore-t-il sciemment ses romans et leurs avant-propos et ses articles dans les divers journaux, dont ceux qu’il a dirigés ? Autant de textes où Marivaux répond à ses détracteurs, dont La Harpe est finalement l’héritier.

Les critiques formulées dans ce passage sont en effet redondantes avec celles que le dramaturge a subies de son vivant. Elles portent d’abord sur le style. La formulation ironique (« un style si particulier, qu’il a eu l’honneur de lui donner son nom ») rejoint les attaques de nombreux contemporains comme D’Alembert ou l’abbé Desfontaines. Voltaire écrit ainsi, dans sa Correspondance :

Je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère, et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché et des sujets plus nobles ; mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner en parlant des comédies métaphysiques. Je n’entends par ce terme que ces comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques, propres tout au plus pour le poème épique, mais très déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après nature. Ce n’est pas, ce me semble, le défaut de M. de Marivaux. Je lui reprocherais tout au contraire de trop détailler les passions, et de manquer quelquefois le chemin du cœur en prenant des routes un peu détournées. J’aime d’autant plus son esprit, que je le prierais de ne le point prodiguer. Il ne faut pas qu’un personnage de comédie songe à être spirituel ; il faut qu’il soit plaisant malgré lui, et sans croire l’être ; c’est la différence entre la comédie et le simple dialogue3.

Boyer d’Argens, quant à lui, souligne combien il trouve éculé le ressort de la surprise dans les pièces de Marivaux :

Ses caractères sont toujours vrais, et puisés dans la nature. Sa morale est assaisonnée de tout l’esprit possible ; mais il y a dans ses pièces, d’ailleurs très jolies et très amusantes, un défaut, c’est qu’elles pourraient presque toutes être appelées La Surprise de l’amour […]. Il serait à souhaiter que le style de ses comédies, d’ailleurs très bien écrites, fût un peu plus naturel : on a reproché à M. de Marivaux d’écrire d’une manière un peu guindée. Quand on a autant d’esprit qu’il en a, on devrait négliger de chercher à en faire trop paraître4.

Sur le style de l’auteur et notamment pour une définition revalorisant le « marivaudage », il faudra en effet attendre la seconde moitié du XXe siècle et les travaux de Frédéric Deloffre5 qui ont ouvert la voie à la critique universitaire… ou les voies : les interprétations restent encore diverses et sujettes à débat, témoignant finalement de la richesse de cette œuvre que La Harpe aurait souhaité voir oubliée.

Note sur cette édition

Le texte présenté ici est extrait du tome 12, « Dix-huitième siècle – Poésie » du Lycée, ou Cours de Littérature ancienne et moderne, Dijon, chez Victor Lagier, 1821, p. 405-408. Conformément aux principes de l’édition contemporaine, nous avons modernisé l’orthographe, mais avons conservé la ponctuation de même que l’emploi des italiques et des majuscules.

Cours de littérature : Marivaux

Marivaux se fit un style si particulier, qu’il a eu l’honneur de lui donner son nom : on l’appela le marivaudage6. C’est le mélange le plus bizarre de métaphysique subtile7 et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictons populaires : jamais on n’a mis autant d’apprêt à vouloir paraître simple8 ; jamais on n’a retourné des pensées communes de tant de manières plus affectées les unes que les autres ; et ce qu’il y a de pis, ce langage hétéroclite est celui de tous les personnages sans exception. Maîtres, valets, gens de cour, paysans, amants, maîtresses, vieillards, jeunes gens, tous ont l’esprit de Marivaux9 : certes, ce n’est pas celui du théâtre. Cet écrivain a sans doute de la finesse ; mais elle est si fatigante ! il a une si malheureuse facilité à noyer dans un long verbiage ce qu’on pourrait dire en deux lignes ! Et ce qui paraîtrait incompréhensible, si l’on ne savait jusqu’où peuvent aller les illusions de l’amour propre, il semble persuadé que lui seul a trouvé le vrai dialogue de la comédie. Il dit dans une de ses préfaces :

On n’écrit presque jamais comme on parle ; la composition donne un autre tour à l’esprit ; c’est partout un goût d’idées pensées et réfléchies, dont on ne sent point l’uniformité, parce qu’on l’a reçu et qu’on s’y fait… J’ai tâché de saisir le langage des conversations et la tournure des idées familières10.

Veut-on savoir comment il s’y est pris ? lisez, deux pages après, la première scène de la pièce entre une suivante et une maîtresse, qui lui dit qu’elle ne veut point se marier ;

LISETTE
Vous ! avec ces yeux-là ! je vous en défie, madame.
LUCILE
Quel raisonnement ! Est-ce que les yeux décident de quelque chose !
LISETTE
Sans difficulté : les vôtres vous condamnent à vivre en compagnie. Par exemple, examinez-vous ; vous ne savez pas les difficultés de l’état austère que vous embrassez : il faut avoir le cœur bien frugal pour le soutenir…
LUCILE
Toute jeune et toute aimable que je suis, je n’en aurais pas pour six mois avec un mari, et mon visage serait mis au rebut ; de dix-huit ans qu’il a, il sauterait tout d’un coup à cinquante. Non pas, s’il vous plaît : il ne vieillira qu’avec le temps, et n’enlaidira qu’à force de durer. Je veux qu’il n’appartienne qu’à moi, que personne n’ait à voir ce que j’en ferai, qu’il ne relève que de moi seule. Si j’étais mariée, ce ne serait plus mon visage ; il serait à mon mari qui le laisserait là, à qui il ne plairait pas, et qui lui défendrait de plaire à d’autres ; j’aimerais autant n’en point avoir11.

En voilà-t-il assez sur son visage ? C’est pourtant cet étrange babil12 que Marivaux appelle le langage des conversations et la tournure des idées familières. S’il y a des gens qui conversent sur ce ton, il ne faut les mettre sur le théâtre que pour en faire sentir le ridicule, comme a fait Molière de celui des Précieuses ; mais faire parler ainsi tous les personnages d’une comédie, c’est mettre gratuitement sur la scène l’ennui de quelques sociétés de caillettes13 et d’originaux14 ; n’est-ce pas nous rendre un beau service ?

On joue quelques pièces de Marivaux, La Surprise de l’Amour, le Legs, l’Epreuve, le Préjugé vaincu15 : celles-là, comme toutes les autres, sont remarquables par l’uniformité de moyens, de ton et d’effet. Il semble que l’auteur n’ait vu dans les femmes autre chose que la coquetterie16, et qu’il n’ait remarqué dans l’amour que ce qu’il y entre d’amour propre. Il y en a beaucoup sans doute ; mais il n’est ni juste, ni adroit, ni heureux de n’y apercevoir rien de plus : c’est avoir la vue très bornée, et si Marivaux voyait finement, il ne voyait pas loin17. Toutes ces nuances légères peuvent passer dans un roman ; mais au théâtre il faut des couleurs plus fortes et des traits plus prononcés. On peut perdre du temps dans un roman et faire valoir les petites choses ; mais au théâtre on a trop peu de temps, et il faut savoir mieux l’employer. Ce n’est pas dans une vaste perspective qu’il faut exposer des miniatures qui ne sont bonnes à voir qu’avec une loupe. Ce grand espace est fait pour de grands tableaux ; les caricatures même faites à la brosse y valent mieux que de petites découpures enluminées : les premières ne sont pas de bon goût, mais elles peuvent du moins amuser ; les secondes peuvent n’être pas sans art, mais elles ennuient, et c’est une triste dépense d’art et d’esprit que celle qui n’aboutit qu’à ennuyer.

C’est ce que j’ai observé souvent aux pièces de Marivaux : on sourit ou on baille. Le nœud de ses pièces n’est autre chose qu’un mot qu’on s’obstine à ne dire qu’à la fin, et que tout le monde sait dès le commencement. Les obstacles ne naissent jamais que de son dialogue, et au lieu de nouer une intrigue, il file à l’infini une déclaration ou un aveu. Des ressorts de cette espèce sont trop déliés pour être attachants ; et pour comble de malheur, ce fil imperceptible lui échappe souvent des mains ; on le voit sans cesse occupé à le rattacher maladroitement quand il est rompu. Dans la Surprise de l’Amour, dans Le Legs (pour ne citer que ces deux-là), vous remarquerez deux ou trois endroits où, quelque effort que fassent les personnages pour ne pas s’expliquer ou ne pas s’entendre, la pièce est évidemment finie18, et vous vous impatientez contre l’auteur qui veut parler à toute force, quand au fond il n’y a plus rien à dire.

1 Sur ce point et pour une biographie plus complète, nous nous permettons de renvoyer à notre contribution au TrOPICS n°2, 2015.

2 Ibid.

3 Voltaire, Correspondance – année 1736, in Œuvres complètes de Voltaire, t. 34, Paris, Garnier, 1880, p. 21.

4 Boyer d’Argens, Réflexions historiques et critiques sur le goût et sur les ouvrages des principaux auteurs anciens et modernes à Amsterdam, chez

5 Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage. Etude de langue et de style, Paris, Les Belles Lettres, 1955 (Slatkine

6 Le terme est attesté à partir des années 1760. Marivauder apparaît dans une lettre de Diderot à Sophie Volland (26 oct. 1760) avec le sens de « 

7 La Harpe reprend ici la formule du Mercure de France qui fit date lors de la réception de La Double Inconstance, en avril 1723 : « ce qu’on

8 On peut rapprocher, a contrario, cette question des registres de langue avec la définition que donne Marmontel, dans ses Eléments de Littérature

Dans le commerce d’un monde poli par le raffinement, où il ne s’agit pas d’instruire, d’étonner, d’émouvoir, mais de flatter, de plaire et de

9 F. Deloffre et la critique à sa suite ont déjà souligné la variété des langages des personnages (et il n’y a qu’à comparer l’expression d’Arlequin

10 Marivaux, Les Serments indiscrets, éd. cit., p. 967. Mais cet Avertissement est justement une réponse de l’auteur à ces accusations, ce qui

11 Ed. cit., p. 969-970.

12 Babil : « Caquet, superfluité excessive de paroles. Il nous étourdit par son babil. En parlant d’un homme qui aime à parler beaucoup, mais qui a

13 Caillette : « On appelle Caillette, et Caillette de quartier, Une femme frivole et babillarde. C’est une caillette. On le dit aussi d’un homme

14 Ici, Original est à prendre au sens péjoratif : « On dit par raillerie d'un homme qui est singulier en quelque chose de ridicule, que C’est un

15 Force est de remarquer que ces quatre comédies qui sont jouées à la fin du XVIIIe siècle, parmi la quarantaine écrites par l’auteur, ne sont pas

16 Il est vrai que la thématique est récurrente chez Marivaux, on la retrouve notamment abondamment développée dans les Lettres sur les habitants de

17 Ce propos peut être mis en regard du Cabinet du Philosophe : « L’homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu’il traite : il les pénètre

18 Sur ce reproche récurrent à l’encontre de la surprise qui n’en serait pas une (puisque le spectateur a deviné avant le dénouement), on pourra

1 Sur ce point et pour une biographie plus complète, nous nous permettons de renvoyer à notre contribution au TrOPICS n°2, 2015.

2 Ibid.

3 Voltaire, Correspondance – année 1736, in Œuvres complètes de Voltaire, t. 34, Paris, Garnier, 1880, p. 21.

4 Boyer d’Argens, Réflexions historiques et critiques sur le goût et sur les ouvrages des principaux auteurs anciens et modernes à Amsterdam, chez François Changuion 1743, p. 322-323.

5 Frédéric Deloffre, Une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage. Etude de langue et de style, Paris, Les Belles Lettres, 1955 (Slatkine, 1993). Pour une définition synthétique, on se reportera avec profit au dossier établi par Christophe Martin dans son édition de La Double Inconstance : Paris, Flammarion, « GF » 952, 1996, p. 116-120.

6 Le terme est attesté à partir des années 1760. Marivauder apparaît dans une lettre de Diderot à Sophie Volland (26 oct. 1760) avec le sens de « parler à la façon de Marivaux, badiner avec esprit » : « La belle occasion de marivauder ! » (Œuvres, L. Versini éd., t. V Correspondance, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1997, p. 280). Marivaudage apparaît plus tard, dans une lettre à la même, du 6 novembre (Ibid., p. 305). Notons cependant que la suffixation en –age est courante au XVIIIe siècle (voir Elisabeth Bourguignat, Persifler au siècle des Lumières [1998, rééd.], Paris, Creaphis édition, 2016, p. 27 et sq.). Et le procédé est assez fréquent à partir de noms propres, avec généralement une connotation négative (« façon de parler de… »). Ainsi favardage est formé à partir de Favart : on le trouve dans la Correspondance de Grimm (1er avril 1763), mais encore chez Stendhal (Promenades dans Rome, Paris, Librairie nouvelle, 1873, p. 29). On rencontre aussi le lambertinage (qu’évoque F. Deloffre et qu’il analyse relativement au marivaudage), le crébillonage (que l’on retrouve dans le Littré de 1877, lequel précise que l’expression vise Crébillon Fils), le tabarinage (attesté dès la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie Française de 1762). Mais seul marivaudage a bien duré jusqu’à nos jours.

7 La Harpe reprend ici la formule du Mercure de France qui fit date lors de la réception de La Double Inconstance, en avril 1723 : « ce qu’on appelle métaphysique du cœur y règne un peu trop » (Marivaux, Théâtre complet, t. I, F. Deloffre éd., Paris, Garnier Frères, 1968, p. 247).

8 On peut rapprocher, a contrario, cette question des registres de langue avec la définition que donne Marmontel, dans ses Eléments de Littérature du style Familier noble : « Entre ces deux extrêmes [que sont le populaire et l’héroïque, tous deux marqués par une certaine liberté], le langage familier noble tient le milieu et c’est à lui qu’appartiennent les ménagements, les réserves, les détours du sentiment et de la pensée, les demi-teintes, les nuances, les reflets de l’expression.

Dans le commerce d’un monde poli par le raffinement, où il ne s’agit pas d’instruire, d’étonner, d’émouvoir, mais de flatter, de plaire et de séduire ; où la persuasion doit être insinuante, la raison modeste, la passion retenue et déguisée ; où toutes les rivalités de l’amour-propre s’observent réciproquement et sont comme sur le qui-vive ; où les combats d’opinions et d’affections personnelles se passent en légères atteintes et à la pointe de l’esprit ; où l’arme de la raillerie et de la médisance est, comme les flèches des sauvages, souvent trempée dans du poison, mais si subtilement aiguisée que la piqûre en est imperceptible ; dans ce monde, dis-je, le langage usuel doit être rempli de finesses, d’allusions, d’expressions à double face, de tours adroits, de traits délicats ou subtils ; et plus il y a de société et de communication entre les esprits, plus la galanterie et le point d’honneur ont rendu la politesse recommandable, et plus aussi la langue sociale doit être maniée et façonnée par l’usage ». Marmontel, Eléments de Littérature (1787), S. Le Ménahèze, éd., Paris, Desjonquères, 2005.

9 F. Deloffre et la critique à sa suite ont déjà souligné la variété des langages des personnages (et il n’y a qu’à comparer l’expression d’Arlequin et celle du Prince dans La Double Inconstance pour se convaincre du contraire de ce qu’avance La Harpe). Mais Marivaux lui-même, dans la préface de l’Homère travesti (1716), prône ce rapprochement entre les Princes et les valets, dans un parallèle entre les genres : « Les plus belles choses peuvent avoir [des rapports] avec de très petites ; les plus sérieuses avec les plus comiques. Il y a même parmi le peuple en général, et les princes, une uniformité d’actions qui, séparées des circonstances, du motif, des sentiments qui les font faire, de la manière de les faire, resteront les mêmes : mais les circonstances, le motif, les sentiments, et cette manière les métamorphosent entièrement : chez le peuple, elles seront risibles ; elles seront graves chez les princes. » (Œuvres de jeunesse, F. Deloffre, éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1972, p. 973).

10 Marivaux, Les Serments indiscrets, éd. cit., p. 967. Mais cet Avertissement est justement une réponse de l’auteur à ces accusations, ce qui montre que Marivaux a bien conscience de la singularité de son style : « A l’égard du genre de style et de conversation, je conviens qu’il est le même que celui de La Surprise de l’Amour et de quelques autres pièces ; mais je n’ai pas cru pour cela me répéter en l’employant encore ici : ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, c’est le ton de la conversation en général que j’ai tâché de prendre : ce ton-là a plu extrêmement et plaît encore dans les autres pièces, comme singulier, je crois ; mais mon dessein était qu’il plût comme naturel, et c’est peut-être parce qu’il l’est effectivement qu’on le croit singulier, et que, regardé comme tel, on me reproche d’en user toujours. » (Ibid. nous soulignons).

11 Ed. cit., p. 969-970.

12 Babil : « Caquet, superfluité excessive de paroles. Il nous étourdit par son babil. En parlant d’un homme qui aime à parler beaucoup, mais qui a peu de fonds d’esprit, on dit que C’est un homme qui n’a que du babil. » Dictionnaire de l’Académie Française, 4e édition, 1762 (désormais noté Acad. 1762).

13 Caillette : « On appelle Caillette, et Caillette de quartier, Une femme frivole et babillarde. C’est une caillette. On le dit aussi d’un homme frivole et babillard. C’est une franche caillette. » Acad. 1762.

14 Ici, Original est à prendre au sens péjoratif : « On dit par raillerie d'un homme qui est singulier en quelque chose de ridicule, que C’est un original, un vrai original, un franc original. Cette femme est un grand original. » Acad. 1762.

15 Force est de remarquer que ces quatre comédies qui sont jouées à la fin du XVIIIe siècle, parmi la quarantaine écrites par l’auteur, ne sont pas là les pièces de Marivaux sur lesquelles se concentrent la plupart des anthologies scolaires.

16 Il est vrai que la thématique est récurrente chez Marivaux, on la retrouve notamment abondamment développée dans les Lettres sur les habitants de Paris. Mais sur cette question, voir notamment : Laurence Sieuzac, « Le Corps de la coquette : une automate inquiète », Marivaux entre les genres, Actes du colloque Marivaux entre les genres : le corps, la parole, l’intrigue, Mathieu Brunet (dir.), Malice n°5, janvier 2015 : http://cielam.univ-amu.fr/malice?q=publication/1416 (consulté le 15 septembre) ; ainsi que notre contribution à ce numéro de TrOPICS.

17 Ce propos peut être mis en regard du Cabinet du Philosophe : « L’homme qui pense beaucoup approfondit les sujets qu’il traite : il les pénètre, il y remarque des choses d’une extrême finesse, que tout le monde sentira quand il les aura dites, mais qui, en tout temps, n’ont été remarquées que de très peu de gens : et il ne pourra assurément les exprimer que par un assemblage et d’idées et de mots très rarement vus ensemble ». (JOD, p. 386).

18 Sur ce reproche récurrent à l’encontre de la surprise qui n’en serait pas une (puisque le spectateur a deviné avant le dénouement), on pourra aussi se référer à ce que dit Marmontel du Dénouement : « le dénouement de la comédie a cela de commun avec celui de la tragédie qu’il doit être préparé de même, naître du fond du sujet et de l’enchaînement des situations. Il a cela de particulier, qu’il n’a pas toujours besoin d’être imprévu ; souvent même il n’est comique qu’autant qu’il est annoncé ».

Guilhem Armand

Guilhem Armand est Maître de Conférences à l’Université de La Réunion. Il travaille notamment sur les problématiques littéraires de l’océan Indien au XVIIIe siècle (littérature de voyage, Bernardin de Saint-Pierre, Parny et Bertin). Il a notamment édité les Œuvres complètes de Bertin (Garnier, 2016) et Lumières et océan Indien, en collaboration avec Chantale Meure (Garnier, 2017). Egalement spécialiste des rapports entre fiction et savoir, et plus précisément de la littérature scientifique des XVIIe et XVIIIe siècles, Guilhem Armand a publié divers articles sur Diderot, Tiphaigne de La Roche, l’abbé Pluche, Fontenelle, Cyrano ainsi qu’un ouvrage intitulé Les Fictions à vocation scientifique de Cyrano de Bergerac à Diderot. Vers une poétique hybride (PUB, « Mirabilia », 2013).

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