Publié en 1841 à Madrid, Sab occupe une place fondationnelle dans la littérature latino-américaine, dans la mesure où non seulement il est reconnu comme étant le premier roman anti-esclavagiste en langue espagnole, mais aussi comme l’une des propositions romantiques les plus audacieuses de la première moitié du XIXe siècle. Son auteure, Gertrudis Gómez de Avellaneda, lança un défi aux limites posées par le genre, la race et la nation en articulant dans un seul et même texte la dénonciation sociale de l’esclavage, la défense des droits des femmes et une affirmation précoce de l’identité culturelle cubaine non circonscrite à la capitale mais au contraire centrée sur Camagüey, sa région d’origine située dans le centre de l’île. Le dialogue entre sentimentalisme et critique sociale, entre paysage créole et formes romantiques européennes, entre autobiographie et fiction, explique pour une large part le foisonnement d’interprétations que ce roman a déclenché depuis presque deux siècles.
De fait, ce « petit roman », ainsi que le désigna toujours son auteure (laquelle, en outre, se refusa à l’inclure dans ses œuvres complètes), a donné lieu à une abondante et presque innombrable bibliographie. C’est pourquoi ce dossier ne se cantonne pas aux deux thèmes qui ont suscité le plus souvent un grand intérêt, à savoir, son abolitionnisme et son féminisme précurseurs. Le numéro qui est présenté ici propose une relecture plurielle du premier roman de cette auteure en en parcourant les dimensions autobiographiques, lyriques, historico-politiques et comparatistes, avec pour objectif de montrer la richesse et la complexité que recèle cette œuvre de jeunesse.
Ce dossier cherche à envisager Sab depuis un présent qui est marqué par de nouveaux débats sur le genre, la race, la migration, la mémoire et la colonialité. Ni archétype romantique ni archive anti-esclavagiste, le roman d’Avellaneda se révèle être un texte en mouvement, capable de faire surgir de nouvelles interrogations quant aux liens entre écriture et histoire, écriture et politique, quant aux formes de représentation de l’autre et aux stratégies d’une littérature d’autrice dans un espace culturel, entre autres choses, hostile.
Les travaux réunis ici offrent des approches variées et complémentaires du roman : une exploration des textes autobiographiques qui préparent le terrain à Sab ; une mise en avant du contexte historique particulier dans lequel il s’inscrit, celui de la région de Camagüey, qui imprègne et modèle en grande partie le roman ; une analyse du lyrisme de sa prose et de la place centrale des paysages cubains dans la construction de l’identité ; une comparaison avec d’autres types de narrations coloniales anti-esclavagistes du XIXe siècle. Ces articles dans leur ensemble montrent la pertinente actualité d’un travail critique du roman le plus étudié de Gertrudis Gómez de Avellaneda et confirment que celui-ci compte parmi les plus ambitieuses réalisations de la littérature romantique latino-américaine.
« Sur le chemin de Sab » de Luisa Campuzano aborde les Mémoires et l’Autobiographie d’Avellaneda en tant que textes intimes et fondationnels qui révèlent le déracinement de l’auteure et son rapport complexe à l’exil. Campuzano examine l’expérience d’expatriation d’Avellaneda et la façon dont elle s’inscrit dans une tradition littéraire qui va d’Ovide à Saïd, tout en soulignant que la nostalgie et l’impossibilité de faire le deuil marquent sa subjectivité. Dès lors, la construction de Sab est analysée comme celle d’un roman traversé par le sentiment d’être étranger, par le regard du voyageur et le dialogue avec les discours européens et américains sur l’émigration et l’éloignement. Cet article a été initialement publié dans le numéro 770 de la revue espagnole Arbor, en 2014, dans un dossier intitulé « Entre Cuba et l’Espagne : Gertrudis Gómez de Avellaneda à l'occasion de son bicentenaire (1814-2014) ». Luisa Campuzano nous a autorisées à publier cet article exceptionnel sous un nouveau titre qui vise à mettre l'accent sur la période d'écriture de Sab et sur les écrits intimes parallèles à la rédaction du roman.
L’article d’Elsa Capron, « Sab, reflet d’une réalité, plus que cubaine, camagüeyenne », propose de déplacer le regard en étudiant une réalité qui n’est généralement pas prise en compte par la critique, à savoir, la région camagüeyenne de la première moitié du XIXe siècle, plus précisément entre 1820, temps de la fiction, et 1839, temps de la rédaction. L’article envisage le roman comme un témoignage de l’identité régionale camagüeyenne et dont la situation singulière face au reste de Cuba se manifeste dans son opposition au modèle plantationnaire, sa structure sociale particulière et son goût précoce pour la liberté. Même si le roman dépeint les horreurs de la plantation de canne, sa toile de fond renvoie à la réalité régionale de Puerto Príncipe (Camagüey), dominée par l’élevage et un esclavage domestico-patriarcal. L’article montre à quel point le personnage de Sab, mulâtre cultivé et sensible, incarne la contradiction entre l’oppression esclavagiste et les valeurs de dignité et liberté. De ce fait, le roman reflète d’une part les tensions existant entre créoles, commerçants étrangers et esclaves et, d’autre part, le localisme camagüeyen.
« Les paysages dans le roman Sab : expression lyrique et littérature d’autrice » de Sandra Monet-Descombey Hernández place au centre de son analyse le lyrisme romantique de Sab, et, au premier plan, la poétisation de la nature cubaine, laquelle est présentée comme une stratégie d’Avellaneda lui permettant d’affirmer tant son style que sa littérature d’autrice. L’article montre le lien entre la sensibilité exaltée de personnages comme Sab et Carlota et la configuration d’un paysage chargé de résonnances émotionnelles, dans lequel la nostalgie et la recherche de la liberté se projettent. La dimension anticonformiste de l’auteure, qui établit une alliance symbolique entre femmes et esclaves opprimés, y est aussi soulignée. Le travail montre comment l’écriture d’Avellaneda dialogue avec la tradition romantique européenne- de Goethe à Chateaubriand- tout en revendiquant l’originalité de la terre cubaine.
L’article de Brigitte Natanson s’intitule « Visions du monde chez deux exilées voyageuses à travers leur œuvre littéraire : Sab (1841) de Gómez de Avellaneda et Los misterios del Plata (1846), La familia del comendador (1854) et La Revolución de Mayo (1864) de Juana Manso ». Il établit un parallèle intéressant entre ces deux écrivaines du dix-neuvième siècle. Toutes deux, depuis des contextes très différents, ont exploré dans leurs œuvres la condition de la femme, l’esclavage et les tensions sociales et politiques de leur époque. Avellaneda, qui vécut dans la Cuba coloniale et la haute société européenne, écrivit Sab d’un point de vue plus romantique et ambigu, qui montrait la subalternité de la femme et l’esclavage à travers l’empathie de ses personnages et le paternalisme envers les esclaves tandis qu’en public elle minimisait son engagement social. En revanche Manso, née dans l’Argentine postrévolutionnaire et exilée au Brésil, dénonça directement la tyrannie de Rosas, l’exploitation des esclaves et l’oppression des femmes tout en défendant l’éducation et l’émancipation féminines même face aux attaques et à la censure, comme ce fut le cas pour Los misterios del Plata et La familia del comendador. Même si Avellaneda obtint une reconnaissance littéraire rapide alors que l’œuvre de Manso fut largement passée sous silence, il n’en demeure pas moins que toutes deux combinèrent sensibilité littéraire et conscience sociale et que leurs romans furent le miroir des inégalités de genre, de classe et de pouvoir en Amérique latine et apportèrent leur pierre à la construction de l’identité et de la justice sociale au XIXe siècle.
« Résistance, métissage et mémoire dans le roman anti-esclavagiste du dix-neuvième siècle : étude comparée de Sab (1841) et Les Marrons (1844) » de Mónica Cárdenas Moreno propose une lecture comparée du roman cubain et de celui de Louis-Timagène Houat, un mulâtre de l’île de La Réunion. Dans ces deux œuvres, écrites dans des contextes différents, on retrouve le code romantique et la construction de héros esclaves exceptionnels et la présence de femmes blanches qui incarnent la possibilité, mais aussi les limites, d’un projet métis. L’analyse met en exergue les coïncidences et les divergences entre les deux récits anti-esclavagistes : alors que Sab propose une libération utopique marquée du sceau du sacrifice et de la tragédie, le roman réunionnais imagine un espace marron, communautaire. L’article s’attache aux discours liés à la résistance, à la mémoire et au métissage à travers le romantisme littéraire et dans le domaine des littératures coloniales.
Nous espérons que ce dossier, intitulé « Sab (1841) de Gertrudis Gómez de Avellaneda : lectures critiques et nouvelles perspectives », contribuera à approfondir la réflexion autour d’une œuvre fondamentale de la littérature hispano-américaine du XIXe siècle et à élargir les voies d’interprétations que la critique a tracées jusqu’à présent. Les travaux réunis ici cherchent à susciter de nouveaux questionnements concernant l’esthétique de l’auteure, ses sources, les coordonnées socio-culturelles camagüeyennes qui ont structuré sa vision de Cuba, et les liens que ce roman entretient avec le vaste corpus du roman romantique anti-esclavagiste, tant à l’intérieur de l’aire latino-américaine que dans d’autres régions traversées par la domination coloniale. Pour ce faire, nous invitons nos lecteurs à découvrir les multiples perspectives que leur offre ce numéro de revue.