Le projet de ce premier numéro hispaniste de la revue TrOPICS, rattachée à l’unité de recherche DIRE (Déplacements, Identités, Regards, Écritures) de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de La Réunion, a été conçu durant la période la plus intense de la lutte féministe récente tant en Espagne qu’en Amérique latine. Si les articles réunis ici ne sont pas exclusivement consacrés à ces événements récents, il est indéniable que le contexte a inspiré et guidé la réflexion de spécialistes en sciences humaines et sociales tels que les auteurs qui ont participé à ce dossier.
En 2018, la réception rapide dans le monde hispanique du mouvement MeToo, depuis l’affaire Weinstein, s’explique non seulement par la persistance de pratiques quotidiennes fortement sexistes (normalisées et, pour beaucoup d’entre elles, institutionnalisées), mais aussi parce qu’un important noyau de mouvements contestataires existait déjà et fonctionnait activement, structuré principalement via les réseaux sociaux. Ainsi, par exemple, Las Tesis, mouvement Chilien (Díaz, Mena), qui a créé et propagé une performance, répétée par des femmes dans différentes langues et régions du monde en 2019, contre l’impunité et le patriarcat ancrés dans le système judiciaire pour les cas de viol. Le refrain de cette manifestation artistique de protestation : « Et la faute n’était pas la mienne, ni où j’étais, ni comment je m’habillais » a fait le tour du monde. Nous pouvons également mentionner le Comando Plath (Pérou) qui dénonce, à travers des poèmes à plusieurs mains, les féminicides et le harcèlement systématique dans le milieu universitaire et artistique. L’un des mouvements féministes qui s’est fait également connaître, hors des frontières du monde hispanique, est Ni una menos (Pas une de moins) fondé en 2015 en Argentine. Concernant l’arrivée de ce mouvement au Pérou, en 2016, l’écrivaine Gabriela Wiener déclare :
Le processus qui s’est ouvert est sans précédent et aura des implications sociales que nous ne pouvons que soupçonner, mais puisque les Péruviennes en communauté ont nommé les abus, comme on prononce un sort, nous sommes persuadées que nous avons éloigné le mal un peu plus loin, pour qu’il n’y en ait même pas une de moins.
L’action créative et contestataire de ces groupes a eu pour résultat concret, en décembre 2020, la légalisation de l’avortement en Argentine (autorisé auparavant seulement en Uruguay et à Cuba en Amérique hispanique) grâce au collectif Marea Verde (Silva, Mateo) qui a présenté le projet de loi en 2005 et dont la lutte s’est également étendue à une grande partie de la région. La crise sanitaire provoquée par la pandémie de COVID-19 n’a pas anéanti le travail de ces collectifs ; au contraire, elle leur donne des arguments pour continuer à lutter contre les inégalités entre les genres, puisque les mesures que les différents gouvernements ont prises pour faire face à la pandémie ont rendu visibles la fragilité et la précarité que vivent les femmes sur leur lieu de travail et dans leur foyer (Batthyány).
Les articles de ce numéro visent à situer les études de genre principalement à partir de deux disciplines : d’une part, les études artistico-littéraires et, d’autre part, les études historico-sociales. Pour comprendre la période de crise, de luttes et de changements dans laquelle nous nous trouvons, il est important de rendre visibles d’autres précédents : les stratégies des femmes auteures qui ont écrit dans des circonstances défavorables ou qui ont été ignorées et dont les œuvres ont été récemment mises en lumière, les stratégies discursives à travers lesquelles la littérature traite des questions de genre, les mouvements sociaux et politiques de résistance menés par des femmes. Voici l’ordre des trois parties dans lesquelles nous avons divisé ce dossier.
La première partie s’intitule « Résistance féminine dans les fictions et la presse du XIXe siècle » et regroupe quatre articles. Le premier, de Juan Pedro Martín Villarreal, traite de la représentation littéraire des personnages féminins et du topique du suicide dans les romans romantiques espagnols du XIXe siècle. Grâce à l’exploration d’un large corpus, cet article nous montre les enjeux esthétiques et idéologiques derrière le personnage de la femme malade et la question du suicide féminin. L’article de María Vicens met en évidence les liens entre l’Espagne et l’Argentine grâce à la presse transatlantique, et nous montre les transformations des profils d’auteures de certaines écrivaines espagnoles célèbres devant le public argentin. L’article de Margarita Pierini, en revanche, nous amène à la construction de la figure de l’auteure, mais à partir du voyage comme source constante d’inspiration pour les projets fictionnels et éditoriaux de l’écrivaine argentine Juana Manso. Enfin, le travail de Beatriz M. Marqués explore la relation entre fiction et nation dans l’œuvre de la romancière péruvienne Clorinda Matto de Turner. Cet article accorde une attention particulière à la construction de personnages féminins, en tant que principaux vecteurs d’une nouvelle éthique, dans le contexte de la reconstruction nationale vécue dans ce pays au cours des dernières décennies du XIXe siècle.
Six articles constituent la deuxième partie intitulée « Représentations littéraires et subversion féminine au XXe siècle ». Les deux premiers analysent les arts du spectacle. Samantha Faubert étude deux types de personnages transgressifs dans le théâtre de Griselda Gambaro, la sorcière et l’infanticide, comme une réponse à un contexte socio-politique particulièrement violent. De son côté, l’article de Marina Ruiz Cano explore une performance très récente (2017) d’Agnès Mateus à travers laquelle l’artiste vise, plus qu’à émouvoir, à choquer le spectateur sur l’horreur des féminicides, en montrant les pièges des sociétés hétéropatriarcales par l’humour, entre autres ressources. Le travail de Marie Delannoy nous amène sur un terrain artistique différent : le roman de l’écrivain basque Ramiro Pinilla dans lequel nous pouvons identifier un univers matriarcal du côté des personnages féminins (vues d’un regard critique par l’auteure) opposées à la conformation des personnages masculins.
Les articles de Maida Watson et Cathy Agamboue analysent l’œuvre de deux auteurs hispano-américains. Watson utilise les outils de la gastrocritique pour enquêter sur l’identité d’une migrante cubaine aux États-Unis, dans le roman Tocino de cielo de Rosa María Britton, à travers le travail de mémoire que la protagoniste effectue (la reconstruction de recettes de son pays d’origine). Agamboue, de son côté, présente le roman Fe en disfraz de l’écrivaine portoricaine Mayra Santos-Febres et son engagement à rendre visible la lutte des femmes afro-descendantes. La mémoire historique et la perspective décoloniale nous permettent d’analyser les stratégies de subversion qui se déploient dans la fiction. Le dernier article de cette deuxième partie écrit par Lucie Lavergne aborde la poésie de l’espagnole Txus García et sa proposition esthético-politique grâce à un langage qui déconstruit les limites du genre à travers l’humour et la parodie.
La troisième partie de ce dossier est intitulée « Histoire des mouvements et participation politique des femmes » et comporte cinq articles. Les deux premiers nous montrent le rôle des travailleuses en Espagne. L’article de Santiago de Miguel et Rafael Buhigas analyse, à l’aide de sources extraites de la presse et de documents officiels, la cohérence du mouvement de protestation des marchandes de légumes à Madrid qui ont agi, loin de ce qui est habituellement affirmé, par le biais d’actions organisées et avec des objectifs précis pour l’amélioration de leurs conditions de travail. L’article de Sescún Marías montre les conséquences que le discours franquiste a eu sur le rôle des femmes dans la société espagnole. Pour ce faire, le cas de Saragosse est analysé à travers le fonctionnement de la Section Féminine et ses répercussions sur les limites imposées à la participation des femmes dans les sphères publiques et professionnelles.
Les trois derniers articles nous montrent une participation plus directe des femmes à travers les organisations politiques. Ainsi, Maëlle Cosron analyse le contenu du périodique Ideas y Acción, l’organe de presse du premier parti féministe uruguayen, créé dans les années 1930, après l’obtention du droit de vote par les femmes dans ce pays. L’article d’Alicia Fernández García nous présente l’empreinte du féminisme dans la politique espagnole actuelle, notamment à travers les politiques des deux maires des deux villes les plus importantes politiquement en Espagne, Manuela Carmena à Madrid et Ada Colau à Barcelone. Enfin, à partir de l’analyse d’un important matériel journalistique, Didier Vitry nous révèle la construction d’un féminisme communautaire en Équateur construit avec l’intention de se distancier du féminisme occidental. La parole et l’action féminines vont de pair et visent à revendiquer un mouvement indigène dans la région andine.
Ce numéro comprend également, en supplément, trois articles qui étudient le roman La Tribuna (1883) de l’écrivaine galicienne Emilia Pardo Bazán (1851-1921) dans le cadre de la commémoration du centenaire de sa mort.
La Tribuna est un roman mettant en scène une cigarrera de La Corogne (Marineda dans la fiction), dans le contexte des années révolutionnaires, qui aboutiront à la proclamation de la première République espagnole (1873). Ce n’est pas la première protagoniste féminine qui appartient à un milieu populaire et ouvrier (Rosa, la cigarrera de Madrid de Faustina Sáez de Melgar est publiée en 1972, par exemple), mais c’est la première qui, ayant ces caractéristiques, s’intéresse à la politique et croit que son destin personnel est lié aux transformations idéologiques et au changement de régime en Espagne.
L’article d’Amélie Florenchie étudie deux éléments centraux du roman : le travail et la représentation des personnages féminins. Cet article analyse différents aspects du travail des femmes à l’époque et la manière dont la lutte de la protagoniste va dans le sens de celle de l’écrivaine elle-même dans un effort pour se construire une place dans les lettres espagnoles de son temps. Dans une perspective historique, l’article d’Óscar Freán analyse le contexte du monde du travail à La Corogne qui a inspiré l’écriture du roman. L’auteure a suivi les préceptes du roman expérimental établis par Zola et a cherché à les adapter à la réalité espagnole. Enfin, l’article de Rocío Charques adopte une perspective plus comparatiste et établit un parallèle entre deux personnages de Pardo Bazán : Amparo de La Tribuna et Mariana du récit “Lo de siempre”, toutes deux définies par leur rôle d’ouvrières.