En 1995, Claude Chabrol, né en 1930 et mort en 2010, adapte avec La Cérémonie2 le roman L’Analphabète de Ruth Rendell paru en 19773. Pour ce réalisateur à la vie bourgeoise dont l’œuvre est connue pour dénoncer les vices, les faux-semblants ou le rapport de la bourgeoisie à l’argent, à la culture et aux classes populaires, l’année 1995 signale le début d’une période qu’il appelle « béatitude ». Il s’agit de sa dernière période de création, quinze années durant lesquelles l’ancien de la Nouvelle Vague a l’impression que « tout fonctionne »4 :
Je situe très précisément dans ma vie l’entrée dans la phase de béatitude où je me trouve aujourd’hui… C’est la naissance, le tournage et la sortie de La Cérémonie qui m’ont placé dans cet état qui ne m’a plus quitté… Le mot “béatitude” traduit pour moi une absence totale d’inquiétude et une satisfaction par rapport à mon travail. C’est un état d’où j’exclus tout rêve et toute utopie, c’est simplement la réalité de mon quotidien, personnel et professionnel5.
Ces propos, qui renvoient à une harmonie et à une joie de vivre définitivement acquises tant dans la sphère professionnelle que dans la sphère privée, contrastent violemment avec l’argument de La Cérémonie :
Sophie Bonhomme est engagée comme bonne auprès des Lelièvre, une famille très aisée de Saint-Malo. Sophie est une jeune femme froide, sèche et réservée, qui doit inventer des stratagèmes pour masquer son analphabétisme. Elle se lie avec Jeanne, la truculente postière du village. Cette relation est mal vécue par les employeurs de Sophie, surtout Georges Lelièvre, qui déteste Jeanne et se montre de plus en plus exaspéré par Sophie. La tension monte. Ayant découvert que la fille Lelièvre est enceinte, Sophie lui fait du chantage. Elle est aussitôt renvoyée. [Quelques jours plus tard], Jeanne et Sophie viennent à la maison, saccagent la chambre des Lelièvre puis abattent un à un les membres de la famille. En sortant du parc, Jeanne meurt dans un accident de la route. Les gendarmes découvrent le meurtre au moment où Sophie quitte les lieux6.
Pendant le tournage, Chabrol « crée l’événement » en affirmant qu’il réalisait le « dernier film marxiste », provocation qui donne lieu à une petite polémique dont nous rendrons compte. De nombreuses analyses critiques relaient cette interprétation du film, dont l’enjeu se trouve selon nous ailleurs, comme nous essaierons de le montrer. Si La Cérémonie est l’adaptation d’un roman7, son scénario a en effet intégré des éléments relatifs à l’affaire des sœurs Papin8, célèbre fait divers dont nous rappelons l’issue :
Le 2 février 1933, au Mans, la police découvre les corps mutilés de deux femmes, une mère et sa fille : les yeux énucléés, les jambes lacérées au couteau, le crâne broyé à coups de marteau, entre autres atrocités. Certains relèveront que le massacre laisse les victimes dans l’état précis d’un lapin préparé pour la cuisson9. […] Le crime défraya la chronique, suscita beaucoup d’émoi et une littérature innombrable. En décembre 1933, un jeune psychanalyste, Jacques Lacan, conclut qu’il s’agit d’un cas de psychose paranoïaque avec passage à l’acte10.
La Cérémonie, titre (trouvé par Chabrol) qui renverrait au rituel expiatoire que mettraient en scène les meurtrières pour venger les classes populaires de la domination qu’exercerait sur elles la bourgeoisie, ne pourrait être finalement que l’illustration à l’écran d’un cas de paranoïa ou de « folie à deux », interprétation que livre Chabrol lui-même, en complément de l’analyse « marxiste » rapide qu’il propose de son film.
Notre propre hypothèse de lecture, plus « littéraire », sera la suivante : conférer une dimension « marxiste » ou clinique au film constitue une forme de leurre destiné à attirer le spectateur (en jouant sur la provocation et sur la fascination du public pour certains faits divers). Ce leurre pourrait être également destiné à cacher l’objectif réel du cinéaste, conscient ou inconscient, peut-être moins porteur, qui serait de fabriquer une machine tragique, toute chabrolienne et dont les ressorts seraient classiques : emprisonnés dans un lieu, des personnages s’affrontent jusqu’à élimination de la plupart. C’est le « pas de place pour deux » de Barthes, c’est la fin visible dès le commencement, tout l’intérêt résidant non pas dans la révélation d’un dénouement inattendu mais dans la mise en scène des mécanismes qui mènent tous les personnages à leur perte11.
Nous montrerons donc d’abord que les propos du maître de la « cérémonie » sont profondément ambigus, voire contradictoires, lorsqu’il traite du marxisme et qu’il évoque l’interprétation « marxiste » de La Cérémonie ; puis nous donnerons et commenterons un exemple d’analyse « marxiste » de la première séquence de l’œuvre ; enfin, nous étudierons le film comme la transposition d’un cas de « folie à deux », avant de conclure par le fait, qu’au-delà de ces deux types d’interprétation, il est possible de considérer La Cérémonie comme un art poétique montrant comment réaliser une tragédie qui interpelle le spectateur sur la question du mal :
[…] Chabrol, en héritier de Hitchcock et du cinéma classique américain, s’attache avant tout à traduire [la] lutte mortelle [des classes] dans sa mise en scène, qu’il envisage comme une étude de l’espace, dont la représentation est ici l’objet d’un soin extrême. Derrière son sujet politique, le film vaut donc comme une sorte de manifeste de l’art chabrolien, apparemment désinvolte mais qui en réalité relève de la mécanique de précision – un art de maître de cérémonie12.
La Cérémonie comme « dernier film marxiste » : les contradictions de Claude Chabrol13
Dans l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Michel Pascal, Claude Chabrol. Par lui-même et par les siens, publié à titre posthume en 2011, Chabrol dit à propos du marxisme :
[…] je le pense toujours aujourd’hui, que le marxisme était la meilleure analyse que l’on pouvait faire de la façon dont une minorité exploite la majorité des êtres humains, en revanche, je trouvais leurs remèdes pires que le mal. Mais aller expliquer à des communistes, dans les années cinquante, que Staline était complètement fou n’était pas si facile que cela ! Il n’empêche que je me suis ancré à gauche pour le restant de mes jours, sans doute en repensant à Mendès France et à mon père qui l’admirait. J’adore lire ou entendre parfois que Chabrol est un anar de droite, c’est vraiment mal connaître…14
Et, suite aux critiques acerbes dont il s’estime victime, portant sur la contradiction entre son engagement et son mode de vie, il ajoute dans les dernières pages de l’ouvrage :
Alors maintenant, qu’on ne m’embête plus avec des étiquettes de bourgeois, et avec des paradoxes comme celui d’être marxiste tout en étant bourgeois : tout ce que je dis ici est vrai, je ne mens jamais, mais j’ai le droit de garder encore quelques secrets pour moi… Je peux aimer la famille tout en résistant contre [sic] les pressions sociales, et mon mode de vie n’a rien de choquant par rapport à un credo de gauche. Mes actes et mes pensées sont en harmonie, je m’y efforce chaque jour15.
En ce qui concerne La Cérémonie, Chabrol s’amuse donc à définir son œuvre comme le dernier film marxiste, alors que lui ne le serait pas, et répond dans ses Conversations avec François Guérif, publiées également en 2011 après sa mort, aux critiques négatives qui lui sont faites sur ce point :
F.G. : Tu mets toujours dans tes dossiers de presse une petite phrase ironique, censée provoquer le critique. Et là, c’était ?
C.C. : « La Cérémonie est le dernier film marxiste. » Ce qui était un peu vrai, dans le sens où je voulais montrer que ce n’était pas aux dirigeants de savoir si la lutte des classes était finie, mais à ceux qui étaient en dessous et pouvaient se révolter. Moi je crois que oui.
F.G. : Que penses-tu, alors, des réactions à cette phrase, notamment celle de Jean-François Richet, qui signe un film résolument marxiste cette année-là, État des lieux : « Chabrol montre le prolétariat de façon laide. La lutte des classes, ce n’est pas deux hystériques qui tuent une famille de grands bourgeois, enfants compris. Tuer une famille n’est pas un acte révolutionnaire, c’est un acte de malade mental. »
C.C. : Donc il considère les filles comme des malades mentales. Il a le droit. Ce n’est pas mon avis16.
Cette dernière phrase contient l’une de ces contradictions – Chabrol qualifiant bien en effet par ailleurs ces personnages de « folles » –, dont le réalisateur est coutumier et dont nous voudrions donner plusieurs autres exemples, avant de présenter un extrait d’analyse de type marxiste effectuée par Gilles Berger.
D’une part, alors que le cinéaste semble, dans La Cérémonie et dans le discours qu’il tient sur son film, légitimer à la façon du premier Sartre existentialiste la violence, il rejoint en réalité plutôt Camus et sa théorie de l’homme révolté lorsqu’il dit :
[…] la société fabrique une morale qui n’est là que pour favoriser une minorité qui exploite la majorité. Je déteste cette idée, je la combats de tout mon être. Je lui préfèrerais de loin une « éthique » qui encouragerait le rayonnement de l’espèce humaine. Alors que la morale officielle légitime la guerre et les plus grands crimes de l’humanité en célébrant la bravoure devant l’ennemi, je pense que le courage authentique serait de rendre son fusil et de tourner le dos aux ordres venus d’en haut17.
Claude Chabrol aurait-il finalement considéré les personnages de Sophie et de Jeanne, qui usent des fusils au lieu de les rendre dans La Cérémonie, comme des lâches, alors qu’il dit par ailleurs avoir « eu beaucoup de mal à ne pas faire l’apologie totale de ces deux filles »18, tout en concédant aussitôt qu’« en même temps, il n’y a pas de raison, ce sont des garces »19 ?
D’autre part, dans un entretien avec Yves Allion datant de 2009 et repris dans le numéro 578 de L’Avant-scène cinéma, Chabrol affirme :
C. C. : […] je m’intéresse particulièrement à ceux qui privilégient l’aspect extérieur des choses plutôt que leur sens profond. Pour reprendre une formule assez explicite, ceux qui préfèrent le paraître à l’être.
Y. A. : C’est le cas des Lelièvre dans La Cérémonie…
C. C. : Oui. Ils vivent dans une certaine forme d’harmonie très bourgeoise. Ce qui est terrible dans leur cas, c’est qu’on ne peut pas leur reprocher grand-chose. A ceci près que chacun des membres de la famille à un moment donné accomplit une action dégueulasse, qui plus est sans s’en apercevoir. […]
Y. A. On se dit qu’ils sont sympathiques parce qu’ils font l’effort de l’être. Mais ce n’est pas naturel de leur part…
C. C. : Absolument. Les nécessités du paraître exigent qu’ils dégagent une certaine sympathie, une certaine beauté. Mais le refoulé revient au galop au tournant d’une phrase ou d’un geste20.
Or, il se trouve que l’être et le paraître coïncident chez les Lelièvre : ils ne font pas semblant d’être heureux, ils sont heureux ; ils ne font pas semblant d’être cultivés, ils sont cultivés. L’analyse que Chabrol adopte ou feint d’adopter ne tient pas sur ce point. Preuve en est aussi l’entretien qu’il a accordé le 12.09.95 avec Isabelle Huppert à la RTBF, dans lequel le bonheur des Lelièvre est défini comme véritable quoique trop apparent, ce qui ne veut pas dire superficiel ou hypocrite, et comme l’élément qui provoque l’envie chez le personnage de Jeanne Marchal.
Un exemple d’analyse marxiste de La Cérémonie
Voyons maintenant un exemple d’analyse marxiste de la première séquence du film, analyse certes pertinente mais dont l’orientation trop marquée tend à exclure toute autre interprétation en produisant de la « sur-signification ». Autrement dit, tout dans la séquence ferait signe en renvoyant à la lutte des classes, alors qu’on pourrait voir plus simplement dans le comportement de Sophie Bonhomme (la bien nommée de façon antiphrastique) les conséquences de son analphabétisme et, dans ses échanges avec la bourgeoise Catherine Lelièvre, le reflet de la volonté de Chabrol de mettre en place les éléments d’un huis-clos au cœur duquel vont pouvoir s’enclencher les mécanismes de la machine tragique.
Résumons l’action de la séquence inaugurale : un plan de demi-ensemble révèle la présence, de l’autre côté d’une rue, d’une jeune femme (Sophie Bonhomme), qui cherche son chemin et qui se trompe de café – ne sachant pas lire, elle se trompe en effet d’enseigne –, puis elle traverse la route, pénètre dans le bar où elle est attendue par une autre femme (Catherine Lelièvre), qui lui a donné rendez-vous pour un entretien d’embauche et qui l’a certainement observée depuis sa table derrière une vitre. Sur le site du dispositif pédagogique « Lycéens et apprentis au cinéma en Auvergne », Gilles Berger commente la séquence de la façon suivante :
[…] il s’avère que cette scène, encore anodine à nos yeux, nous est montrée au travers d’une vitre, c’est-à-dire d’un cloisonnement transparent. La lutte des classes est invisible. […] Jusqu’à ce que l’autre partie en présence nous soit révélée. […] À la faveur du passage d’un camion, l’invisible que nous dissimulait la transparence se révèle, le champ contient le hors-champ – le thé, la maîtresse de maison, bref, la bourgeoisie, foyer du regard porté sur la future employée, déjà scrutée, observée, évaluée. Pas de plan innocent chez Chabrol. Ainsi, débutons-nous le film du côté de la bourgeoisie, […]. Marx définit une classe sociale en fonction de trois critères. Le premier d’entre eux correspond au fait qu’une classe sociale se définit par la place qu’elle occupe dans les rapports de production. C’est le critère qui permet de définir une classe « en soi ». Même si boire un thé, premier élément aperçu dans le reflet que nous dévoile le camion, n’équivaut pas à « prendre le thé », la boisson est révélatrice d’une position sociale que ne viennent démentir ni les vêtements ni la posture de madame Lelièvre. Il est possible de distinguer furtivement une chose essentielle : son regard se pose sur la jeune femme parfaitement inconsciente d’être ainsi regardée. Un personnage entre donc dans la sphère d’un autre, c’est-à-dire dans son champ de vision. […] Pourquoi la lutte des classes est-elle invisible ? Parce qu’elle n’est guère la préoccupation centrale de la classe dominante incarnée par Catherine Lelièvre et que Sophie de son côté est bien trop accaparée par des tâches basiques (se repérer par exemple) pour être pleinement lucide quant à sa domination – une classe sociale est aussi définie par la conscience de classe selon le deuxième critère de Marx. Le film va néanmoins s’évertuer à montrer que le troisième critère marxiste définissant la notion de classe sociale n’est pas totalement hypothéqué : en effet, il demeure possible dans la situation présente qu’une classe sociale entretienne des rapports conflictuels avec une autre classe sociale. Ainsi, si la lutte des classes est invisible, elle existe toutefois bel et bien et va sous-tendre la majeure partie des rapports humains décrits par le film21.
Le problème, comme l’énonce Caroline Eliacheff dans l’un des bonus du DVD, est que, s’il existe des classes dans le film, il n’y a pas de lutte. Nous n’y voyons en tout cas pas de lutte constructive qui permettrait aux classes populaires de dépasser un stade historique d’aliénation pour fonder une société nouvelle. Sophie et Jeanne sont des individualistes forcenées : Sophie n’a aucune conscience de classe parce qu’autrui ne l’intéresse pas ; elle aime son travail, se satisfait de ce qu’elle a, même s’il est évident qu’elle ignore certains de ses désirs, à l’instar de sa pulsion homosexuelle, et ne devient dangereuse que lorsqu’elle considère que l’on s’attaque à son analphabétisme22. Du côté de Jeanne, c’est bien plutôt la fascination pour l’argent dont elle aimerait disposer pour elle-même, et non la défense des intérêts de sa « classe », qui provoque essentiellement son aigreur et sa rancœur, et c’est sa paranoïa qui va entraîner dans un délire de « folie à deux » celle pour laquelle elle éprouve également un désir homosexuel refoulé.
La Cérémonie comme représentation clinique d’un cas de « folie à deux »
C’est Chabrol lui-même qui avance cette interprétation dans l’entretien déjà mentionné et repris dans L’Avant-Scène Cinéma :
Y. A. Face à ces bourgeois se trouvent donc deux filles dont la folie se révèle progressivement…
C. C. : Ce qui est intéressant, c’est qu’elles ne sont folles23 que lorsqu’elles sont ensemble. Séparément elles sont inoffensives, ensemble tout devient permis. Mais c’est un phénomène connu et identifié en psychiatrie. Il s’agit réellement d’un cas de folie à deux. […]
Y. A. : Avec Caroline Eliacheff, votre co-scénariste, aviez-vous étudié le cas de façon scientifique ?
C. C. : […] J’ai la faiblesse de penser que le film est plausible d’un bout à l’autre. […] plusieurs spécialistes sont venus nous dire qu’ils avaient trouvé le film très juste24.
C’est évidemment plus complexe. Selon le psychiatre Nicolas Dissez, le cas de folie à deux peut renvoyer à de « rares cas de "folie simultanée", c’est-à-dire [à] des cas qui concernent deux sujets psychotiques »25 :
[Il s’agit d’un] tableau regroup[ant] un premier patient authentiquement délirant, en général paranoïaque, et un deuxième sujet, (voire un groupe de sujets) qui n’est pas de structure psychotique. Ce deuxième sujet, à la faveur d’une situation de confinement particulier et d’une conjoncture qui exclut bien souvent toute influence extérieure, va progressivement adopter la conviction délirante du patient paranoïaque dont il partage la vie. Il va faire sienne la certitude de l’autre, reprenant un à un les termes de sa construction délirante, se montrant littéralement aspiré par sa conviction, au point d’y perdre tous les repères symboliques qui lui étaient propres26.
Comme le confirme Caroline Eliacheff, qui a puisé dans l’histoire et dans l’analyse du cas des sœurs Papin et de celui dit « d’Aimée27 » pour rédiger le scénario de La Cérémonie, c’est ce qui se produit à partir du moment où Sophie rencontre Jeanne, à la personnalité paranoïaque de laquelle, suivant notre analyse, elle va chercher à « coller », tant par la ressemblance physique (délaissant ses habituelles queues de cheval, elle tresse ses cheveux comme le fait la postière) que par le mimétisme psychologique (alors qu’elle ne s’intéresse à personne et par conséquent qu’elle ne dit jamais rien à propos de qui que ce soit, elle va prendre modèle sur Jeanne pour commencer à raconter des médisances sur autrui). Il est ainsi possible d’utiliser dans leur cas « la formule de Lacan "deux personnes dans un seul délire", au plus près de ce qu’elle indique, [c’est-à-dire] quelque chose comme "deux personnes dans un seul habit" »28 :
Dans la folie à deux, on assiste en effet à la disparition subjective d’un des deux protagonistes qui en vient à quitter tout lieu psychique qui lui était propre, pour être littéralement aspiré par l’Autre29.
De fait, dans La Cérémonie, s’il y a revendication sociale chez Jeanne, cette revendication ne prend son acuité que par la paranoïa, dont les conséquences peuvent se réaliser uniquement parce que Sophie donne à sa complice l’occasion de pénétrer chez la famille Lelièvre. Même si c’est Sophie qui tire la première30, c’est Jeanne qui l’y pousse en allant de provocation en provocation, depuis le recours à des outils de jardin, puis à de véritables armes à feu, pour mimer une fusillade, jusqu’à la mise à sac de la chambre des maîtres et à l’expression de son désir de « faire peur » aux Lelièvre en mimant une nouvelle fusillade.
Parallèlement à l’analyse marxiste qu’il propose de La Cérémonie, Gilles Berger ne néglige pas cette piste lorsqu’il commente la séquence du meurtre :
[…] chaque franchissement [de porte] est l’occasion d’un nouveau palier dans l’escalade de cette « folie à deux » dont parlait Lacan à propos des sœurs Papin. Jeanne et Sophie sont ainsi à l’image de ce qui subsiste ici de leur passage : deux pièces d’une même arme qu’il suffirait d’assembler pour la rendre opérationnelle. […] si tragédie il y a bel et bien, elle apparaît plutôt du côté du rapport totalement immature et souvent même névrotique (le personnage chabrolien type se situe régulièrement aux limites de la psychiatrie) qu’entretient le protagoniste à l’idée même de possession, des choses ou des êtres. Ainsi, puisque l’idée de la lutte des classes se base sur la volonté de partager plus équitablement les richesses, il est clair que le film n’est en rien militant. Certes la classe bourgeoise veut conserver son patrimoine mais en se croyant libérée du poids que celui-ci représente et, de fait, [en se croyant] suffisamment ouverte aux autres couches de la société […]. Certes les tenantes de la classe inférieure vont se révolter mais moins (voire pas du tout) par conscience politique31 que pour expulser une angoisse ou un ressentiment qu’elles ne s’expliquent pas (Sophie) ou mal (Jeanne). […] Et c’est, au bout de tous ces comptes, à la description d’un malheur social généralisé que nous assistons-là, […] [au cœur de la maison Lelièvre], […] lieu où se joue une tragédie.32
C’est sur cette question de La Cérémonie perçue comme art poétique pour réaliser une tragédie que nous voudrions conclure. Chabrol affirme lui-même que, lorsqu’il écrit un scénario, il « connaî[t] le début et la fin, et [il] choisi[t] [s]a narration et [s]es comédiens en fonction des coups de théâtre et de l’issue finale »33. Isabelle Huppert tient également des propos très justes lorsqu’elle dit dans le making of du DVD que, lorsqu’elle tourne avec Chabrol, elle a l’impression d’être un papillon pris dans un filet, et que ce filet c’est sa caméra, la façon dont il enchâsse ses personnages, et la façon dont il les regarde implacablement, un peu au-dessus, un peu comme un entomologiste, se débattre. Pour Jean-Philippe Tessé, le tour de force de Chabrol est de faire en sorte que le passage à l’acte paraisse « inexorable », alors qu’« on ne sent, même a posteriori, aucune préméditation. Le scénario fonctionne si l’on éprouve combien le geste final est à la fois spontané et inéluctable. Absolument libre et absolument fatal. La contradiction semble aporétique, et pourtant il faut faire l’effort de la concevoir, de la penser – […] »34. Gilles Berger renvoie dans sa propre conclusion à un texte qu’on croirait écrit à propos de La Cérémonie alors qu’il l’a été en 1957 pour Le Faux Coupable (1956) d’Alfred Hitchcock par un jeune critique nommé Claude Chabrol, qui vantait alors le génie de son idole pour avoir magistralement mis en scène une « idée d’ailleurs fort complexe que nous pouvons identifier successivement comme celle d’une abjection fondamentale de l’être humain, qui, sa liberté une fois aliénée, n’est plus qu’un objet parmi d’autres objets ; l’idée d’un malheur en même temps injuste et mérité […] »35.
Dans La Cérémonie, le meurtre, auquel leur rencontre conduit inexorablement Sophie et Jeanne, crée un vide, en dépeuplant la maison que Sophie range sans laisser transparaître aucune émotion :
[…] réduit obstinément à une horrible contrainte spatiale, le rapport humain ne peut s’éclaircir qu’en se nettoyant : il faut que ce qui occupe une place en disparaisse, il faut que la vue soit débarrassée […]. Le radicalisme de la solution tragique tient à la simplicité du problème initial : toute la tragédie semble tenir dans un vulgaire pas de place pour deux. Le conflit tragique est une crise d’espace36.
Le désir de faire le vide dans la demeure, que concrétisent les deux complices, renvoie à leur propre vide intérieur, que leur liaison dangereuse a pu un moment combler et qui les étreint à nouveau après le massacre. Jeanne, d’habitude si prolixe, n’échange que quelques mots ou phrases avec Sophie : un « on a bien fait » répond ainsi à un « ça va ». Puis Jeanne annonce qu’elle doit partir, emportant au passage le poste dont s’est servi Melinda pour enregistrer l’opéra de Mozart. Alors qu’elle passe en marche arrière le portail des Lelièvre, elle cale et meurt brutalement quand la voiture de l’abbé du village entre en collision avec la sienne. Plus tard, Sophie sort de la demeure pour avertir la police de la découverte de ses employeurs assassinés. Mais lorsqu’elle passe la barrière à son tour, elle constate le décès de Jeanne, voit un gendarme retirer le poste de la carcasse de voiture et écouter la bande qui fait entendre la voix des coupables37. Le meurtre appelle la mort ou la prison : il n’y a pas de salut, d’espoir ou d’issue, de dépassement de la lutte des classes. La fin tragique de l’homme est dans le commencement, comme le montrent la citation des Noces rouges au sein de La Cérémonie38, ainsi que cette phrase répétée au début et à la fin du roman L’Analphabète : « Poussière, Cendres, Détritus, Dénuement, Ruine, Désespoir, Folie, Mort »39.