Capitale de la douleur c’est-à-dire l’inégalité des sexes

Serge Meitinger

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Serge Meitinger, « Capitale de la douleur c’est-à-dire l’inégalité des sexes », Tropics [En ligne], Hors-Série n°1 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/306

Capitale de la douleur, comme la plupart des recueils de Paul Éluard, est un ensemble composite, plus ou moins ordonné au fil du temps créateur mais avec la reprise d’éléments antérieurs (parfois hétérogènes) souvent publiés déjà dans d’autres séries ou individuellement. Les textes y sont également d’allures formelles diverses : beaucoup de poèmes avec une métrique classique (Éluard compte les syllabes et fait des rimes ou des assonances !), certains en vers libres, des poèmes en prose qui sont des récits de rêve ou ce que le poète appelle des « textes surréalistes », c’est-à-dire relevant de l’écriture automatique. Enfin chacune de ces pièces, toutes « surréalistes » à leur façon, demeure étrangère à la représentation, c’est-à-dire à la description, à la narration, à la thématisation continue et à l’expres­sion même de sentiments ou d’idées relevant de la psychologie quotidienne ou du raisonnement commun, mais au profit de quoi ? De l’image pure sans attache immédiate, ou même parfois médiate, avec une réalité préétablie (prétexte ou référent autant qu’avec les images qui l’entourent, voisines ou éloignées). Il s’agit donc d’une imagerie d’abord verbale qu’il faut considérer en son fonctionnement propre (importance des jeux du signifiant, des régularités phoniques propres à la poésie et aux automatismes, truismes et calembours du langage commun) ; sans oublier pourtant que même un mot, détaché de tout contexte comme de ses apparents voisins, a rapport au monde que nous connaissons et vivons, qu’il y fait sens et présence sans forcément mimer ou désigner un référent. Ces caractéristiques impliqueraient un mode de lecture spécifique qui interdirait toute tentative trop stricte pour unifier le recueil en un discours suivi, que ce soit sous l’égide de l’élégie (à cause du titre et de certaines pièces) ou de l’intrigue amoureuse (à cause des morceaux les plus célèbres et également les plus accessibles). Mais l’esprit, même celui du poète œuvrant, aime à lier, à quêter voire à créer des liens, fussent-ils improbables et à les nouer. Et une légende, qui a bien quelque raison, veut que ce livre, devenu célèbre et emblématique, ait pour objet « les vastes, les singuliers, les brusques, les profonds, les splendides, les déchirants mouvements du cœur », comme le formule André Breton lui-même (Point du jour) ! Et plus particulièrement ces mouvements qui unissent le poète à la femme aimée, qui les séparent également, qui ne les laissent jamais tranquilles et nourrissent le chant poétique. C’est sous cet angle que nous voudrions brièvement examiner cet ensemble : ce ne sera pas réduire ce livre à une leçon unique mais tenter d’en aborder la « thématique » la plus voyante, celle qui en particulier s’affiche avec ostentation dans les « lieux » stratégiques de l’œuvre, dans certains débuts de sections, dans les toutes dernières pages.

« La beauté facile »

Dans la première section : Répétitions (première parution en 1922, aux éditions Au sans pareil, avec des dessins de Max Ernst) qui comprend 35 poèmes composés entre 1914 et 1922, dominent le rêve, l’automatisme, la nouveauté incongrue, les collages. Car, comme l’écrit l’auteur à Jacques Doucet pour accompagner l’envoi de l’édition originale du recueil : « Il s’agissait de recueillir tous les déchets de mes poèmes à sujet, limités et forcément arides, toutes les parties douces comme des copeaux qui m’amusent et me changent un peu ; elles me paraissent faites depuis toujours, comme les mots et j’y ai pris goût facilement […]. Le vers a jailli tout seul. Tout se lie, les mots favoris se placent – tout cristal – on les connaît si bien ». Ce sont surtout des fragments et le poète, se livrant aux jeux de l’image pure arrachée à toute référence préétablie et se combinant librement à toute autre, pratique ainsi la technique du collage chère à Max Ernst, suivant les traces de Braque et de Picasso.

Cette série comprend donc peu de « poèmes » stricto sensu et le poète a opté pour une composition typographique qui centre toutes les lignes, les anoblissant ainsi en « vers ». Elle n’exploite guère non plus la problématique amoureuse ou douloureuse, privilégiant la surprise liée à une inventivité débridée. Certains de ces poèmes toutefois renvoient aux modalités de l’écriture comme « La Parole » (p. 21) et « L’invention » (p. 16-17). Dans le premier, la parole évoque en personne sa facilité et sa beauté, le constant glissement verbal qu’elle est capable d’accomplir par elle-même sans « conducteur » et elle fait, performativement, dans le poème même, exactement ce qu’elle dit faire : elle prend une claire autonomie par rapport à la conscience créatrice et ordonnatrice en jouant par exemple librement avec les signifiants comme « nues » et « nue », « chinoiz’aux nues » et « oiseau ».

J’ai la beauté facile et c’est heureux
Je glisse sur le toit des vents
Je glisse sur le toit des mers
Je suis devenue sentimentale
Je ne connais plus le conducteur
Je ne bouge plus soie sur les glaces
Je suis malade fleurs et cailloux
J’aime le plus chinois aux nues
J’aime la plus nue aux écarts d’oiseau
Je suis vieille mais ici je suis belle
Et l’ombre qui descend des fenêtres profondes
Épargne chaque soir le cœur noir de mes yeux.

Et, une sorte d’assimilation à la femme aimée et aimante s’opère à la fin dans et par la solennité de l’alexandrin retrouvé, réinventé pour l’occasion. Mais cette profession de foi, relayant peut-être la conscience, infuse mais confuse, de la femme est à mettre en regard d’un autre poème de la même série : « Sans musique » (p. 35) qui s’adresse cette fois à elle :

Les muets sont des menteurs, parle.
Je suis vraiment en colère de parler seul
Et ma parole
Éveille des erreurs

Mon petit cœur

C’est dire ici clairement que la femme n’est pas assimilable à la parole, qu’elle n’a pas la parole parce qu’elle ne la prend pas et s’obstine à se taire. Son silence attente à la vérité du poème. Donc la « beauté facile » ne découle pas de l’être même de la femme, de son amoureuse présence, mais de sa prise en considération par le verbe, de l’effluence des mots surtout quand ils s’ordonnent en vers cadencés. Et une considérable gêne résulte du monologue poétique où l’aimée ne répond jamais à celui qui parle et qui se sent frustré car ce silence fausse le rapport de transparence qu’il rêve d’instaurer. De la sorte, risque de s’imposer une prééminence du verbe sur le vivre et une sorte d’immunité (d’indifférence ?) de la parole dont rien, faute de référent ou de témoin qui réponde, ne vient oblitérer ou nuancer l’émergence autotélique et l’influence. S’installe alors une parole de poésie délibérément indépendante du ressenti et c’est une profession antiroman­tique, anti-sentimentale et même anti-amoureuse qui se fait jour à la fin de « L’invention » en une formule aussi lapidaire que massacrante : « Je n’ai pourtant jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime ». Faut-il en tirer une leçon ou un élément de leçon pour l’ensemble du livre ? Cette assertion doit être d’abord placée dans l’ensemble des poèmes écrits entre 1914 à 1922, dans le feu d’une inventivité qui renonce à se maîtriser ! Pas forcément au-delà… Mais elle fera retour.

Inégale égalité

La seconde section : « Mourir de ne pas mourir » comporte 22 poèmes composés en 1923 et 1924 en un moment que l’on dit de détresse et de crise. La première parution en 1924 eut lieu en l’absence de l’auteur tout juste parti, dès le 24 mars, pour faire un tour du monde en solitaire, mais il sera rejoint par Gala et Ernst à Hong-Kong et revient en octobre comme si de rien n’était… La plaquette est dédiée à ce moment à André Breton : « Pour tout simplifier je dédie mon dernier livre à André Breton ». L’ambiguïté de l’expression traduit la crise et quelque résolution poétiquement suicidaire : il a en effet promis à Breton en 1922 de « ruiner la littérature » et de ne plus rien produire.

Le premier poème de la section, place stratégique, semble une provocation délibérée envers le dédicataire, le futur auteur de « L’union libre » défenseur de l’égalité et de la liberté en amour : d’abord le poème est en alexandrins rimés disposés en trois quatrains (on ne saurait ruiner ainsi la littérature !) et malgré son titre : « L’égalité des sexes » (p. 51) il tend à prouver le contraire. C’est en effet l’évocation d’un véritable rapt amoureux passant par un abus d’image (qui est ainsi le contraire de la libre image surréaliste en « union libre »). Un coup de force amoureux et verbal arrache le regard de la femme à l’insignifiance d’un monde trivial et sans écho, mais c’est pour substituer sa capture, une forme close, à la femme réelle : il n’y a pas d’égalité des sexes parce que la femme est soumise à l’imagination d’un mâle dominateur ; il n’y a pas d’égalité des sexes car l’homme ne saisit pas ainsi la vraie femme, son image gauchie et figée seulement, réduite également, et sa violence le ridiculise en révélant sa propre faiblesse.

[…] ô ma statue,
Le soleil aveuglant te tient lieu de miroir
Et s’il semble obéir aux puissances du soir
C’est que ta tête est close, ô statue abattue

Par mon amour et par mes ruses de sauvage.
Mon désir immobile est ton dernier soutien
Et je t’emporte sans bataille, ô mon image,
Rompue à ma faiblesse et prise dans mes liens.

C’est peut-être dû à l’absence de dialogue entre les amants qui se prolonge, à l’absence de réponse propre à l’aimée ; le poète a toutefois l’honnêteté de ne pas se donner trop beau rôle et d’avoir une juste conscience du rapport des forces, ambigu ! Peu après, encore dans le début de la section, « L’amoureuse » (p. 56), deux sizains d’octosyllabes avec quelques assonances, réitère la posture et reformule le paradoxe de l’éloignement dans la proximité, de la perte dans le rapt même. Le poème propose deux moments en deux strophes : d’abord une illusion de capture encore à laquelle s’oppose le mystère irréductible d’autrui (surtout quand on l’aime), puis l’énigme qui empêche l’amant de vivre et surtout de dormir (le sommeil devant être ici un repos sans rêve, clos sur lui-même comme un langage intérieur, en un sens non surréaliste). L’expression langagière (et même et surtout poétique) en devient folle et dérisoire autant que peut l’être l’émotion désordonnée provoquée par le flux amoureux inégal et frustrant. C’est sans doute une assez fidèle image de la crise vécue, dans sa dimension amoureuse du moins !

Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s’évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.

« Parler sans avoir rien à dire » est le risque qui guette le poème, dépourvu alors de véracité tout comme d’emprise sur autrui et sur le monde. C’est peut-être pourquoi passe, dans les poèmes d’écriture surréaliste qui suivent et qui s’arrachent à toute confession ou examen intime et personnel pour privilégier l’image en ses jeux, un certain nombre de figures féminines plutôt caricaturales (cf. « L’habi­tude » et « Dans la danse », p. 58 et 59) ! Vers la fin de la section, « Celle qui n’a pas la parole » (p. 71), renouant avec la problématique initiée dans la première section par « La parole » (p. 21), tente une percée et une ouverture inédite (qui trouvera toute son expression dans l’ultime série) : la femme est celle qui n’a pas la parole (parce qu’elle ne la prend pas, ne peut, ne veut pas la prendre) et qui doit s’affirmer autrement, par la projection mortelle (mortifère) de son corps et de « son cœur » sur le monde. Il en résultera toutefois un étoilement prometteur :

[…] Avalanche, à travers sa tête transparente
La lumière, nuée d’insectes, vibre et meurt.

Miracle dévêtu, émiettement, rupture
Pour un seul être.

La plus belle inconnue
Agonise éternellement.

Étoiles de son cœur aux yeux de tout le monde.

Comme à la fin de « La parole », c’est l’alexandrin qui délivre la femme et la promeut et la libération, qui est aussi une ostentation et une offrande, prend une allure cosmique qui se trouvera illustrée plus nettement encore par la fin du recueil.

Pétrarquiser toujours

La dernière section intitulée : Nouveaux poèmes contient 45 poèmes dédiés à G. c’est-à-dire à Gala, épouse d’Éluard depuis 1916. L’on y trouve sur la fin les textes les plus tournés vers la célébration de l’amour « fou » selon les surréalistes, mais c’est à nuancer toutefois car sont repris aussi ceux d’Au défaut du silence parus en 1924 et certains autres viennent de Les Nécessités de la vie et les conséquences des rêves paru dès 1921 où l’on s’exerce au récit de rêve. Le poète a choisi pour titre d’ensemble la dénomination la plus neutre possible et la plupart de ces poèmes ont été écrits après le retour du voyage autour du monde. Il y a, semble-t-il, un renversement entre le début de la série et sa fin (lieux stratégiques de la section comme du recueil, utilisés par le poète pour faire passer une intention particulière et précise : une certaine conception de l’amour devenue fort célèbre). Le commencement est dans le strict prolongement de la crise amoureuse et poétique, verbale et sentimentale déjà évoquée et s’en tient à un bilan plutôt négatif. L’ultime décours de la section comme du recueil propose, lui, les poèmes les plus exaltés, ceux de l’effusion amoureuse, mondiale et cosmique, parfois sans nuance comme le trop notoire et génial en son genre : « La courbe de tes yeux… » (p. 139).

Les premiers poèmes de cette série : « Ne plus partager » (p. 89-90) et « Absences, I et II » (p. 91-93) soulignent, « Au soir de la folie, nu et clair », un retour dans les limites du « soi » qui est une manière de dénouement de la crise par acceptation de la douleur vécue comme de l’artifice lié à la parole poétique, douleur et artifice issus d’une seule source en fait, celle de l’inégalité des sexes. Il apparaît ainsi que l’essentiel du monde se réduit à l’appréciation que peut en prendre celui qui parle : « L’espace entre les choses a la forme de mes paroles » et « L’espace a la forme de mes regards ». La femme aimée également est tributaire de ces paroles et de ce regard et le poète (« inconnu », « vagabond ») est renvoyé à son esprit critique, « nu et clair » c’est-à-dire capable de clarté et de distinction : il est seul et n’est pas (encore) au monde, car il a à produire l’idéal qui lui rendra ou mieux lui créera un monde digne d’être habité.

C’est le dernier mouvement de la section comme du livre qui dessine cet idéal en manière d’apothéose amoureuse et en faisant alterner, en répons me semble-t-il, poèmes en vers et poèmes en prose (p. 134 à 141). Le premier de ce groupe ultime : « Ta chevelure d’oranges dans le vide du monde » (p. 134) proclame le retour de la figure aimée donnée pour momentanément perdue, mais l’on ne sait encore qu’en pressentir le retour. Elle absente, le monde est vide où ne demeurent que ses reflets et « la forme de [son] cœur » « chimérique ». Et tout reste obscur, « Mais tu n’as pas toujours été avec moi », tant que le poète n’a pas de ses mains, de sa mémoire et de ses mots commencé à repeupler le monde grâce à la présence de la femme, hypostasiée, que présente en filigrane le poème en prose : « Les lumières dictées à la lumière constante et pauvre… » (p. 135). Toutefois cette « saisie » de la figure aimée délaisse à son profit exclusif les éléments extérieurs qu’il faut alors rassurer et soutenir.

Et toi, tu te dissimulais comme une épée dans la déroute, tu t’immobilisais, orgueil, sur le large visage de quelque déesse méprisante et masquée. Toute brillante d’amour, tu fascinais l’univers ignorant.
Je t’ai saisie et depuis, ivre de larmes, je baise partout pour toi l’espace abandonné.

L’étape suivante assure plus directement le repeuplement du monde commun comme du cosmos grâce au corps et aux mots, aux gestes et à la voix de l’aimée. C’est « Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire » (p. 136), poème en vers, face à « Elle est – mais elle n’est qu’à minuit… », (p. 137), poème en prose.

Ta bouche aux lèvres d’or n’est pas en moi pour rire
Et tes mots d’auréole ont un sens si parfait
Que dans mes nuits d’années, de jeunesse et de mort
J’entends vibrer ta voix dans tous les bruits du monde.

Nocturne, l’univers se meut dans ta chaleur et les villes d’hier ont des gestes de rue plus délicats que l’aubépine, plus saisissants que l’heure. La terre au loin se brise en sourires immobiles, le ciel enveloppe la vie : un nouvel astre de l’amour se lève de partout – fini, il n’y a plus de preuves de la nuit.

Et désormais c’est « Le grand jour », le poème qui porte ce titre (p. 138) annonce une aurore cosmique et intime à la fois, donnée d’abord pour physique et que va bientôt orchestrer la ronde souveraine des regards.

Viens vite, cours. Et ton corps va plus vite que tes pensées, mais rien, entends-tu ? rien, ne peut te dépasser.

Le grand poème de la ronde du cœur et des regards susceptible de faire monde est bien sûr le très célèbre « La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur » (p. 139) qui fait face à l’invite en prose, poème entièrement positif en sa venue circulaire et parfaite, paradoxalement enfermé dans le cercle qui l’ouvre à l’infini et où l’on culmine avec les assertions suivantes, sans le moindre tremblé de doute ou de tristesse (ce qui est rare toutefois dans l’habituelle célébration éluardienne) :

Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.
…………………….
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.

Enfin, le dernier poème de la section comme du recueil : « Celle de toujours, toute » (p. 140-141) se veut, lui, en apothéose, l’éloge de l’un-et-tout dans et par l’Une-et-Toute qui en est la clef. C’est la célébration aussi d’une possible nouvelle naissance pour le chanteur, pleinement rendue cosmique grâce à la femme aimée se faisant mère (en tant qu’hypostase de la nature), muse et madone. Toutefois le soupçon porte encore un instant sur ce qui risquerait de faire du poète un solitaire et peut-être même une manière d’aliéné (amour « fou » ?), prisonnier d’une vision solipsiste : il serait seul à voir et ne saurait partager ce qu’il voit. Ce soupçon n’est levé que par l’emportement du chant qui en fait lever un autre :

Je chante la grande joie de te chanter,
La grande joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir,
La candeur de t’attendre, l’innocence de te connaître,
Ô toi qui supprimes l’oubli, l’espoir et l’ignorance,
Qui supprimes l’absence et qui me mets au monde,
Je chante pour chanter, je t’aime pour chanter
Le mystère où l’amour me crée et se délivre.

Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même. (v. 19-26)

Car cette apothéose finit par épouser la forme d’un hymne au chant d’amour ! Certes tout ce qui est célébré a un lien avec la femme : elle est le dénominateur commun. Mais le chant s’autonomise très vite et se fait, indifféremment comme c’est son propre, l’écho du positif autant que du négatif, d’une chose et de son contraire, équivalents en son monde : « La grande joie de t’avoir ou de ne pas t’avoir » (v. 20) ; l’écho aussi d’une impérissable « candeur » ou d’une « innocence », liées à l’attente chaste autant qu’à la connaissance (au sens biblique) de l’aimée (v. 21). Le sommet de la célébration est amorcé par le vers qui s’ouvre sur une apostrophe de type incantatoire « Ô toi » (v. 22). La femme y est présentée comme celle qui efface (« supprimes », v. 22 et 23) le négatif : « l’oubli, l’ignorance, l’absence » mais aussi ce qui ne console pas assez : « l’espoir ». Est-ce étrange ? C’est peut-être parce que le poète ne ressent plus le besoin d’espérer, une fois qu’il s’éprouve complet, total grâce à la femme aimée. C’est ce que semble confirmer le v. 23 avec « [tu] me mets au monde » : la femme crée l’homme en tant que tel et que poète, elle en accouche et lui révèle le monde en lui donnant place en son sein, ce qui lui permet d’exister en une manière de regressus ad uterum. Juste après, aux v. 24-25, la répétition par trois fois du verbe « chanter » indique l’importance de la profération poétique en tant que telle. Et la poésie semble être le but final, ultime et premier à la fois : « Je chante pour chanter, je t’aime pour chanter ». On dirait que l’amour sert la poésie, non l’inverse, comme s’il ne visait qu’à inspirer le chant. Faut-il comprendre que ce qui est vraiment important pour le poète, ce n’est pas tout à fait la femme aimée, c’est que, par l’amour qu’elle rend possible, elle lui permette de devenir pleinement poète ? Cela est laissé en suspens par le v. 26 et l’énigme qu’il préserve : « […je t’aime pour chanter] / le mystère où l’amour me crée et se délivre ».

Mais en raison de ce suspens, la question que posait la dernière phrase du poème « L’invention » (p. 17) fait retour : « Je n’ai pourtant jamais trouvé ce que j’écris dans ce que j’aime ». Faudra-t-il délibérément renverser cette assertion et lui faire dire clairement ce qu’elle suggérait : « J’ai pourtant toujours trouvé ce que j’aime dans ce que j’écris » ? N’est-ce pas rejoindre l’espèce d’autotélisme propre à la poésie courtoise comme au pétrarquisme ? Le poète a beau achever son livre sur une affirmation qui porte en avant l’incontestable supériorité de la femme sur le poète et sur l’homme : « Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même », est-ce que cette dernière n’est tout de même pas, en dernière instance, tributaire du bon plaisir de celui qui proclame haut et fort, à tout venant : « Je chante la grande joie de te chanter » ? De fait ni Pétrarque ni Scève ni Ronsard n’ont jamais dit ni fait autre chose !

Serge Meitinger

Université de La Réunion