Les sciences sont une activité quotidienne pour des individus de tout horizon disciplinaire, rythmée par des recherches minutieuses, des échecs, des avancées, des détours, des découvertes. Mais les sciences existent également, dans la société, par le récit qui en est fait. Le récit est même omniprésent. Il peut anticiper et diffuser les sciences. Il les porte constamment. Ces récits de sciences sont modelés également par les « intérêts chimériques » évoqués par Gaston Bachelard. Les sciences ne sont pas strictement rationnelles. En tant que praxis humaine, elles sont culturelles, modelées et travaillées par un imaginaire. La narration fictive serait-elle alors « naturellement » convoquée ? En effet, l’humain, grand amateur d’histoires, dit son expérience du monde par le biais du récit. Ceci pose d’emblée la question de la fiction. La littérature inspire les sciences et, inversement, les sciences inspirent et trouvent leur place dans la littérature. L’histoire des sciences elle-même abonde en récits, dont le caractère fictif n’est pas toujours clairement mesurable. La loi universelle de la gravitation sera toujours associée au récit de la pomme qui tombe sur la tête de Newton. Archimède sera également toujours imaginé en train de crier « Eurêka » en sortant précipitamment de son bain. À quel moment le récit s’approche-t-il de la fiction ? La fiction ne serait-elle pas omniprésente dans l’activité scientifique ? En effet, n’est-ce pas par la fiction que le scientifique imagine, travaille, cherche, trouve, diffuse son idée, sa théorie, sa découverte ?
C’est à partir de ces différents points et questions que nous tenterons de définir les enjeux de la fiction dans les sciences. Plutôt que d’analyser des œuvres ouvertement fictives (telles que celles relevant de la science-fiction) ou des ouvrages de vulgarisation scientifique classiques, nous avons préféré questionner ici le rapport entre les fictions et les sciences par le biais d’œuvres contemporaines ayant une assise réelle nette, mais dont les frontières avec la fiction semblent perméables. Notre propos se fondera sur la lecture de Théorème vivant de Cédric Villani (Grasset & Fasquelle, 2012)1 et de Peste & Choléra de Patrick Deville (Seuil, 2012)2. Dans le premier texte, le mathématicien se fait écrivain et raconte tout le parcours, à partir de 2008, qui l’amena à obtenir la prestigieuse médaille Fields en 2010. Dans le second ouvrage, Patrick Deville a composé un roman éclaté qui retrace la vie d’Alexandre Yersin (1863-1943), jeune chercheur parmi la première équipe de Pasteur, qui découvrit le bacille de la peste et inventa le vaccin contre la peste. Comment Villani et Deville mettent-ils en récit les sciences ? Si « [r]ien n’est donné. Tout est construit3 », l'humain conçoit alors le monde à travers un prisme culturel, souvent sous la forme de récit. Dès lors, la fiction est-elle consubstantielle à la vie humaine (même dans les activités réputées les plus rationnelles) ?
La mise en récit des sciences
Les sciences se racontent
Le processus de mise en récit des sciences ne concerne pas uniquement la vulgarisation scientifique. Il est intrinsèque à l’activité scientifique, que ce soit par l’imagination, l’explication, la diffusion, etc. L’importance du récit concerne tous les champs des pratiques de l’humain. C’est également le cas dans la technique par exemple. Dans son essai Les Sens de l’évolution technique, le philosophe français Xavier Guchet a montré comment, en France, les origines du système CAUTRA (coordinateur automatique du trafic aérien) avaient été réécrites a posteriori pour donner un récit fondateur à l’innovation4. Dans Peste & Choléra, le narrateur rappelle combien l’histoire des sciences – et des techniques – est jalonnée d’impasses et de chemins tortueux :
On déroule souvent l’histoire des sciences comme un boulevard qui mènerait droit de l’ignorance à la vérité mais c’est faux. C’est un lacis de voies sans issue où la pensée se fourvoie et s’empêtre. Une compilation d’échecs lamentables et parfois rigolos. Elle est comparable en cela à l’histoire des débuts de l’aviation. Eux-mêmes contemporains des débuts du cinéma. De ces films saccadés en noir et blanc où l’on voit se briser du bois et se déchirer de la toile. Des rêveurs icariens harnachés d’ailes en tutu courent les bras écartés comme des ballerines vers le bord d’une falaise, se jettent dans le vide et tombent comme des cailloux, s’écrasent en bas de la grève5.
Ces « rêveurs icariens » ne sont-ils pas précisément habités par les « intérêts chimériques » identifiés par Bachelard ? Mais il y a plus. Ces dédales supposent un récit qui ordonne cette histoire, qui lui donne un cadre (d’abord narratif), un sens. Les sciences posent aussi un problème de langage puisque le savoir scientifique n’a de raison d’être que dans sa transmission et son partage. Elles ont dès lors besoin d’un vecteur langagier, d’un médium, d’une traduction. D’ailleurs, il est remarquable que Yersin ait terminé sa vie dans la voie littéraire, dans son « atelier de traduction », traduisant les textes latins et grecs classiques6. Toutes ses démarches, en somme, scientifiques ou littéraires, visaient à « traduire le monde ». Il s’agissait dans tous les cas pour lui de donner un récit sur ce monde aux multiples énigmes – qu’il tenta de résoudre toute sa vie.
La mise en récit n’est-elle pas une mise en fiction ?
Le récit des sciences est surtout un récit de scientifiques. L’humain est replacé au centre, voire mis en avant. Le scientifique, en tant qu’individu, révèle (raconte) finalement son expérience. Le récit de son activité scientifique devient un récit de soi7. C’est le cas précisément de Cédric Villani qui reconnaît lui-même la dimension subjective et affective de sa « quête »8 : « tout dans le récit est conforme à la réalité, ou du moins tel que je l’ai ressenti »9. Son œuvre est un récit d’expérience, et tout récit d’expérience est tissé de fiction. Nous y projetons nos souvenirs, notre sensibilité, nos émotions, nos valeurs. Nous le construisons, l’adaptons parfois selon notre public. Quasiment au terme de son texte – et à l’aune de sa gloire – Cédric Villani se rend compte de « la métamorphose effectuée en [lui] »10. Bien plus, l’objectif même de son ouvrage suppose un travail de construction, de « relecture » du réel, d’adaptation à l’écriture (même de la façon la plus minime soit-elle). C’est faire œuvre d’écrivain (il évoque les « quelques aménagements insignifiants liés aux besoins de la présentation »)11. En outre, l’écriture contemporaine ne peut plus ignorer la dimension fictionnelle de tout récit de soi (ce que Serge Doubrovsky a nommé « l’autofiction »)12. Si écrire « sa » science c’est écrire, aussi, sur soi, alors la fiction fait intrinsèquement partie du récit de sciences. Tout récit contemporain est inscrit dans une « ère du soupçon » 13.
La notion de récit de soi renvoie bien évidemment à la question identitaire et, subséquemment, au thème initiatique. La recherche scientifique est une quête, quête intellectuelle tout autant que spirituelle. Elle est un apprentissage :
En mathématique, c’est comme dans un roman policier ou un épisode de Columbo : le raisonnement par lequel le détective confond l’assassin est au moins aussi important que la solution du mystère elle-même14.
C’est une quête. Toute quête prime sur l’objet de la quête15. Le cheminement prend chez Villani des allures de « quête de soi ». Théorème vivant montre le mathématicien impliqué personnellement dans ce parcours tortueux. Ce récit d’un « théorème vivant » adopte le point de vue d’un individu qui s’accomplit dans l’exécution de sa science. Bien plus, Cédric Villani explique combien les mathématiques s’apparentent à une histoire à suspense ; une narration « vivante ». De plus, Cédric Villani narre l’évolution du théorème mathématique sous la forme d’un carnet de bord. La retranscription des conversations qu'il a pu entretenir avec nombre de collègues et proches est donc faite a posteriori. C’est le récit du point de vue du personnage principal, à partir de ses souvenirs. Et l’on sait parfaitement depuis Proust combien cette mémoire est construite, reconstruite, façonnée ensuite par l’écriture. Tout récit de sciences est une réécriture. Ne s’approche-t-on pas dès lors automatiquement de la fiction ?
Dans Peste & Choléra, Patrick Deville élabore un roman à partir d’éléments d’archives. Le narrateur (Patrick Deville lui-même) se met en scène. Il est le « fantôme du futur » qui retourne sur les traces d’Alexandre Yersin :
Le fantôme du futur, le scribe au carnet en peau de taupe qui suit Yersin depuis Morges […] se dit que c’est assez agréable au fond de suivre cet homme-là. […] Le fantôme du futur ne commet aucune erreur. Son habillement est suffisamment intemporel16.
Le « fantôme du futur » se situe dans la lignée des auteurs de Vies, tel Plutarque. Il se considère comme un « scribe », l’interprète d’une partition (« Écrire une Vie c’est jouer du violon sur une partition »17). D’ailleurs, le choix du sujet renseigne aussi sur l’écrivain lui-même. Il y a une sorte de perpétuelle mise en abyme où le narrateur se montre en train d’écrire une œuvre sur un scientifique ayant lui-même recouru à l’écriture et à la traduction, ses textes étant le matériau premier du romancier contemporain. Il est remarquable en outre que les recherches de Yersin, couplées à des explorations diverses (et notamment son exil hors d’Europe), contiennent « [l]a risible petite énigme de soi »18. Les récits de sciences ont souvent une dimension initiatique, par où la fiction peut s’infiltrer. Yersin est son propre créateur, « le démiurge d’un rêve éveillé qu’il réalise »19. En somme, ne crée-t-il pas sa propre fiction ? Les sciences sont faites par des individus qui, en tant qu’êtres culturels, sont pétris de fiction. De plus, il est incontestable que les sciences possèdent un fort potentiel romanesque.
Une dimension romanesque
Un matériau littéraire
Les vies mouvementées de Giordano Bruno, de Galilée ou d’Oppenheimer ont déjà montré que les scientifiques inspiraient les écrivains et devenaient ainsi les héros de romans ou de pièces de théâtre, comme La Vie de Galilée de Bertolt Brecht.20 Leurs vies sont d’excellents matériaux d’écriture car elles regorgent d’intrigues, de tourments, de mystère. Leurs vies sont déjà, en soi, romanesques. Alexandre Yersin en est un parfait exemple. D’ailleurs, le narrateur de Peste & Choléra s’étonne que « le vieux Jules Verne, auteur d’une Vie de Livingstone, ne consacre pas un roman aux aventures trépidantes et rocambolesques de Yersin »21. Insatiable, Alexandre Yersin n’a cessé toute sa vie de faire des recherches – et des découvertes – tout en étant un grand voyageur, avant de s’installer dans ce qui est encore, au début du XXe siècle, l’Indochine. Le « scribe » de cette vie singulière devient à son tour explorateur du globe. Il nous précise que Yersin a été « le premier voyageur à relier par voie de terre la côte de l’Annam au Kampuchéa »22. Si selon le narrateur de Peste & Choléra toute vie humaine est romanesque23, celle de Yersin l’est tout particulièrement. Déjà de son vivant, la légende s’est construite, nourrie par son silence et son ermitage. La fiction a donc très vite entouré sa vie, son identité. Elle a comblé les vides. Yersin est très vite devenu un personnage. Sa « légende noire »24 l’a remplacé, notamment en Europe. Yersin fut un aventurier du monde et des sciences.
De même, le caractère exploratoire des sciences est mis en avant dans Théorème vivant de Cédric Villani. En quatrième de couverture, son ouvrage est d’ailleurs qualifié de « chant passionné qui se lit comme un roman d’aventures ». En effet, le cheminement de la recherche mathématique ici narré possède sa chronologie, ses personnages, ses décors – et l’intériorisation de l’expérience du mathématicien. De plus, la personnalité charismatique de Cédric Villani en fait un parfait personnage littéraire. D’ailleurs, il reconnaît lui-même que sa renommée grandissante et sa « médiatisation » ont créé « une personne médiatique abstraite appelée Cédricvillani [qui] est en train de se créer, qui n’est pas vraiment [lui] et [qu’il] ne peu[t] pas vraiment contrôler »25. Son ouvrage serait donc une façon pour lui de révéler son moi authentique, sa réalité de mathématicien. Cependant, cette même réalité devient en même temps matériau littéraire. Ne sont-ce pas précisément cette ambivalence et cette complexité que traite la fiction contemporaine ? La réalité n’est-elle pas toujours façonnée par notre regard – et notre écriture ?
L’entreprise d’écriture des sciences puise sa matière et ses personnages dans un univers déjà hautement romanesque, encore nimbé de romantisme, où le génie scientifique, tel un poète, est une personne en marge. L’initiation marque les élus26. Dans l’imagerie populaire, l’artiste reçoit subitement l’inspiration de quelques vers, d’une série de notes, d’une mélodie etc. De la même façon, le scientifique aurait des « révélations ». C’est ainsi que Cédric Villani nomme ces moments de fulgurance intellectuelle où un raisonnement s’éclaircit, se révèle soudainement, pénètre la conscience. Le mathématicien relate cette expérience d’ « illumination » :
Hhhhhh… que c’est dur de se réveiller. Je me lève à grand-peine, m’assois sur le lit.
Uh ?
Il y a une voix dans ma tête. Il faut faire passer le second terme de l’autre côté, prendre la transformée de Fourier et inverser dans L2. […] [J]e m’installe dans le fauteuil et je teste l’idée qui est apparue magiquement ce matin pour combler ce maudit trou. […] À présent je peux faire usage de toute mon expérience… mais pour en arriver là, il aura fallu un petit coup de fil direct. La fameuse ligne directe, quand vous recevez un coup de fil du dieu de la mathématique, et qu’une voix résonne dans votre tête. C’est très rare, il faut l’avouer !27
Plus loin, Cédric Villani raconte comment un blocage dans la démonstration d’un théorème a été résolu par un autre moment d’inspiration :
J’allai à la gare, la tête encore pleine de pistes qui n’aboutissent pas. Mais dès que je m’installai dans le TGV, l’illumination survint et je savais comment il fallait corriger la démonstration. […] En ce matin du 9 avril 2009, c’est une nouvelle petite illumination qui a frappé à la porte de mon cerveau pour tout éclairer28.
L’« inspiration mathématique » correspond à l’image que nous nous faisons de l’inspiration poétique, moment-clé dans l’évolution du raisonnement – et condition de la création. Contrairement à ce que le cartésianisme et le positivisme ont plaidé en Occident depuis plusieurs siècles, les sciences et les arts sont très proches. La littérature entre autres, et nous le constatons ici, est fortement liée aux sciences. Ces dernières ont d’ailleurs une charge poétique certaine.
La poésie des sciences
Dans Peste & Choléra, le narrateur insiste sur le caractère rimbaldien de son personnage. L’ombre du poète plane d’ailleurs tout au long du roman. Une phrase de Yersin écrite au bas d’une lettre à sa mère (« Ce n’est pas une vie que de ne pas bouger ») est qualifiée de « phrase rimbaldienne » et d’« alexandrin »29. Lors d’un combat avec la bande de Thouk, Yersin, sérieusement blessé, est comparé aux multiples explorateurs inconnus morts dans des contrées retirées, « endormis un trou rouge à la poitrine »30 N’est-ce pas ici un clin d’œil explicite au « Dormeur du Val » ? En outre, le narrateur insiste sur la « poésie utile » des écrits de Yersin (articles, carnets, correspondance)31. Le savoir scientifique est poétique. Toute la vie de Yersin, qui est consacrée aux sciences, est une poésie :
Comme nous tous Yersin cherche à faire de sa vie une belle et harmonieuse composition.
Sauf que lui, il y parvient32.
Sa vie de sciences est une œuvre.
Des scientifiques de grande renommée ont souligné la beauté intrinsèque de leurs sciences. C’est le cas notamment dans le domaine des mathématiques. Henri Poincaré, par exemple, évoque « la beauté intellectuelle » et « l’élégance mathématique »33. Il existe toute une tradition philosophique qui associe les mathématiques à la beauté, fondée sur le postulat, d’inspiration platonicienne, selon lequel tout ce qui est beau est harmonieux. Platon associe le beau au vrai :
la qualité propre à chaque chose, meuble, corps, âme, animal quelconque, ne lui vient pas par hasard : elle résulte d’un certain ordre, d’une certaine justesse et d’un certain art, adaptés à la nature de cette chose […]. Ainsi donc, la vertu de chaque chose consiste en une ordonnance et une disposition heureuse résultant de l’ordre34.
Le beau est associé au vrai, c’est-à-dire à l’ordre, idée que partage Edmund Burke. Aristote a aussi nettement valorisé les mathématiques qui tiraient leur beauté, selon lui, de leur symétrie, de leur ordre et de leur précision. Bertrand Russell évoque quant à lui « la beauté limpide » des mathématiques :
le travail des grands mathématiciens recèle une sorte de beauté limpide qui laisse entrevoir ce dont les êtres humains sont capables lorsqu’ils se libèrent de leur lâcheté, de leur férocité et de leur asservissement aux contingences de l’existence corporelle35.
Bertolt Brecht voulut définir une « esthétique des sciences exactes », se référant ainsi à l’histoire des sciences orientée vers une recherche du beau :
Galilée déjà parle de l’élégance de formules déterminées et du piquant des expériences ; Einstein attribue au sens du Beau une fonction de découverte, et le physicien Oppenheimer célèbre l’attitude scientifique qui « a sa beauté et semble bien adaptée à la place de l’homme sur la terre »36.
L’association de la démarche scientifique (comme quête du vrai) au beau peut être résumée par la formule d’un personnage dostoïevskien : « La science elle-même ne peut subsister sans la beauté.37 » Dans Théorème vivant, les pages d’équations insérées au fil du texte apparaissent comme des pages de poésie, bien plus d’ailleurs quand le mathématicien nous les lit. Ce « décodage » des équations ressemble à la récitation d’un poème, où le sens parfois nous échappe, mais dont l’esthétique et l’émotion sont éclatantes. Le mathématicien est alors poète, un initié au langage singulier, magique. Il connaît les secrets du monde. Selon l’écrivain Ernst Jünger, « les formules scientifiques qui transforment la matière en puissance sont déjà semblables en bien des points aux formules magiques »38.
En somme, les scientifiques ont un statut symbolique très riche, représentant l’être de savoir, à la fois scientifique et artiste. Personnage de fiction, auteur de fiction, être de fiction, la figure du scientifique est entourée d’une aura qui la lie à la fiction. La fiction constitue un versant des sciences car jamais aucun élément de notre réalité n’est vu frontalement. Comme l’écrit Gilbert Durand à propos de la pensée d’Ernst Cassirer, « pour la conscience humaine, rien n’est jamais présenté mais tout est représenté »39. De plus, l’imagination fait partie intégrante de la pensée scientifique (car intégrante de la pensée humaine). Selon Cédric Villani, l’imagination est l’une des qualités majeures du mathématicien. Les scientifiques sont des artistes.
L’imaginaire scientifique
La figure du scientifique
Le scientifique est une figure héroïque moderne, suscitant la fascination, une admiration mêlée de crainte. En tant qu’être initié – détenant un savoir précieux – le scientifique est souvent imaginé et représenté comme un être marginal. « Génie », il est couramment associé au visionnaire. Il est de ceux qui voient loin, qui surplombent (dominent ?) le réel. Il dépasse les connaissances de son temps, anticipe – ou même initie – les évolutions intellectuelles. Il serait dès lors hors de la société, car hors du présent, hors du temps. L’origine même du mot génie, relevant des croyances, fait de celui qui est ainsi nommé un être fatalement à part. Le génie désignait à l’origine le dieu particulier à chaque lieu et à chaque homme. Il désigna ensuite la particularité « géniale » d’un artiste, d’un écrivain, d’un savant. Le prisme romantisme demeure ainsi vivace. Dans cette perspective, tout créateur de génie est un être hors norme, incompris et parfois – souvent – rejeté par ses pairs ou s’excluant lui-même de sa communauté. Il est un solitaire. Le portrait d’Alexandre Yersin est en ce sens fidèle à cette représentation. Dans Peste & Choléra, le narrateur insiste sur le « goût de la solitude » du personnage40. Il est un ermite : « Il s’est retranché de l’Histoire »41 ; « Le génie est toujours seul »42. Dans Théorème vivant, Cédric Villani évoque également certains de ses comportements parfois bien intrigants pour son entourage :
J’ai besoin d’obscurité, de rester seul dans le noir. La chambre des enfants, volets fermés, très bien. […] Juste après avoir ramené les enfants à la maison, je suis allé me réfugier dans leur chambre, pour continuer à remuer mes pensées […]. J’ai besoin de marcher en solitaire pour réfléchir. Il y a urgence !
Claire en a encaissé d’autres sans broncher ; cependant, que je me trouve à marcher en rond, seul dans une pièce noire, pendant qu’elle prépare le repas, cela fait un peu trop.
– C’est quand même très bizarre !43
La création (artistique tout comme scientifique) se fait parfois dans le retrait. Nous imaginons toujours les grands esprits seuls.
Dans notre imaginaire, la figure du scientifique initié se teinte parfois également de quelque folie. La figure du savant fou demeure présente dans nos représentations du scientifique. Dans Peste & Choléra, le narrateur cite Leonardo Sciascia : « La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie »44. Quant à Cédric Villani, même s’il est sceptique face à l’association commune du génie et de la folie, il fait allusion à plusieurs grands mathématiciens ayant souffert de troubles mentaux, ayant eu « le même genre de destin tragique »45.
Le scientifique est une figure importante dans l’imaginaire occidental, héritier des figures mythiques du savoir (druides, sorciers, alchimistes, etc.). Le récit de sciences permet d’intégrer cette classe d’initiés dans le grand récit d’une culture.
Les sciences dans la culture
Selon Bertrand Gille, tout nouveau « système technique » doit s’inscrire dans un système plus large. Une innovation technique suppose (et nécessite) un nouvel ordre social et culturel qui lui apporte un supplément de sens et de cohérence46. Il en est de même pour les sciences, qui ont tout autant une fonction sociale et culturelle (initiatrices de modèles)47. Par la fiction, les sciences s’inscrivent dans la culture. Certes, elles sont culturelles, mais elles doivent tout de même s’écrire (se réécrire) pour apporter une vision globale cohérente.
Le récit des sciences a finalement une dimension mythique. D’une part, il est une actualisation de motifs mythiques48 ; d’autre part, il possède la même potentialité fondatrice, fédératrice et explicative. Selon Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, le langage mythique est même une nécessité pour les scientifiques (les physiciens notamment) s’ils veulent que leurs résultats soient reçus par le public et intégrés à la culture :
Au moment où il veut expliquer la signification générale de ses résultats, les situer dans une perspective culturellement pertinente, le physicien n’a d’autre langue que celle du mythe, seul discours cohérent qui réponde à l’exigence profonde de l’activité scientifique : comprendre la nature et la manière dont les sociétés humaines s’y insèrent49 (p. 94-95).
La fiction et l’imaginaire peuvent parfois être instrumentalisés à des fins politiques. Cela a été le cas avec le programme Apollo qui n’aurait peut-être jamais vu le jour sans le recours aux fictions de Robert Heinlein (auteur notamment de Starship Troopers). Le romancier et ingénieur a ainsi permis au gouvernement étatsunien d’être appuyé par la population. Elle devait rêver et s’approprier psychologiquement les étoiles (et la lune) avant d’accepter et de soutenir un projet de si grande envergure (qui supposait un financement public important)50.
En définitive, l’un des grands enjeux des sciences réside au niveau culturel. Le recours à la fiction permet à l’humain de construire une mémoire scientifique commune, mémoire primordiale puisque les sciences ont trait à l’évolution de l’humain, à notre rapport au monde, à notre rapport à temps. Les questions existentielles demeurent à la fois la motivation et le but ultimes. Les sciences ont pris la place des discours religieux. En somme, la question du rapport entre les fictions et les sciences convoque les mêmes enjeux que le mythe. Le récit en sciences se décline différemment selon le degré de fiction : des romans de science-fiction aux ouvrages de vulgarisation, en passant par les biographies romancées ou les récits de recherche, l’écriture flirte toujours avec la fiction. Elle répond en cela à un élan premier de l’humain. Elle exprime l’imaginaire scientifique. C’est peut-être par cette voie que peut s’opérer le « réenchantement du monde »51.