« Le silence de l’écrit est un murmure », Apulée, Les Métamorphoses
Carole Martinez situe ses deux derniers romans, Du domaine des Murmures1 et La Terre qui penche2, au Moyen Âge (le premier au XIIe siècle et le second au XIVe siècle) et met en scène deux jeunes filles, Esclarmonde, dans Des murmures, qui décide à quinze ans d’être emmurée, et Blanche, dans La Terre, emmenée à la fin de son enfance, promise à Aymon, dans ce même domaine des Murmures, dans l’est de la France, où elle découvrira ses origines.
Pour raconter leur histoire, Carole Martinez recourt au merveilleux médiéval, puisant son matériau dans la littérature arthurienne, aussi appelée la matière de Bretagne. Le merveilleux est, dans ce cadre d’inspiration médiévale, à comprendre comme « le masque littéraire du mythe »3. Comment la romancière adapte-t-elle le merveilleux médiéval à un roman du XXIe siècle ? Représente-t-elle un Moyen Âge rêvé ? Les deux romans posent ainsi la question de la réécriture d’un modèle ancien, fondée sur un retour aux origines des lettres françaises. Carole Martinez poursuit une réflexion initiée dans son premier roman Le Cœur cousu sur la mémoire et l’héritage populaire. Elle est particulièrement soucieuse de faire revivre et perpétuer la tradition orale, le folklore, les croyances populaires, les mythes qui hantent notre imaginaire. Quels sont les ressorts de sa réécriture mythologique ? Les romans Des murmures et La Terre, élaborés à partir d’éléments empruntés aux textes arthuriens, signent une entreprise visant à inscrire la romancière dans une lignée littéraire. Ce détour par les origines de la littérature française lui permet-elle de tisser une œuvre populaire vivante ?
S’inscrire dans une lignée
Inspiration arthurienne
Carole Martinez est fortement influencée par la littérature arthurienne, situant Des murmures et La Terre dans des lieux merveilleux semblables à l’Autre Monde celtique de la littérature arthurienne (le sìd des Irlandais4). Dans La Terre, il est spécifié que le domaine des Murmures est situé « à la lisière du monde »5, accessible au prix d’une traversée éprouvante dans une forêt balayée par un vent impétueux. Le château de Haute-Pierre semble parfois se dérober au regard des promeneurs, tel le château tournant des romans arthuriens : « Plus nous avançons, plus le château se replie derrière ses remparts de pierre »6. Le château « marque le bout du monde. Il garde la frontière »7. Le château de Hautefeuille semble également être un château tournant puisqu’il se serait volatilisé vers 1360 sans laisser de traces8. Les lieux de La Terre sont conformes à la conception celtique des mégalithes, abris de personnages merveilleux ou de trésors, lieux de passage vers l’Autre Monde. Le motif du château tournant est lié au motif de la pierre qui vire. Ces châteaux, issus de l’Autre Monde, apparaissent à l’occasion du virement des pierres. Le titre du roman de Carole Martinez est en cela explicite : « la terre qui penche » représente l’Autre Monde, situé dans le roman « au bord du monde », en marge de la société humaine9. D’ailleurs, le lieu paraît irréel à tout nouvel arrivant, comme c’est le cas pour Blanche, éblouie et fascinée10. C’est ce même domaine des Murmures, domaine du seigneur Jehan de Haute-Pierre, qui est le décor du précédent roman de Carole Martinez, Des murmures. D’ailleurs, au début du roman, la narratrice est saisie du même émerveillement face à la demeure désertée : « tout cela se dérobe et paraît irréel. La forteresse entière vacille sous nos yeux »11. La terre penche vers la rivière la Loue, personnage à part entière jouant un rôle capital dans l’évolution des histoires, en particulier intimement liée au destin de Blanche dans La Terre12. La Loue est une rivière habitée dont la fureur peut être monstrueuse. Elle est une rivière enchantée à qui les habitants des Murmures attribuent des émotions humaines13. Elle est une « ogresse » abritant la Vouivre (parfois confondue avec la Dame Verte), créature féerique importante dans le folklore franc-comtois, proche du Drac, de la Tarasque ou de Mélusine des autres régions de France, et popularisée notamment par Marcel Aymé14. Carole Martinez convoque différentes créatures du folklore français et des mythologies européennes. Esclarmonde en constitue un autre exemple puisqu’elle possède des aspects de la Pythie. Sa fureur causée par la perte de son fils, confié à une nourrice, est fidèle à l’imagerie commune de la Pythie avec « [l]a chevelure en désordre, les yeux liquéfiés, l’écume aux lèvres »15. Dans La Terre, Aymon, époux promis de Blanche mais qui est en réalité son demi-frère, est un personnage zoomorphe, devenant chien ou poisson. Il est une incarnation enfantine et dégradée – dans la mesure où les métamorphoses ne sont pas tout à fait effectives même si Aymon possède indéniablement des aptitudes hors-normes – de Protée. La dimension symbolique des caractéristiques d’Aymon prime sur la réalité de ses métamorphoses. Il représente le personnage zoomorphe tel qu’il peut apparaître dans les mythologies antique et celtique. Les animaux sont d’ailleurs également importants, en particulier le cheval et les loups qui, dans La Terre, assurent la fonction des animaux psychopompes16. Ils font le lien entre le monde humain et le monde féerique. Ils en sont les guides, voire les appâts. La manifestation de quelques signes précis prouve l’entrée dans l’Autre Monde : les lois de la nature sont inversées (les ruisseaux coulent à l’envers) ; le temps automnal fait soudain place à une tempête hivernale17. Le cheval Bouc, « s’enfonç[ant] dans des siècles de feuilles mortes »18, les conduit ainsi dans l’Autre Monde. L’équipée se dirige vers le nord rêvé, l’Hyperborée, lieu initiatique par excellence (« Le vent soufflait l’hiver à contretemps »19). Même si Blanche et ses compagnons ne partent pas effectivement au pays boréal, le fait d’évoquer un lieu de tempête hivernale appelle inconsciemment la rêverie hyperboréenne. C’est la correspondance d’images qui prévaut (froid ; neige ; nord ; initiation). En outre, le changement météorologique s’accompagne d’une confusion temporelle : « C’était minuit. C’était jadis. C’était demain »20. Les repères temporels et spatiaux habituels disparaissent. Au terme de cette chevauchée fantastique, Blanche et Aymon arrivent à la maison de l’ancienne cuisinière de Haute-Pierre, Guillemette, située au cœur d’une clairière préservée des éléments en furie et des aléas météorologiques, « où les vents n’entr[ent] pas, ni la neige, ni les ombres ni la peur »21. L’endroit baigne dans les douces odeurs alléchantes des tartes de Guillemette, « jusqu’à changer la chaumière elle-même en friandise »22. Il est un lieu géographiquement et qualitativement à part, « en marge du monde »23 : « depuis cet autre monde où ils vivaient »24 ; « dans son monde »25. Blanche et Aymon vont s’« égarer de ce côté-là du monde »26. Un enchantement enracine les jeunes personnages dans ce lieu27. Ils y reviennent toujours, malgré eux et « sans même savoir comment », même après une déambulation aux alentours28. Le caractère féerique est en outre confirmé par le fait que Blanche et Aymon ne voient pas le temps passer. Le temps est suspendu. Dans la littérature arthurienne, maints héros (chevaliers) sont ainsi attirés par un animal psychopompe (par exemple un cerf blanc) ou une fée, et emmenés dans l’Autre Monde où ils restent des décennies sans s’en rendre compte. Ce n’est qu’au retour dans le monde humain qu’ils mesurent la durée de leur absence (leur corps vieillit d’ailleurs d’un coup). De même, Blanche et Aymon « ne sent[ent] pas le temps filer »29. Ils profitent en somme des derniers instants de leur enfance. En effet, ce séjour dans la maison féerique de Guillemette, auprès de cette cuisinière fabuleuse et des fantômes de ses filles décédées, permet aux enfants, à Blanche en particulier, de parfaire leur initiation, de préparer leur passage de l’enfance au monde adulte. D’ailleurs, Blanche aura ses premières menstruations durant ses derniers jours chez Guillemette. Mais « on ne quitte pas le monde de l’enfance si facilement »30. C’est pourquoi Blanche et Aymon restent attachés à ce lieu. Le retour au domaine des Murmures sera difficile. Le passage de l’Autre Monde au monde humain semble contrarier les animaux guides qui avancent sans entrain, quand ils ne reculent pas31. Comme à l’aller, le cheminement d’un monde à l’autre suppose un passage périlleux, dans la tempête et le brouillard, élément signalant la frontière avec l’Autre Monde. Une fois extirpés de « cet enfer laiteux », c’est-à-dire l’épais brouillard enveloppant, Blanche et Aymon sont enfin de retour chez eux et ils se rendent compte alors qu’ils avaient sous-estimé le temps passé auprès de Guillemette32 : « Du temps avait passé, depuis que vous aviez quitté le monde en gagnant la marge. Beaucoup plus de temps que vous ne l’imaginiez »33. Partis plusieurs mois, tous les gens des Murmures pensaient qu’ils s’étaient égarés loin du château alors qu’en définitive ils n’étaient allés « qu’au bout du pré »34. Le fait que personne ne les ait retrouvés avant confirme qu’ils étaient dans l’Autre Monde, c’est-à-dire dans un lieu accessible aux seuls élus, emmenés par des guides tels le cheval Bouc et les loups.
Carole Martinez présente des lieux en marge que l’on mérite au prix de pérégrinations difficiles. L’espace et le temps ne sont pas perçus de façon homogène et continue mais sont constitués de ruptures, de lieux et de périodes distincts, de lieux et de dates sacrés ou profanes, soumis à une structuration signifiante35. Les romans respectent un cycle calendaire cohérent selon une lecture mythologique. Carole Martinez respecte ce que Philippe Walter appelle « la mémoire du temps », fêtes païennes et chrétiennes mêlées36. Le roman présente des cycles et des rituels qui prennent tout leur sens quand on les analyse à la lumière à la fois de la tradition liturgique et de l’héritage païen, d’autant plus que les romans se situent à une période où le phénomène d’acculturation – l’Église chrétienne « digérant » les croyances païennes – était encore fort. En dépeignant des personnages, des lieux, des motifs issus de la littérature arthurienne, Carole Martinez s’inscrit dans une lignée littéraire, supposant un retour (détour) aux origines de la littérature française. Bien plus, elle adopte une démarche analogue à celles des premiers auteurs français connus (Chrétien de Troyes, Marie de France), assumant le rôle de transcripteur puisant dans le fonds populaire pour élaborer une œuvre écrite37.
Retour aux origines
La romancière entreprend une initiation littéraire (adapter l’héritage littéraire et folklorique à sa propre œuvre ; imposer son statut de conteuse) mise en parallèle, dans la fiction, avec l’initiation de ses héroïnes. L’émancipation hors de l’enfance de Blanche correspond à la quête de ses origines voire en dépend, notamment par la parole et le récit familial. Elle effectue une plongée vers ses origines : « Va regarder au fond des eaux la fin de cette histoire38 ! » Cette plongée au fond de la rivière est une plongée au cœur de la matière primordiale qui peut aussi être terrestre. Il s’agit de plonger ou de creuser jusqu’au noyau originel : « […] émue d’entendre des vivants me raconter notre monde. Je n’avais pas tout oublié, tout reconstruit, tout inventé. L’enfance se racontait intacte. Elle était là sous la terre, comme graine. Prête à germer en histoires »39. Bien plus, cette plongée dans la matière pour connaître ses origines se réfère à certains mythes cosmogoniques dans lesquels la création du monde résulte de la plongée d’un être primordial au fond de l’océan pour aller chercher la matière destinée à fonder la terre40. Dans La Terre, la Loue, telles les eaux primordiales, contient le secret des origines de Blanche. C’est par la Dame Verte, se confondant avec la rivière, que Blanche apprend l’histoire de ses parents : « Mais peut-être ne suis-je qu’une simple histoire de famille qui se cherche désespérément un sens »41. La construction identitaire passe par la connaissance du récit familial. En effet, le père incarne une lignée, c’est-à-dire un récit : « Mon nom est une clef »42. D’ailleurs, l’apprentissage de l’écriture signe pour Blanche l’accès à son identité (savoir écrire son nom) : « [j]e broderai mon nom en entier avant de mourir »43. Le cheminement initiatique de Blanche, guidée par le cheval Bouc, comprend une visite chez Guillemette : « Tu as grandi […]. Maintenant que tu sais lire et écrire et signer ton nom, nul ne pourra plus te mener à sa guise, même ton père. Je t’ai accompagnée aussi loin que possible, je t’ai aidée à quitter l’enfance et je sais comme il est douloureux de vieillir »44. Le cheval Bouc se considère d’ailleurs comme le « père cheval » de Blanche45. Blanche pourra quitter l’enfance une fois qu’elle aura saisi le récit de ses origines. Dans Des murmures, Esclarmonde accomplit son initiation par la réclusion, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’elle « n’[est] plus cette jeune fille têtue si pleine de certitudes »46. Elle prend conscience du lien qui l’unit à ses proches lors de ses visions nocturnes lui permettant d’assister à la progression de la croisade en Terre sainte à laquelle participe son père. La cloîtrée partage leur calvaire « comme si une longue chaîne de douleurs [les] ligotait les uns aux autres sous prétexte qu’[ils] partage[aient] un même sang. Comme si, semblable à de l’eau, ce sang tendait toujours à se rejoindre en une goutte unique »47. La filiation est enfin acceptée et pourra peut-être être perpétuée48.
Le retour aux origines se fait donc à plusieurs niveaux : personnel pour les personnages (par le récit familial) et littéraire pour l’auteur (nous sommes tous les destinataires, gardiens et relais de l’histoire littéraire nationale). Cette articulation est fondamentale puisqu’elle place l’œuvre dans une culture. Carole Martinez, comme les auteurs du Moyen Âge, recourt au réservoir populaire français pour élaborer une œuvre littéraire. La romancière veut être fidèle à leur héritage. Comment perpétuer un patrimoine commun à travers l’écriture (la réécriture) ? Comment tisser une œuvre populaire ?
Tisser une œuvre populaire
Contre le « massacre des contes »
Dans tous ses romans, Carole Martinez s’applique à recourir – et à réhabiliter – le folklore et la tradition orale, à réactiver et actualiser les « vieux récits »49. Carole Martinez annonce dès le début des Murmures que l’univers retranscrit sera « comme dans les vieux livres de contes »50. Les Murmures contiennent plusieurs passages soulignant la place que les contes ont eue dans notre histoire. Le parti pris est clair :
Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l’oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n’imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi51.
Nous pouvons supposer également que Carole Martinez situe Des murmures et La Terre au Moyen Âge par goût pour les contes et le folklore français. Le détour par le Moyen Âge lui permet en effet de mettre en avant « la force des fables »52, de présenter un monde pétri de récits et de croyances populaires qui demeurent notre fonds culturel commun (souvent méconnu aujourd’hui). La soif martinezienne de récits merveilleux est d’autant mieux assouvie que les histoires se situent au moment du plein épanouissement du roman français. La modernité a, selon Carole Martinez, déconstruit les contes et fables, a vidé le monde de sens et de signes. Celui-ci, comme le regrette Jacques Lacarrière, « s’est tu »53. Pour régénérer la littérature, il faut (re)considérer le passé et réécrire les écrits et contes hérités. Il n’est donc pas anodin que la figure de la conteuse soit omniprésente dans l’œuvre de Carole Martinez, étroitement associée à la couturière, autre figure prépondérante. Comme dans son premier roman Le Cœur cousu, l’auteur ne cesse d’évoquer dans Des murmures et La Terre, les fileuses, les fils, les fuseaux, les nœuds : « C’est quand nous chantons toutes ensemble en filant que les rêves m’entortillent le mieux. Et tourne, tourne le fuseau, tandis que le fil s’étire entre mes doigts »54. Les chansons de toile sont le quotidien des femmes : « Tes pauvres sœurs t’avaient-elles déjà changée en chanson pour nourrir leur éternelle broderie, leur éternelle rêverie »55. Dans Des murmures, Esclarmonde coud la croix rouge sur la chemise de son père avant son départ en croisade56. Au début du roman, la jeune Esclarmonde est elle-même « cousue »57 dans son jardin clos. Carole Martinez file la métaphore cousant ensemble tissage et narration, initiation et identité58. Le problème de la parole est traité à travers la voix des personnages, accordant une place spécifique au cri, au chant et au silence. Au début des Murmures, Esclarmonde est une « jouvencelle », un « doux ange » dont le chant guide les voyageurs vers les Murmures, « telle la fumée d’Abel »59. Elle est un « oiseau » qui « chant[e] à toute heure »60. Le chant féminin est un charme. Dans Des murmures, le cri qu’Esclarmonde réprime à l’accouchement d’Elzéar et lors du départ de ce dernier, d’une part fait écho aux cris de son père humilié et, d’autre part, contraste avec sa fureur pythique : « J’ai serré les dents pour ne pas hurler, j’ai avalé mon cri comme au matin de sa naissance » ; « Alors, prise d’un accès de rage contre celle qui avait emporté mon enfant, j’ai agité tous les démons et vomi ma bile derrière mes barreaux, j’ai rugi tel un fauve en cage »61. Mais son cri inhumain annonce le silence qui lui sera inéluctablement imposé. Toute la vie d’Esclarmonde est partagée entre la parole et le silence, entre ses paroles de prophétesse sur le chemin des pèlerins (une « borne à la croisée des mondes ») et le silence de la pécheresse62. Elle est aussi celle qui reçoit la parole d’autrui par le biais d’une oreille coupée vers laquelle s’épanche spontanément les visiteurs. Le récit de sa vie, entendue par la romancière attentive aux voix du passé (« ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il faut tendre l’oreille pour les percevoir. Des mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux ») et relayée par celle-ci, est son ultime parole avant un silence définitif : « Je veux dire à m’en couper le souffle »63. D’ailleurs, l’enjeu pour la romancière est justement de rendre la voix à ses femmes à qui on l’a confisquée, de libérer leur parole étouffée64. Les romans tentent d’être comme « le chant [qui] recoud ce que le cri déchire »65.
Une réécriture mythologique
Carole Martinez bâtit (réécrit) une mythologie spécifiquement féminine. Le savoir des femmes, lié à la parole et au tissage – au tissage du récit –, est un savoir approfondi de la matière, personnifié notamment par la cuisinière, à l’image de Guillemette dans La Terre. Cette dernière « régal[e] [Blanche et Aymon] de douceurs et [les] engraiss[e] d’histoires »66. La scène où l’apprenti-cuisinier du château de Haute-Pierre découvre les pots de nourriture préparés par Guillemette décrit magistralement ce lien entre le savoir des femmes et la matière. En effet, en goûtant ce qu’ils contiennent, le « marmiton » gourmand est propulsé dans ses souvenirs sensoriels. Les saisons défilent en même temps qu’il ouvre les pots un à un : « Une année entière avait filé sous le nez du jeune marmiton. Dans chaque saison, il avait trempé son doigt […]. Tel était l’art de cette femme, un art que tous auraient voulu pénétrer, mais que nul ne parvenait à reproduire »67. Mais il y a plus. Blanche, qui a été un frêle nouveau-né, apprend qu’elle a fini sa gestation dans le four de Guillemette68. Le four est alors une nouvelle matrice, antre du feu du foyer figuré dans l’Antiquité par Hestia (alors que le feu prométhéen est un feu technique et le feu d’Héphaïstos un feu souterrain). La parenté entre la métallurgie et l’obstétrique identifiée par Mircea Eliade peut être étendue à la cuisine : ce sont toutes des fonctions créatrices renvoyant à la figure matricielle primordiale69. Dans Des murmures, la dégustation d’une fraise sauvage par Esclarmonde, déjà emmurée, lui rappelle sa mère : « Alors que la pulpe éclatait entre mes dents, il me semblait que je communiais avec les grands arbres, et que ma mère m’offrait, en même temps qu’une confirmation de son amour, une hostie végétale »70. Le savoir des femmes chez Carole Martinez est ainsi ancré dans le territoire : « Cette terre est soudain devenue la mienne »71. Les femmes ensemencent la terre par leurs menstruations, leur savoir, leurs récits, comme Chrétien de Troyes sème son roman72. Esclarmonde et Blanche reçoivent des talismans en héritage : « l’hostie végétale » pour Esclarmonde et l’escarboucle de la Vouivre pour Blanche. Ces présents concentrent l’héritage féminin transmis de mère en fille, à l’image de la boîte de couturière dans Le Cœur cousu. Les trois romans actualisent Les Évangiles des Quenouilles (1480), recueil de recettes, remèdes et conseils promulgués par six femmes réunies pour filer73. Les personnages féminins de Carole Martinez sont d’ailleurs des filandières, de nouvelles Parques tirant les fils du monde, tissant la grande nappe cosmogonique : « Si je n’ai pas assez de fil pour nous broder un monde, je m’arracherai les cheveux »74. Le modèle cosmogonique préside ici à la réécriture mythologique. Le récit se fonde sur une maîtrise de la matière et, de fait, sur une répétition de la création. Blanche ne doit-elle pas d’ailleurs plonger dans le fond des eaux pour connaître son histoire et, in fine, construire et raconter son récit ? La plongée dans la matière est une pêche à la matière narrative. Le fantôme d’Esclarmonde lui-même ne nous invite-t-il pas à une plongée dans les contes (« coule-toi dans mes contes »75) ? De même, Blanche apprend l’alphabet en sept jours comme le dieu chrétien a créé le monde en sept jours76. L’apprentissage de l’alphabet et, de fait, de l’écriture, a également une dimension cosmogonique. Le grouillement du monde et de la vie est pris dans les mailles de la narration : « Ça tintamarre : les hommes qui tombent, les feuilles qui poussent, les pages qu’on tourne »77. La matière littéraire est comme une pâte à modeler des mondes. D’ailleurs, tels leurs modèles féeriques, les femmes chez Carole Martinez, par leur parole, modèlent les hommes et leur destinée78. Blanche veut remodeler Aymon : « […] je serai la femme d’un homme si faiblement charpenté que son corps se plie à toutes les métamorphoses et je devrai l’empêcher de s’ensauvager tout à fait, d’être poisson ou chien, le reconstruire chaque jour et, de mes mains, je le remodèlerai homme, comme ces vignerons remodèlent leurs coteaux »79. Esclarmonde sait quant à elle que le destin de son fils dépend de ses paroles et que si elle devait dire la vérité, « le destin d’Elzéar serait façonné par [s]es paroles »80. La cosmogonie est donc un enjeu de la réécriture mythologique.
L’œuvre de Carole Martinez entretient une tension permanente. En effet, la tradition orale est incarnée par les femmes (la figure de la conteuse est primordiale) mais ce règne des femmes sur l’oralité tend à être étendu à l’écriture. De plus, quelques marques d’incrédulité jaillissent sporadiquement vis-à-vis du réveil des vieilles croyances (Lothaire, le fiancé éconduit d’Esclarmonde sourit en « songeant à la force des fables »81). Les récits qui circulent sur le territoire des héroïnes sont parfois conçus comme des rumeurs sans fondement. Pire, les mots sont soupçonnés de « rédui[re] le monde »82. Esclarmonde se plaint que l’« [o]n nous assomme de règles et de fables »83. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que Carole Martinez pèche là un peu par anachronisme, attribuant un regard moderne (post-ère du soupçon) à ses personnages. Quoi qu’il en soit, le langage – et sa maîtrise orale et écrite – demeure l’un des enjeux fondamentaux de son œuvre littéraire. Malgré une distanciation sur le pouvoir ou la véracité des récits populaires, Carole Martinez est persuadée du pouvoir effectif du langage. Maîtriser les mots et les histoires, devenir conteur et transcripteur, signifie pour ses personnages féminins s’émanciper, à l’image de Blanche pour qui l’écriture de son nom est la condition première de sa liberté.
Il est par ailleurs remarquable que la figure maternelle soit absente des deux romans. En effet, alors que la lignée des femmes était centrale dans Le Cœur cousu (notamment par la transmission de mère en fille de la boîte de couture et l’apprentissage de prières magiques), les héroïnes des Murmures et de La Terre ont perdu leur mère très jeune. La forte mortalité des jeunes femmes est certes un fait historique. Cependant, cette absence de mère ne symboliserait-elle pas également la difficulté à laquelle est confronté l’auteur ? Comment peut-on perpétuer les « vieux récits » quand le canal oral a été coupé ? quand la figure de la conteuse a disparu ou a perdu sa place au sein de la communauté ? quand les fables ont été reléguées au rang d’affabulation puérile ? Le fait de mettre en scène des héroïnes sans mère serait-il une métaphore de la difficulté de la réécriture mythologique quand la transmission – par les femmes conteuses – a été interrompue ? Dès lors, la mission de la romancière est en effet de « tomber dans le gouffre pour y puiser les voix liquides des femmes oubliées qui suintent autour de nous », d’animer la « bouche de pierre » condamnée au silence, de rendre la parole à ces femmes conteuses, de rendre à Esclarmonde sa voix emportée dans la besace du messager lui ordonnant de faire silence84.
Au fil de ses romans, Carole Martinez compose une œuvre populaire – au sens noble et premier du terme – et réhabilite le merveilleux dans la production romanesque. Elle mène par ce biais une réflexion utile sur l’héritage, la mémoire et la création, cette dernière étant inévitablement un « remodelage », une réécriture, puisque tout ce que nous vivons et tous nos souvenirs sont déjà des réécritures :
« […] chaque fois que nous revoyons une bribe de notre existence, nous la déformons, nous remodelons notre passé […]. Au fil du temps, nous reconstruisons notre vie pour lui donner une consistance, une cohérence. Nous romançons, et il me semble que cette réécriture commence de notre vivant, déjà »85.
La réécriture, chez Carole Martinez, s’effectue essentiellement à partir de matériaux mythique et folklorique. Par la réécriture mythologique, la romancière emploie ce qu’André Jolles appelle une « forme simple »86, une structure langagière fondamentale qui lui permet d’interroger notre civilisation.