Le conte contemporain s’inscrit dans le tracé mythique d’un imaginaire collectif, confronté à une pensée sociologique de plus en plus impliquée dans la question ontologique et identitaire de l’individu au sein d’une culture. La réécriture du conte au XXIe siècle se définit comme un procédé d’écriture moderne, particulièrement apte à établir des liens avec l’histoire et à doter l’humanité d’un regard plus vrai, en instaurant une nouvelle posture d’écoute et de relecture du monde.
Mon étude porte sur la réécriture du conte dans son passage de l’oral à l’écrit, posant la problématique de la réécriture en tant que transposition, adaptation et actualisation. Tout en me limitant à un corpus restreint et ciblé, j’interrogerai certaines pratiques caribéennes et européennes qui correspondent à deux espaces opposés par leur histoire et leurs rapports à la tradition orale. Mon objectif est de mesurer la spécificité de ce mouvement dynamique d’expansion que constitue le processus métamorphique de la réécriture du conte au XXIe siècle.
Après avoir envisagé les modalités de créativité de la narrativité seconde, ses conséquences poétiques et ses prolongements médiatiques, ma réflexion soulèvera la question fondamentale de la dilatation de l’espace effectué par la réécriture grâce à sa nouvelle manière de penser et de réinventer les traces.
De l’impact du tracé dans la réécriture des contes de Guyane
La réécriture du conte au XXIe siècle subit des influences variables, dépendantes de l’héritage culturel et de l’impact de la tradition orale.
Au dire de Pierre Clastres, « le mythe, comme récit de la geste fondatrice de la société par les ancêtres, constitue le fondement de toute société, le recueil de ses maximes, de ses normes et de ses lois »1. Si la création mythique équivaut à un effort pour comprendre ce qui se passe dans la nature et dans le monde, ses valeurs sont explicatives et révélatrices. En tant que forme émotive et intellectuelle d’une pensée qui s’interroge, le mythe se définit donc comme une parole qui crée les valeurs d’un groupe social et en justifie les actes. Si pour l’ethnologue, mythes et contes existent côte à côte, aucun des deux genres ne peut être tenu pour une survivance de l’autre, à moins que l’on ne postule que les seconds préservent le souvenir des premiers lorsqu’ils sont tombés en désuétude. Leur relation serait ainsi, comme l’affirme Claude Lévi-Strauss « une relation de complémentarité »2 et non « d’antérieur à postérieur »3.
Dans le territoire caribéen, le passage des mythes aux contes s’amorce dans les années 70 sous l’influence des ethnologues français qui effectuent un travail de collecte des mythes sur le terrain. Par exemple, Françoise Grenand chez les Wayampi, Ina Césaire et Joëlle Laurent dans les campagnes guadeloupéennes et martiniquaises ou Mauricienne, Fortino4 chez les Palikur. La transposition à l’écrit des contes, jusque là perpétués à l’oral, constitue un premier stade de réécriture que nous allons questionner dans l’espace caribéen à partir de la transposition guyanaise destinée à la jeunesse : Contes de Guyane5. Il s’agit de contes qui relatent les erreurs des Amérindiens boni et wayana6, préjudiciables pour l’ordre du cosmos. Les récits reprennent à la tradition orale le contexte sociologique d’une nature animiste7 où la métamorphose joue un rôle primordial. Tout en instaurant un dialogue avec le mythe, la réécriture d’Yves-Marie Clément se fixe l’objectif de donner à lire le monde amérindien sous l’angle du dysfonctionnement social afin de sensibiliser le jeune lectorat aux dérèglements fondamentaux qui s’ensuivent. Sa transposition révèle le fait que les désirs (convoitise, jalousie, gourmandise, égoïsme8) sont élaborés par la culture et qu’ils condamnent l’Amérindien à la frustration et à l’inquiétude.
Si l’on considère le dysfonctionnement visé par l’écriture, on observe qu’il fait l’objet d’un choix. En effet, l’écrivain français s’en tient à un type de dérèglement observable à plusieurs niveaux au sein de la famille : le couple, la relation parentale, la fratrie. Cela entraîne, par ricochet, des perturbations graves dans la communauté qui tente de les auto-gérer pour sauvegarder son harmonie. L’attitude anormale des hommes provoque un déséquilibre inquiétant, identifiable à l’un des troubles les plus redoutés, à savoir l’infanticide et le fratricide. Les contes « La Naissance des Amazones » et « L’Esprit de l’os » s’attachent ainsi à représenter des pères, qui, affamant leurs enfants, les condamnent d’emblée à mourir de faim. Il est même relaté comment la famine développe l’instinct meurtrier. Angama par exemple tue son frère (après avoir tué sa sœur) pour obtenir une fricassée de tatous : « Sa voix s’était faite plus dure. Ses yeux luisaient d’envie. D’un coup de sabre Angama attrapa l’orchidée et fit tomber son frère dans les eaux grondantes où il se noya »9.
Ces types de dérèglement sont présentés par l’auteur comme des anomalies dangereuses qui touchent aussi la figure maternelle10. La réécriture fonctionne donc comme une transposition du mythe, orchestrée par un objectif organisateur, visant à instaurer un ordre du désordre en donnant à voir une communauté menacée par des troubles sociaux à résonance cosmique. La fonction fabulatrice, conduite par une auto-cristallisation centrée sur le dysfonctionnement social, est particulièrement liée à la fonction diégétique de la métamorphose, motif spécifique de la mythologie amérindienne que l’auteur s’évertue à choisir comme principe révélateur systématique de la diégèse. Tout en conservant à la métamorphose son caractère sacré, la réécriture déploie ce motif, en lui attribuant une capacité révélatrice. C’est sous l’effet de la métamorphose que les hommes se donnent à lire dans leur acte civilisateur. Tous les récits s’efforcent ainsi de relater l’histoire des hommes dans leur lutte pour se maintenir dans une civilisation11. Lorsque Wenon découvre que c’est son fils qui a tué ses deux autres enfants, elle le harcèle, aidée de sa progéniture qui, s’étant métamorphosée en esprits, devient apte à démystifier les mensonges :
Wenon se mit à hurler de rage. Ce cri glaça le sang d’Angama. Un chant étrange emplit alors la forêt :
« Angama… Rends-nous les orchidées
Que tu nous a volées !
Angama ! » […]
Il s’enfonça dans la forêt, essayant d’échapper à ce cauchemar qui le poursuivrait désormais jusqu’à sa propre mort12.
De fait, le motif de la métamorphose fonctionne dans la transposition de Clément comme sauvegarde de la société. Il signale les erreurs à ne pas commettre et les interdits à ne pas franchir. A l’inverse du conte merveilleux européen, il ne donne lieu à aucune mise en scène car la métamorphose est décrite comme naturelle. Ceci dit, l’auteur en fait systématiquement un élément central de l’intrigue, à la fois étrange et séduisant.
Par ailleurs, il faut noter que la réécriture des Contes de Guyane d’Yves-Marie Clément s’écarte de la tradition orale par son effort de démonstration et son souci de la réception. Comme l’explique Françoise Grenand, ethnologue française qui a recueilli et étudié les mythes et récits amérindiens de Guyane française13, les contes de Guyane inscrits dans la tradition orale sont dépourvus de moralité explicite :
Nulle espèce d’enseignement ne peut être observée chez eux : pas d’école où les uns, postulants de certains talents, auraient décidé de les faire partager à d’autres ; pas de leçon, pas d’apprentissage, pas de répétition d’aucune sorte. Celui qui veut apprendre, car s’il n’y a pas d’enseignement, il y a cependant des postulants au savoir, regarde autour de lui et écoute ; mais ce qu’il voit et entend n’est ni exécuté ni dit pour lui […]. A l’enfant qui pose pour la troisième fois une question, le conteur jette un « contente-toi d’écouter » sans appel14.
L’injonction en dit long : la tradition orale amérindienne refuse la morale. Or, si la réécriture n’impose aucune morale, elle organise la diégèse en démonstration ; ce qui revient à lui conférer une portée didactique.
En affichant dès l’introduction son inévitable appropriation, Yves-Marie Clément expose un paradoxe lié à la réception. D’une part il tente de préserver ce qu’il nomme « des trésors culturels »15. D’autre part, il fait subir aux contes un état métamorphique par le souffle nouveau qu’implique son choix esthétique d’écriture littéraire, indubitablement influencé par le conte merveilleux européen. L’écrivain mêle deux styles et deux cultures, créant ainsi un métissage effectivement nouveau, dont il espère non seulement qu’il plaira mais qu’il présentera un intérêt pour le jeune lecteur à qui il destine son travail. Le schéma narratif se prête à des répétitions plus visibles que dans les mythes. Il se crée un rythme et une musicalité proches de la ritournelle. L’écrivain reprend exactement les mêmes termes. Par exemple, la cruauté du frère meurtrier est soulignée par les mêmes mots : « La voix de son frère s’était faite plus dure. Ses yeux luisaient d’envie »16. Elle est dénoncée par des phrases réitérées : « Je suis ta sœur, Fishikondé. C’est Angama qui m’a tuée […] Je suis ta fille, Fishikondé. C’est Angama qui m’a tuée »17. Du reste, l’écriture reflète une prosodie empreinte d’euphonie et d’eurythmie qui favorise la mise en scène des épisodes narratifs décisifs comme la chute de Nunuwë, dramatisée par les assonances en [é] : « Nunuwë sentit son corps tournoyer un long moment avant de s’écraser au pied du palmier, les os brisés »18. Celles-ci prolongent l’impression cadencée du mouvement inéluctable du corps.
Il est donc clair que l’auteur est soucieux de la réception de sa transposition et qu’il recherche un style apte à créer une captatio benevolentiae pour séduire un lectorat peu familier des coutumes amérindiennes. On peut avancer l’hypothèse que c’est pour cette raison qu’il récupère nombre de tournures familières au conte merveilleux. « L’Esprit des bois » devient « Prince des bois » puis « prince charmant »19, « l’Esprit de l’eau », « Sirène »20. Les propos d’Ogriboy ressemblent étrangement dans leurs modalités exclamatives : « Comme tu es laid avec tes grandes dents ! »21 à ceux que prononcent le petit chaperon rouge dans le conte de Perrault : « Ma Mère-grand, que vous avez de grandes dents ! »22 Du reste, certains noms sont transformés en vue d’une plus grande lisibilité, comme Ogriboy qui renvoie à la culture européenne de l’ogre et Bounboy, au sème transparent de bonté.
Il apparaît donc que la transposition des Contes de Guyane s’interprète au final comme une appropriation relative mais certaine. Elle se définit par une orchestration doublement dynamique, qui, d’une part, se centre sur un dysfonctionnement au sein de la famille, régi par le principe démystificateur du motif de la métamorphose, et, qui, d’autre part, se déploie en une écriture littéraire, soucieuse de lisibilité, de séduction et de portée didactique.
En somme, ce type de réécriture fonctionne comme processus métamorphique qui déroule un double héritage, européen (sous l’influence du merveilleux) et amérindien (mémoire des traces évoquant l’origine trouble de l’univers amérindien).
L’espace européen : une écriture du déploiement
Dans l’espace européen, on s’éloigne du besoin ancestral de rassurer et d’expliquer l’inexplicable. Fondant son art sur un art du re-conter et du raconter, la réécriture du conte subit un processus métamorphique accompagné de transformations et de métamorphoses perceptibles dans les différentes versions d’un conte. En choisissant comme trame narrative un conte connu, l’auteur d’une réécriture exprime le fait qu’il prend plaisir à s’aventurer dans un espace familier. En affichant son appartenance identitaire à un héritage significatif, il révèle une certaine intention provocatrice et surprend en apportant une nouvelle vision au paysage connu. Si nous recourions à une image pour expliquer le phénomène, nous pourrions dire que réécrire un conte revient à inviter le promeneur à revisiter les lieux connus de son enfance en dilatant l’espace de la parole.
Partant de l’espace de productivité de la réécriture du Petit Chaperon rouge, espace d’expressivité où prolifèrent tous types de supports (album, livre-jeu, bande-dessinée, livre-audio, adaptation cinématographique ou théâtrale), je questionnerai le dynamisme du processus de réécriture du conte au XXIe. Je m’appuierai sur un corpus restreint composé de quatre albums, où la réécriture du conte est destinée à la jeunesse : Le Petit Chaperon rouge de Rascal, Le Code de la route de Mario Ramos, Il était plusieurs fois d’Emmanuelle Bastien et Le Petit Chaperon rouge de Myriam Mallié23. L’enjeu de l’analyse aura pour fonction de poser les limites d’une réécriture qui fonctionne comme adaptation d’un conte inscrit dans une tradition orale24 et littéraire en se demandant si elle encourt le risque d’asphyxie et de ressassement.
L’album de Rascal, Le Petit chaperon rouge, se distingue par le fait qu’il recourt à une sémiotique iconographique. Il manifeste plusieurs modifications aux conséquences sur la poétique, mue par un principe organisateur axé sur trois types de ruptures. L’adaptation se manifeste tout d’abord par une mise en récit très moderne de l’inexprimé, perceptible dans la symbolique du livre qui s’ouvre sur le désordre d’un réseau de fils qui se croisent et d’où se détache un fil rouge25, tendu comme un ressort interrompu par une chute verticale, suggérant l’interruption et la mort. Une telle pratique fait aussi appel à une sémiotique de la technicité qui actualise le sens du tragique, à saisir dans une esthétique quasi électronique, relevant de la cartographie. Cette transformation sémiotique participe du numérique et des jeux vidéos, induisant une lecture distanciée qui nie le principe du suspense pour le remplacer par une vision mécaniste du monde. Ensuite, cet espace pluri-sémiotique allie volontiers déconstructions et recompositions, selon un mouvement d’orchestration artistique et visuelle qui réorganise, en toute liberté sur la double page l’espace créatif, lequel devient davantage lieu de contiguïté que de continuité. Enfin, Rascal cultive l’ambiguïté avec des fins indécidables : façon d’insister sur le geste continuateur essentiel de toute lecture, à définir comme la construction d’un cheminement interprétatif personnel. L’élément diégétique de l’habit, par exemple, uniquement évoqué chez Perrault, prend une valeur esthétisante déroutante, en ce sens où, tout en étant dessiné en cours de confection (couleur blanche et non rouge), il désigne le personnage éponyme, non fini donc, en cours de fabrication.
Dans l’adaptation de Mario Ramos, Le Code de la route, également sans texte, l’espace de déploiement du conte se nourrit de plusieurs substitutions. On découvre une version ludique et parodique, à contre-courant de l’horizon d’attente puisque cette réécriture refuse l’idée d’histoire en lui substituant un code de la route des contes de fées ; ce qui devient pour le lecteur forcément attractif car l’album, constitué prioritairement de logos, désigne sur le mode burlesque l’absurdité que représente la lecture traditionnelle du conte. L’histoire donc se rétracte dans cette re-création pour emprunter les voies de la suggestion et du rythme cinétique. Page après page, le lecteur, pris dans une esthétique moderne de l’image en mouvement, se confronte à des panneaux signalétiques qui font rêver parce qu’ils sont dynamisés par une lecture concentrée dans des symboles. Ainsi par exemple, en guise d’ordre ou d’avertissement, on découvre une fantaisie : le loup en skate ! La route et sa signalisation fonctionnent comme un nouvel espace où la fantaisie se substitue à la peur, et l’onirisme aux préceptes d’un discours moralisateur, comme celui de la moralité chez Perrault. Ce type de voyage fait passer l’enfant de la peur au sourire et lui permet d’accepter l’émotion, évoquée par la scène des retrouvailles, perceptible dans la visualisation des silhouettes finales de la grand-mère et du chaperon, dans la maison. Cette représentation des retrouvailles s’interprète, en effet, comme une figure d’harmonie symbolisée par un espace où la réunification finale se substitue au tragique.
L’exemple du livre Il était plusieurs fois d’Emmanuelle Bastien, se particularise par un graphisme et une esthétique artistique centrée sur une créativité interactive et ironique. L’album constitué renvoie en effet, par un effet de mise en abyme, à une esthétique du déploiement et du retournement. Ludique et visuelle, la réécriture se déploie en un jeu d’empreintes-tampons, qui suggère, image par image, une narrativité énigmatique qui finit par s’assembler à l’aide de formes créant l’histoire. Le fil diégétique s’inscrit donc dans un premier déploiement, celui d’un livre qui fonctionne comme un jeu, à la manière d’un accordéon, invitant le lecteur à recommencer la lecture à l’envers : « Non, non et non. C’est toujours la même histoire ! »26 La réécriture du conte invite ainsi à déjouer, renouer et rejouer l’histoire qui, dans un deuxième temps de lecture (le livre-jeu se retourne et se déploie concrètement à l’envers) distribue autrement les formes pleines et facétieuses du récit, décidant différemment de la poursuite du voyage. Car c’est bien un voyage, fantaisiste et moderne, qui s’inscrit dans les bulles, où se distinguent le lit et le chaperon, la tête en bas. Ce type d’adaptation (qui renvoie d’ailleurs aux films d’animation, de Lolek et Bolek à Little Nemo), souligne probablement aussi le caractère illimité et infini du processus de réécriture des contes.
La réécriture de Myriam Mallié, Le Petit Chaperon Rouge, prend la forme d’un album privilégiant le texte à l’image qui intervient régulièrement sous forme de taches rouges et noires qui suggèrent des ombres envahissant le lit, où se jouera le destin de l’héroïne. Il constitue mon dernier exemple. Il se signale par une écriture paradoxale puisque, d’une part, elle s’inspire de la tradition orale du conte27 et puisque, d’autre part, elle se place dans le sillage de la narration contemporaine issue du nouveau roman. Il est en effet visible que l’espace du conte est perverti par la présence d’un méta-discours qui octroie le premier rôle au narrateur, lequel devient un guide essentiel : « Attention, c’est moins simple que ça en a l’air […]. Les lavandières, ce groupe féminin du Bord de l’eau, qui bavardent, discutent, rient, commentent à l’infini leur vie et celles des autres »28. L’auteur-narrateur, qui fait le choix de suivre la tradition orale de la collecte nivernaise29 (le Bzou), procède à des commentaires qui interpellent le lecteur, l’incitant à se questionner sur les aspects diégétiques les plus inquiétants du conte comme celui du cannibalisme présent dans la version nivernaise : « Et voilà l’horreur, chaperon rouge mange sa grand-mère »30. De fait, la réécriture sème des graines d’où surgissent des troubles, favorables à la prise de conscience et la réflexion, aussi bien sur la psychologie des personnages : « Comme il l’attend ! Comme il aime l’attendre ! »31, que sur leur évolution intérieure : « La petite se rue vers la porte. Ce n’est plus une petite »32. Derrière l’apparente objectivité des commentaires, se dessine un parti-pris poétique et dissident de suggestion, comme le souligne la succession de phrases courtes en asyndète, sur le rapport des femmes et leur complicité : « Elle voit arriver la fille. Elles comprennent tout de suite. On est entre filles. On sait ce qu’il en est »33. La réécriture se veut aussi le signe d’une discordance signalée par une forme certaine de détachement, renforcée par le discours indirect : « Elle est rentrée chez elle. Ce fut pour dire à sa mère qu’elle comptait s’installer ailleurs, en ville peut-être. Qu’elle avait des projets. Qu’elle avait peur mais qu’elle se sentait prête »34.
L’étude de ces quatre adaptations du Petit Chaperon rouge au XXIe révèle combien la réécriture fonctionne comme un gué de mots mouvant, déployant un pont entre les rives du passé et du présent. Ce déploiement échappe au risque de ressassement et d’asphyxie encouru par l’importance de la productivité dans la réécriture du conte. Bien plus, il se révèle efficace autant qu’artistique car le prolongement du Petit Chaperon rouge dans le corpus européen que j’ai analysé s’identifie à une créativité interpellante, interprétable comme une dilatation de l’espace : espace trans-sémiotique avec Rascal, de substitution (Ramos), du retournement (Bastien) ou de la discordance (Mallié).
De l’usage métamorphique du motif du colibri dans l’écriture romanesque : Les Neuf consciences du Malfini35
La redite s’avère le plus souvent être une pratique fructueuse. De fait, elle se situe au carrefour de contrées à arpenter. S’y superposent des figures emblématiques d’une puissance supérieure, aptes à polliniser tout un peuple « habitant un merveilleux pays […], fantastique et familier où toutes choses se font signes »36. Revenant au domaine caribéen, je prendrai comme exemple de cette pollinisation, un travail d’adaptation du motif du colibri, assez marginal. Il est effectué par Patrick Chamoiseau dans un roman destiné aux adultes mais qui fonctionne comme un conte : Les Neuf consciences du Malfini. Il réitère, en effet, à la manière d’un conte, des récits intégrés à la diégèse initiale dont le point commun est de relater les luttes du colibri. Mon intention est de montrer que la réécriture du motif sublime les traces du passé telles qu’elles apparaissent chez Hearn37.
Depuis l’ethnologue-folkloriste Lafcadio Hearn, le motif du colibri exerce un pouvoir de fascination particulier sur l’imaginaire caribéen. Cet oiseau à l’éclat mystérieux, dû à la diffraction des rayons lumineux, apparaît depuis la parution du conte Colibri, comme doté d’un pouvoir d’envoûtement. De fait, il y incarne la rébellion de façon magistrale car on y voit le trochilidé s’opposer à trois reprises au serviteur envoyé par le Maître colonialiste, représenté par le Bon Dieu, puis se préparer au chant sanglant du combat, au son du rythme endiablé du tambour Ka, chauffé par Crapaud. Ainsi, devient-il l’emblème du refus, de la résistance à l’oppression, quelle qu’elle soit.
Patrick Chamoiseau s’empare du motif et le hisse au niveau du mythe réitéré, amplifié, voire enflé par la reprise du topos du combat au sein de la macro-structure narrative qu’est la « bouleversante aventure »38 à Rabuchon39 du narrateur-rapace, le Malfini. Si l’univers du conte matriciel est celui de l’action, celui de l’écrivain martiniquais est celui de la recomposition car il re-fabrique littérairement le motif, l’envisageant, non pas comme une propédeutique de rébellion mais comme une opération poétique de révélation. Son adaptation de la figure épique est incarnée par Foufou. Celui-ci surgit au milieu d’un monde « d’insignifiances rassemblées »40, dont il se démarque par « sa jonction discordante »41. Sous la plume de l’écrivain martiniquais, Foufou devient « un précipité d’étrange et de bizarre »42 qui a en commun avec le héros emblématique de Hearn la folie suicidaire : refus obstiné d’allégeance dans le premier cas, inclination sans limite pour la liberté dans le second (« Il était libre. C’était son scandale »43).
À ce titre la fatalité perceptible chez Hearn perd, chez Chamoiseau, son caractère irrévocable. La mobilité extrême du colibri, sa vivacité44 et son agressivité dans la défense45 (le narrateur parle de « riposte diverselle »46 et souligne son « potentiel de puissance »47 qualifié de « merveille »48) induisent à rattacher cette nouvelle figure héroïque au temps du mouvement et du futur, temps imminent, déjà réel, appelé à se substituer sans délai au présent défaillant. Sa force transformatrice se heurte à l’obstacle de la réalité cosmique de l’éternel retour, dans lequel la conscience de soi et de l’identité se manifeste néanmoins, grâce à l’action corrosive qu’incarne le chant de « l’insignifiant » appelé à devenir le « petit maître » puis « le maître »49. Car Chamoiseau identifie le chant du trochilidé à une matérialité heurtante et incisive, à la fois inutile et efficace, que saluait déjà Aimé Césaire reconnaissant en lui la capacité éminemment poétique de pollinisation du monde. C’est donc cette aptitude à vibrionner selon une « science d’oiseau, d’ivresse d’oiseau-gemme »50 que revendique et loue Chamoiseau chez ce maître de l’espace, éveilleur des consciences.
La reprise du motif du colibri, amplifié et re-fabriqué, donne lieu à une adaptation qui sublime donc les traces du passé. Elle permet, en effet, de dépasser la figure du rebelle, sacrifiée. Chamoiseau transmute le sens du chant paradoxal et merveilleux d’étrangeté du colibri, pour l’associer au cri indicible et indescriptible du créateur-poète.
Transformé, amplifié et sublimé, le motif du colibri se pare donc, grâce à son traitement au sein d’une écriture romanesque, d’une double aptitude ontologique. D’une part, celle d’abolir le temps et de fixer son destin. D’autre part, celle de susciter une quête identitaire à la fois individuelle (celle du Malfini qui prend Foufou pour précepteur d’existence) et collective.
L’actualisation du conte : un espace où réinventer les traces
La réécriture du conte se manifeste non seulement par la forme privilégiée de la transmédialité51 mais aussi par son actualisation transgénérique. Les choses diffèrent selon que l’on considère l’aire européenne ou caribéenne francophone.
En France, le passage d’un genre à l’autre occasionne des transformations qui ont plusieurs implications. Je m’en tiendrai à trois d’entre elles : la transmotivation, la transformation axiologique et l’éclatement des genres, que j’aborderai à travers trois cas. La transposition scénographique du conte procurera le premier cas. Dans la pièce de Pommerat, Cendrillon, la figure héroïque donne lieu à une transmotivation52. Le dramaturge ne renvoie pas au même type de passivité que celle du conte d’origine. Chez Perrault, la passivité de l’héroïne s’interprète comme le signe de sa soumission à un certain rôle sociétal, en quelque sorte imposé comme un destin. Chez le dramaturge contemporain, cette passivité n’est qu’apparente. En fait, elle fonctionne comme faire-valoir d’une métamorphose intérieure, et doit se lire comme une libération. Car une force inconsciente meut le personnage et le conduit à se réaliser en se libérant de la promesse faite à sa mère sur son lit de mort, à savoir, « de ne jamais cesser de penser à elle, sous peine de la faire mourir »53. Le conte transposé à la scène prend donc valeur de parcours actif, inversant l’état de passivité traumatique du personnage (Cendrillon subissait d’extrêmes souffrances et se méprisait), puisque l’adaptation scénique donne à lire les modalités d’un accomplissement personnel.
Le deuxième exemple convoqué est celui de l’écriture cinématographique contemporaine. Elle privilégie souvent la transformation axiologique54, un aspect de la réécriture particulièrement troublant puisqu’il brise non seulement l’horizon d’attente du spectateur, mais aussi sa conception du bien et du mal. Si l’on considère Maléfique55, par exemple, on observe que l’effort de la réécriture tend à sensibiliser le spectateur à l’ambiguïté de la transformation car le personnage éponyme subit un double mouvement. D’abord, une chute brutale dans l’univers maléfique56, puis une ascension, perceptible dans la reconquête de sa nature primitivement solaire. Un tel processus, à la fois complexe et duel révèle le système antithétique auquel sont soumises les figures héroïques qui basculent de l’autre côté du miroir.
Enfin, revenant à l’actualisation du conte au théâtre, je m’intéresserai à l’esthétique résolument moderne dont peut faire preuve le prolongement de la parole sur scène, laquelle fait éclater les genres, suivant en cela les conséquences d’un tracé dévié, déformé, où l’idée du difforme supplante la logique d’une pensée normative. Je vais le montrer avec l’exemple de La Belle, créée par Nasser Martin Gousset57. Tout se passe comme si une logique déstabilisante régissait les règles d’un dérèglement des sens, voire du bon sens, en tout cas en apparence. De fait, la création prend sens par l’alliance de la musique, de la danse et des arts visuels, lesquels suppléent les scènes dialoguées ou la parole verbale. Le spectacle se définit comme un ensemble paradoxal aux résonances angoissantes, oscillant entre humour et glamour, romantisme et atmosphère sombre, musique rock et pop. Il se manifeste ainsi une esthétique iconoclaste qui ménage des effets de rupture, destinés à créer la surprise et à briser l’horizon d’attente du spectateur. Le prologue, par exemple, renvoie au fantastique du film Suspiria, réalisé par Dario Argento. L’actrice tressaute, bondit et manifeste l’emprise du destin (en se piquant) par une gestuelle démesurée et terrifiante. La transposition s’appuie sur les arts visuels en transformant le personnage du prince en cameraman-voyeur, apte à enregistrer des images qui se succèdent sur un écran vidéo, élargissant ainsi l’espace scénique à la dimension psychanalytique et faisant de la technicité un moyen d’explorer les zones du désir. Par ce biais de la mise en scène, il devient possible de découvrir l’expression du caché, du désir, ici révélé sous l’aspect de l’écran vidéo où tantôt défilent les images, tantôt se superposent les ombres chinoises. L’univers du récit évoque une multiplicité contrastée, amplifiée par les jeux de lumières et de couleurs. Le conte devient spectacle, alliant le théâtre à la poésie autant qu’à l’opéra ou au cinéma, et le récit s’inscrit dans la dimension publicitaire d’un clip-vidéo révélant le point de vue omniscient du spectateur, ramené au rang de psychanalyste.
En d’autres termes, la réécriture du conte s’impose par une modernité participant de l’éclatement des genres, et faisant sens par tous les sens. Aussi déstabilisante qu’invitante, l’actualisation du conte dans l’aire européenne aboutit à une sorte de représentation indécidable. La relecture du monde, pris dans un jeu perpétuel d’actualisation, se heurte en effet au dérèglement de la lisibilité sous l’effet de la pluralité des transpositions, transmotivations ou inversions. Peut-être est-ce là le signe d’une limite du dévoiement interprétatif. En tous cas, c’est celui d’une relecture à l’image de la créativité, vertigineuse mais ouverte.
Si l’actualisation du conte se mesure à sa capacité à réorganiser l’espace de la diégèse, c’est donc pour réinventer les traces laissées par le passé : mythes, traditions orales, hypertextes etc. Néanmoins, l’actualisation du conte caribéen ne s’arrête pas à une revanche sur le passé. Elle revêt un aspect spécifique car elle s’inscrit dans le continuum d’une parole qui implique le geste actif du conteur, lequel ne s’en tient pas à une parole figée. Sans doute, cela vient-il de la prégnance, encore vivace, de l’oralité dans l’aire caribéenne, mais aussi de l’idée que l’art de narrer ne doit pas toucher à sa fin. Il importe aux écrivains et conteurs caribéens de laisser dans les mémoires, une trace signifiante et pertinente : « Ainsi adhère à la narration la trace du narrateur comme au vase en terre cuite la trace de la main du potier »58. La réécriture devient ainsi une arme pour lutter contre le risque de mutisme des sociétés modernes.
Or, dans le domaine caribéen, la continuité de la parole que transmet le conte ne s’appuie pas fondamentalement sur l’écrit. La réécriture emprunte aujourd’hui des relais fiables qui concernent aussi bien le développement massif des technologies, y compris celles du numérique, véritable culture socio-économique du XXIe siècle, que l’univers médiatique, via la toile. La réécriture du conte caribéen est donc aujourd’hui soumise à une actualisation transmédiatique, spécifique du contexte de l’oralité, qui entraîne la fragmentation des supports.
A côté des phénomènes de transpositions écrites, essentiellement observables dans la littérature jeunesse, on observe en effet depuis une vingtaine d’années une assomption médiatique de la fabula par la radiophonie, la télévision, les festivals et, en dernier lieu, le net. La nouveauté de la réécriture tient alors à son mode de diffusion. Les conteurs brodent, tissent sur des canevas préexistants issus de répertoires connus. Ils jouent de l’interactivité du public et le processus de prolongement de la parole débouche sur d’importants remaniements ou ajouts improvisés. Ce type de pratiques renvoie à un type de modalités narratives, ancrées dans une tradition orale assez proche des pratiques des comédiens ou des ambianceurs. Raphaël Anne-Rose, dit Fayo, est une figure emblématique de cette parole dépliée en public. On l’entend régulièrement à la radio, le voit sur You-tube et dans des festivals ou spectacles dévolus aux contes. Il fait surgir autour de lui tout un monde animé par la musique, la danse et les symboles. Il recourt à différents instruments (flûte en bambou, bâton de pluie, tambour-ka), ainsi qu’à un bâton spécial auquel il confère une sorte de pouvoir sacré, celui de transformer sa parole, de la prolonger incessamment comme si l’enjeu de sa pratique consistait à empêcher les traces de se fixer dans un texte, appris par cœur. Il le nomme « Wanni-Wannou », onomastique à valeur métonymique qui renvoie en créole à un langage incompréhensible.
L’actualisation des contes dans la Caraïbe passe donc par une forme de transmission renouvelée, diffusée sur des sites spécialisés, consacrés à l’oralité59 (potiman, caraïbe-mamanthe, caraïbes-oralité, etc.) ou sur des sites destinés à visualiser, comme au spectacle, le récit. De nombreux écrivains-conteurs sont en ligne60 sur « You tube »61, sur « facebook », ou sur leur site personnel. Leur mise en voix donne lieu à de véritables représentations où ils disent leurs contes, créant un spectacle devant un public virtuel, au cours duquel ils donnent libre cours à leur imagination, soit en improvisant, soit en jouant ce qu’ils ont écrit. Comme dans les festivals, cette parole augmentée s’appuie sur la gestuelle, la danse ou la musique et même un décor. Il s’agit de créer un univers attractif apte à suggérer ce que disent déjà les mots. La scénographie, généralement dépouillée, renforce le pittoresque et s’impose de plus en plus comme condition nécessaire au voyage. Car ce sont le sensitif et le perceptif qui ouvrent la voie à cette nouvelle lecture du conte.
Si les pratiques scénographiques numériques sensibilisent et éveillent les esprits par un enchantement dû à la modernisation certaine de la voix, une question reste posée : le phénomène, non mesurable encore car trop récent, ne risque-t-il pas de compromettre la capacité de transmission, surtout si l’on s’en tient à l’idée que la transposition des contes deviendrait relation sans intermédiaire ? De plus, le risque encouru par la diffusion numérique et médiatique est celui d’une homogénéisation de l’imaginaire collectif et d’un affadissement de la narrativité. Si l’on s’en tient aux diffusions de Benjamin Moïse, dit Benzo62, on note que la narrativité transmise par l’adaptation médiatisée devient dépendante de figures héroïques, stylisées jusqu’au burlesque. Sous l’effet du processus visuel attractif d’une série télévisée qui ne travaille ni les liens ni les raccords (la parole entendue est doublée par la scène qui s’anime), la fluidité narrative est compromise par un univers fabriqué pour la séduction. Or, en donnant la primauté au visuel, à la gestuelle, aux mimiques et au déguisement, l’actualisation médiatique, extrêmement codifiée (importance des mimes, des bruits et des voix), établit un nouveau genre de lien social où les traces du passé risquent peut-être de s’effacer.
Pour le dire autrement, la culture médiatique court très certainement le risque de stopper le mouvement d’expansion de la réécriture des contes car elle inaugure une mise en scène fondée sur un imaginaire réductible à des images stéréotypées.
Conclusion
Si « les histoires ne servent qu’à habiller l’indéchiffrable du monde »63, c’est d’abord parce qu’elles appellent un incessant questionnement, destiné à tenter de le relire.
Le conte, comme je l’ai démontré à travers le fonctionnement d’exemples ciblés dans les aires européenne et caribéenne, renouvelle aisément les traces laissées par la tradition orale et littéraire, intégrant volontiers une parole dépliée, amplifiée, prolongée dans le jeu incessant des transpositions et des adaptations. Il intègre, par ce mouvement dynamique d’expansion, de nouveaux espaces, plus récemment explorés dans l’univers caribéens, plus anciennement exploités dans la zone européenne.