Voici deux contraires
qui ne peuvent se rencontrer.
Jamais ma dispersion ne trouvera
un temps pour les accordailles !1
Ibn ‘Arabi (1165-1240)
La poésie mystique et la théorie quantique peuvent apparaître comme deux manières contraires d’explorer et d’expliquer le réel. Je crois cependant que chacune d’elles nous propose une sorte de viatique pour voyager « au cœur du vivant »2. Nourrie de quelques lectures intuitives, je tâcherai de les comparer pour montrer que le cheminement de tout chercheur, de tout pèlerin, avide de connaître les mystères du monde, commence dans l’imaginaire comme celui du poète ou de l’écrivain. La poésie mystique et la théorie quantique n’utilisent pas le même langage ni les mêmes symboles mais toutes deux créent des fictions pour transmettre une science. On pense communément que le poète mystique et le physicien contemporain ne croient pas au même réel mais tous les deux sont confrontés à un ordre caché que leurs fictions tentent de révéler. En tant que pratiques intellectuelles, elles ont donc en commun une soif de connaissance. L’une nous fait miroiter les enseignements de la sagesse divine par l’épreuve de l’intellect ; l’autre nous invite à réfléchir sur les résultats scientifiques par les preuves rationnelles.
La portée cognitive de la fiction, déterminée comme une modélisation analogique, participe de notre rapport à la réalité : les formes imaginaires nous disent quelque chose de nous et déterminent notre manière d’être au monde. Cet enjeu de la fiction a, par exemple, permis de réaffirmer le pouvoir de la littérature lorsque le concept de littérature semblait condamné à décliner et de lui redonner un statut et une légitimité scientifiques3. À l’image de cette valorisation de la fiction littéraire, la valorisation de l’imaginaire dans les diverses pratiques intellectuelles est le signe d’une conception plus large de la science et d’un souci de réconcilier les disciplines. Mais, comme le note Einstein, cela montre surtout que « l’imagination est plus importante que la connaissance »4 et sans doute pour la simple raison que l’imagination est une mise en œuvre mentale et subjective qui crée le monde. Si les fictions littéraires nous disent que les choses sont ce qu’on pense d’elles, les fictions scientifiques nous disent que, selon la formule d’Eddington, « le matériau de l’univers est avant tout mental »5. La réalité à laquelle l’homme est confronté se dévoilerait et s’appréhenderait selon sa faculté à imaginer le monde. « Dans le cosmos d’Einstein, explique Alfred Kastler dans Les Racines du hasard, comme dans le microcosme infra-atomique, les aspects non substantiels dominent : dans l’un et l’autre, la matière se dissout en énergie et l’énergie en de mouvantes configurations de quelque chose d’inconnu »6. D’après les scientifiques et les mystiques, l’imagination assume donc pleinement notre relation à l’inconnu et à l’immatériel : elle est une force de figuration possible d’une connaissance latente et virtuelle. L’imagination supplée à l’inconnu sans pour autant le dévoiler ; elle réactualise les formes sensibles et défait notre regard familier sur le monde. Peu de temps avant de mourir en 1240, un mystique arabe considéré comme le plus grand maître de la spiritualité islamique, Ibn ‘Arabî, célèbre la puissance créatrice de l’imagination et devance le constat d’Einstein : « si l’Imaginal n’était nous serions encore dans la potentialité »7.
Il n’est donc pas étonnant que les fictions, scientifique et mystique, permettent d’élargir la notion de réalité et de transmettre « la fiabilité du modèle mental »8 ainsi créé. Ici, la fiabilité ne renvoie pas à une sanction pragmatique déterminée par « un taux de réussite », comme le propose Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l’imagination à la fiction », mais à la capacité qu’à l’individu de se fier à son imaginaire pour accéder à la vérité. Au sens premier, la fiabilité se fonde sur une confiance ou une foi : proche en cela d’un état spirituel qui gouverne l’appréhension du réel. Contrairement à une croyance commune, le discours scientifique ne limite pas le réel à la matière et aux apparences. Jacqueline Bousquet le rappelle en termes clairs : « depuis 1974, les travaux d’éminents physiciens concluent à la nature spirituelle de l’essence énergétique de la matière. […] Le schéma “Esprit-Énergie-Matière”, base essentielle de l’ésotérisme, est reconnu scientifiquement »9. Dans le lexique d’Ibn Arabî, l’ésotérisme renvoie à toutes ces choses invisibles qui dominent l’être humain, dont la structure et les lois correspondent aux « réalités divines ». Ce sont par exemple, les mystères de la création, les « secrets sanctissimes » du réel et la « vision des aurores des lumières divines ». Ils constituent la matière principale des enseignements métaphysiques que reçoit le jeune Ibn ‘Arabi, alors âgé de 29 ans et qu’il transmet sous la forme d’un entretien avec Dieu, publié dans Le Livre des contemplations divines. En imaginant ce dialogue spirituel, Ibn ‘Arabi est simultanément instruit et transmetteur. D’emblée cette fiction mystique le présente comme le médiateur privilégié entre le pèlerin et Dieu. Le prologue laisse déjà entrevoir l’assurance du jeune mystique qui se fie totalement à la parole qu’il entend, à son imaginaire dirions-nous. La parole divine lui apprend effectivement que la sagesse n’est pas accessible à celui qui ne le désire pas ni ne se tourne vers Dieu : « toutes choses que tu ne peux comprendre, que ta science ne saurait atteindre, que ton intelligence ne peut appréhender, tout cela repose entre tes mains. Dieu daigne accorder au pèlerin la lumière de la clairvoyance, la pénétration de l’esprit, la lucidité de la conscience, la pureté du cœur… Exalté soit le Tout-Puissant »10. En somme, face à des réalités divines ou à l’inconnu, c’est le sens de l’observation que le scientifique et le mystique sollicitent en eux. Chacun fait alors l’expérience d’une implication subjective forte et, par conséquent, de la transformation inéluctable du monde. Au geste rationnel, mesuré et déterminé, qui structure le monde, s’associe le geste intentionnel, intime et intuitif qui lui donne une forme singulière et parfois renouvelée.
Dans la pratique, il y a donc observation et perception puis contemplation et imagination dont l’usage subtil et intelligent ouvre la voie aux « réalités divines » ou à ce que David Bohm appelle « les ordres implicites et superimplicites »11. Dans La Conscience et l’univers, l’objectif de David Bohm et F. David Peat est clair : face à des blocages et des résistances culturels, ils proposent d’« étendre la créativité au-delà des sphères auxquelles elle est traditionnellement confinée »12. Si, au fil du temps, la littérature s’est écartée de la sphère scientifique ; à l’inverse, il y a le constat que la science s’est éloignée de la sphère créatrice. Ils montrent que le changement d’objet d’étude en physique a révélé la nécessité de concevoir la science dans son rapport à la créativité. Leur argument est que « la perception dans la science moderne, surtout en physique, se produit essentiellement par le biais de l’esprit, c’est là que l’intention et la disposition intimes affectent le plus fortement ce qui est vu »13. En effet, que ce soit le voyage sur la Lune que nous propose Kepler au tout début du XVIIe siècle dans un récit de rêve intitulé Le songe ou astronomie lunaire14 ou la chevauchée sur un rayon lumineux imaginée par Albert Einstein au XXe siècle, ces deux fictions se fondent sur un acte imaginaire et créatif qui dépend essentiellement de la disposition intérieure de l’observateur. Dans ces exemples, la fiction compense les failles des techniques d’observation. Ce que l’œil physique ne peut pas voir (l’infiniment petit et l’infiniment grand) est assumé par l’œil de l’imagination. À la lumière des théories mystiques, on pourrait dire que la pensée de Bohm et de Peat décrit intuitivement ce que la tradition mystique arabe nous enseigne : l’œil physique accorde une confiance aveugle aux apparences extérieures tandis que l’œil de l’imagination peut susciter une foi profonde dans l’invisible, comme notamment celle d’Einstein. Cette distinction théorique n’est pas une séparation de fait. « Il s’agit en l’espèce, explique Ibn ‘Arabi, d’une science ténue, [c’est-à-dire] de la science qui permet de distinguer entre deux sortes d’yeux ou de vues »15. À celui qui sait discerner, à celui qui a toute confiance dans ce qui lui vient à l’esprit, Dieu promet de le guider : « Celui qui s’arrête à l’image est égaré, et celui qui s’élève depuis l’image jusqu’à la réalité est bien dirigé »16. Aurait-il à peine confiance qu’il serait tout de même aidé : « Et si la pensée qui te vient à l’esprit te laisse confus et si tu n’as pas pleine confiance dans la station où tu te trouves, eh bien Dieu fait passer à travers la forme de l’existence que tu appréhendes une image-symbole grâce à laquelle tu t’élèves et progresses vers ce que nous venons de dire »17. Il s’agit donc de préserver la fiabilité des images mentales de toute confusion avec une conduite solipsiste, fantaisiste et délirante, déconnectée du réel qui précisément englobe le visible et l’invisible, les formes et les informations, le matériel et l’immatériel. Est-ce à dire que la réalité perçue est une création imaginaire au sens d’irréel ou que l’homme ne construit que de vaines fictions ? Dans quelle mesure l’imagination peut-elle créer des formes sensibles et révéler des informations latentes et réelles ? Ou, pour reprendre la formulation d’Ibn ‘Arabi, « la faculté imaginative a-t-elle la possibilité de produire une forme sensible réelle ? »18
Au tournant du XXe siècle, la physique propose un nouveau regard sur la réalité. Suite à l’idée de « quantification de l’énergie » formulée par Max Planck en 1900, Albert Einstein décrit cinq ans plus tard la nature discrète de la lumière qui peut alors être divisée en un nombre fini de « quanta d’énergie »19. Puis, en 1913, Niels Bohr avance que cette discontinuité des échanges d’énergie entre matière et rayonnement se retrouve au cœur de l’atome. Dans le monde subatomique, les échanges d’énergie s’effectuent par paquets d’énergie ou quanta. En 1923, Louis de Broglie affirme que toute matière a une nature ondulatoire. Ainsi, explique Jacqueline Bousquet, « la physique nous dit qu’une particule est à la fois particule et onde. […] Selon la façon dont nous allons interroger la matière à son niveau ultime, elle se comportera tantôt comme une particule, tantôt comme une onde avec ses propriétés, c’est-à-dire la représentation d’une probabilité de trouver la particule à tel endroit ou à tel autre, et la possibilité pour cette particule d’exister dans d’autres univers ou dans d’autres dimensions »20. Principe connu sous l’expression de la « dualité onde-corpuscule » qui fonde la mécanique quantique. La particule est alors décrite par une fiction mathématique appelée « fonction d’onde » qui code sa densité de probabilité. Toutefois cette fiction mathématique n’a de fiable que ce que l’observateur nous rapporte de sa mesure expérimentale, de son témoignage dirait Ibn ‘Arabi. L’interprétation des phénomènes quantiques fait autant question que l’interprétation des phénomènes spirituels. Les fictions, fussent-elles scientifique ou mystique, suggèrent donc un ordre ou une architecture du réel qui, pour exister, oblige chaque chercheur à participer en tant que sujet, lui aussi témoin et créateur des dimensions de l’univers suggéré. Autrement dit, l’avènement de la physique quantique se concrétise avec l’idée d’un principe d’ordonnancement invisible du monde.
Les mathématiques et la physique conceptualisent ce principe à travers la notion de champ. En 1861, Maxwell oublie les corps et propose à travers la notion de champ de voir l’interaction entre les corps comme une réalité. Il détermine donc la notion de champ comme la perturbation de l’espace qui en chaque point est un potentiel de force indépendant des corps qui peuvent s’y trouver. Inspiré par les théories mathématiques de son contemporain britannique Arthur Cayley, il écrit un poème adressé au comité d’abonnés qui avaient la charge du fonds pour le portrait de Cayley. Contrairement au portrait pictural de Dickenson qui ne peut rendre compte de l’imaginaire mathématique de son confrère, Maxwell loue la faculté du mathématicien à imaginer des symboles et à créer de nouveaux univers. “The symbols he hath formed shall sound his praise, / And lead him on through unimagined ways / To conquests new, in worlds not yet created.”21 Il fait notamment référence à ses travaux sur la géométrie analytique à n dimensions, à la théorie des matrices et à la théorie des déterminants. L’intuition que Diderot partage dans une lettre du 15 octobre 1759 adressée à Sophie Volland au sujet d’une interaction spirituelle entre les corps vivants est clairement formulée en 1874 dans ce poème de Maxwell à travers la description des vecteurs orientés dans l’espace et présentés comme des esprits informes : “unembodied spirits of direction”22. Si ce poème est avant tout la traduction métaphorique de ses pensées scientifiques, il annonce déjà ce qu’Einstein énoncera clairement : « le champ est la seule réalité »23. Contemporain de Cayley avec lequel il formula un théorème, Hamilton présente, vers la fin des années 1860, un nouveau traitement du mouvement fondé sur les ondes plutôt que sur les particules (théorie d’Hamilton et Jacobi). Ainsi, le concept de champ exprime-t-il un nouveau regard sur le monde. Lorsque Einstein en déduit par la suite que « dans cette nouvelle sorte de physique, il n’y a aucune place pour à la fois le champ et la matière », il suppose qu’une particule est « une densification d’un champ »24. Autrement dit, « le champ, précise Jacqueline Bousquet en note, est une région de l’espace affectée par la perturbation créée par la présence de masses, de charges électriques ou d’autres agents physiques. Les champs sont des modèles élaborés pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »25.
Si le champ électromagnétique décrit par les équations de Maxwell fait apparaître des interactions invisibles et nous dit quelque chose du vivant, les poèmes de Maxwell suggèrent davantage : l’évocation de formes invisibles qui nous enseignent par visions, rythmes et rimes invite à la contemplation du vivant. Les corrélations imaginées dans le poème ou dans l’esprit du lecteur structurent un univers. Elles sont perceptibles car elles font écho à une musique intérieure et elles se mesurent par rapport au rythme du vécu. La Lorelei de Maxwell, par exemple, esprit féminin de la mélodie (“a spirit of melody”), symbolise notre interaction avec les formes et l’informe. C’est, comme le titre du poème l’indique, « sur l’air de la Lorelei » (“To the air of Lorelei”) que la poésie crée un espace à n dimensions et qui n’a de réalité que selon notre capacité à mesurer cet espace imaginaire. La mesure, ici, est une écoute qui fait preuve de justesse : pour entendre les enseignements de la nature, pour contempler l’harmonie sacrée (“harmony holy”), le poète doit aussi entendre et reconnaître la confusion qui l’habite, la discordance des voix. Sans cette mesure et cet accord primordial – que l’on pourrait définir comme une interaction harmonieuse entre soi et le monde – le poète ne peut prétendre à un voyage dans l’imaginaire et à un enseignement ésotérique : “Their voces are music for ever, / And join in the mystical strain.”26 Ces « accordailles » mystiques, pour reprendre l’idée d’Ibn ‘Arabi, créent un chant symbolique qui n’a qu’un seul auteur : celui qui ne cherche pas à mimer le monde mais à le mesurer. Chant qui n’existe que le temps de la mesure et de la présence consciente au monde. La physique quantique nous apprend que mesurer c’est perturber, transformer ; le poème de Maxwell célèbre les formes de la nature qui nous émeuvent par résonance (“musical flow”) et montre qu’en retour, notre mesure est créatrice d’une forme poétique et d’un sujet. Cela signifierait que le transfert d’informations s’opère par résonance. Au fond, la poésie de Maxwell est une herméneutique avant la lettre de ce que représentent les champs morphiques de Rupert Sheldrake27.
Ce type de champ se manifeste par résonance et transmet des informations mentales et psychiques. Il n’est donc pas sans répercussion émotionnelle dans l’esprit de l’observateur comme par exemple en témoigne Ibn ‘Arabi dans l’un de ses poèmes mystiques : « Secoué d’émotion / Par l’harmonieuse mélopée du chantre »28, le poète mystique entre ainsi dans la « réalité de l’intermonde » (barzakh). Ici, l’interaction avec le Réel, avec Dieu, n’est pas immédiate. Elle se réalise par l’intermédiaire des « images-symboles », qui, comme le zéphyr oriental, portent en elles les enseignements divins. Plus elles sont harmonieuses, plus les formes sont belles, plus elles suscitent une attirance. Cette attraction, déterminée comme une loi qui régit le principe de vie, est à l’origine des désirs de l’amant. Désignée dans les poèmes d’Ibn ‘Arabi par les différents degrés de l’amour, elle est réciproque. « L’amour, note-t-il dans Le Traité de l’amour, est ce rapport / Qui concerne aussi bien l’homme que Dieu, / Bien que notre science / Ignore cette relation »29. Il n’y a donc pas de connaissance subtile sans amour, c’est-à-dire sans « interattraction » (Maurice Gloton)30. Cette interattraction amoureuse est à la métaphysique mystique d’Ibn ‘Arabi ce que l’interaction des corps est à la physique quantique. Toutes deux expriment un potentiel de vie, actualisent un rapport possible à l’absolu pour ne pas dire à Dieu. Dans la tradition musulmane, cette attraction est présentée comme un postulat impossible à démontrer. Toutefois, dans L’Interprète des désirs, le poète relève le défi et, sur le modèle de la poésie courtoise, partage son attrait grandissant pour une femme nommée Nizham. Le mot arabe, traduit par « accordailles » sous la plume de Maurice Gloton lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le recueil comme nom commun – ce sont les vers mis en exergue de cet article –, signifie harmonie et renvoie à l’union des contraires. Dans les poèmes, Nizham est une image-symbole qui, par son pouvoir de suggestion, subjugue celui qui la contemple et, par la beauté de ses formes, attire l’amant en quête d’harmonie. Cela signifie implicitement qu’aucun poème ne s’écrit, aucune connaissance de l’harmonie n’est accessible à celui dont la disposition intérieure ne tend pas vers l’amour : « L’amour, précise Ibn ‘Arabi dans son traité, est l’une des affections caractéristiques de la volonté »31, caractéristique, oserai-je dire, de « l’intention et de la disposition intimes [qui] affectent le plus fortement ce qui est vu » (David Bohm et David Peat). Sans doute qu’ici il pourrait être comparé à la passion du chercheur scientifique. Je pense, par exemple, à celle d’un Kepler lui aussi en quête d’« harmonie du monde », notamment du monde lointain et invisible à l’œil nu. Il n’y a donc de désir ardent qu’en l’absence de l’aimé ou, comme l’explique Ibn ‘Arabi, « on s’imagine que l’objet de l’amour a une existence effective alors qu’il est une pure potentialité. L’amour s’attache à le considérer comme présent dans un individu. Dès que l’amant voit l’aimé, son amour se renouvelle afin que persiste cet état dont il aime l’existence effective et qui a cet individu pour origine. C’est pourquoi l’objet de l’amour reste sans cesse en puissance d’être, même si la plupart des amants n’en ont pas conscience, à la seule exception des gnostiques qui connaissent les réalités fondamentales [de l’amour] et les conséquences qui lui sont inhérentes »32. Cette loi d’attraction expliquée par la métaphore de l’amour a plusieurs corollaires métaphysiques que j’aborderai brièvement.
En premier lieu, elle manifeste un état d’âme, une sorte d’affliction déchirante, en l’occurrence l’état de l’amant mystique qui simultanément désire et patiente. Selon Ibn ‘Arabi, cette disposition paradoxale ne s’éprouve que dans l’intermonde ou « monde imaginal » comme une étape dans l’ascension spirituelle, dans l’accès à la connaissance. Appréhender le Réel par l’œil de l’imagination est une manière de sortir des paradoxes, des dualités ou des confusions car l’imagination relie et unit par symbole. Dans le cinquième poème intitulé par Maurice Gloton « Désir insatisfait », la patience et le désir sont comparés à des lieux de halte : « Le désir ardent s’élève serein / Et ma résignation parcourt la plaine. / Alors je me trouve entre le plateau de Najd / Et la basse et torride Tihâma ». Le poète commente lui-même ses vers en ajoutant : « Me voici donc entre ces deux états dans une condition intermédiaire (barzakh), cause d’affliction »33. J’ajouterai à ce commentaire que l’expérience simultanée, paradoxale, de deux états contraires est certes douloureuse mais fondamentale à l’ordonnancement harmonieux du monde car elle nous confronte à l’indéterminé, à une présence non encore existante. Imaginons une métalepse, à la manière de Genette34 où le poète mystique ferait l’expérience de la fiction quantique du poisson soluble35. Celle-ci consiste à vouloir pêcher un poisson dans une mare à l’eau si trouble qu’on ne peut rien y voir et à croire que le poisson est dissous dans tout le volume d’eau, c’est-à-dire non-localisé, tant qu’il n’est pas pêché. Le physicien quantique ne parlerait alors que d’une « potentialité de poisson ». Mais dès lors qu’il le pêche, le poisson s’actualise (« réduction du paquet d’ondes »). De la même manière, on pourrait alors dire que le Bien-Aimé est un poisson soluble et la rencontre amoureuse s’effectue au moment où il mord à l’hameçon. Cela pour dire, avec les termes d’Ibn ‘Arabi, que « l’amour ne s’attache qu’à une chose en puissance d’être ou virtuelle, non actualisée ou encore non existante dans un être au moment de cette affection volontaire »36.
En second lieu, et par conséquent, ce principe d’indétermination fondamental à l’expérience de l’amour autant qu’à la théorie quantique37, est une prédisposition imaginaire, nécessaire à la rencontre, instant théophanique par excellence. En écho au cinquième poème, abordé ci-dessus, le cinquante-cinquième poème, bien qu’intitulé lui aussi « Désir insatisfait » par le traducteur (sans plus d’explication), suggère que l’indétermination s’intensifie jusque dans la rencontre. L’insatisfaction demeure car le désir n’en est que plus fort, représenté comme une figure exponentielle de l’amour absolu et infini. Le poète conclut par ces vers : « On n’échappe pas à une extase / Qui se trouve en affinité / Avec la beauté s’intensifiant / Jusqu’à l’harmonie (nizham) parfaite »38 – harmonie enfin dévoilée dans les derniers vers de ce parcours imaginaire. Les effets de cette attraction amoureuse sur l’imaginaire du poète mystique sont notoires. D’un poème à l’autre, la patience est récompensée par l’extase. Le poète sort de sa condition humaine, libéré de sa résignation, de ses peurs et de ses soupirs. Ses aspirations répétées prennent forme dans les rencontres de plus en plus sublimes. Parvenu à ce point de rencontre, est-il seulement possible pour nous, lecteurs, de comprendre ces vers déconcertants : « Sa rencontre produit en moi / Ce que je n’avais point imaginé. / La guérison est un mal nouveau / Qui provient de l’extase »39 ? En arabe, l’extase est désignée par le mot wajd dont le doublet wujûd est souvent utilisé par Ibn ‘Arabi dans le sens d’existence. La racine W J D exprime l’idée de trouver ou se trouver. Ainsi, les réalités divines « se trouvent » dans l’extase, désir intense de l’amant qui « persiste, témoigne le poète, dans l’absence et la présence ». Ces réalités me font penser à la définition que propose Étienne Klein de la notion de vide : « il n’est plus un espace pur, encore moins un néant où rien ne se passe, mais un océan rempli de particules virtuelles capables, dans certaines circonstances, d’accéder à l’existence. Le vide apparaît ainsi comme l’état de base de la matière, celui qui contient sa potentialité d’existence et dont elle émerge sans jamais couper son cordon ombilical »40. Il explique le passage de la potentialité d’existence à la réalisation matérielle par la collision de deux particules qui offrent alors « leur énergie » au vide quantique et deviennent réelles.
Du point de vue d’Ibn ‘Arabi, ce passage s’effectue par l’imagination, qui, selon Henri Corbin, est en fait un « champ »41. Dans la métaphysique d’Ibn ‘Arabi, l’imagination est une science qui, loin de nous induire en erreur, nous rapproche de la vérité. La « fonction psycho-cosmique » de l’imagination, telle que l’énonce Henri Corbin pour exposer la pensée d’Ibn ‘Arabi, met l’accent sur sa fonction d’intermédiaire entre le monde des formes et le monde de l’information. Si l’imagination produit des fictions, en littérature elles sont ce que Jean-Marie Schaeffer appelle des « exemplifications virtuelles d’un être-dans-le-monde-possible » dans le sens où elles donnent une forme immatérielle à un « être-dans-le-monde-possible » qui n’a de valeur qu’à proportion de la fiabilité partagée par plusieurs sujets, c’est-à-dire de leur capacité à se fier aux fictions créées. Ce processus d’actualisation des possibles est d’autant plus objectif et fiable qu’il est compris par une même communauté interprétative de lecteurs. Cependant la science de l’imagination, théorisée par Ibn ‘Arabi dans plusieurs ouvrages et notamment dans le chapitre 63 des Conquêtes spirituelles de la Mecque, s’attache davantage à la dynamique propre à ce champ plutôt qu’à ses effets (comme la fictionalité). Définie comme un champ, à savoir comme le propose Jacqueline Bousquet un « modèle élaboré pour représenter l’action de forces entre des corps qui ne sont pas en contact »42, ou comme le propose Henri Corbin un intermédiaire, l’imagination « symbolise avec les mondes qu’[elle] médiatise »43.
Associée à l’aspect psychologique de sa fonction, elle n’est donc pas seulement, comme le propose Jean-Marie Schaeffer, « un processus mental qui donne naissance à des représentations » dont je préciserais que le référent n’est pas nécessairement visible dans le monde physique. Cette puissance imaginative liée au sujet imaginant relève de « l’imagination conjointe » qu’Ibn ‘Arabi distingue de « l’imagination dissociable du sujet, ayant une subsistance en elle-même »44 que l’on peut observer dans les songes ou les visions. « Le propre de cette Imagination conjointe, précise Henri Corbin, est d’être liée au sujet imaginant, et de disparaître quand il disparaît. Quant à la seconde, l’imagination séparable du sujet, elle a une réalité autonome et subsistante sui generis au plan de l’être qui est celui du monde intermédiaire, le monde des Idées-Images, mundus imaginalis »45. La première naît d’une faculté représentative ; la seconde naît d’une faculté créatrice. Pour cette dernière, « le cœur du gnostique projette ce qui se trouve réfléchi en lui (ce dont il est le miroir), et l’objet sur lequel il concentre ainsi sa puissance créatrice, sa méditation imaginante, fait son apparition comme ayant une réalité extérieure, extramentale »46. À cet instant, le sujet n’est pas dans une attitude mimétique. Il fait l’expérience d’une intention orientée, d’une méditation ou, en arabe, d’une himma, « terme, précise Henri Corbin, dont nous pouvons peut-être au mieux nous représenter le contenu, si nous lui donnons comme équivalent le mot grec enthymesis qui signifie l’acte de méditer, concevoir, imaginer, projeter, désirer ardemment, c’est-à-dire avoir présent dans le Θυμος, lequel est force vitale, âme, cœur, intention, pensée, désir »47.
Associée à l’aspect cosmique, l’imagination est définie comme un processus cosmogonique, théogonique. Ici, précise Henri Corbin, « il faut penser plutôt au processus d’une illumination croissante, portant graduellement à l’état luminescent les possibilités éternellement latentes dans l’Être divin originel »48. Dans Les Conquêtes spirituelles de La Mecque, Ibn ‘Arabi précise : « Dieu a fait cette imagination de lumière […]. Cette lumière pénètre dans la pure non existence pour lui donner une forme existante »49. Or, tout récemment, Jacqueline Bousquet résume l’évolution de la recherche en sciences et note : « nous avons essayé d’appréhender le réel en cherchant à aller plus loin que ce que nous révèlent nos sens. La physique a dématérialisé la matière et démontré que cette dernière procède de l’immatériel. Elle est en réalité de la lumière condensée, de l’énergie en perpétuelle interaction »50. De même, plusieurs chercheurs scientifiques du XXe siècle (Weyl Hermann, Ovrut Burt et Wolfgang Pauli) font l’hypothèse d’une contrepartie psychique des constituants de la matière qui fait écho à cet aspect psychologique de l’imagination définie par Ibn ‘Arabi. Ce que nous enseigne la science de l’imagination se vérifie donc avec les expériences de pensées de la théorie quantique. Le réel et la vie ne se limitent pas à la matière et ne s’opposent pas à l’imaginaire. Il faudrait plutôt dire, avec Henri Corbin, que « la réalité est bien elle-même une apparition théophanique dont la forme réfléchit la forme de celui à qui elle apparaît et qui en est le lieu, le medium. [Dire cela] c’est la valoriser au point d’en faire l’élément de la connaissance de soi »51.