Prolongements du poème dans l’art visuel d’Adonis

Bénédicte Letellier

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Bénédicte Letellier, « Prolongements du poème dans l’art visuel d’Adonis », Tropics [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/397

Comment lire les œuvres visuelles d’Adonis exposées à Paris dans la galerie et à l’initiative d’Azzedine Alaïa du 24 mars au 10 mai 20151 ? Avons-nous affaire à un nouvel art poétique ? À une nouvelle création esthétique ? À un nouveau manifeste en faveur d’un certain matérialisme dans l’art ? Ou bien à ce que Henri Michaux appelait dans un texte intitulé « En pensant au phénomène de la peinture », un « épiphénomène de la pensée »2 ?

Selon moi, cette nouvelle création poétique et visuelle, bien difficile à cerner et à définir, illustre plus que jamais une pratique récente et originale de réécriture qui semble explorer ce que Foucault appelle, dans Les Mots et les choses, « l’être abrupt »3 des mots et du langage, mais ici devenu poème et nécessairement confondu aux choses. Cette œuvre est-elle « une forme toute nouvelle de pensée »4 dont parlait Foucault ? Faut-il maintenant voir à travers elle ce qu’il avait pressenti en 1966, à savoir le commencement d’un entier ressaisissement de la pensée qui peut dorénavant « s’illuminer à nouveau dans l’éclair de l’être »5 ? Et plus simplement, une réécriture qui expérimente les dimensions possibles et nouvelles de l’écriture ?

En ce sens, dit Emanuele Coccia, ces œuvres ne célèbrent pas l’initiation de l’artiste à une autre discipline esthétique : elles poussent l’art poétique au-delà de toute identité reconnaissable. Comme si la poésie avait besoin de s’immerger dans l’opacité de ce qui la rend possible - l’obscurité de l’encre, la faible lumière de la feuille - pour se comprendre. Elles ne sont pas seulement des monuments d’un art qui n’a pas encore de nom. Elles sont aussi et surtout des documents, des dépêches de ce voyage dans le fond du Poème, des cartographies de fortune pour une descente vers les profondeurs de toute page écrite à la main6.

Ces œuvres, dégagées de la ressemblance au monde ou de la réalité trop visible, sont aussi inquiétantes qu’une révolution intellectuelle vécue comme une aventure authentique vers l’inconnu. Loin du débat sur les similitudes et les différences ou sur la mimésis, elles sont avant tout le témoignage d’une expérience subjective, instantanée et matérielle du monde. Elles sont intégrantes et intégrales. À la différence de Don Quichotte dans lequel, selon Foucault, « le langage y rompt sa vieille parenté avec les choses, pour entrer dans cette souveraineté solitaire d’où il ne réapparaîtra, en son être abrupt, que devenu littérature »7, cette collection d’œuvres a le charme du paradoxe : elle montre que l’« être abrupt » du langage est tout uniment matière et immatière, monde et littérature. Le « voyage dans le fond du Poème », esquissé dans le passage de la calligraphie à la « cartographie de fortune », du trait maîtrisé à la tache involontaire, de bribes de poèmes copiés et réécrits à la main à un bric-à-brac extirpé du quotidien et collé sur le poème, est précisément une manière nouvelle de redonner corps et visibilité aux mots devenus poèmes. Il s’agit d’un acte de réécriture qui consiste à ne plus voir de division entre l’être humain et l’être du monde, entre le mot, l’image et la chose. La réécriture est elle-même inachevée, suggérée comme un geste qu’il reste à faire, une sorte de trait d’union possible qui appartient en partie à l’œil qui observe le dessin, à l’esprit qui lit le poème, à celui qui veut bien remettre sur le métier l’ouvrage qui s’offre à lui. Ces œuvres n’esquissent donc pas une « vieille parenté » mais plutôt une équivalence (le monde est tel que je le vois et tel que je le pense), qui n’est pas non plus, selon la formule de Merleau-Ponty, « l’illusion d’une coïncidence de ma perception avec les choses mêmes »8. Dans un texte très simplement intitulé « Réflexion et interrogation » sur « le visible et la nature »9, Merleau-Ponty tente d’élucider « le problème de notre accès au monde » par le biais de la philosophie. Ainsi précise-t-il, dès le début de sa réflexion, « que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir »10. Même si sa formulation philosophique nous permet de discerner et de comprendre ce qu’il y a à faire, quelle est véritablement notre part à l’œuvre dans la re-configuration du monde, l’œuvre poétique et visuelle d’Adonis se présente ici et maintenant, au XXIe siècle, comme l’occasion d’en faire l’expérience immédiate en évitant les méandres de la philosophie et d’apprendre à voir autrement, sans formation intellectuelle particulière, par le geste même de réécriture.

La réécriture poétique

Au commencement semble être le poème copié à la main, à l’encre de Chine, bien souvent choisi parmi les trésors de la poésie arabe classique, plus rarement repris dans l’un des recueils de l’auteur lui-même, comme une autocitation. Il faut dire que, pour Adonis, le poème est par définition inachevé. Il est une construction infinie de l’identité. Bien qu’attribué à un poète, le poème reste ouvert à une appartenance autre et étrangère, à une reprise qui nécessairement le transforme. Pour Adonis, les débordements visuels du poème demeurent dans le résultat final un poème pour la simple raison qu’il fait de la poésie et non de la peinture. Ces œuvres visuelles seraient donc à lire comme un ajout au poème. Par exemple, ses œuvres graphiques laissent penser que les formes inondées par le noir de l’encre de Chine sont apparues sous l’effet d’une plume trop longtemps appuyée sur la page, signe d’une hésitation, d’un oubli ou d’une rêverie. Formes abstraites semblables à des taches d’encre absorbées de manière aléatoire par le papier. De prime abord, elles font obstacle à la lecture en recouvrant certains mots du poème. Puis elles arrêtent le regard qui sans elles parcourrait la page dans le sens déterminé par l’écriture arabe. Elles imposent des trous et des pertes au texte poétique auxquels le lecteur pourra à sa guise y remédier. Elles entachent le poème par un geste spontané et irréfléchi tout en affichant la liberté même du mouvement. À la différence de la rature, signe d’hésitation et d’un souci de perfectionnement, la tache apparaît dans toute sa candeur et sa fraîcheur comme inéluctable et imprévisible. Bien qu’elle recouvre le texte initial et le rende illisible, elle en assure par cela même sa dimension poétique, rendue visible par une sorte de métaphore plastique.

Figure 1

Figure 1

Œuvre graphique d’Adonis, encre de Chine

L’une des encres de Chine, par exemple, reproduite dans le catalogue publié chez Actes Sud11, présente dans la partie inférieure de la page quelques vers du poète Abû al-’Atâhiyya (748 - 826 ou 828), poète de la période Abasside, surtout connu pour ses poèmes de sagesse (zuhdiyyât). Les vers recopiés s’enchaînent les uns à la suite des autres sans retour à la ligne ni d’espace entre les deux hémistiches. Outre cette transformation structurelle, le poème s’efface à certains endroits dans la couleur noire des formes abstraites. Dans le haut de la page, ce sont essentiellement les formes qui colonisent l’espace bien qu’elles soient délimitées, à la manière d’un calligramme, par l’écriture fine et légère des vers de ce même poète. Majoritairement noires, les formes du haut s’articulent avec celles du bas par la présence centrale d’un rouge sang. Il n’y a là aucune forme reconnaissable au premier coup d’œil. Pourtant certains détails entrent en résonance avec le poème. Dans la confrontation du blanc de la page et du noir de l’écriture et des formes, dans la rivalité entre le silence et la saturation de la parole, entre renonce­ment et plaisir, la tache rouge apparaît comme une forme de vie intermédiaire, une image plastique de leur union. Cette forme matérielle de la sagesse humaine est mise en question dans les vers d’al-’Atâhiyya : « Quel plaisir peux-tu avoir, toi l’homme embourbé dans la terre / comment fais-tu pour marcher et susciter l’émerveillement ? Moi, j’ai renoncé au monde et je suis prêt à voir mon désir mélangé à ma piété »12. Dans ces vers recopiés, le poète Abû al-’Atâhiyya reconnaît avoir cédé à ses désirs et s’être laissé souiller (fatalawwathtu) au point d’en mourir. Il aura suffi d’une peine pour devenir vulnérable. Toutefois, le dernier vers recopié sur le bas de la feuille (« nous venons au monde seul et dénudé, nous en repartons toujours seul »13) laisse entrevoir la sagesse de celui qui, tout en ne rejetant pas ses désirs, meurt témoin et conscient de ses échecs autant que de ses réussites. Au fond, quels que soient nos désirs, nous sommes seuls dans ce que nous croyons vivre et cette vie n’est jamais qu’une longue et patiente lutte avec nous-mêmes. Dans la réécriture d’Adonis, ou si je puis dire, dans le dégorgement de l’écriture, il montre à la fois la souillure de la matière et son épurement possible. De cette tache aussi grossière que la silhouette d’un bonhomme de neige, située en bas à droite, la couleur rouge guide le regard vers la forme longue et horizontale située tout en haut de la feuille. S’agit-il, comme l’évoque le poème, d’un corps momifié, enveloppé d’un linceul qui s’allège et s’élève ? S’agit-il d’un corps qui appartient déjà à une autre matérialité, mêlée de désirs et de piété, un corps prêt à un nouvel élan ? Ou bien est-ce le tracé scriptural et plastique qui parle de la matière et de ce qui précisément échappe à la matière ? Est-ce la trace naturelle et spontanée d’une unité du langage éparpillée dans les formes par laquelle peuvent se ressaisir la pensée autant que l’impensé ?

Si comme l’exprime Foucault en commentant la première conception moderne du langage présente à travers Don Quichotte, « le poète est celui qui, au-dessous des différences nommées et quotidiennement prévues, retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées »14, pour Adonis qui commente l’histoire de la poésie arabe classique, il va de soi que « de cette ressemblance, le poète puise ses métaphores, ses allégories et ses images »15, mais « la nature n’est plus choses et thèmes, [elle est] symboles, mots et images »16. Et par conséquent, « les choses ne sont plus des extensions de la nature mais de l’homme »17. Plus loin, Adonis précise sa pensée :

L’homme aspire à dépasser les choses vers leur au-delà. Et la fonction de la poésie est d’ouvrir la voie qui mène à ce monde caché.
À ce moment, la poésie devient surprenante, ennemie de la raison, frappant par son étrangeté, mêlant l’étranger avec le familier, le manifeste avec le secret, le sujet et l’objet, le jour et la nuit, le réel et le rêve. Le monde intérieur est le seul monde réel
18.

Dans cette préface, Adonis insiste davantage sur l’énigme du voir que sur celle de la représentation, articulant ainsi la pensée à la vision et faisant d’emblée du poème l’ici et maintenant d’un possible dévoilement du réel, non pas, comme le suppose Foucault, extérieur à l’homme et « tel qu’il se donne aux regards »19 mais intérieur et tel qu’il se donne en globalité à tous les sens.

Lire et voir par transparence

Lire et voir par transparence pour accéder au monde caché sont ici les premiers gestes fondamentaux d’une certaine pratique de réécriture artistique où le lisible se fond dans le visible. Comme l’observe Emanuele Coccia, il y a sans doute des tentatives pour « fondre l’espace sonore dans un espace visuel pur. Dans ces tentatives, l’écriture devient un des arts visuels et, à l’inverse, ce qui est en jeu dans la vision est la lecture du visible qui est assimilé immédiatement aux symboles, tels qu’ils existent dans une langue »20. L’œuvre visuelle d’Adonis ne relève donc pas de la transparence propre à l’ordre classique du langage qui, comme l’a démontré Foucault, a une fonction majeure dans l’accès à un savoir. L’enjeu est proprement mystique si bien que cette création visuelle se formule plutôt en termes de manifeste/caché qu’en termes de forme/sens et renvoie davantage à la problématique du dévoilement du Réel qu’à celle de la représentation de la réalité. Certes la fonction du langage n’en demeure pas moins monstrative, accordant aux formes des lettres et des mots « une vieille parenté » avec les choses, reconnaissables visuellement. Cette lecture est d’autant plus séduisante que certains collages d’objets hétéroclites ramassés dans la rue donnent à voir une silhouette humaine très schématique, bien souvent placée au centre de la feuille et formant ainsi l’objet principal du regard. En cela, l’œuvre d’Adonis confirme l’étude archéologique de Foucault selon laquelle la pensée moderne a fait de l’homme un objet universel du savoir, notamment dans les sciences humaines. Nous pourrions donc gloser certains collages d’Adonis en notant que c’est autour de l’homme que « le savoir rôde »21. Mais n’y voir qu’un gain épistémologique serait manquer la caractéristique principale de cette œuvre visuelle, à savoir l’ici et maintenant où le langage se rassemble par le geste de réécriture dans les symboles ainsi formés et déjà prêts à être transformés de nouveau par un regard étranger. Il serait donc plus juste de dire que c’est autour des formes et des figures plus ou moins familières que le poème rôde, disposé de manière à altérer le regard. Ces collages nous apprennent avant tout à lire et à voir par transparence, c’est-à-dire à discerner la part non encore formée et informée dont nous sommes responsables, qui n’est autre que notre part de créativité et de connaissance et qui fonde notre liberté et notre autorité.

Figure 2

Figure 2

Œuvre graphique d’Adonis, collage

Par exemple, sur l’un des collages22, la réécriture interroge de manière percutante la transparence du noir et du gribouillage. Sur cette œuvre, on voit un homme tout de noir vêtu qui semble ne plus pouvoir parler : sa bouche est occultée par une sorte d’écharpe plaquée contre le bas de son visage. Une tranche de roche noire plantée au niveau de la bouche laisse penser que l’homme a quelque chose à dire et qu’il tente d’attirer l’attention en levant un bras. Il apparaît comme une matière quasiment figée, abandonnée par la force vitale à peine suggérée par la couleur rouge au niveau du sexe. Le poème d’al-A’sha al-Kabir (mort vers 629) rôde autour, évoquant l’amour manqué et le désir augmenté. Hurayra tant convoitée du regard doit partir : « Dis adieu à Hurayra, la caravane s’ébranle »23. Hurayra échappe au regard, elle « se dérobe à nous »24, dit le poète. L’homme noir au milieu du tableau serait-il la traduction visuelle de l’amant attristé par la séparation avec sa bien-aimée à laquelle il ne sait quoi dire si ce n’est la retenir par un geste qui simultanément le pétrifie ? Sur le collage, Hurayra est avant tout poétique et invisible, sans doute une métaphore de l’amour insaisissable. On ne la voit donc pas du tout. Le poème raconte une histoire et les figures en montrent les effets. Est-ce l’histoire de cet homme noir prisonnier d’un cadre et d’un poème tout à fait conventionnel, auquel cas ce collage ne serait que la représentation de l’homme arabe défini par un modèle classique de la tradition poétique ? Est-ce l’histoire du poète impliqué dans une triste histoire de perte amoureuse et de butin de guerre, auquel cas ce serait la représentation du modèle classique d’un ethos poétique ? Ou bien est-ce l’histoire de Hurayra dont la beauté inégalable éblouit et se soustrait aux regards, celle qui est à l’origine du poème et dont le secret est précisément de disparaître en se manifestant ? Le collage offrirait alors une lecture métadiscursive sur le poème. Mais ce que regarde le poète est exactement l’inverse de ce que nous voyons sur le collage si, du moins, l’on en croit ce qu’il dit : « […] j’ai passé la nuit à la regarder / Comme si l’éclair jetait des étincelles. / Lorsque je les regarde ni le jeu ne me distrait / Ni les plaisirs du vin ni les joies de la vie »25. Où sont les étincelles ? Où sont la beauté, le parfum et la grâce de Hurayra décrites dans le poème ? Ce noir semble surtout envahir l’écriture poétique plus ou moins lisible qui, dans le bas de la page, devient pur gribouillage, comme si l’opacité du monde, hyper visible, cachait sa propre essence poétique, bien plus inaccessible que les jeux et les plaisirs immédiats de la vie. Jusqu’à quel point l’image peut-elle alors se lire comme une voie d’accès à l’invisible qui, comme Hurayra, échappe au moment même où le regard la surprend ? Au fond, selon une lecture littérale, nous pourrions dire que l’image visuelle montre que l’homme, en tant que matière confuse et opaque, projetée sur le monde, cache le poème, pour ne pas dire l’essentiel. Lire le poème, c’est voir que l’individu occulte l’essentiel par sa propre confusion. En somme, ce collage apparaît ici comme une manière concrète de discerner la part du poème en nous. Voir le poème sans nécessairement lui donner sens, c’est donc le rendre lisible et saisissable puisqu’il est déjà en nous. À travers ce collage évoqué ci-dessus, on voit que le problème n’est plus, comme le formulait Merleau-Ponty, « notre accès au monde » mais bien notre accès au monde intérieur.

Le poème comme épopée vers l’inconnu

Plus certainement, voir l’essence poétique par transparence avec l’image visuelle n’est que le prélude d’une épopée vers l’inconnu. Cette pratique de réé­criture permet non seulement de voir la force du poème dans la pensée de l’homme du XXIsiècle mais aussi de voir ce qui l’entrave, à savoir toutes les formes et figures du connu qui dissuadent toute aventure vers l’inconnu. Au début du XXe siècle, Rilke puis Kandinski, à sept ans d’intervalle, avaient déjà relié la création poétique et picturale à une nécessité intérieure, convaincus que les moyens artistiques servent un dessein spirituel. Comme le déclare Rilke dans une lettre adressée à Kappus, « une œuvre d’art est bonne qui surgit de la nécessité »26. Kandinsky ajoute, à propos de la peinture : « l’artiste a non seulement le droit, mais le devoir de manier les formes ainsi que cela est nécessaire à ses buts. […] ce qui est nécessaire c’est une liberté totalement illimitée de l’artiste dans le choix de ses moyens »27. En note, il précise qu’il s’agit de « la nécessité intérieure (que l’on nomme honnêteté)28 ». Et Rilke disait presque la même chose à Kappus : « […] décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse, et, pour vous exprimer, ayez recours aux choses qui vous entourent, aux images de vos rêves et aux objets de vos souvenirs29. » Dans l’œuvre d’Adonis, la nécessité, guidée elle aussi par la liberté et l’honnêteté, fonde la pratique même de sa réécriture. Bien que ses œuvres puissent laisser penser que nous pourrions en faire autant, que ce sont des taches ou des formes maladroites, elles témoignent pourtant d’une nécessité intérieure dont le propre est d’être tout à la fois inexplicable et évidente. En effet, nous voyons bien le poème calligraphié à l’encre de Chine sur la page, laquelle devient aussitôt tableau en montrant le poème par un redoublement de formes ou un collage d’objets. Et c’est précisément parce qu’il est replacé dans un autre contexte artistique qu’il dévoile sa dynamique et sa dimension épiques, comme si le poème se rapprochait de nous, de l’ordinaire, de notre réalité. Le sujet poétique devient visible dans sa matérialité. En retour, cette nouvelle matérialité du poème gagne en lisibilité. Le tout forme toutefois un paradoxe : à la fois plus familier, il affiche néanmoins sa part irréductible d’étrangeté, d’illisibilité, par la langue arabe pour les lecteurs-spectateurs francophones, par l’écriture manuscrite pour les arabophones, par l’abstraction des formes, par l’absence d’un sens immédiat. Le paradoxe, aussi énigmatique soit-il, est créé par cette réécriture du poème et doit être accepté comme un élément clé de sa compréhension. Il oblige celui qui le perçoit à reconnaître cette part inconnue et étrangère qui l’exclut d’emblée de l’œuvre, comme de toute écriture première, de tout tracé originel. Placée sous les yeux, comme une évidence ou un être là de ce qui précisément nous est inaccessible, l’œuvre peut faire scandale dans l’intellect. Cela se traduit par diverses formulations qui toutes témoignent simplement d’une difficulté à appréhender la nécessité intérieure de l’autre, à prendre en totalité ce qui est lisible/illisible et visible/invisible. En cela, le poème poursuit librement son action ou, si je puis dire, il fait son œuvre en nous : il nous emmène dans cette aventure vers l’inconnu, du moins il nous oblige à l’entrevoir. Le plus grand scandale consiste donc à nous révéler à nous-mêmes notre faible capacité à intégrer le geste et la parole de l’autre en nous. Adonis, me semble-t-il, pratique une réécriture inté­grale et intégrante dans la mesure où son honnêteté se voit à travers l’intégration dans le poème des formes simples de sa réalité, et que sa liberté se mesure aux choix de leur sélection et de leur recomposition, pour ne pas dire, aux choix poétiques de sa création visuelle.

Avant de se comprendre, le poème se vit pleinement. On le sait, il éveille le sens visuel, par la vue ou la vision, mais aussi le sens sonore, par la lecture à voix haute ou par le murmure intérieur. Il est une synthèse synesthésique qui forme ou réforme la vision du monde. Ici, il ne cherche pas à dire ni à montrer mais à suggérer.

Figure 3

Figure 3

Œuvre graphique d’Adonis, tableau

En témoigne ce tableau aéré et aérien qui semble être le support d’un élan de vie30. Une forme rouge-orange semblable à la silhouette d’un individu en plein saut, en plein mouvement, attire le regard. Est-ce vraiment un individu qui saute par-dessus deux bouts de parchemin, troués et à l’écriture effacée ? Ou plus simplement une encre rouge prête à recouvrir ce parchemin, à en faire un palimpseste, une réécriture vivante ? L’impression d’un saut se traduit aussi à l’égard du poème comme un redéploiement transcendantal du sujet poétique au sein même de la matière. Ici, le poème est une auto-citation. L’auteur a recopié l’un de ses poèmes. Comme tous les autres tableaux, il signe d’un trait léger « A. 2009 » au-dessus duquel nous pourrions voir le parchemin comme une autre forme de signature : un « A » tronqué avec le point au-dessus. Le poème se recommence à l’infini, comme s’il suffisait qu’on le regarde pour qu’il soit déjà autre et qu’il continue en nous. Car, en témoigne le premier A. de ce poème, « tous les chemins partent de moi »31. Ce tableau procure une puissante et douce sensation de légèreté et de joie, si bien qu’il ne nous est pas difficile de croire la parole du poète qui se confie dès le premier vers : « J’ai vécu toute ma vie avec la lumière »32. Non pas dans la lumière car le geste poétique et artistique est franchement une manière de se laisser guider par la clarté, voire de contempler la lumière ou du moins d’apprécier les formes les plus connues sous un nouveau jour. Ainsi ce préambule n’est-il, en vérité, qu’une timide aventure de la pensée pour lire ces étranges poèmes qui nous propulsent vers l’inconnu.

1 Voir la publication du catalogue de l’exposition sous la direction de Donatien Grau, A. L’œuvre graphique d’Adonis, Arles, Actes Sud, 2015.

2 Henri Michaux, Passages (1950), « En pensant au phénomène de la peinture », in L’Espace du dedans, Paris, Gallimard, 1966, p. 306.

3 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 62.

4 Ibid., p. 318.

5 Ibid., p. 317.

6 Emanuele Coccia, « Les enfers du poème », in A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 98.

7 Michel Foucault, op. cit., p. 62.

8 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 24.

9 Ibid., p. 20.

10 Ibid., p. 18.

11 A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 55.

12 Ibid. : « kaifa talhû wa anta fî hama’a al-tîn wa tamshî wa anta dhû i‘jâb tazahadtu fî al-dunya. Wa ‘innî larâghib ‘arâ righbatî mamzûjat

13 Ibid. : « saqatta ilâ al-dunyâ wahîdan mujarradan wa tamdî ‘an al-dunyâ wa anta wahîd. » (Ma traduction)

14 Michel Foucault, op. cit., p. 63.

15 Le Dîwân de la poésie arabe classique, choix et préface d’Adonis, Houria Abdelouahed et Adonis (trad.), Paris, Gallimard, 2008, p. 22.

16 Ibid., p. 22.

17 Ibid., p. 22.

18 Ibid., p. 24-25.

19 Michel Foucault, op. cit., p. 321.

20 Emanuele Coccia, « Les enfers du poème », in op. cit., p. 99.

21 Michel Foucault, op. cit., p. 398.

22 A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 94.

23 Les Dix Grandes Odes arabes de l’Anté-Islam, Jacques Berque (trad.), Paris, Actes Sud, 1996, p. 87.

24 Ibid., p. 88.

25 Le Dîwân de la poésie arabe classique, Adonis & Houria Abdelhouaed (ed.), Paris, Gallimard, 2008, p. 60.

26 Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Paris, Gallimard, 1993, p. 31.

27 Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Denoel, 1989, p. 199.

28 Ibid.

29 Rainer Maria Rilke, op. cit., p. 29.

30 A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 85.

31 Ibid., p. 85 : « tabda’u min nafsî kullu al-durûb. » (Ma traduction.)

32 Ibid., p. 85 : « ‘a‘îshu ma‘a al-daw ‘umrî. » (Ma traduction.)

1 Voir la publication du catalogue de l’exposition sous la direction de Donatien Grau, A. L’œuvre graphique d’Adonis, Arles, Actes Sud, 2015.

2 Henri Michaux, Passages (1950), « En pensant au phénomène de la peinture », in L’Espace du dedans, Paris, Gallimard, 1966, p. 306.

3 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 62.

4 Ibid., p. 318.

5 Ibid., p. 317.

6 Emanuele Coccia, « Les enfers du poème », in A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 98.

7 Michel Foucault, op. cit., p. 62.

8 Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 24.

9 Ibid., p. 20.

10 Ibid., p. 18.

11 A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 55.

12 Ibid. : « kaifa talhû wa anta fî hama’a al-tîn wa tamshî wa anta dhû i‘jâb tazahadtu fî al-dunya. Wa ‘innî larâghib ‘arâ righbatî mamzûjat bizahâdatî. » (Ma traduction.)

13 Ibid. : « saqatta ilâ al-dunyâ wahîdan mujarradan wa tamdî ‘an al-dunyâ wa anta wahîd. » (Ma traduction)

14 Michel Foucault, op. cit., p. 63.

15 Le Dîwân de la poésie arabe classique, choix et préface d’Adonis, Houria Abdelouahed et Adonis (trad.), Paris, Gallimard, 2008, p. 22.

16 Ibid., p. 22.

17 Ibid., p. 22.

18 Ibid., p. 24-25.

19 Michel Foucault, op. cit., p. 321.

20 Emanuele Coccia, « Les enfers du poème », in op. cit., p. 99.

21 Michel Foucault, op. cit., p. 398.

22 A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 94.

23 Les Dix Grandes Odes arabes de l’Anté-Islam, Jacques Berque (trad.), Paris, Actes Sud, 1996, p. 87.

24 Ibid., p. 88.

25 Le Dîwân de la poésie arabe classique, Adonis & Houria Abdelhouaed (ed.), Paris, Gallimard, 2008, p. 60.

26 Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Paris, Gallimard, 1993, p. 31.

27 Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Paris, Denoel, 1989, p. 199.

28 Ibid.

29 Rainer Maria Rilke, op. cit., p. 29.

30 A. L’œuvre graphique d’Adonis, Donatien Grau (dir.), Arles, Actes Sud, 2015, p. 85.

31 Ibid., p. 85 : « tabda’u min nafsî kullu al-durûb. » (Ma traduction.)

32 Ibid., p. 85 : « ‘a‘îshu ma‘a al-daw ‘umrî. » (Ma traduction.)

Figure 1

Figure 1

Œuvre graphique d’Adonis, encre de Chine

Figure 2

Figure 2

Œuvre graphique d’Adonis, collage

Figure 3

Figure 3

Œuvre graphique d’Adonis, tableau