Que notre lecteur ne se laisse pas méprendre sur le titre. Nous n’envisageons pas la réécriture comme un tort. Toutefois aujourd’hui, elle supplante l’écriture dans la mesure où l’on s’inquiète plus de ce qui s’est écrit que l’on n’enquête sur ce qui reste à écrire, à supposer que tout n’ait pas encore été dit et écrit. Ainsi appréhendée, la réécriture légitime un certain ordre temporel et historique de la littérature même si, récemment, selon une conception plus retorse, Pierre Bayard aura pu nous persuader d’« un plagiat par anticipation »1 ou Abdelfattah Kilito qu’il n’y a pas de livre qui ne soit déjà écrit2. De même, elle a aussi pu légitimer un certain rapport à l’autre. Réécrire, plus qu’écrire, c’est défendre ou reconquérir un territoire, une différence et une identité. Cet acte littéraire et artistique, qui se caractérise par la surenchère, apparaît de facto comme un merveilleux outil de réappropriation et conforte dans son droit à la parole quiconque s’y essaye. La réécriture à tort ou à raison ? Du point de vue de l’individu, il va de soi qu’elle est motivée par de bonnes raisons. En d’autres termes, la réécriture permet de redessiner des rapports de force dans un contexte de guerre de position, géographique et idéologique, comme par exemple dans le contexte postcolonial. Pourtant, à une échelle plus large, le constat est que la réécriture se pratique à tort et à travers, sans raison ni justesse et qu’elle devient presque normale alors qu’elle se définissait à l’origine comme un jeu transgressif avec les normes d’une tradition littéraire. Aujourd’hui, tout est réécriture, même la lecture et la critique, à tel point qu’elle est à ce jour un phénomène esthétique considérable et donc devenu presque banal. Il ne s’agit pas, dans ce numéro, de réhabiliter la réécriture comme transgression ni de lui trouver une nouvelle fonction pour ce début de siècle mais d’observer ce que par contraste elle dit de l’écriture au XXIe siècle. Ainsi, par comparaison, l’écriture deviendrait presque un retour à la pureté, à l’« être abrupt » des mots et du langage, pour reprendre l’expression de Michel Foucault3. Le XXIe siècle avait-il vraiment besoin que soit érigée une pratique artistique aussi saturée, à force de ressassements divers ou d’universelles obsessions, pour pouvoir ré-envisager plus sereinement les fondements, les moyens et les enjeux de l’écriture littéraire ?
Depuis 2000, la critique se fonde sur les théories littéraires du siècle précédent pour cerner les pratiques modernes de réécriture. Pour la plupart, celles-ci s’inscrivent dans la continuité des approches structuralistes et narratologiques, à partir du postulat de propriété, c’est-à-dire comme des techniques d’écriture qui oscillent entre imitation et création4. Cette conception de la réécriture comme condition de la littérature n’est guère nouvelle. D’un point de vue historique, il faudrait plutôt, comme le note Didier Coste, « envisager le “long romantisme” (jusqu’aux avant-gardes au moins) sous l’angle du déni de réécriture »5, ce qui ne fut pas sans conséquences car la croyance absolue en l’écrivain et en son œuvre s’est, par la suite, reportée fortement sur le texte (à savoir sur ce qui est écrit). Ce qu’Alexandre Gefen appelle « la divinisation du Texte »6 et, si l’on peut dire, son intouchabilité est sans doute l’une des résurgences de ce changement d’objet d’étude en littérature, concrétisée en 1968 lorsque Barthes a fait état de « la mort de l’auteur ». Face à cette conception du texte, la responsabilité du lecteur est énorme. Depuis quelques décennies, il gagne de plus en plus de liberté. Cela s’observe notamment dans l’évolution des études sur les traductions et sur les adaptations7 mais aussi dans l’évolution de ces mêmes conceptions et de leurs pratiques. Ainsi, aujourd’hui, on ne parle du droit d’auteur que sur le marché tandis que le lecteur revendique de plus en plus ses droits d’écriture – ou devrait-on dire de réécriture – dans l’espace littéraire et social8. Ces transpositions, translations opérées lors du passage d’un texte à un texte ou d’un texte à un artefact culturel, génèrent parfois de véritables conflits9, associant, par exemple, la traduction à un art de la perte ou à une « défection »10, voire à une discipline régie par les lois de la guerre11. A l’inverse, elles peuvent aussi révéler de véritables trésors universels comme l’illustre l’histoire des traductions des Mille et Une Nuits. Plus récemment, la réécriture s’est ennoblie avec la théorie des textes possibles12. Comme l’explique Françoise Lavocat,
[...] envisager l’œuvre comme un monde possible implique aussi qu’elle devienne le monde de référence à partir duquel sont accessibles d’autres mondes possibles : ces mondes peuvent être aussi bien les œuvres référées par elle (dans les termes de Genette, l’intertexte et l’hypertexte) que les œuvres qui se réfèrent à elle : les suites, les continuations, les réécritures, les adaptations, envisagées comme les possibles de l’œuvre13.
La réécriture a aussi fait l’objet d’une approche philosophique et historique de la réception pour interroger la survie des œuvres14, leurs mémoires, ou bien encore, selon une approche épistémocritique, elle a été appréhendée comme une pratique transdisciplinaire des imaginaires et des savoirs15 sous l’angle de l’adaptation. Ces réflexions toujours d’actualité montrent que la réécriture, entendue comme la trace que laisse le lecteur-spectateur16 lors de son passage dans une ou plusieurs œuvres, révèle un besoin de se dire autrement et de faire exister en soi ce que la lecture a fait apparaître à la conscience. Elle produit un texte qui n’est qu’une tentative de plus pour s’approprier, habiter, parcourir le monde et, en lui donnant forme, se convaincre de son existence tel qu’il est vu. Depuis une vingtaine d’années, la réécriture nous invite à observer ce que Michel Serres appelle « la philosophie de la duction »17. Abordée dernièrement par Yves Citton comme un « phénomène de transduction, c’est-à-dire de reconduction de quelque chose qui passe par une transformation en investissant un domaine nouveau »18, elle pourrait bien à l’avenir se concevoir selon une pensée plus neutre de l’information. De quoi ces pratiques littéraires et artistiques de réécriture nous informent-elles ? Quel est donc ce quelque chose qui passe à travers une reconfiguration singulière du monde et des réseaux ? Au fond, la réécriture n’est-elle pas la reconnaissance d’une parole singulière en forme de pluriel et, par conséquent, la forme possible d’un partage universel sur la vision du monde ?
Que l’on se souvienne ici de l’une des vocations scientifiques de la littérature qui selon Italo Calvino tient au statut même de « l’œuvre littéraire conçue comme carte du monde et du connaissable »19 et l’on admettra que le geste de réécriture peut exprimer une tentative toujours renouvelée de définir la carte de l’univers, d’écrire au plus près du monde et de l’immonde, voire de cheminer avec les œuvres dans le monde et en dehors, comme Galilée commentant et réécrivant l’Arioste. Dans l’un des romans de Calvino intitulé Le Chevalier inexistant, Barthes loue le « réalisme de cheminement »20 par lequel le narrateur transcende une situation initialement irréaliste. Cette « mécanique du charme »21 caractérise, selon lui, l’écriture « absolument spécifique »22 de Calvino. Toutefois, comme le montrent les études proposées dans ce numéro, les pratiques récentes de réécriture révèlent qu’elles ne sont pas moins dénuées de spécificité narrative. La différence est que la mécanique qui fait le charme de ces œuvres n’est plus seulement de l’ordre du récit mais aussi de l’écriture même, de cet espace intermédiaire dans lequel s’éprouve, s’incarne et se forme librement la pensée du sujet, lisant réécrivant. Autrement dit, dans les réécritures, « la mécanique du charme » opère dans et hors du récit. Même si elle conserve le « charme du développement […] au sens mathématique, au sens logique du mot – comme une équation qui se développe bien et infiniment, avec beaucoup d’élégance »23 au sein du récit, le monde projeté et visualisé par le filtre du sujet réécrivant n’est plus caractérisable par la seule logique exhaustive fondée sur la connaissance et la reconnaissance du monde ou sur l’adéquation entre la chose observée et la chose pensée. En fait, les pratiques de réécritures révèlent et assument une logique de redéploiement qui contamine toutes les dimensions de l’œuvre littéraire. Mais aujourd’hui, elles nous informent d’un changement notable : la chose pensée informe et transforme la chose observée sans pour autant être taxée d’irréalisme ou d’imagination fantaisiste. Le savoir dépend du voir. Ainsi il y a le constat que la cartographie du monde ne s’écrit plus seulement à partir de lignes droites et de parallèles projetées selon une géométrie plane ou absolue, elle se réécrit nécessairement selon des lignes courbes qui relient chaque sujet au monde selon une géométrie où l’univers entier et infini peut se déployer à l’intérieur du cercle défini par la pensée du sujet réécrivant. En d’autres termes, la référence primordiale des pratiques de réécriture(s) tend à se déplacer de l’œuvre vers la pensée du sujet, ce qui se vérifie par le fait qu’écriture et réécriture sont bien souvent interchangeables dans le discours critique et par le fait paradoxal que la centralité du sujet est un fait objectif. Dès lors, l’attention critique ne peut plus se porter uniquement sur les relations d’une œuvre à l’autre dans le déni d’une subjectivité critique. Cela se voit dans la critique créatrice qui assume pleinement cette centralité du sujet et donc conçoit aisément son discours comme réécriture d’une œuvre littéraire. De toute évidence, les pratiques récentes de réécriture de la critique consistent à reconnaître ou à explorer les formes d’une nouvelle étendue subjective du monde, raconté et décrit selon divers points de vue. Autrement dit, la pensée du sujet réécrivant peut créer un espace à l’image des dessins de M.C. Escher24 et donner forme à de nouvelles projections cartographiques, considérées comme des « mondes possibles » et superposables malgré leurs contradictions. Au fond, les pratiques de réécriture actuelles sont une manière individuelle de s’arroger le droit d’écrire malgré la saturation de la parole, les interdits, les oublis, les traumatismes, les traditions littéraires etc. Elles redessinent un monde plus vaste. Dans quelle mesure pourrions-nous donc penser la réécriture comme une matière souple – torse ou retorse – à travers l’évolution d’une cartographie du monde dont le centre serait précisément le sujet réécrivant ? Au fond, la pensée du sujet n’est-elle pas ce qui garantit le mieux cette plasticité et cette souplesse de l’écriture par laquelle le sujet peut librement se créer une identité et une autorité tout en s’inscrivant dans la continuité de ce qui s’est déjà écrit ?
En préambule, les co-directeurs de ce troisième numéro ont souhaité ouvrir la réflexion par des exemples d’œuvres choisies parmi un corpus d’étude privilégié au sein de leurs recherches respectives. À travers une reprise de modèles considérés comme classiques dans l’histoire soit de la littérature française soit de la littérature arabe, ils présentent un cas particulier et très récent de réécriture dans l’art visuel ou cinématographique en questionnant la manière dont les êtres peuvent être pétris de ces modèles sans nécessairement le savoir et remodeler la littérature par leur regard ou rejouer les plus grandes intrigues amoureuses de la littérature par leur propre vécu. Au fond, c’est à partir de leur ancrage dans le quotidien qu’ils revivent véritablement une aventure poétique ou amoureuse. Ces deux études interrogent donc la réécriture pratiquée pour soi-même comme moyen de sentir à partir de soi ce qu’est la littérature, ce qu’elle peut nous dire de nous-mêmes.
Les articles sélectionnés dans ce numéro apportent un éclairage plus précis qui interroge directement d’une part notre rapport à l’écriture et aux nouvelles formes littéraires et d’autre part notre rapport au sujet et à ses traumatismes exprimés dans la littérature contemporaine. Quatre critères se dégagent de l’ensemble des articles et permettent de définir une conception et une pratique récentes de la réécriture. À partir d’une étude sur la réécriture d’un conte ou d’un mythe, les deux premiers articles de ce numéro envisagent la réécriture comme une certaine « plasticité de pensée » par laquelle s’observe aisément ce que Marc-Williams Debono appelle « une dynamique d’ancrage du sujet »25 dans la connaissance du monde. Un deuxième critère apparaît clairement à travers les quatre articles suivants qui proposent une étude comparée de L’Étranger de Camus et de ses réécritures à travers le roman de Kamal Daoud, Meursault contre-enquête, et l’adaptation théâtrale de Philippe Berling, Meursaults. Il s’agit d’un critère de relativité par lequel le sujet réécrivant affirme sa centralité au sein d’une pluralité de points de vue qui pourraient bien être, comme le note Michel Bertrand, des « alibi[s] littéraire [s] ». Trois autres études cartographiques de passage entre les œuvres montrent à quel point la pratique de réécriture nécessite une certaine mobilité du sujet qui s’avère une mobilisation d’ordre politique ou une démobilisation psychologique proche de la possession, ou bien encore une sorte de mobilisme jubilatoire et salvateur où la réécriture devient un moyen efficace de passer toutes sortes de frontières. Enfin, si l’on admet que ces trois premiers critères constitutifs de la réécriture sont essentiels à un désir actuel de reconfiguration du visible et du perceptible, les trois dernières études montrent que l’un des critères les plus spécifiques à la pratique récente de réécriture renvoie à la conscience double du sujet réécrivant : conscience du monde et conscience du langage qui représente le monde. Selon les exemples choisis, des réécritures de tragédies antiques aux adaptations cinématographiques contemporaines, ces trois articles laissent penser que la conception et la pratique de réécritures n’ont de pertinence littéraire et scientifique qu’à travers la conscience des mécaniques narratives ou dramatiques qui se jouent dans le monde et en préservant la confiance dans les mots pour ne plus voir et sentir le monde comme une terre étroite.