Dans un article du numéro 18 des Cahiers de narratologie, Jean-Marc Lévy-Leblond revient sur la préoccupation, développée dans ses ouvrages antérieurs1, d’une « mise en culture » de la science. Parce que la science doit « prendre conscience de sa nature propre »2, la littérature peut fournir à la science la possibilité d’un « connais-toi toi-même » à l’usage des scientifiques et des profanes. Une mise en scène imaginative de la science par la littérature permettrait même à celle-ci de produire un discours en marge des énoncés scientifiques, afin de prodiguer à la science « des leçons de savoir-vivre, de morale et de maintien »3. L’enjeu de ce dialogue entre littérature et science est politique, car il concerne les applications de la science dans nos sociétés et questionne la maîtrise par les citoyens de l’activité scientifique. Sa portée est aussi idéologique : comment critiquer les modes de pensée imposés par la science sans tomber dans l’écueil d’un anti-scientisme primaire ?
Pour répondre à ces questions, Jean-Marc Lévy-Leblond assigne trois fonctions à la littérature. La première, « le miroir »4, désigne la représentation de l’activité scientifique, qui s’accompagne, le plus souvent, d’une critique sous la forme d’une parodie de l’esprit scientifique ou d’une satire des savants. La position de la littérature face à la science a souvent été comprise sous l’aspect de la protestation. On invoque à raison les résistances du romantisme et du symbolisme face à la poussée scientiste de la culture naturaliste du XIXe siècle. La fonction de « cornue »5 tempère cette dimension de protestation. Une cornue est un récipient utilisé pour la distillation des liquides, qui représente la capacité de la littérature à s’approprier le discours scientifique pour en extraire des concepts plus féconds que ceux de la philosophie des sciences. La littérature peut alors être une épreuve de vérité ou de validité pour les énoncés scientifiques. Mais Jean-Marc Lévy-Leblond insiste plus particulièrement sur une ultime fonction de « pierre de touche » pour la science, par laquelle la littérature assigne au discours scientifique ses limites. Parce que les énoncés scientifiques les plus récents sont les plus vulnérables à toutes sortes de récupérations politiques ou religieuses, c’est la littérature qui peut mettre en scène ces rapports entre science et idéologie, et, en les exposant, les combattre, afin de sauvegarder l’intégrité du savoir scientifique. La transmutation du discours scientifique dans la littérature joue donc le rôle d’une autocritique que les savants seraient incapables d’exercer sur eux-mêmes.
Cette conception dynamique des rapports entre littérature et science pourrait fournir une base théorique utile à l’analyse de l’inspiration scientifique chez Julio Cortázar. A première vue, un auteur de fictions fantastiques argentin formé à l’école du symbolisme français et du surréalisme semble étranger à un tel sujet, mais c’est là beaucoup trop réduire une carrière littéraire longue et complexe. En effet, chez Cortázar, l’hostilité envers les avancées technologiques du temps n’est que de façade : elle dissimule un intérêt prononcé pour les sciences de l’information et pour la biochimie. Si les fonctions de miroir, de cornue et de pierre de touche trouvent une illustration exemplaire chez Cortázar, on verra cependant que l’œuvre de celui-ci dépasse, et de très loin, l’analyse que Jean-Marc Lévy-Leblond formulait en termes éthiques et politiques. Cortázar s’attaque non seulement à l’institution scientifique, mais aussi aux soubassements philosophiques et idéologiques de la rationalité discursive. Face à une science « lénifiante » qui propose à la sensibilité les formes fixes de l’espace, du temps et de la causalité, la fiction propose une voie vers « l’ouvert » (Prose de l’Observatoire) : c’est-à-dire qu’elle affronte les limites du discours scientifique pour proposer un autre mode de connaissance, enraciné dans la vitalité biologique de l’homme. C’est là un projet politique mais surtout anthropologique, d’une ambition totalisante, dans lequel la science a toute sa place.
Julio Cortázar contre la méthode : le refus des systèmes de pensée
« […] nous courons vers l’erreur parmi nos équations infaillibles et nos ordinateurs » (Julio Cortázar, Marelle [1963], traduit de l’espagnol (Argentin) par Laure Guille-Bataillon et Françoise Rosset, Paris, Gallimard, 1966. p. 395-396). La révolution cybernétique intéresse Julio Cortázar car elle donne corps à la hantise de la fin de l’Histoire :
Pourquoi donc alors s’inquiéter si le monde n’a vraisemblablement qu’un temps, si l’histoire en est arrivée à son point culminant, si la race humaine sort du Moyen Age pour entrer dans l’ère de la cybernétique ? […] Le royaume sera en matière plastique, c’est un fait. Non que le monde doive se transformer en un cauchemar orwellien ou huxleyen ; il sera bien pire ; ce sera un monde délicieux, à la mesure de ses habitants, sans aucun moustique, aucun analphabète […] C’est à dire un monde satisfaisant pour personnes raisonnables. Mais restera-t-il dans ce monde un être, un seul, qui ne sera pas raisonnable ? (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 395-396)
Dans Marelle, l’angoisse exprimée ici ne traduit nullement une quelconque « technophobie ». Cortázar ne craint pas tant l’effet des applications techniques de la science que l’hégémonie d’un mode de pensée imposée par elle, qui est aussi un mode de vie : le règne de la raison n’est pas seulement celui de la rationalité scientifique, c’est surtout celui des plates certitudes des gens raisonnables : la complaisance dans l’habitude, la monotonie, le confort. Tout cela n’est pas si méprisable puisqu’il faut le souhaiter pour les autres dans les temps de violence politique6. Mais on ne saurait s’en contenter : ce monde idéal est possible, mais il n’est peut-être pas souhaitable. Derrière cette vague dénonciation qui fait du personnage d’Oliveira, l’anti-héros du livre, un « moraliste »7, le roman fait advenir les conditions d’émergence d’une « violente irrationalité » qui abolirait :
les structures qui sont la spécialité-maison de l’Occident, les axes autour duquel pivotent l’entendement historique de l’homme et qui font de la pensée discursive (jusque dans le domaine de l’esthétique et même de la poésie) leur instrument d’élection (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 446).
Si les références à la technologie moderne sont donc rares dans Marelle, il n’en demeure pas moins que le roman interroge le rationalisme occidental à travers l’avènement de notre modernité ultra-technologique. En créant le parallèle entre le confort de l’habitude de la pensée discursive et le confort matériel apporté par la science, le roman interroge la possibilité pour la littérature de changer concrètement le monde, d’en finir avec la mesure de la science pour embrasser la démesure du réel. Or, comment faire advenir ce « royaume » irrationnel (par opposition au « royaume » technologique) à partir du langage, dans notre monde déjà normé par l’expérience antérieure du langage, si le langage (même dans la poésie) obéit déjà aux structures logiques de la pensée discursive ? Tel est le programme du livre.
On perçoit souvent Marelle comme un manifeste libertaire parce qu’il fait exploser les frontières du genre romanesque tout en dynamitant le conformisme social et son absurdité (la « Grande Habitude »8, comme l’appelle Cortázar) mais on oublie souvent deux choses. La première, c’est que cette « Grande Habitude » ne concerne pas que le conformisme social et nos conditionnements moraux : elle contamine tout, jusqu’aux fonctionnements de la pensée et du cosmos. C’est ainsi qu’au chapitre 67, Morelli (l’un des personnages du roman, un écrivain dont les brouillons d’un livre qui pourrait être le double de Marelle constituent plusieurs chapitres épars du livre) crie combien la régularité des faits physiques lui est insupportable :
Je dois accepter que le soleil se lève tous les jours. C’est monstrueux. C’est inhumain. […] je souhaitai farouchement l’anéantissement des immuables constellations, cette sale publicité lumineuse du Divin Trust Horloger (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 386).
La deuxième, c’est que la quête du royaume pour sortir de la Grande Habitude prend, chez Oliveira, les traits de la nostalgie. Le « kibboutz du désir »9 (l’autre nom du royaume) après lequel Oliveira soupire prend les traits de « l’Amour Fou » (André Breton) avec la Sibylle, de l’Arcadie grecque, de l’Âge d’Or des mythologies orientales, voire de tous les systèmes déjà éprouvés par la littérature (nihilisme, existentialisme, romantisme). Or, c’est précisément cette nostalgie que critique Marelle, en dénonçant l’anticonformisme de ses héros comme de la vanité et de la complaisance, sans jamais se départir d’une certaine sympathie vis-à-vis de leur sincérité10. De même, le soi-disant « anti-roman » ne se résout pas à faire table rase, et c’est sans jamais les rejeter complètement que Marelle fait la synthèse et la critique des systèmes de pensée, esthétiques ou théoriques, qui l’ont précédé. Or, Cortázar semble définir l’esprit scientifique comme l’un de ces systèmes : rien d’autre qu’un divertissement, c’est-à-dire une façon d’échapper au réel au lieu de le saisir pour le transformer :
Ce siècle, jusqu’à présent, se sauve devant une infinité de choses, cherche des issues et parfois défonce des portes […] On planifie les évasions, on les technologise, on les mesure au Modulor ou au nombre de Nylon (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 393).
De même que l’esprit scientifique est accusé d’être « lénifiant » dans Prose de l’Observatoire, les systèmes érigés en méthode, qu’ils soient la bohême, « l’existentialisme, l’homosexualité ou la mescaline », sont également discrédités parce qu’ils sont « hypertrophies » du réel, « qu’on hausse stupidement au rang de système, de clef du royaume » (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 393). La relation que Julio Cortázar entretient avec la pensée scientifique est de même nature que celle qu’il entretient avec les autres systèmes esthétiques ou philosophiques : entre rejet et détournement ludique, la science n’est qu’une pièce parmi d’autres d’une anthropologie plus vaste.
« Une science de l’image totale »11 pour dévoiler « un autre profil possible de l’homme »12
Prose de l’Observatoire, publié en 1972, qui donne l’aperçu le plus juste et le plus complet d’une vision de la science chez Cortázar, est aussi vision de l’homme et pensée sur l’Histoire. Inspiré par une visite à l’Observatoire de Jaipur (dont plusieurs photographies accompagnent le texte) et par un article de Claude Lamotte sur la migration des anguilles paru dans Le Monde du 14 avril 1971 (comme l’indique l’avertissement au lecteur) le texte entrelace deux motifs majeurs : l’architecture de l’Observatoire, une machinerie de marbre dont les courbes et les motifs réguliers forment une sorte de miroir des « cartes transmissibles »13 du ciel, et le cycle de la migration des anguilles d’Europe (anguilla anguilla) en Mer des Sargasses. A cet entrelacement correspond un va-et-vient entre un discours à portée cosmologique et le vocabulaire spécialisé de l’ichtyologie. Le texte relate la migration des anguilles depuis la Mer des Sargasses. Adultes, elles pondent des milliers d’œufs et meurent avant de se décomposer dans les profondeurs. Le développement des larves dites « leptocéphales », en 1972, date de l’écriture du poème, n’avait pas encore pu être observé faute de moyens techniques adéquats14. La Mer des Sargasses représente donc une ressource poétique de choix : c’est le lieu invisible et perdu de l’origine, où s’accomplissent la fin et le commencement du cycle vital. Devenues « civelles », les anguilles remontent les fleuves et les rivières d’Europe, où elles sommeillent pendant dix-huit ans selon le texte. Puis leur organisme subit une autre transformation qui les pousse, une fois devenues « anguilles argentées », à retourner vers l’océan et à se reproduire en Mer des Sargasses. Pour Cortázar, cet étrange appel des profondeurs représente, encore une fois, une ressource poétique où résonnent à la fois le mystère des origines et celui de la pulsion de mort. Les travaux des ichtyologues français Odette Callamand, Maurice Fontaine et Marie-Louise Bauchot (tous trois cités dans Prose de l’Observatoire) ont mis en évidence, grâce au développement de la biochimie, les phénomènes hormonaux qui président aux transformations des anguilles. Par exemple, c’est la déshydratation causée par la métamorphose de leptocéphales en civelles qui, en modifiant le système neuro-endocrinien des anguilles, les pousse à fuir la mer pour rechercher l’eau douce.
Toutes fascinantes que soient ces équations chimiques, toutes reprises mot à mot par le texte, Cortázar rétorque :
Belle est la science, lénifiants les mots qui suivent le parcours des civelles et nous expliquent leur saga, […] vocabulaire également beau et lénifiant pour conjurer l’innommable et le verser en des parchemins apaisants, héritage pour l’espèce, exercice d’école, barbituriques pour insomnies essentielles (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, traduit de l’espagnol (Argentin) par Laure Guille-Bataillon, dans Nouvelles, Histoires et autres Contes, Paris, Gallimard, 2008, coll. « Quarto », p. 728).
On retrouve l’idée de divertissement déjà rencontrée dans Marelle, que Prose de l’Observatoire va singulièrement approfondir. La science ne nomme pas le réel, elle conjure l’innommable. Loin d’être un langage référentiel, le discours scientifique construit un système de signification autonome coupé du réel. Ce système est discursif, limitatif, alors que le réel est exponentiel et cyclique. Ainsi, la biologie suppose que les tropismes qui guident les anguilles ont des causes strictement chimiques : les savants s’en tiennent à l’hormonal et restreignent leur vision aux individus qu’ils étudient, incapables de voir la globalité du cycle des anguilles. En effet, la première occurrence de la neuro-endocrinologie dans le poème coïncide avec le moment où l’anguille se fait civelle et où les individus, plongés dans l’eau douce, commencent à devenir autonomes par rapport au groupe15. En plus de cette restriction de champ, la science formalise son discours de telle manière que la notion de cycle lui échappe : chez Cortázar, le discours scientifique n’est que « nomenclature » ou « processus »16 : par conséquent,
Rien ni personne, filets, paramètres ou biochimie, ne peut atteindre ce qui revient à ses origines sans qu’on sache comment […] mû non plus passivement par un courant mais fils d’une volonté pour laquelle il n’y a pas de mots de côté-ci du délire (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 730).
La science est donc accusée de réduire son champ d’investigation et de neutraliser son objet : pourquoi se restreindre à la biochimie si la migration de l’anguille répond à « l’assaut démesuré d’autre chose que la neuro-endocrinologie pour se hisser hors des eaux primordiales » ? (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 731).
La réponse de Cortázar ne consiste pas à proposer des interprétations magiques, ésotériques ou métaphysiques. Il cherche, au contraire, à valoriser la science dans son dessein anthropologique et à l’intégrer à une langue poétique mimétique du réel : il reprend donc le vocabulaire de la biochimie et de la génétique, afin d’en hypertrophier le sens et d’élargir la portée de l’investigation jusqu’à l’échelle cosmique :
Ce que j’appelle, moi, anguille ou voie lactée, passe la nuit au fond d’une mémoire de l’espèce, en un programme génétique dont le professeur Fontaine n’a aucune idée (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 731).
De même que l’Observatoire de Jai Singh copie les motifs que dessinent les orbites des planètes, la prose de Cortázar emprunte les motifs géométriques de la science afin de déformer les « cartes transmissibles » du cosmos. Jaime Alazraki a montré dans l’article « Tema y systema en Prosa del Observatorio » que la prose s’appuie sur le thème de l’observatoire, et travaille des effets d’hypertrophie mimétiques du grossissement d’un télescope pour construire un système kaléidoscopique qui reproduit sur la page un mouvement régulier, mimétique de celui des anguilles. Cette image totale comprend plusieurs échelles (cerveau, anguille, étoile) qui reproduisent le même motif circulaire, un anneau de Möbius où la circulation des agents chimiques répond à la circulation des anguilles et du cosmos. Cortázar programme une anthropologie qui est un devenir cyclique, un retour à l’origine obscure où l’homme, fraternisant avec l’anguille, accomplit une « révolution » de la connaissance : à travers ce « retour » à l’origine, il dépasse les cadres conceptuels de la science pour accéder à un autre réel, dont l’image est l’anneau de Möbius17 : une vie « réconciliée avec les rêves »18, où « avers et revers cesseront de se déchirer, où l’homme pourra occuper sa place dans cette danse jubilante que nous appellerons un jour réalité » (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 738).
Encore une fois, la science n’est pas ici reniée. En construisant son texte sur un réseau d’images circulaires, Cortázar ne propose pas une alternative dans l’ésotérisme :
[…] ce n’est pas de panthéisme diffus que nous parlons ni de dissolution dans le mystère : les astres sont mesurables, les rampes de Jaipur gardent encore la trace des burins mathématiques, cages d’abstraction et de connaissance. Ce que je refuse, tandis que vous m’emplissez d’informations sur le cours des leptocéphales, c’est le sordide paradoxe d’un appauvrissement lié à la multiplication des bibliothèques, des microfilms et des éditions de poche, d’une culturisation à la jivaro, mademoiselle Callamand. Que Dame Science en son jardin se promène, qu’elle chante et qu’elle brode, belle est sa prestance et nécessaire son rouet téléguidé et son luth électronique, nous ne sommes pas les béotiens du siècle, le brontosaure est bel et bien mort. Mais sur ce, on va se promener la nuit, comme également bien des serviteurs de Dame Science, et si l’on vit vraiment, si la nuit et la respiration et la pensée relient ces mailles que tant de définitions séparent, il peut nous arriver d’entrer dans les parcs de Jaipur et de Dehli ou de frôler au cœur de Saint-Germain-des-Prés un autre profil possible de l’homme (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 732).
L’activité scientifique est susceptible de découvertes esthétiques : elle est aussi un mode d’accès à l’ouvert, à condition de ne pas neutraliser le bouillonnement du réel derrière des définitions lénifiantes. Pour remédier à la restriction de champ de l’activité scientifique et découvrir cet « autre profil de l’homme », Cortázar propose de dépasser l’horizon qu’offre la biologie moderne, celui des déterminismes de la psychologie et de la biochimie. Pour cela, il redonne droit à l’obscure sapience des bestiaires anciens et des Histoires Naturelles qui mêlaient volontiers la légende à l’anatomie. C’est ainsi qu’un passage du poème s’attarde sur des détails concernant l’alimentation des anguilles descendant le cours des rivières vers la mer ; tous ces détails sont exacts du point de vue de l’anatomie et de la biologie. C’est alors que :
les vieilles sur le port […] sont revisitées d’une obscure sapience, car c’est ainsi que l’on parle dans les bestiaires anciens où des anguilles pleines de sagacité sortent de l’eau et envahissent jardins et vergers pour chasser le ver et l’escargot, pour y dévorer aussi des petits pois comme le dit l’encyclopédie Espasa qui en sait long sur les anguilles (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 728).
La « sapience » renvoie à cette mémoire antique, où les faits, pour être douteux du point de vue biologique, n’en sont pas moins « vrais » du point de vue de l’anthropologie puisqu’ils sont référencés dans les archives du savoir humain. Cortázar dévoile même une source littéraire de son poème : le projet éditorial de l’Encyclopédie Espasa, une ambitieuse encyclopédie universelle en castillan publiée à partir de 1908, qui semble bien « en [savoir] long sur les anguilles »19 ; c’est-à-dire qu’elle nourrit le savoir des disciplines scientifiques avec la sapience des rêves et de l’imaginaire. La science n’est pas niée, elle est intégrée dans le champ du savoir global.
Cortázar s’attache à dénoncer les rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre dans la pensée scientifique. Dans Prose de l’Observatoire, la science, sous les traits d’une « Dame Science » médiévale bardée d’outils technologiques, est une allégorie burlesque, mais qui assujettit l’homme. Dame Science n’est plus amante, mais maîtresse. Or, il n’est pas de critique de la science chez Cortázar sans une critique des institutions avec lesquelles marche celle-ci : l’école, l’armée, l’Église, la morale, la cité : tous maintiennent en place cette fausse définition, à travers des préceptes moraux, des dogmes médicaux, des outils de répression.
Dame Science, pédiatre pour adultes, ouvre son cabinet de consultation, il faut éviter que l’homme se déforme par excès de rêves, lui bander la vision, lui ligoter le sexe, lui apprendre à compter afin que tout puisse avoir un numéro, la morale et la science main dans la main (ne vous étonnez pas, madame, c’est si fréquent) et bien évidemment / la société qui ne survit / que si ses cellules réalisent le programme (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 735).
La libération politique est du même ordre qu’une libération physiologique : c’est ce que révèle la métaphore du corps social organisé par la science : conformément au langage de la génétique moderne, les cellules de ce corps réalisent un « programme ». Or, ce « programme », c’est du langage scientifique imprimé par-dessus le fonctionnement du réel : la cellule doit désobéir au programme pour devenir pleinement cellule, afin que le corps humain libéré des institutions et des prescriptions de la science, retrouve ses prérogatives. C’est pourquoi le domaine de la lutte s’étend à la nature elle-même : Dame Science est complice de la régularité de la nature, alors que la connaissance véritable – dont le modèle est le ciel de Jai Singh – subvertit les figures régulières du cosmos afin de renverser les rapports de force, de violer la nature et de l’obliger à s’unir avec l’homme. Cette image de la connaissance est héroïque, nietzschéenne, volontiers phallocentrée. Néanmoins elle suggère que la sapience véritable renverse les rapports de force entre l’homme et la nature tandis que la science maintient l’homme sous la domination de cette nature. Si la science obéit chez l’homme à l’appel de l’ouvert, elle coupe immédiatement l’accès à l’ouvert en proposant à l’homme des déterminismes étroits et immuables, « protéine, isotope déterminé », qui l’enferment dans une « fausse définition de l’espèce »20.
Le vocabulaire de l’émancipation politique se confond donc avec celui d’une émancipation du corps et du savoir : pédiatrie, biologie, politique et métaphysique ne sont pas des discours cloisonnés, au contraire, ils forment un système total : une « vraie » définition de l’espèce humaine, c’est-à-dire une connaissance de l’homme (« anthropologie ») dont l’énoncé doit permettre, en quelque sorte, une guérison physiologique. La littérature intègre donc la science dans un système global qui comprend la science aussi bien que le mythe et la physiologie, tout comme l’Observatoire de Jai Singh commence par mimer les schémas géométriques des constellations afin de les piéger et de les subvertir. Les « machines de marbre » mêlent ainsi mythologie, érotisme et mathématique :
Cages de lumière, gynécée d’étoiles possédées une à une, dénudées par une algèbre aux phalanges huilées, par une alchimie aux genoux humides, revanche maniaque et cadencée d’un Endymion qui tente le hasard et lance sur Sénélé (sic) un filet de spasmes de marbres, un essaim de paramètres qui dénoueront sa ceinture et finiront par la livrer à cet amant au plus haut du labyrinthe mathématique (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 731).
C’est le même jeu d’amalgames qui conduisait Morelli, dans Marelle, à mêler le vocabulaire des Lumières (une mécanique de l’Univers orchestrée par le « Grand Horloger ») à celui des « trusts21 » des entreprises modernes : il révélait la puissance de domination politique du discours scientifique. Mais cet entrelacement des champs lexicaux de la révolution politique, de la révolution scientifique et de la libération anthropologique a-t-il un altior sensus ?
Jaime Alazraki nous éclaire sur cet amalgame en montrant que Prose de l’Observatoire combat le régime historique des révolutions qui remettent du vieux dans du neuf. Cortázar écrit que « la révolution est […] un saut à la perche par-dessus l’histoire déjà vendue et achetée et déjà l’homme qui a accès à l’ouvert se met à déceler le vieux sous le neuf » (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 735). Cortázar montre que les révolutions scientifiques et les « avancées techniques » obéissent à la même fatalité : derrière chaque progrès scientifique, il y a le spectre d’un endormissement de l’espèce humaine et de la résurrection des vieilles idoles du conservatisme, parmi lesquelles certains principes démocratiques instrumentalisés par le pouvoir : « zèle et obéissance, amour légiféré, éducation par l’ABC, gratuite et obligatoire » (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 735). Cortázar, en critiquant une révolution scientifique qui confond la fin et moyens, suggère combien la science est inséparable de la sphère sociale et des préoccupations du citoyen et du poète. Il montre que la finalité de la science se confond avec les moyens politiques et institutionnels par lesquels se transmet le savoir et se perpétue l’appareillage technologique des sociétés modernes. De l’école républicaine à l’usine de fabrication des ordinateurs à la chaîne, la science re-crée, dans les sociétés dites développées, des outils de contrôle social qui contredisent l’idée de progrès scientifique. Il faut ainsi qu’il y ait l’ouvert, c’est à dire la rupture de cette fatalité qui est le régime historique des révolutions technologiques. L’horizon proposé par la science est peut-être louable, mais il est insuffisant, car il ne voit pas qu’il reproduit certains mécanismes sociaux et institutionnels qui empêchent la réalisation d’un dessein révolutionnaire total.
Quelle lisibilité pour les énoncés scientifiques ?
Si Cortázar dénonce le régime historique des révolutions, il reste pour lui « qu’à chaque défaite successive il y a une approche vers la mutation finale. » (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 377) L’homo sapiens, dont l’attribut par excellence est la science, est pour Cortázar une étape du devenir humain, dans lequel l’homme tend vers son propre dépassement. « L’homme n’est pas mais cherche à être, projette d’être » (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 377). Mais alors pourquoi utiliser les mots même de la science contemporaine si celle-ci a été dénigrée ? Pourquoi reprendre les modèles de la biochimie pour en finir avec l’homo sapiens ?
Le discours scientifique est biface : dans sa dimension conservatrice, il peut enfermer l’homme dans une théorie qui fixe le devenir humain en un point donné ; mais il a un potentiel révolutionnaire lorsqu’il permet d’envisager des cas où la nature suit des fins étrangères à cette théorie de l’être humain. Par exemple, si la biochimie dans Prose de l’Observatoire est accusée de réduire la compréhension de l’humain aux déterminismes du milieu, il est aussi vrai que les mécanismes chimiques du cortex cérébral fascinent Cortázar, car ils fonctionnent à l’insu de la conscience. La science moderne offre donc un matériau de choix pour rêver sur « des forces d’occupation étrangères [à l’homme], qui progressent en vue d’acquérir le droit de cité ; une quête qui nous dépasse, en tant qu’individus et qui nous utilise à ses propres fins, une obscure nécessité d’échapper à l’état d’homo sapiens pour… quel homo ? » (Julio Cortázar, Marelle, op. cit., p. 376). Rendre la science lisible pour Cortázar, ce n’est pas questionner la validité de ses découvertes, c’est les utiliser pour réunir la vie et les rêves.
L’homo sapiens est chez Cortázar une image de l’homme défini d’après la rationalité scientifique et les schémas narratifs traditionnels. En s’inspirant de la biochimie, Cortázar puise dans la science une autre image possible de l’homme : kaléidoscopique, combinatoire, multi-centrée. La science est une clef qui peut ouvrir les possibles de l’homme en débloquant les verrous de la rationalité occidentale : la causalité psychologique, l’unité du sujet cartésien (« je, […] particule obstinée qui sous-tend tous ses discours… »22) qui fixe notre perception et notre sensibilité.
Dans le chapitre 62 de Marelle, la biochimie est assez exemplaire de cette duplicité de la science. Morelli imagine une communauté d’individus dont les sentiments se noueraient et se dénoueraient au niveau « subliminaire » d’interactions mystérieuses de la matière vivante, de mystérieux « tropismes » aux lisières de la conscience. Ceux-ci ont pour modèle les découvertes d’Holger Hyden23 sur la nature chimique des processus mentaux : les fonctions mentales supérieures, comme la mémoire, sont liées à des combinaisons diverses de molécules d’acide nucléique dans le cerveau. Les interactions entre les personnages se font ainsi de façon souterraine, à leur insu, à la manière des modèles biochimiques d’Hyden, sans que Cortázar cherche en aucune façon à accréditer la véracité des énoncés scientifiques du savant suédois. Cortázar pense que la biochimie ne fait qu’offrir un modèle qui permet de rénover les lois du récit traditionnel, auquel il reproche d’accréditer les lois de la psychologie, entendue comme une science qui modèle chez l’homme un comportement réglé de challenge and response que Georges Canguilhem dénonçait comme une doctrine mécaniste d’obéissance au milieu24. Le modèle biochimique redonne donc ses chances à l’autonomie et la vitalité de l’organisme. Il ménage à l’écriture une marge pour penser d’autres types d’interaction entre les individus et entre l’individu et le milieu. L’écriture déjoue alors les pièges idéologiques d’une narration discursive dont la linéarité reproduisait le schéma causal de la psychologie traditionnelle.
De biochimie, dans le produit final que sera 62, Maquette à monter publié en 1968 d’après cette déclaration d’intention de Morelli, on n’entendra plus parler. Il importe moins à Cortázar de faire l’épreuve de validité des énoncés scientifiques que de transformer nos conceptions traditionnelles de la causalité et de la temporalité. En instrumentalisant ainsi les découvertes de son temps sans chercher à les évaluer, Cortázar se prive sans doute de la possibilité de former des concepts pour la philosophie des sciences. Il y a néanmoins un gain esthétique : les modèles scientifiques offrent des figures de composition inédites pour la matière romanesque.
Science et esthétique, dans le système global que veut construire Cortázar, ne s’opposent pas l’une à l’autre : dans Prose de l’Observatoire, elles sont simplement juxtaposées : « entendons-nous bien, chère madame, que ferions-nous sans vous, sans Dame Science […] mais il y a aussi l’ouvert, la nuit rousse, les unités de la démesure » (Julio Cortázar, Prose de l’Observatoire, op. cit., p. 735) (je souligne). L’univers de la science et l’ouvert des rêves sont l’envers et l’avers d’un même système (ce que suggère l’image de l’Anneau de Möbius). L’esthétique de Cortázar joue donc sur des motifs de réversibilité et d’inclusion réciproque. Le système de l’Observatoire invite le lecteur et le chercheur à trouver dans chaque objet d’une discipline donnée (chimie, sociologie ou science politique) les éléments d’une connaissance générale de l’homme :
[…] dites-vous parfois que dans le bonheur il y a autant de choses que dans une ration de protéines ou de temps libre ou de souveraineté25.
Les anguilles et les étoiles de Prose de l’Observatoire, les combinaisons d’acides nucléiques dans 62, Maquette à monter valent bien évidemment pour eux-mêmes : ces textes parlent réellement d’anguilles, d’étoiles et d’acides nucléiques, et il ne faudrait pas négliger cette fonction référentielle. En cela la littérature selon Cortázar accomplit sa fonction de « miroir » des sciences contemporaines. Mais au lieu de faire découler de cette fonction de représentation celles de cornue et de pierre de touche, les romans et les poèmes de Cortázar intègrent le miroir à un ambitieux appareil métaphorique. C’est à travers les systèmes de l’Anneau de Möbius et de l’Observatoire que les matériaux scientifiques – molécules, constellations, organismes – sont organisés de façon à se refléter les uns les autres et à former une image de l’homme total. Les œuvres insistent donc sur les combinaisons d’acides nucléiques de la biochimie car elles sont justement construites sur le mode d’un libre jeu de combinaisons aléatoires, à l’image de ces combinaisons chimiques, dans le but de suggérer en retour d’autres combinaisons possibles de l’homme.
Ainsi, les matériaux scientifiques forment pour la littérature des modèles graphiques : ils dessinent des figures. C’est la singularité, la force mais aussi la limite de l’inspiration scientifique chez Cortázar : la littérature se donne les moyens de « lire » le réel en jouant sur les similitudes formelles entre microcosme et macrocosme. C’est pour cette raison que la science, dans le champ littéraire, n’est qu’une facette d’une image totale de l’homme, mais ce faisant, elle s’interdit de discuter pied à pied avec la science pour mettre à l’épreuve la validité des énoncés scientifiques : la littérature, chez Cortázar, n’est plus la « pierre de touche » de la science.
En résumé, Cortázar n’oppose pas le mythe ou l’ésotérisme à la science ; en ne renonçant ni à l’un ni à l’autre, en laissant la science s’exprimer pied à pied avec le rêve, il laisse le langage scientifique s’ouvrir à la polysémie des termes scientifiques : il en révèle les soubassements imaginaires pour critiquer l’exclusivité de la rationalité scientifique. Dans un second temps, cette polysémie n’ignore pas la science, elle permet alors de penser ensemble et simultanément toutes les facettes de l’expérience humaine (du physique au social et au métaphysique). Loin s’en faut que l’équilibre soit toujours atteint ; mais quand il l’est, la littérature selon Cortázar vise l’ambition la plus haute : dessiner l’ébauche d’une image de l’homme total.