Les rapports que la fiction entretient avec les sciences sont trop souvent présentés de façon appauvrie, extérieure et unilatérale, la littérature se bornant à refléter ou à combattre les théories scientifiques en vigueur. Je voudrais ici, à partir d’un conte de Villiers de l’Isle-Adam intitulé « L’Incomprise », montrer que c’est faire peu de cas du dialogue qui s’ouvre à partir du moment où la fiction s’approprie un objet de science, le récrit et le transforme : ce conte semble même aboutir à un « changement de paradigme » par lequel on passe de l’explication d’un comportement à la compréhension (comme l’indique le titre de la nouvelle) d’un être humain, c’est-à-dire aux sciences humaines. Si l’Incomprise ne se comprend pas elle-même, elle sonne l’avènement d’un mode de perception nouveau, par la réappropriation d’un discours jusqu’alors réservé à la médecine. On verra que la fiction et la science ont l’une et l’autre tout à gagner à cet échange de vues… et d’écoutes.
Rappelons en quelques mots l’histoire de « L’Incomprise », que Villiers de l’Isle-Adam fit paraître dans le Gil Blas quelques mois avant de l’inclure dans les Nouveaux contes cruels, en 1888. Deux personnages apparaissent dans ce conte : Geoffroy de Guerl, jeune homme d’un « esprit artiste » mais d’une « sentimentalité clairvoyante », emmène dans un cottage sa « première préférée », Simone Liantis. Le peu de chaleur de Geoffroy conduit Simone à plusieurs tentatives infructueuses pour lui exprimer sa frustration : échange de regards, manifestations d’impatience, explications qui n’en sont pas... Un jour, elle s’empare d’une arbalète, y pose son précieux diamant et le lance au loin ; puis, embrassant son amant, elle l’implore dans les termes les plus crus de la battre. Devant « cette éruption, des moins prévues », Geoffroy la quitte sur-le-champ, en lui laissant une lettre d’explication condescendante. Simone finira sa vie avec les nymphomanes, « aux Incurables »1. L’histoire s’énonce en trois temps, matérialisés par un blanc et des astérisques : situation initiale faussement idyllique, apparition de tensions entre les deux personnages, enfin scène d’hystérie de Simone qui conduit Geoffroy à l’abandonner à son sort.
Selon l’interprétation d’Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, Villiers « approuve Geoffroy de Guerl, qui refuse de se prêter à des jeux malsains »2. Tout en jugeant que ce conte lui est inférieur, ils le logent à la même enseigne que « Sylvabel » dont la leçon serait « profondément misogyne »3, l’un et l’autre étant « des analyses désabusées de l’amour dans les temps modernes »4. Ils tirent argument en ce sens du fait que Villiers a brodé sur le thème d’une des Joyeuses nouvelles de Marc de Montifaud, pseudonyme de Marie-Amélie de Quivogne (qui fut la maîtresse de Villiers), comme il l’avait fait pour « Un singulier chelem ! ». Dans la lignée des travaux de Jean Decottignies5, nous pensons qu’il s’agit là d’un contresens, et que les autres contes de Villiers qu’on peut mettre en regard avec « L’Incomprise » ne font que le confirmer. Nous nous proposons d’abord d’isoler le conte et d’en donner une lecture serrée, attentive aux nuances, avant de lui rendre sa place dans le cycle de duos amoureux qui parcourt les différents recueils narratifs de Villiers et de dégager les enjeux de ce changement d’interprétation.
Dès l’abord, l’ironie perce dans la voix du narrateur, comme dans le conte « Virginie et Paul », et tout est fait pour miner la représentation de l’idylle : Simone est une « élégante » qui a « deux premiers oubliés » ; Geoffroy n’est pas moins frivole puisqu’elle est sa « première préférée », ce qui implique qu’il en aura d’autres. Ainsi, la symétrie des positions donne à cette liaison un air de banalité et de frivolité, et c’est seulement « grâce à l’illusion juvénile » que Geoffroy et Simone « pouvaient, à présent, se sembler intimes ». Pourtant, quelques indices nuancent les deux portraits dans deux sens opposés. Geoffroy n’est pas un artiste, il a « l’esprit artiste » : il y a entre le substantif et l’adjectif la même différence qu’entre un idéal et une idée reçue. D’autre part, c’est la peur de perdre sa fortune (« sept mille francs de rente ») qui le retient dans son attachement pour Simone, à qui il laissera « un bon de six mille francs, payable à vue ». En retour, Simone a peu de bien, elle est comme toutes les héroïnes de Villiers un objet d’échange dans ce monde où ne lui reste que ce qu’elle a gardé de ses deux premiers amants, notamment un « solitaire » qui suggère à la fois la précarité de sa position sociale actuelle et la fidélité dont elle est capable6. Fidélité où n’entre aucune arrière-pensée, puisqu’elle ira jusqu’à sacrifier toute sa richesse (« cinq cents louis ») en se séparant du diamant : contrairement aux apparences, Geoffroy a donc la psychologie du bourgeois et Simone celle de l’aristocrate, avant même que ne se noue l’intrigue.
Or il serait naïf de prendre cette première partie de l’histoire pour un hors-d’œuvre : les conditions sociales et matérielles, aussi bien que psychologiques, déterminent la scène d’hystérie à venir. La froideur de Geoffroy (on l’entend dans la deuxième syllabe du prénom, qui évoque aussi l’effroi) est précisée dès le début : « une sentimentalité clairvoyante le défendait […] contre toutes amoureuses concessions », ce dernier mot appartenant au vocabulaire économique du bourgeois. Il reste sourd aux « tout ce que tu voudras » de Simone (première apparition de l’italique dans le texte) qui pourtant lui « brûlaient l’oreille » : autrement dit, il refuse d’entendre. Le mot qui ouvre la deuxième partie, « cependant », invite à concevoir les deux « temps » comme simultanés : nous n’aurons pas accès à un diptyque mais à une troisième dimension du réel, en vertu d’un grossissement et d’un perfectionnement de la vision : le point de vue, d’externe, passe en interne. Les symptômes de l’hystérie sont reconnaissables pour tous les lecteurs de l’époque : regard fixe, trépignement, larmes...
Alors que le premier italique marquait l’intensité d’une invite, le second marque l’intensité d’un refoulement : « elle semblait sur le point de lui crier quelque chose ». On pense à l’épigraphe d’un autre conte du recueil, « La Torture par l’espérance », empruntée à Poe : « une voix pour crier »7 (et Villiers a amendé la traduction de Baudelaire qui donnait : « une voix pour parler »). Or le contexte est le même, un aveu, avec Simone en victime et Geoffroy en inquisiteur. La structure de l’aveu est duelle : il faut que l’un fasse avouer l’autre. Simone ne peut crier parce que Geoffroy ne peut l’y inciter ni par le geste ni par la parole (action et discours étant dans un système de bi-équivalence) : « on eût dit qu’elle attendait une parole, un acte, que M. de Guerl ne savait pas trouver ». Elle se résout tout de même à parler, et le troisième italique sera décisif comme indice de l’inconscient, favorisant la pulsion de mort contre la pulsion de plaisir : « avec toute ta bonne éducation, tu seras la cause de ma mort ». L’impuissance de Simone a pour revers la prescience de son destin (elle mourra aux Incurables).
Cette première libération de la parole, qui n’a aucun effet sur Geoffroy, suscite une trop forte charge affective : Simone court s’enfermer pour pleurer. Pour la première fois, on passe au point de vue interne de Geoffroy, avec une majuscule qui dénonce un surplus d’ignorance là où l’italique traduisait chez Simone un surplus de savoir : « elle paraissait avoir OUBLIÉ sa petite scène !… » Amnésie post-traumatique à laquelle il ne comprend rien : en parfait bourgeois, il « concluait avec un “Dieu ! Que les femmes sont bizarres !” dont la banalité puissante le rassurait ». Alors qu’il croit naïvement à la possibilité de deux consciences séparées, de deux temps distincts où Simone serait radicalement autre, Simone demande à Geoffroy de retrouver l’autre en lui-même sans pour autant se renier : « Ah ! si seulement tu étais un peu… autre ! ». De nouveau, la demande d’amour cherche à se formuler : tout témoigne chez Simone d’une lucidité à laquelle n’atteindra jamais Geoffroy. Ces deux temps ont joué la répétition du drame qui va suivre dans le troisième : autant dire que tout est déjà écrit et qu’au fond il n’y a qu’un temps, le temps subjectif, le temps vécu.
La scène à l’arbalète fut retouchée par Villiers. Le premier ajout par rapport au manuscrit est très éclairant, ils jouent « par forme de distraction paradoxale et faute d’autres » : le narrateur pointe ici l’absence de rapports physiques, car même le mot « distractions », qu’on attendrait après « d’autres », est tu. Aussi le quatrième italique signale la présence du narrateur, de plus en plus envahissant dans l’histoire : « la trop singulière jeune femme ». Il introduit le lancer du « solitaire », sacrifice symbolique de Simone à son amant, par cette proposition : « comme cédant à quelque irrésistible mouvement d’hystérie perverse ». Le regard médical, comme souvent chez Villiers, se voit doublement désamorcé par le pléonasme « hystérie perverse »8 et surtout par la détente de l’adverbe « comme », qui annule l’autorité de la raison médicale en plaçant le diagnostic dans l’ordre fictif de la compa-raison. « Une étincelle, une goutte de feu s’enfonça dans le crépuscule » : la goutte de feu représente le cri que Simone ne pouvait émettre. Elle refuse par là les marques de socialité comme des entraves au désir érotique : elle n’abandonne pas seulement le souvenir aliénant d’un ancien amant, mais aussi une fortune qui lui garantissait l’indépendance matérielle.
Vient alors le morceau de bravoure du conte, la scène d’hypnose, « les yeux à demi fermés, d’une voix rauque, triviale, câline, – et d’un timbre qu’il n’avait pas entendu »9, timbre qu’est censé restituer le long passage en italique à dimension dramatique, tandis que les quelques descriptions (« elle se renversait à demi ») valent comme didascalies et trahissent la présence du narrateur-spectateur, à moins qu’il n’y ait interférence de la voix narrative dans le discours théâtralisé de l’inconscient. Nous reviendrons sur le sens de ce discours, qui s’éclaire au regard de « Sylvabel ». Notons déjà que Simone tente de suggestionner celui qui l’a suggestionnée : « Te voilà mon maître ! […] Tu vas me laisser là ta politesse, à présent, j’imagine ? hein ! […] Là ! Tu es pâle ! Tu es en colère ! » Comme dans l’aveu, un couple dialectique s’élabore, aucun des deux ne se comprend isolément. Ces simili-didascalies intégrées au discours de Simone épargnent de décrire les réactions de Geoffroy, lequel apprend peu à peu à regarder : il « la considérait comme s’il l’eût vue pour la première fois ». Mais savoir regarder ne lui fera pas recouvrer le sens de l’ouïe.
Geoffroy n’est pas un artiste incompris mais un homme incapable de comprendre. C’est parce qu’il veut à tout prix éviter cet échange qu’elle a tenté d’imposer, presque de force, qu’il choisit de répondre par une lettre, moyen de communication à distance, à son discours oral – et l’on sait que Villiers était sensible au gouffre entre la voix et l’écriture10. Le discours de Simone restera lettre morte, poste restante. Le seul terme en italique, dans la lettre qu’envoie Geoffroy, trahit l’impossibilité de trouver le mot juste : « si tu ne peux te passer de danses ». Tandis que tout le discours de Simone était en italique, celui de Geoffroy est entre guillemets, soit la convention typographique de l’écrit, d’un style « TROP écrit » : bien qu’il s’agisse du même adverbe, les majuscules d’imprimerie, qui répondent à l’italique de la « trop singulière jeune femme », accusent la différence entre l’ostentation superficielle de Geoffroy et la profonde discrétion (oserons-nous dire, par allusion au livre de Jean Decottignies : la taciturnité ?) de Simone.
Indigné par la violence de cette « éruption » inconsciente du désir, il s’avère incapable de comprendre sa propre violence, et au moment où il croit que tout s’explique (« en te dévoilant »), on saisit à quel point il est extérieur au drame qui vient de se jouer, car il l’a vu sans voir qu’il en était l’acteur. L’inconscient au sens courant du terme, c’est Geoffroy, et l’on mesure la dimension ironique de cette sortie : « j’ai dû m’enfuir, même sans chapeau ». Il se met dans un rôle factice d’« aggravant garde-malade » ; or il représente un agent aggravant justement parce qu’il est partie prenante de la maladie. Par ailleurs, jamais son côté bourgeois n’a été aussi prononcé : « ne t’inquiète pas plus de notre cœur que de la chaumière ; celle-ci est déjà louée, pour le 15, à toute une famille de braves négociants ».
Un astérisque à la fin de la lettre renvoie à une note que Villiers hésitait à supprimer : « l’auteur de cette Nouvelle n’approuve guère le ton de cette lettre envers une malade ». Il s’agit du seul conte où le narrateur se distingue clairement du personnage au lieu d’échanger son identité avec lui, aussi le mot « malade » est-il employé en mention ironique, en style indirect libre. La deuxième phrase est plus claire : « Elle serait, tout d’abord, d’un ingrat, si elle n’émanait d’un jeune ignorant mondain, beaucoup TROP distingué ici ». Le déictique « ici » est capital car il constitue la condition d’existence de la parodie, entendue comme la reprise d’un discours modèle dans un endroit qui ne convient pas et où il devient même intempestif. Villiers s’adonne à un pastiche de son propre style artiste, dont il use dans d’autres contes, mais qui trahit ici un détachement trop proche de l’indifférence, de la bonne conscience du bourgeois. L’accusation est cuisante et renverse les rôles : Simone est simplement élégante quand Geoffroy est mondain, et la mondanité traduit pour Villiers l’embourgeoisement de la noblesse.
L’approche morale est abandonnée et à la condescendance de l’un répond la déception de l’autre : ils forment bien un couple, mais à leur insu – un couple qui redouble une solitude, ou une dualité intérieure. Cependant, Simone finit par reconnaître en un chiasme inattendu la nécessaire dialectique entre l’idéal amoureux et le désir des sens, et l’italique signe alors la rencontre du narrateur et de son personnage : « quel dommage que ceux-là qui savent comprendre une femme... soient si... ». Alan Raitt et Pierre-Georges Castex en donnent une lecture morale ; mais Simone n’exprime pas son désir personnel d’une brute, elle formule un problème élémentaire de psychologie où le désir apparaît dans sa brutalité originaire. Villiers ne saurait s’associer aux médecins qui prennent les rêveurs pour des fous : « rêveuse elle-même », Simone n’était pas indigne de son amant. Son châtiment entraîne celui de Geoffroy : elle est, « hélas, tout récemment décédée, d’ailleurs » ; et le narrateur, par cette locution adverbiale, blâme l’oubli où elle est tombée.
La catégorisation de Simone « sous le n° 435, vingt-sixième série (nymphomanes) » ne peut convenir à Villiers, non plus qu’à Barbey, et l’on songe à l’héroïne vengeresse de la dernière nouvelle des Diaboliques, la duchesse de Sierra-Leone, autre femme qu’on accuse d’avoir le diable au corps bien qu’elle se prostitue par fidélité à son défunt amant, et qui meurt « sous le n°119 à la Salpêtrière ». Mais à quoi ressemblaient les Incurables à l’époque de Villiers ? Dans son Mémoire sur les Hôpitaux de Paris (1788), Jacques Tenon en donnait la description suivante : « Sa forme et sa distribution se caractérisent : ce sont deux hôpitaux en croix, séparés par l’église, l’un pour les hommes et l’autre pour les femmes »11. Autrement dit, l’hôpital reproduisait la séparation entre les sexes, mais les rapprochait au sein d’un espace de cohabitation. Au début du XIXe siècle, les hommes sont transportés à l’Hospice des Incurables – Hommes. Il ne reste donc plus que les femmes dans l’hôpital, qui prend le nom d’« Hospice des Incurables - Femmes » : il est « destiné aux femmes âgées de soixante-dix ans au moins, percluses de leurs membres, mutilées ou défigurées par quelque accident ou enfin attaquées d’infirmités incurables ». Fermé une première fois pendant la guerre, il sera réouvert en 1874 devant la surcharge des autres hôpitaux sous le nom d’« Hôpital Temporaire » avant qu’on ne lui retire ce qualificatif, reconnaissant ainsi la faillite de l’idéologie asilaire à la fin du siècle12.
Contre la promotion d’une normalité sociale, Villiers exhibe la différence des sexes, mais exprime aussi leur demande de reconnaissance mutuelle. Ici, le transfert (ou, dans ce contexte dramatique, la catharsis13) de Simone dans l’hypnose a débouché sur un contre-transfert de Geoffroy qui n’a pas permis d’aboutir à une véritable relation : d’une certaine façon, elle a eu la lutte des sexes qu’elle voulait, comme Geoffroy a eu la preuve qu’il voulait de sa supériorité. Mais de cette lutte, les deux sortent perdants.
Nous avons montré en quoi cette lecture s’oppose radicalement à l’interprétation d’Alan Raitt et Pierre-Georges Castex. Il est cependant nécessaire, pour prendre la mesure du conte, d’élargir cette étude non seulement au recueil mais au conte villiérien dans son ensemble. Cela nous amène à débrouiller un enchevêtrement fort compliqué qui commence avec l’épigraphe de « L’Incomprise », « Ne frappez jamais une femme, même avec une fleur » : elle se comprend par référence à une version antérieure de « Sylvabel » dans laquelle le héros, Gabriel du Plessis, « jeta une fleur qu’on ne ramassa pas. Il l’avait jetée par timidité, n’osant la donner »14. Paru la même année que « L’Incomprise » et situé plus avant dans le recueil, « Sylvabel » interroge à son tour la capacité pour le héros d’être un homme : le conte devait s’appeler « L’homme à caractère » et portait une épigraphe qui sera reprise dans « Le désir d’être un homme », dont le héros s’appelle Esprit Chaudval.
Quant au nom « Sylvabel », il évoque le nom « Ysabeau » qui fera aussi l’objet d’un conte de Villiers, et où la reine Ysabeau de Bavière sombre dans une sorte de folie érotique après la démence de Charles VI. L’éditeur Albert Lacroix avait demandé en 1876 à Villiers de collaborer à une collection intitulée « Les grandes amoureuses », parmi lesquelles on retrouvait Ysabeau. Or, nous y reviendrons, l’un des titres entre lesquels Villiers hésitait pour les Nouveaux contes cruels était « Les Aimeuses ». On voit donc un lien spirituel, pour ne pas dire génétique, s’établir entre Gabriel du Plessis, Geoffroy de Guerl et Esprit Chaudval d’une part, Sylvabel, Simone et Ysabeau d’autre part. Mais il faut ajouter que la première version de « Sylvabel » a nom « Antonia » (prémices du conte « Antonie ») et que le héros, le comte d’Athol, sera finalement celui de « Véra ». On voit qu’il est impossible de tirer les fils de notre texte sans faire venir la bobine d’un entretexte15 très serré.
Isolons une trame commune : la question du désir érotique, pris entre la folie (hystérie ou névrose) et l’idéal (fusion amoureuse). Avant de concevoir ce que Villiers nous dit de l’hystérie, élargissons une dernière fois cet entrelacs de textes à deux modèles de Villiers. Le premier, Baudelaire malade écrivant : « Le mal persiste. Et le médecin a prononcé le grand mot : hystérie. En bon français, je jette ma langue aux chiens […] L’hystérie ! Pourquoi ce mystère physiologique ne ferait-il pas le fond et le tuf d’une œuvre littéraire ? »16 Le second, auquel précisément renvoie Baudelaire, Flaubert et la savoureuse entrée HYSTÉRIE du Dictionnaire des idées reçues : « la confondre avec la nymphomanie… »17. Bon connaisseur de la littérature médicale de l’époque, il brosse dans Madame Bovary le portrait d’une femme que la critique ne tarda pas à qualifier d’hystérique, presque par syllogisme, car lui-même se donnait pour tel dans sa correspondance et prétendait en même temps être Emma. A contrario, Charles Bovary, incapable de comprendre les « états d’âme » de sa femme parce qu’il ignore aussi bien la passion que l’idéal – ces deux faces d’une même pièce –, ressemble à Geoffroy ; peut-être même est-il plus lucide, car la mort d’Emma parvient à le transformer, voire à l’en rendre digne.
Revenons à Villiers. Dans « Le Désir d’être un homme », conte qui, on l’a vu, est de la même lignée que « L’Incomprise » sur le plan génétique, le désespoir d’Esprit Chaudval s’exprime par le déclenchement d’un incendie qui ne sert qu’à accroître son mal de vivre. L’Incomprise, en pressant « froidement » la détente, n’allume qu’une « étincelle, une goutte de feu » ; Esprit Chaudval, en décidant avec chaleur une « action d’éclat », allume un horrible incendie qui fait cent victimes. À l’hystérie de l’une répond la fièvre de l’autre ; au cri « rauque » de la première, la « voix de fausset » et l’éclat de rire « nerveux, faux et amer » du second. Or les deux discours sont présentés en italique, « tu n’es pas un homme ! » et « soyons homme ! »18.
L’« homme » que voudrait avoir l’Incomprise, Esprit Chaudval cherche à l’être désespérément ; contrairement à Geoffroy, il a conscience de jouer un rôle, mais à l’instar de la reine Ysabeau, il ignore que c’est la frustration qui le pousse au crime, et le narcissisme qui le pousse à se contempler dans le miroir avant d’y jeter un pavé. Au désir coupable d’être une femme était associée l’hystérie, au désir coupable d’être un homme est associée la « congestion cérébrale » de l’acteur. Mais la différence est de taille : dans le premier cas, la maladie est inventée de toutes pièces ; dans le second cas, c’est un résultat positif. L’Incomprise tâche de devenir ce qu’elle n’est pas encore, tandis qu’Esprit Chaudval était déjà ce qu’il cherchait à être. La femme, qui doit implorer sa reconnaissance par l’homme, semble moins coupable que l’homme, car elle ne demande pas mieux que de le reconnaître. Le diamant lancé au loin par l’Incomprise est la preuve de la réalité de l’oppresseur, alors que la glace contre laquelle Esprit Chaudval lance le pavé met en évidence le caractère fantasmé de l’oppression.
Revenons à la scène centrale de « L’Incomprise » où cette hystérique dans un sens nouveau parvient, sous hypnose, à formuler un savoir décisif en ce qu’il échappe à la science et en même temps l’ouvre à un nouveau paradigme. C’est au moment où Geoffroy se prend pour un médecin qu’il donne à Simone un destin d’hystérique. Il se met ainsi sous l’autorité d’Hippocrate et de son serment : « je m’interdirai [...] toute entreprise voluptueuse », « je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué »19, toutes choses qui passent à bon droit pour des gages de moralité et des fondements de la médecine. Mais le propre du fondement est d’être aussi une limite et un point de fuite : le médecin ne voudra dès lors entendre parler ni parler lui-même du plaisir (Hippocrate refuse d’administrer des remèdes abortifs). Pourtant, tous les enfants qui « jouent au docteur » le font intuitivement pour satisfaire leur libido de savoir.
La structure objectivante de la médecine occidentale semble ainsi contenue dans ces préceptes qui expriment le premier interdit, la première censure. Le fait que ces préceptes ont eu besoin d’être formulés est symptomatique : ils ont ensuite fait l’objet d’une approbation tacite, à partir duquel la parole médicale pouvait s’énoncer comme science « pure ». Du reste, Villiers attaque moins la médecine que les apprentis sorciers qui jouent au médecin : si les personnages de médecins dans son œuvre font preuve d’une relative finesse, Geoffroy ne reflète ici que l’idéologie de la médecine, dans la mesure où il n’en est pas même un praticien.
Geoffroy demande à Simone, dans sa lettre, d’« épargner tout échange d’aussi oiseuses que burlesques explications ». Les deux termes cruciaux sont l’« échange » – qu’il refuse : la femme est un objet d’échange, non un sujet avec qui on échange – et l’« explication ». Dilthey publiait en 1883 un ouvrage fondamental dans lequel il distinguait entre sciences dures et sciences humaines à partir de ces deux concepts, l’explication et la compréhension. Il s’agit d’un changement de paradigme au sens de Thomas Kuhn20. Le titre du conte donne alors toute sa mesure car Villiers se refuse à donner une « explication » de l’hystérie : le concept opératoire du traitement n’est plus l’explication mais la compréhension. Le mal de Simone est « essentiel » parce qu’elle « ne peut vouloir guérir » : l’enchâssement de ces trois verbes négativés bloque l’action thérapeutique. La maladie qu’on localisait dans l’utérus, fût-ce pour y trouver un point d’ancrage nerveux, se transforme en mal-être anthropologique sans lieu précis et en appelle à une autre approche. Cette découverte n’est pas sans évoquer l’épigraphe de « Véra », « la forme du corps lui est plus essentielle que sa substance »21, reprise à Cuvier qui entendait ainsi démontrer l’incessante mobilité de l’être.
Si l’idéologie médicale n’est pas une science humaine, quelles sont les modalités de la science qui doit la remplacer, et comment s’assurer qu’elle ne retombe pas dans les mêmes erreurs ? Dans l’Introduction aux sciences de l’esprit, au chapitre XIX, Dilthey cherche un fondement épistémologique nouveau, permettant à la science d’aller au-delà de la pensée discursive. Selon lui, le concept de « raisonnement inconscient » (ou « inférence inductive »), introduit par Helmholtz en 1878, est un gage suffisant pour pouvoir étendre la logique, et donner ainsi leurs lettres de noblesse, aux sciences de l’esprit. Cela implique de modifier l’idéal que nous avons de la logique, sachant qu’il n’y a pas de degrés dans le sentiment d’évidence. Par ailleurs, il est entendu que les méthodes des sciences de l’esprit diffèrent des sciences de la nature en ce que leur objet est compris avant d’être connu22 ; c’est dire que toute connaissance a structure de fiction, au sens de construction mettant en œuvre les facultés imaginatives.
Simone n’est une hystérique que par fiction (« comme cédant à quelque irrésistible mouvement d’hystérie »23), ou plutôt cette étiquette scientifique se voit dénoncée comme fiction, cependant que la fiction littéraire va accéder à un discours de vérité ; elle sera même des mieux armées pour constituer cette science/fiction. Les sciences de la nature pouvaient parler d’une nature féminine, les sciences de l’esprit montrent qu’il y a une culture de la femme : la fiction est un objet construit par la science, elle n’est plus son fondement. L’une des nouveautés radicales des sciences humaines est que dans l’humain (« navrante Humanité ! » nous dit le narrateur à la fin ; et l’on sait que Villiers aimait profondément ce mot, « humanité », qui désignait au pluriel ce qu’on entend aujourd’hui par « littérature »), on entend aussi bien l’homme que la femme : il n’y aura plus de science isolée de la femme. On passe de la théorie faussement abstraite de l’homme (homo), d’où est bannie la femme, à une pratique sexuée de l’individu qui saisit l’universel dans la différence.
Pour ce faire, il importait que la femme elle-même enfreigne la loi morale et pénètre dans le discours comme objet et sujet de science, fût-ce à son insu : à la science sans savoir de Geoffroy répondra le savoir sans science de Simone. En d’autres termes, ce discours en italique a pour fonction de révéler le désir hallucinatoire de Simone et le désir refoulé de Geoffroy. Sur un plan métalittéraire, autant dire que ce discours fait advenir l’inconscient dans la littérature. Ainsi Villiers ne se borne pas à attaquer une mythologie scientifique dépassée, il met en œuvre la première science moderne, humaine, science des sciences puisque le concept d’inconscient transforme lui-même l’« esprit » de la science en posant les conditions d’une science de l’esprit (on dira huit ans plus tard : une « psycho-analyse »). Le sujet n’est plus à entendre comme simple thème mais aussi comme agent de la science. Mais voyons comment s’opère le changement de paradigme dans « L’Incomprise ».
Il opère en trois temps, à travers trois scènes, la première étant le cri retenu, la seconde le lancer du solitaire et la troisième le discours sous hypnose. Circule ainsi un inconscient en acte dont on ne peut cependant comprendre le procès qu’après-coup. Le cri est le degré zéro de verbalisation d’un affect ; ici il est retenu, ce qui rend la libération plus qu’improbable, impossible. Le lancer du solitaire par Simone correspond à ce que la psychanalyse appelle un acting out (agieren) : ce n’est pas un passage à l’acte mais une mise en acte – l’une des possibilités par lesquelles, selon la croyance de Villiers, le verbe crée la chose24. L’Incomprise rompt ici avec son passé : comme dans la nouvelle de Barbey d’Aurevilly, « Le Dessous de cartes d’une partie de whist », cette bague cache une histoire, un roman personnel, et en jetant la bague, elle cherche à se dé-lier pour se donner tout entière à son amant. Ce dé-lier est certes interprété comme un dé-lire par Geoffroy. Mais on sera sensible à la différence qui sépare aux yeux de Villiers un ignorant mondain et un véritable idéaliste comme le héros du conte « Véra », où cette question rhétorique condamne d’avance la réaction de Geoffroy : « est-ce que l’âme des violoncelles est emportée dans le cri d’une corde qui se brise ? »25
Cependant, le cri est un compromis entre plusieurs exigences : il exprime une souffrance qu’il ab-réagit mais vise aussi à susciter un acte, à faire ré-agir. « Véra » raconte la réaction du comte d’Athol à la mort de Véra : c’est l’histoire d’un travail de deuil au sens actif du mot, le deuil aussi d’une « illusion ravissante ». Par ailleurs, dans l’acting out, le out est impliqué dans l’acting : il n’est possible d’agir que sur une autre scène26. Il faut projeter l’affect (symbolisé par le diamant) pour le voir reconnu, il faut se donner en représentation pour faire en sorte que l’affect lui-même passe à la représentation consciente. En définitive, ni le cri ni l’acte de Simone (les deux premiers temps du conte) n’atteignent leur but : seul un discours peut trouver comme réponse un discours. Nous en arrivons alors au troisième temps.
Le choix de l’italique manifeste la subversion du discours ; dans la scène centrale, il suggère à la fois que deviennent lisibles, quoique entre les lignes seulement, les traces du désir sexuel27, mais aussi que ce discours ne peut passer que sous forme fictionnelle, comme transposition d’affects sur le plan de la représentation discursive. Geoffroy qualifie les premiers reproches de son amante de « petite scène », avant la grande scène qui suit. On observe dans ce monologue un relâchement du style frappant chez Villiers, avec l’apparition d’un « ça » dont on connaît la postérité : « Ah ! ça fait du bien, ça détend, de dire les choses, à la fin des fins ! » La ponctuation est plus expressive que de coutume, les points d’exclamation et de suspension marquent une respiration, une diction inhabituelles. Dans le discours passent aussi des formules toutes faites, bribes de l’inconscient collectif : « Il faut qu’une femme se sente un peu tenue, vois-tu !… » Mais si elle se montre très sensible à l’effet de ce discours sur son amant, Simone se trompe dans l’interprétation, qu’elle détourne immanquablement dans le sens de son désir : « Là ! Tu es pâle ! Tu es en colère ! Tu vas me faire des bleus !… »
Or il s’agit certes d’une scène au sens où l’entend Freud quand il évoque une « autre scène », mais il existe une différence de nature entre une nouvelle comme « l’Incomprise » et une pièce de théâtre. Il n’y a que dans un récit que la « scène » peut être élevée à la puissance du concept en ce qu’elle y détone, de même que le discours hypnotique détone dans le roman de la vie quotidienne. Le conte force à entendre la scène, aux deux sens d’écouter et comprendre, et au sens où la compréhension est toute auditive ; c’est pourquoi le fait même d’écrire une lettre traduit la double incapacité du héros non seulement à répondre oralement mais aussi à écouter. Le but de l’Incomprise était d’amener le pseudo-médecin à « mettre en scène le savoir qu’il détient, en lui posant la question de son rapport à la vérité »28.
L’échec sur le plan narratif a pour contrepoint une réussite sur le plan littéraire, car si Geoffroy préfère voir plutôt qu’entendre et écrire plutôt que répondre, le lecteur aura accès à la compréhension grâce au narrateur. Comme il faut expliquer pour comprendre, le texte narratif effectue un retour au sein du monologue de l’Incomprise à travers les « didascalies » : « Tu vas me laisser là ta politesse, à présent, j’imagine ? hein !… (Ses dents claquaient) ». L’Incomprise cherche à faire coïncider le désir sexuel et sa représentation amoureuse dans un acting out : de ce clivage non résolu naît une instabilité, qu’elle exprime par le chiasme final sur les hommes qui ne comprennent pas les femmes. Freud appellera Lou Andréas-Salomé la « compreneuse »29, Villiers appelle son héroïne tantôt une « aimeuse », tantôt une « incomprise », signe qu’elle n’a pas achevé sa tâche mais qu’en elle l’inconscient travaille à devenir conscient. Au contraire, chez Geoffroy, on observe en diachronie la représentation (il croit aimer Simone), l’affect (il s’indigne de son discours) et l’acte (il la quitte), mais jamais il ne songe à les lier par le nœud du langage. Dans « Véra », le comte d’Athol et sa femme, comblant la différence des sexes et la distance entre la vie et la mort, en venaient à former un seul être ; Geoffroy en est incapable et détruit l’illusion en mettant à mort son désir. Le mot crée la chose : croire à la maladie, c’est être malade. À la fausse hystérie de Simone répond la vraie névrose de Geoffroy.
Contrairement à ce que suggèrent Alan Raitt et Pierre-Georges Castex, le conte ne met pas en scène un artiste incompris et une demi-mondaine, mais une femme incomprise et un demi-bourgeois, l’un et l’autre victimes d’un conditionnement idéologique dont se rendent complices la science et la religion. Seulement, l’Incomprise lutte contre cet état de fait et transporte la libido de la catégorie religieuse de péché à la catégorie psychanalytique de désir : la libido cesse brusquement d’être le mal pour représenter le remède, ou plutôt le remède se trouve dans le mal, car on ne peut faire l’économie de la libido qu’en commençant par la reconnaître. Dans les notes inédites de Villiers, on trouve cette affirmation qu’on n’attendait peut-être pas d’un idéaliste : « l’induction et l’analyse sont deux mots analogues, mais le seul indice de vérité, c’est l’état comparatif du bien-être mental où l’on est après l’exercice de l’une et de l’autre, en soi »30.
À ce titre, Simone nous fait songer aux hystériques de Charcot puis de Freud, qui contribuèrent à faire passer la femme du statut d’objet à celui de sujet de la science. Est-ce un hasard si le prénom « Simone » est étymologiquement lié à « Sibylle » ? De même que certaines des patientes de Charcot (Blanche, Augustine...), de même qu’Anna O., la patiente de Breuer entre 1880 et 188231, au nom et au destin autrement romanesques, l’Incomprise de Villiers invente la « cure par la parole », discours lancé comme une bouteille à la mer à un analyste de l’esprit que ne sera pas Geoffroy mais que peut devenir le lecteur, disciple d’un narrateur qui l’oriente à travers une série d’indices. Nul inconscient de Villiers ici, mais un discours cohérent de Villiers sur l’inconscient, même s’il demeure dans le conte cette part d’indécidable qu’on lui a dès longtemps reconnue comme un trait caractéristique32.
Henry Roujon disait de Villiers que la science et la femme étaient ses « deux ennemies préférées »33 : dans L’Ève future, la science tente en vain de sauver la femme ; dans L’Incomprise, la femme réussit à sauver la science, signe que la seconde – non pas biologiquement mais culturellement, non en tant que femme mais en tant qu’être humain – doit déterminer la première. La science est l’ennemie de Villiers sur le plan institutionnel et idéologique où elle est menacée de déchoir en fiction, mais science et littérature peuvent être sœurs dès lors qu’elles formulent un discours qui cherche à construire, à façonner (fingere) une vérité. À moins que l’attirail scientifique déployé ne constitue qu’un pré-texte à effacer, une substance à digérer, retournant la science/fiction en une fiction-science d’un type nouveau. Aussi bien, pas plus que celui de l’individu ou de la société, la littérature ne saurait être le « reflet » de la science ; elle en dé-forme les principes, les méthodes, les idéaux, et l’in-forme d’une tout autre manière et par d’autres moyens d’expression – étant entendu que cette forme « est plus essentielle que sa substance »34.