Introduction

Guilhem Armand

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Guilhem Armand, « Introduction », Tropics [En ligne], 10 | 2021, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/1683

Esthétique et réception : le titre de ce numéro peut interroger. La discipline esthétique telle qu’elle s’élabore au XVIIIe siècle1 est la science du sensible, la critique du goût ; elle correspond bien à un défi des Lumières qui consiste à faire du sensible, du subjectif, de l’émotion, une science, c’est-à-dire un savoir positif. La réception est, quant à elle, un concept plus large qui porte sur l’accueil du public. La première peut donc être conçue comme une théorisation de la seconde. Une réception peut être bonne ou mauvaise et, même si elle fait l’objet d’une justification, celle-ci peut ne pas être – et n’est d’ailleurs le plus souvent pas – théorique. Bien sûr, on peut toujours trouver un soubassement théorique à un accueil dont la raison se trouve explicitée. Et dans le cadre de la littérature d’Ancien Régime, implicitement ou explicitement, l’explication repose régulièrement sur des théories, celles d’Aristote en particulier – même sur le mode de la refutatio, ou de l’apparente indifférence. C’est sur ce principe que repose La Critique de L’École des femmes de Molière : Dorante a beau faire entendre la voix du dramaturge (« je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin »), il n’en défend pas moins la conformité de la comédie aux grands principes du genre.

Mais les règles de La Poétique ne sont pas, par définition, une esthétique. Là est toute la différence entre les deux domaines, et le cœur d’une querelle qui ne cessera pas avec la fin de l’Ancien Régime. L’esthétique définit le beau à partir d’un résultat, d’une réception ; la poétique établit les règles censées produire ce beau (et partant l’effet esthétique souhaité). En d’autres termes, quand l’esthétique rationalise la réception, la poétique théorise la production. Cette frontière heuristique, cepen­dant, est vite brouillée : la démarche d’Aristote se veut d’abord inductive et part de ce qu’il a pu voir sur la scène, et donc (en partie au moins) de ce qu’il a ressenti : au regard de cet empirisme, la catharsis n’est pas un concept abstrait donné comme norme de l’écriture dramatique, mais avant tout un concept esthétique rendant compte d’une réception réussie.

Toute la querelle des règles reposera sur le dogmatisme des sectateurs. Lieu commun de leur critique, l’idée que la « recette » même scrupuleusement appliquée ne garantit pas la qualité du résultat sera même poussée plus loin par les Roman­tiques, qui recréeront à leur tour un système de règles adaptées, selon eux, à la sensibilité du temps… tout en visant la création de chefs-d’œuvre universels et intemporels. On ne reviendra pas sur les contradictions du romantisme, la volonté affichée d’un Victor Hugo d’effacer Racine, précédant ainsi Antonin Artaud – pour qui « les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé » –, tandis que l’on entend régulièrement les accents raciniens dans les plaintes d’un Ruy Blas. En revanche, ce bref détour par les adversaires déclarés du classicisme souligne un premier paradoxe entre sensibilité du temps et aspiration à un alignement sur des valeurs esthétiques intemporelles, voire une transcendance. Or, un grand théoricien de l’esthétique au XVIIIe siècle après Baumgarten, à savoir Kant, théorise lui aussi l’idée d’un art ou d’un beau universel et intemporel, tout en reconnaissant à chacun son goût parti­culier. Il va à l’encontre des précédentes tentatives en réfutant totalement l’idée que le beau résulte de règles quelconques : selon lui, le beau se définit non par des propriétés intrinsèques, mais justement par l’approbation même qu’il suscite. En France, un classicisme tardif (tel que celui de Marmontel, dans ses Éléments de Littérature2, repose sur l’idée que le génie maîtrise intuitivement les règles du beau). Or, ce beau naît-il de la parfaite compréhension de règles (explicitées ou décou­vertes ?) par un artiste, ou bien d’un génie, c’est-à-dire un artiste dont le goût indi­viduel sait parler à tous ? C’est Beaumarchais qui, voulant défendre le drame sérieux, reprend la question à son compte :

En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d’œuvre ? N’est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l’ordre des choses ? … le génie curieux, impatient, toujours à l’étroit dans le cercle des connaissances acquises, soupçonne quelque chose de plus que ce qu’on sait ; agité par le sentiment qui le presse, il se tourmente, entreprend, s’agrandit, et, rompant enfin la barrière du préjugé, il s’élance au-delà des bornes connues. Il s’égare quelquefois, mais c’est lui seul qui porte au loin dans la nuit du possible le fanal vers lequel on s’empresse de le suivre. Il a fait un pas de géant et l’Art est étendu3.

Génie et goût ne sont pas synonymes mais complémentaires : le génie est la faculté productrice qui crée, le goût la faculté réceptrice qui juge. La période qui va de la fin du XVIIe siècle aux Lumières voit apparaître deux concepts désormais clés : la Littérature, qui remplace les Belles Lettres, et l’originalité4 qui cesse progressive­ment d’être un défaut pour devenir un étalon, voire, plus tard, un but en soi. Aussi l’âge classique paraît-il un terrain d’enquête fécond pour interroger les rapports entre réception d’une œuvre – qu’elle soit originale et donc potentiellement choquante, ou non – et l’effort de théorisation d’un jugement critique. De la prude qui, dans la Critique de l’École des femmes, se montre choquée par ce le5 qui scandalise furieuse­ment, à celle qui prétend ne pas voir ce qui a justement constitué la raison de son rire, du porte-parole de Molière qui dit vouloir oublier les règles au petit poète qui le force à démontrer qu’elles ont été respectées, toutes ces mises en scène des différentes réceptions de la comédie confrontent accueil et poétique pour donner implicitement une leçon d’esthétique – dont le point de départ est peut-être bien le je-ne-sais-quoi qui, à l’occasion de la Querelle des Anciens et des Modernes, s’est trouvé sur toutes les lèvres.

Les contributions de ce dossier témoignent d’abord de l’importance de ces questionnements à l’âge classique, elles soulignent ensuite les hésitations, la recher­che d’une façon de rendre compte d’une réception qui n’est peut-être pas encore une esthétique, elles analysent enfin ces discours affrontés à une nouveauté littéraire ou artistique.

Dans « La belle clarté de la "science du cœur" », Annette Deschamps étudie la façon dont Fontenelle rend compte de sa réception de La Princesse de Clèves et d’Éléonore d’Yvrée dans un cercle mondain réinventé sur le papier. Là, le jeu de la conversation galante permet de dire l’émotion tout en théorisant la « science du cœur » que l’on apprend dans les romans de Mme de Lafayette et de Catherine Bernard. Ainsi s’opère le glissement de la défense de l’éthique galante vers une réflexion sur le style galant, par un lecteur géomètre qui trace ainsi les contours d’une esthétique qui est celle du roman qu’il appelle de ses vœux.

La contribution suivante constitue un important travail biographique en cours, dont Dimitri Garncarzyk nous livre les débuts prometteurs. Parmi les théoriciens du bon goût du XVIIIe siècle, l’abbé Du Bos a la part belle, celui avec lequel discute Diderot dans sa Lettres sur les sourds et muets. Mais il est fréquent de trouver un autre abbé : Charles Batteux, que l’on connaît moins. Régulièrement sont cités ses Beaux-arts réduits à un même principe, à propos du parallèle entre peinture et litté­rature. Mais en fait, ce texte ne peut être saisi dans toute sa complexité et ses nuances s’il n’est pas remis en cotexte avec ses autres travaux et notamment son cours de Belles Lettres. C’est cette lacune que s’efforce de combler D. Garncarzyk, en commençant ici par une édition savante – pour ne pas dire érudite – de la lettre-testament de l’abbé.

Avec Juan Manuel Ibeas-Altamira et Lydia Vázquez, nous quittons momenta­nément la France pour nous intéresser à une figure italienne, le sigisbée, mais tel qu’il arrive en Espagne au XVIIIe siècle : el chichisbeo. Son intégration dans la litté­rature espagnole a suscité d’emblée une polémique : irrecevable pour le camp reli­gieux, ce personnage qui est aussi sorti des livres pour essaimer dans la vie courante, posait un problème éthique. La réponse louvoyante de l’autre camp, avant de le rem­placer par la figure du cortejo, a justement consisté en une modulation esthétique jouant sur le recul puis le déni.

La quatrième contribution s’intéresse en premier lieu à la réception d’un tableau de Greuze, L’Accordée de village, par Diderot dans son Salon de 1761. Le texte en est connu, parfois même reproduit dans certains manuels scolaires, et commenté comme le reflet du regard si particulier de Diderot, ce critique d’art qui voit dans une peinture une scène de théâtre avec ses dialogues, qui porte un regard unique sur les personnages (chez Greuze, le père ou la jeune fille). Ici, le texte des Salons est mis en perspective avec les autres réceptions critiques contemporaines de la toile6, dont il faut rappeler qu’elles étaient publiées dans des journaux imprimés, au contraire de la Correspondance littéraire fort confidentielle de l’ami Grimm. Ce sont donc différentes réceptions qui se trouvent confrontées dans des éditions scienti­fiques et qui permettent de relativiser certaines originalités pour en découvrir d’au­tres. De ce croisement des réceptions, se dessine peut-être différemment l’esthétique greuzienne.

Dans la dernière contribution, Marc Arino s’intéresse au cinéma contemporain mais permet de fermer la boucle puisqu’il revient ainsi sur Mme de Lafayette en analysant l’adaptation de La Princesse de Montpensier pour montrer comment la modernité du roman, bien perçue par le public du XVIIe siècle, se trouve réactualisée dans une écriture de l’empowerment, permettant de l’inscrire dans une autre récep­tion moderne de la femme.

La contribution de Marina Ruiz-Cano, dans la partie Varia, est aussi consacrée à l’Ancien Régime puisqu’elle porte sur Diderot et son Paradoxe sur le comédien, dont elle propose une relecture qui se concentre sur une définition un peu oubliée du mot paradoxe : rangé non plus en « Philosophie », mais en « Histoire ancienne », le mot désigne aussi, selon l’Encyclopédie, « un mime » ; une acception que ne pouvait ignorer Diderot et qui permet un regard nouveau sur ce texte.

1 Sur la question de cette naissance, cf. Serge Trottein (dir.), L’Esthétique naît-elle au 18e siècle ?, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2000

Je remercie Dimitri Garncarzyk pour sa précieuse relecture.

2 Marmontel, Éléments de Littérature, Sophie Lefay (éd.), Paris, Desjonquères, « XVIIIe siècle », 2005.

3 Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux(1767), inŒuvres, Pierre Larthomas (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 

4 Sur ce point, voir notamment Roland Mortier, L’Originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1982.

5 « Il m’a pris le… » répète Agnès dans L’École des femmes (II, 5) : tout le quiproquo comique est fondé sur ce COD du verbe prendre qui arrive tard

6 Cette entreprise s’inscrit dans la continuité de travaux d’édition comme : Diderot, Arts et lettres (1739-1766), éd. Jean Varloot, Hermann, 1980 (

1 Sur la question de cette naissance, cf. Serge Trottein (dir.), L’Esthétique naît-elle au 18e siècle ?, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2000.

Je remercie Dimitri Garncarzyk pour sa précieuse relecture.

2 Marmontel, Éléments de Littérature, Sophie Lefay (éd.), Paris, Desjonquères, « XVIIIe siècle », 2005.

3 Beaumarchais, Essai sur le genre dramatique sérieux (1767), in Œuvres, Pierre Larthomas (éd.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.  122-123.

4 Sur ce point, voir notamment Roland Mortier, L’Originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1982.

5 « Il m’a pris le… » répète Agnès dans L’École des femmes (II, 5) : tout le quiproquo comique est fondé sur ce COD du verbe prendre qui arrive tard et inquiète Arnolphe ; il s’agissait d’un ruban.

6 Cette entreprise s’inscrit dans la continuité de travaux d’édition comme : Diderot, Arts et lettres (1739-1766), éd. Jean Varloot, Hermann, 1980 (DPV XIII) ; ou encore le site de Stéphane Lojkine, Le projet Utpictura18 | Utpictura18 (univ-amu.fr).