Paul Bonnetain, Dans la brousse, tragiques sensations du Soudan

Marianne Sabatier

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Marianne Sabatier, « Paul Bonnetain, Dans la brousse, tragiques sensations du Soudan », Tropics [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/926

Contemporain de Pierre Loti, Paul Bonnetain est un écrivain aujourd’hui considéré comme mineur et oublié des histoires littéraires, mais son témoignage original et complexe de la réalité coloniale en Afrique mérite d’être redécouvert, ne serait-ce que parce qu’il constitue une facette trouble et troublante de la littérature de voyage.

Né à Nîmes en 1858 Paul Bonnetain connaît d’abord une carrière militaire – il est affecté en Martinique puis en Guyane – avant de s’essayer à l’écriture. Il rejoint le cercle de Médan avec d’autres disciples de Zola, publie un roman naturaliste sur l’onanisme qui fait scandale (Charlot s’amuse, 1883), puis fait dissidence, défraie la chronique par ses amours tapageuses avant de créer en 1891 la revue L’Armée coloniale. Aventurier des marges et des confins, Bonnetain est au cœur même de ce que Dominique Maingueneau appelle paratopie : « L’existence sociale de la littérature suppose à la fois l’impossibilité de se clore sur soi et l’impossibilité de se confondre avec la société “ordinaire”, la nécessité de jouer de et dans cet entre-deux »1. En 1893, il est mandaté au Soudan français (l’actuel Mali) pour une mission d’évaluation. Il part en compagnie de sa femme Raymonde et Renée, la fille de cette dernière. Rapidement, il se rebelle contre la sordide réalité qu’il découvre, prend position, si bien que son rapport ne sera jamais publié. En revanche, paraissent presque simultanément deux ouvrages complémentaires, Dans la brousse : Sensations du Soudan, signé Paul Bonnetain2 ; Une Française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, du Sénégal au Niger signé Raymonde Bonnetain3.

Le livre de Paul Bonnetain est un recueil de textes poétiques en prose et de nouvelles qui, plus qu’une évocation de la brousse africaine et asiatique4, exprime sa recherche d’une forme pour rendre compte de l’expérience coloniale. Celui de son épouse, plus spontané, relève davantage du carnet de bord.

Or, le recueil de Bonnetain mérite que l’on y revienne, pour tenter d’en démêler le tissage complexe. Au-delà de l’influence naturaliste et des codes de la littérature exotique, se dessine entre les lignes une peinture tragique de l’absurdité de l’entreprise coloniale. Comment allégeance et cynisme parviennent-ils à cohabiter dans un même volume ?

Disciple naturaliste, Bonnetain applique rigueur scientifique et procédés de l’écriture artiste à sa description de la vie militaire au Soudan, et plus spécifiquement au quotidien des troupiers de l’armée coloniale française. Le lieu africain lui inspire de surcroît un exotisme singulier empreint de racialisme et des stéréotypes de la littérature coloniale, mais aussi d’une iconographie infernale et d’une esthétique de la déliquescence. Entre les lignes, Bonnetain met donc l’idéalisme colonial à l’épreuve d’une réalité tragique, et se laisse gagner à l’instar de personnages dont il décrit la solitude et la chute par un pessimisme ontologique, entre mal de vivre et désespoir métaphysique.

Déterritorialiser l’écriture naturaliste

Dès les années 1880, le jeune Paul Bonnetain s’installe à Paris et collabore avec diverses revues littéraires. Il écrit à Zola et Goncourt, se lie d’amitié avec Descaves, organise des dîners, se plie aux lois naturalistes : l’objectif est « la description exacte et scientifique de milieux sociaux »5.

Les protagonistes des nouvelles de Dans la brousse sont tous des soldats peu gradés qui subissent les dures conditions de la vie tropicale : Julien Grenelle est nommé chef de gare au Ravin de l’Hyène (« Chef de gare ! »), où il dépérira lentement de fièvre et d’ennui ; le brigadier Vergy nourrit des rêves de vengeance qu’il ne parvient pas à mettre à exécution envers son supérieur le maréchal des logis Rémillot (« Le Demi-crime ») ; le petit fourrier Gestel meurt abandonné dans une case par ses camarades d’infortune soucieux de ne pas retarder leur rapatriement (« Le Convoi »).

De sa lente lutte contre la mort, le troupier sort le plus souvent perdant. Ainsi « Les Enchères » met en scène la « vente après décès » (DB 18) des effets impersonnels des soldats morts :

Et après de Vernoye, c’est Cavalot (Emile), c’est Yves Kernoël, d’autres encore, officiers et sous-officiers qu’a tués le Soudan, sinon la balle (anglaise) d’un sofa de Samory ou d’Ahmadou. Et toujours les mêmes objets, les mêmes boîtes, le même linge, les mêmes pauvres choses qu’on ne peut renvoyer à la famille et qui ne disent rien de la personnalité du mort. (DB 24-25)

Au Soudan où les vivres sont « immangeables » (DB 23), ce sont les boîtes de conserve qui suscitent le plus d’engouement : « une bataille […] s’engage autour des conserves d’asperges » (DB 23). Très vite, las du « “jus de casquette”, dénommé café » (DB 73) et de « l’eau non filtrée du marigot […] bourbeuse, chargée de matières » (DB 76), les exilés passent à l’absinthe qui les engourdit à défaut de les rafraîchir. Tout comme le ténu contenu des malles et de la ration alimentaire, la description de l’habitat dit l’indigence à laquelle est condamné le soldat : Julien Grenelle vit dans une « baraque », un « gourbi » au « mobilier sommaire » fait de bottes de paille :

Une toile tendue sur quatre piquets supportant son matelas ; au-dessus, une moustiquaire pendue au plafond par des ficelles ; sa mallette, au chevet, comme table de nuit et surmontée d’une lanterne ; au milieu, enfin, trois caisses vides, dont deux réunies et dressées sur le côté servaient de table, – les appareils télégraphiques au milieu, – l’autre, servant de chaise. C’était tout, avec, appendus au mur, les affiches de la marche des trains, des consignes, son havresac, son fusil, son ceinturon, son sabre et sa giberne. (DB 69-70)

L’accumulation trahit les influences naturalistes et la recherche d’une écriture impressionniste qui peigne la réalité à la manière d’une composition picturale, sans complaisance, qu’il s’agisse de décors inanimés ou d’êtres animés.

Bonnetain accorde une attention toute particulière à la déchéance physique et mentale qui touche ces désillusionnés du colonialisme, et aborde ce sujet par la porte de la maladie. Tout d’abord, il y a la fièvre palustre, dont Bonnetain souffrira lui-même par accès récurrents toute sa vie durant et dont il connaît la symptomatologie : la maigreur, l’ictère, l’anémie, la fièvre. Ces éléments sont récurrents dans les nouvelles, ils frappent d’abord isolément les personnages avant de composer un tableau complet, ce qui renforce et dramatise l’effet gradué de la déchéance physique. Ainsi, dans « Chef de gare ! », Julien Grenelle est d’abord touché par « la fièvre embusquée » (DB 68), puis par l’anémie qui gagne « son pauvre corps » (DB 76), c’est ensuite une douleur « dans la région du foie » (DB 86) ; enfin il découvre avec horreur son reflet dans une glace à barbe appartenant à un soldat de passage :

Grenelle, déshabitué de ce luxe, la lui emprunta et ne se reconnut point.
Ce n’était pas à lui, n’est-ce pas, ce visage hâve, ces orbites creuses, ce nez mince, presque aigu, ces saillantes pommettes, ce teint jaune, cette tête de mort vivant plantée sur le cou décharné ? (DB 87-88)

Outre le paludisme, Bonnetain choisit un néologisme à sonorité médicale pour résumer les déboires des soldats de l’armée coloniale française en Afrique : « le mal dont se sentaient atteints fiévreux et dysentériques, impotents et amputés […], l’affreuse affection de l’Ouest-Afrique qui empoisonne les caractères et parfois dessèche les cœurs durant que le paludisme vicie le sang anémié : – La soudanite » (DB 175).

L’évocation crue, presque complaisante, des ravages du paludisme et de la « soudanite » sur le corps et l’esprit exprime le profond dégoût de ce que Bonnetain découvre en terre coloniale. À la précision ethnographique de son rapport des mœurs, des conditions de vie matérielles et autres ordinaires querelles du soldat colonial, Bonnetain adjoint en outre de nombreuses séquences descriptives consacrées à l’atmosphère et aux paysages africains, qui vont elles aussi converger vers une représentation infernale.

Les poèmes en prose sont les plus représentatifs d’une recherche esthétique qui va mettre en œuvre une langue saturée d’images, personnifiant volontiers les éléments physiques, proposant un travail presque plastique rendu par les nombreuses métaphores souvent filées. Bonnetain s’empare des variations atmosphériques liées au climat et à la latitude, et installe progressivement une isotopie dysphorique, réduisant le verbe à une fonction minimale au profit d’accumulations syntagmatiques soulignant le caractère hostile et oppressant de l’environnement :

Et à gauche, à droite, s’étendait encore, à perte de vue, la brousse, de maigres futaies clairsemées, aux grêles feuillages sans ombre, gommiers bas, faux acacias rachitiques, avec çà et là survivant seuls des forêts anciennes livrées au feu, quelques hauts troncs calcinés, affreusement noirs, un vautour généralement perché sur leur fût charbonneux. (DB 66)

Selon Jean-Marie Seillan,

L’essentiel pour Bonnetain ne réside donc pas dans la visée documentaire. Son dessein est de faire « toucher », au sens le plus élémentaire du mot, l’Afrique soudanaise au lecteur, non comme un espace culturel ou géographique singulier mais comme un faisceau complexe et mal dissocié de sensations physiques6.

L’écriture de Paul Bonnetain conserve la trace de l’école naturaliste, dans son style, dans son exigence de rigueur scientifique, mais aussi dans le choix de ses thèmes : les soldats de l’armée coloniale des années 1890 sont les fils de ceux qui faisaient la guerre aux Prussiens en 1870. La déterritorialisation de l’écriture naturaliste en terre africaine permet ainsi à Bonnetain d’affirmer sa singularité par une expérimentation littéraire inédite fondée sur la subversion des codes de l’exotisme.

Entre littérature coloniale et exotisme de l’horreur

Le contexte historique fait de Paul Bonnetain un « pionnier de la littérature coloniale »7, sous-genre de l’exotisme. En effet, en cette fin de dix-neuvième siècle, la France de la Troisième République lance une nouvelle vague de colonisation, et un certain nombre d’intrépides tentent leur chance dans les colonies africaines ou indochinoises. Jean-Marc Moura rappelle que :

Jusqu’en 1890 les colonies n’intéresseront pas les Français et l’expansion sera une affaire plus politique que populaire ou économique. Mais l’opinion publique va changer sous l’influence conjuguée du « parti colonial » et des œuvres des vulgarisateurs comme Elisée Reclus et Jules Verne8.

De plus, la presse se développe et la littérature se démocratise, grâce aux progrès de l’instruction publique. Selon Alain Ruscio, la littérature se fait « le vecteur essentiel de l’édification d’une certaine culture coloniale »9.

La colonie est le lieu où, chez Bonnetain, se rejoignent expérience militaire, responsabilités civiles et inspiration littéraire, et il faut afin de mieux comprendre ses textes rappeler que le racialisme français connaît une certaine popularité dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Gobineau défend dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853) une théorie de « la race perdue »10 qui aurait été corrompue par le métissage entre types raciaux ; Le Bon pose les fondements « de ce qu’il est convenu d’appeler le “darwinisme social” »11, Vacher de Lapouge prône un « racisme eugénique »12. Pour Ruscio, même « les plus grands noms tombent dans le piège du racisme tour à tour agressif ou paternaliste, voire l’alimentent »13.

Je fais volontairement l’impasse sur les quelques passages nauséabonds du recueil de Bonnetain, dont l’esprit est pour Seillan « obnubilé par les stéréotypes attendus de ses lecteurs »14, ce qui le pousse à diffuser « les anecdotes désobligeantes et les stéréotypes ethnicistes qui circulent sur les Africains dans le milieu colonial et sa littérature »15.

Cela dit, se détacher des stéréotypes en les bornant à leur motivation contextuelle permet de percevoir chez Bonnetain une vision moins dogmatique et manichéenne du rapport colon/colonisé. Plusieurs figures positives revalorisent en effet l’image de l’autochtone tels Semba, le jeune auxiliaire que Grenelle nomme « son Vendredi » (DB 73) en référence à Robinson Crusoë, ou encore le griot que le narrateur écrivain considère comme un « confrère ». Citons également l’épilogue du « Convoi » et le tableau de Gestel, troupier abandonné par les siens rendant l’âme dans les bras d’une vieille femme « maternelle », « caressante » (DB 199). L’image forte d’une femme africaine flétrie et pauvre montrant plus d’humanité et de compassion qu’une l’armée coloniale vile et délabrée pose ici les solives de la vision désabusée de l’auteur.

Le motif du délitement est omniprésent dans l’ensemble du recueil, touchant les individus, les objets, mais aussi la nature dans ce que Jacques Chevrier appelle « exotisme de l’horreur »16, esthétique motivée d’une part par la « fascination morbide pour un continent marqué par l’antique malédiction biblique17, symbole de l’absolue déliquescence », d’autre part par « l’exaltation que suscite une terre encore vierge »18.

La représentation de l’Afrique comme terre primitive en proie aux déchaînements les plus paroxystiques constitue un mythe exotique abondamment exploité en littérature. La plupart des poèmes en prose du recueil sont consacrés à cette nature fascinante, lieu d’un travail esthétique marqué par les impressions chromatiques :

Les étoiles avaient déserté le ciel dont la voûte semblait noire jusqu’à mi-coupole, alors que l’horizon s’élargissait, sang et pourpre, surmonté d’aigrettes étincelles, rayé de fumées blanches et rousses. Plus près, nous atteignant presque, la flamme devenait rose, verte et jaune, au dessus de l’immense brasier. (DB 168)

L’Afrique apparaît comme un monde en proie aux assauts infernaux du soleil, « monstre » pénétrant, dont « la flèche lumineuse […] baiserait félinement la peau blanche » (DB 129), violeur (« la terre, sous le ciel reverni, s’abandonne au viol féroce du soleil », DB 107), cruel bourreau (« les blocs d’oxyde de fer saignent », DB 33), promesse d’un « scintillant calvaire » (DB 42). La métaphore du soleil puissant, dominateur, conquérant son territoire par la force et dans la douleur est peut-être la seule manière qu’ait trouvée Bonnetain de dépeindre la brutalité du chef militaire colonial, opprimant les autochtones et sacrifiant les jeunes soldats.

Le motif de la brûlure dévoratrice envahit l’espace textuel : « la brousse soufflait une haleine de four mal éteint » (DB 187), « le ciel arde » (DB 33), « la fournaise ambiante » (DB 68) ; il s’inscrit dans le réseau métaphorique de l’univers infernal, avec ses forges (« forge inattendue qui flamboie », DB 34), son « Oiseau porte-malheur » oraculaire, promesse de mort et de malédiction19 pour le « troupier sans nom qui marche et meurt sans savoir où ni pourquoi »20. La brûlure par le feu symbolise l’enfer soudanais où les hommes errent tels des âmes damnées21 ; elle est aussi un procédé de destruction qui participe à l’isotopie de la déliquescence, à l’instar du « petit bûcher » où se consume la photo de Léonie, fille facile mais aimée :

Le carton se recroqueville et résiste. Les épaules de « Léonie », sa gorge, une oreille, un bout de chignon, se défendent un long temps. Mais l’incendie du papier les atteint, les enveloppe, les dévore. C’est fini. (DB 27)

L’image se reproduit dans « Chef de gare ! » : « La lettre inachevée se recroquevillait » (DB 64) ; et plus encore dans le poème « Revanche » consacré à l’agonie d’une vieille locomotive : « Elle n’est pas morte : elle meurt » (DB 148). Les objets se consument doucement, comme la brousse livrée à l’incendie, comme les soldats abandonnés à la maladie, à la « soudanite », et promis à une « mort qui résulte de l’abrutissement de la conscience, de la dissolution des corps »22. Loin du feu de joie escompté (l’aventure exotique), les hommes et le moral de Paul Bonnetain meurent à petit feu : c’est un processus long et implacable qui est décrit. L’abondance des images poétiques de désolation, de dévoration figure ainsi entre les lignes un regard profondément pessimiste sur l’entreprise coloniale, voire sur l’humanité.

De la tragique absurdité de la « condition coloniale »

Chez Paul Bonnetain, l’exotisme de l’horreur donne le lieu soudanais comme avant-poste de l’enfer, et bien au-delà des conditions climatiques extrêmes, c’est le caractère inique de la gestion coloniale qui est en cause. Redécouvrir ce texte aujourd’hui permet en effet de poser un œil critique sur ce qui est dit, et surtout de s’interroger sur ce qui est dit de manière détournée – nous évoquions plus haut les métaphores du soleil et du feu – et sur ce qui n’est pas dit. De fait, le voyage de Bonnetain au Soudan est motivé par une mission officielle d’évaluation, commanditée par les autorités françaises. Or, le rapport scientifique de Bonnetain ne sera jamais publié, en dépit de ce qui avait été annoncé dans la presse.

Pourquoi censurer ce rapport ? D’après Da Silva, qui a consacré une thèse à Paul Bonnetain, il serait question à la fois d’inimitié personnelle et de désaccord politique :

Dans une lettre à Gustave Geffroy, datée du 16 novembre 1893, Bonnetain se dit victime d’une conspiration, orchestrée par le Colonel Archinard23, Gouverneur militaire du Soudan, visant à le réduire au silence. Tout juste débarqué du paquebot qui le ramenait du Soudan, Bonnetain avait accordé une interview dans laquelle il critiquait sans aucune retenue la gestion déplorable de la colonie, réclamant qu’elle soit placée sous administration civile. En réaction, Archinard aurait fait intervenir ses relations auprès de la Société de l’Afrique française et aurait obtenu que Bonnetain soit frappé d’ostracisme. Si le chargé de mission, du reste mis en disponibilité est condamné au silence, l’écrivain reprend la plume et, au besoin, est suppléé par sa femme !24

En effet, le texte de Raymonde Bonnetain est on ne peut plus explicite :

Moi, je veux bien appeler bravoure l’insouciance des pauvres jeunes gens qui meurent ici sans se plaindre (d’abord, est-ce qu’ils peuvent se plaindre ?… La discipline ?…) mais comment appellerais-je l’…imprévoyance de ceux qui les laissent ou les font mourir ?…25

Notons que la critique des époux porte davantage sur la forme brute et brutale de la colonisation que sur des considérations éthiques, et il faut se pencher sur les textes de « Brousse d’Asie » pour se faire une idée du regard que Bonnetain porte sur la violence coloniale.

« Un Brave » donne la parole à un officier en poste en Indochine, se livrant à son interlocuteur au sujet du courage et du « vilain frisson » (DB 215), des batailles acharnées, des coups de feu, de la pluie, des morts par milliers ; de l’horreur devenue habitude. Outre la violence de l’extermination des « Chinois », Bonnetain dit la putréfaction des âmes, celle qui transforme les hommes en monstres inhumains, à l’instar du Kurtz de Conrad dans Au cœur des ténèbres.

Après l’agonie des troupiers crevant de solitude et de fièvre aux avant-postes de l’armée coloniale au Soudan, Bonnetain met en scène dans « La Guerre » celle, non moins sordide, d’un combattant ennemi – un « Chinois ». Le narrateur est un soldat français hébété errant dans la cité conquise, désolée, livrée aux seuls hurlements lugubres des chiens et aux coups de crosse des vainqueurs qui se muent en pillards. Lorsqu’il rencontre cette loque humaine26 qu’est le soldat agonisant, il est horrifié :

Il releva le visage : ma pitié se noya d’horreur.
Jaillissant des orbites, ses yeux à l’émail injecté, deux yeux blancs, énormes, comme cuits, essayaient de me voir, essayaient de comprendre. Leur tension angoissée vivait seule dans la hideur de la figure où l’agonie suait sur l’ivoire moisi du front, sur les joues cadavériques, vertes et bistrées, aux talures de fruit pourri. (DB 229-230)

La description naturaliste rappelle l’héritage zolien, la précision scientifique apportée à la description de la décomposition physique, le choix d’images crues. Mais Bonnetain se distingue ici de la doctrine par la voix d’un narrateur exprimant à la première personne le paroxysme de ses émotions. Si l’auteur-esthète s’applique à rendre compte de la réalité physique d’une agonie, la voix narrative semble laisser sourdre le murmure d’une voix auctoriale masquée. N’est-ce pas en effet Bonnetain lui-même qui dit son dégoût des massacres et plus encore son incompréhension profonde devant l’horreur de ce que l’homme inflige à l’homme ? Ce qu’essaient désespérément de voir et de comprendre les yeux « cuits » du Chinois n’est autre que la preuve absurde et tragique de la face inhumaine de l’Homme. Toute la détresse métaphysique de celui qui, dans une « tension angoissée », essaie en vain de comprendre, de trouver un sens, est perceptible, et sachant que la mort de Bonnetain au Laos à l’âge de quarante-et-un ans est restée non élucidée, ce pessimisme schopenhauerien pourrait constituer un argument en faveur de la thèse du suicide évoquée par certains chercheurs27.

Comme Voltaire avant lui, et comme plus tard Céline ou Claude Simon, Bonnetain dénonce l’horreur et l’absurdité de la guerre. Il dit aussi la lâcheté des hommes, de ce narrateur qui n’est capable ni de secourir le blessé ni de l’achever, pas plus que Vergy ne parvient à se rebeller contre Rémillot dans « Le Demi-crime ».

Outre les descriptions infernales et sanglantes, Bonnetain choisit enfin pour exprimer « les difficultés de la colonisation, la rigueur d’un climat meurtrier, les efforts héroïques des broussards, la mélancolie de la solitude »28 des portraits psychologiques approfondis, dans des nouvelles au fort potentiel dramatique. Ces textes privilégient l’accès à l’intériorité, en laissant libre cours aux pensées et souvenirs des protagonistes, ce qui témoigne du glissement du naturalisme vers la décadence.

Enfant de Julien Sorel et d’Emma Bovary, cousin de Vergy dans « Le Demi-crime », Grenelle est dans « Chef de gare ! » un caporal à peine sorti de l’enfance dont l’ambition se trouve flattée par sa nomination comme chef de gare de la station du « Ravin de l’hyène ».

La description du point de vue interne de l’inexorable détérioration qui touche Grenelle, d’abord fier et attendri de s’être vu confier cette « mission de confiance », ce « poste d’honneur » (DB 59) est l’unique sujet de la nouvelle. La lettre qu’il écrit à son père – d’abord calligraphiée avec soin, puis délaissée, abîmée, abandonnée – est l’objet métonymique utilisé par Bonnetain pour dire en peu de mots la dégradation rapide de Grenelle, livré à la solitude et à l’ennui. L’idéalisme du protagoniste doit beaucoup à ses lectures : le Robinson de Defoe, « les chères images du roman de Jules Verne » (DB 54). Plus éclatants sont les rêves, plus dure sera la chute :

Il lui avait semblé partir à la conquête de l’Afrique entière, s’élancer dans l’inconnu, se ruer à l’héroïsme de ses aventures. – Et il s’était arrêté… soixante-trois kilomètres plus loin ! au Ravin de l’Hyène, entre des roches nues, la brousse cuite, et un marigot à moitié tari !… (DB 60)

Grenelle désabusé, c’est aussi Paul Bonnetain devant le spectacle de la longue agonie des soldats, dont il énumère les étapes implacables : d’abord l’espoir, puis l’attente, la lassitude « pesante à devenir de la tristesse » (DB 66), la « somnolence déprimante » (DB 73), suivie de l’anémie du corps qui vient accélérer « l’abrutissement de [l]a cervelle » (DB 75). La dernière phase est celle de la fièvre, des « oppressions » et « angoisses de cauchemars » (DB 77), de l’« amertume » (DB 82), du dégoût enfin – de l’eau, de la nourriture, de la brousse, de la France, de la vie.

A la pointe du récit, Julien se découvre « tête de mort vivant plantée sur un cou décharné » (DB 88) dans le miroir. Puis c’est l’annonce d’un rapatriement inespéré, désespéré peut-être.

La vision sinistre de l’entreprise coloniale est renforcée par le pathos de certains motifs et par la jeunesse de ces soldats sacrifiés : Grenelle est un « enfant » (DB 88), Vergy a ses « lèvres imberbes » (DB 114) qui tremblent, Gestel est un « petit fourrier » (DB 196) abandonné des siens qui meurt en balbutiant « Maman » (DB 201). Entre les lignes de sa peinture naturaliste, Paul Bonnetain murmure un pamphlet politique motivé par son expérience sensible et par des convictions à rebours de sa hiérarchie. La profonde désillusion qui traverse ses nouvelles résulte sans doute de l’idéalisme déçu d’un homme meurtri dans sa chair et dans son âme par l’incompréhension de ses contemporains et par la violence insensée avec laquelle il doit composer.

Sous un angle plus formaliste, on peut considérer que certaines pages de Dans la brousse annoncent l’avènement d’un romanesque tragique. De fait, les figures d’antihéros incarnent d’éternels prisonniers de lieux et de conditions qui les oppressent et les dépassent à la fois. Pour Roland Barthes, le héros tragique est « l’enfermé, celui qui ne peut sortir sans mourir »29, tels Grenelle dans son « gourbi », Gestel dans sa hutte, et de manière plus générale le petit subalterne de l’armée coloniale. Ces personnages de suppliciés à peine sortis de l’enfance dont le destin frôle l’absurde sont les ancêtres du Bardamu de Céline, du lieutenant Drogo de Buzzati, vigile comme Grenelle d’un horizon de néant, du Dr Rieu à l’idéalisme désespéré dans La Peste.

Entre les lignes : ainsi pourrait être résumé le positionnement souvent ambivalent de Paul Bonnetain, émule du naturalisme mais contre Zola, à la fois professionnel et pourfendeur de la colonisation et de la guerre, duelliste provocateur et poète mélancolique… Souvent Bonnetain a été dans l’excès, dans sa vie privée comme dans sa vie publique, et sa mémoire se compose aujourd’hui d’un ensemble déconcertant de textes inégaux et hétérogènes et de prises de position mal comprises. L’Histoire peine ainsi à retenir une version de Paul Bonnetain qui aille au-delà de ses frasques, alors que certaines de ses pages, pour peu que l’on s’y arrête, font preuve d’une finesse et d’une profondeur poétique et philosophique hors du commun.

Le recueil Dans la brousse : Sensations du Soudan comprend aussi cette dose d’imparfait, ce manque de sobriété dans les descriptions, d’homogénéité générique et même thématique dans la composition30. A la marge du naturalisme, aux confins de la littérature de voyage, Paul Bonnetain est définitivement paratopique, un pas à côté, impulsive exception à la norme, en proie peut-être à une perpétuelle dissonance cognitive entre la doxa de son époque et une sensibilité exacerbée. Ce recueil permet toutefois entre les lignes de discerner l’intériorité d’un auteur méconnu, chez qui l’exotisme, fût-il horrible, se lit aussi comme une ouverture sur l’altérité : celle du griot, que Bonnetain perçoit avec beaucoup de justesse comme l’avatar de l’écrivain, mais aussi celle qui se reflète dans le miroir tendu par la réalité coloniale. Au lieu d’une nature humaine exaltée, c’est une antichambre de l’enfer que découvre Bonnetain. L’écriture devient alors le lieu de la souffrance inhérente à la condition humaine et du tragique de l’existence, la forme sans doute d’une personnalité torturée, marginalisée, gagnée tel le baobab par la « tristesse de sa difformité » (« Le Monstre », DB 33).

1 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 72.

2 Paul Bonnetain, Dans la brousse : Sensations du Soudan, Paris, Editions Alphonse Lemerre, 1895 [réimprimé par Hachette livre et la BNF]. Ci-après

3 Raymonde Bonnetain, Une française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, du Sénégal au Niger, Imprimerie May et Motteroz, Paris, Quantin, 1894.

4 Le titre du recueil est trompeur, puisqu’il n’est représentatif que de la première partie du livre, soit quatorze textes consacrés à l’expérience

5 Alain Pagès, Le Naturalisme, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 2001, p. 25.

6 Jean-Marie Seillan, « Paul Bonnetain écrivain. Dans la brousse (Sensations du Soudan) », in Les Cahiers naturalistes, n°85, Société des Amis d’

7 Frédéric Da Silva, « Pour un naturalisme exotique : L’Opium et sa préface inédite », in Les Cahiers naturalistes, n°85, p. 68.

8 Jean-Marc Moura, La littérature des lointains, histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 77.

9 Alain Ruscio, « Littérature, chansons et colonies (1900-1920) », in Pascal Blanchard et alii, Culture coloniale en France de la Révolution

10 Pierre-André Taguieff, La Couleur et le sang : doctrines racistes à la française, Paris, Éd. Mille et une nuits, 1998, p. 17.

11 Ibid., p. 18.

12 Ibid., p. 19.

13 Alain Ruscio, art. cit., p. 135.

14 Jean-Marie Seillan, art. cit., p. 97.

15 Ibid., p. 97.

16 Jacques Chevrier, Le Lecteur d’Afriques, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 106.

17 Il s’agit de la faute de Cham, que l’on trouve dans la Genèse 9:12-29 : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves

18 Jacques Chevrier, op. cit., p. 106.

19 Je reprends et résume les propos de Jacques Chevrier, op. cit., p. 107-108.

20 Jean-Marie Seillan, art. cit., p. 95.

21 Pour Jean-Marc Moura, il existe des similitudes entre la figure de l’aventurier explorateur et celle du chevalier errant de la littérature

22 Jean-Marie Seillan, art. cit., p. 96.

23 Pour l’universitaire Philippe Decraene, « Archinard est considéré comme le véritable créateur du Soudan français. Partisan farouche du maintien d

24 Frédéric Da Silva, « Le récit de voyage comme document authentique : Paul et Raymonde Bonnetain au Soudan », Synergies Canada, n°2, 2010. URL :

25 Raymonde Bonnetain, Une française au Soudan, op. cit., p. 226.

26 Je reprends la métaphore de Sony Labou Tansi dans l’incipit de La Vie et demie (Seuil, 1979) pour figurer les corps absurdement suppliciés.

27 « La version officielle indique un “épuisement général” ; certains de ses amis évoquent des “fièvres tropicales”, et d’autres, le suicide. »

28 Pierre Jourda, L’exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, t. 2,Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 232.

29 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 20.

30 Nous avons éludé « En Ballon », le dernier texte du recueil, consacré à un vol en montgolfière en région parisienne.

1 Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, p. 72.

2 Paul Bonnetain, Dans la brousse : Sensations du Soudan, Paris, Editions Alphonse Lemerre, 1895 [réimprimé par Hachette livre et la BNF]. Ci-après DB.

3 Raymonde Bonnetain, Une française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, du Sénégal au Niger, Imprimerie May et Motteroz, Paris, Quantin, 1894.

4 Le titre du recueil est trompeur, puisqu’il n’est représentatif que de la première partie du livre, soit quatorze textes consacrés à l’expérience soudanaise. Suivent deux parties plus courtes, « Brousse d’Asie » comportant deux nouvelles se déroulant en Indochine, et « Au-dessus de la brousse et de la vie », composé du récit d’un voyage en montgolfière au nord de Paris.

5 Alain Pagès, Le Naturalisme, Paris, PUF, Coll. « Que sais-je ? », 2001, p. 25.

6 Jean-Marie Seillan, « Paul Bonnetain écrivain. Dans la brousse (Sensations du Soudan) », in Les Cahiers naturalistes, n°85, Société des Amis d’Émile Zola et Éditions Grasset, 2011, p. 95.

7 Frédéric Da Silva, « Pour un naturalisme exotique : L’Opium et sa préface inédite », in Les Cahiers naturalistes, n°85, p. 68.

8 Jean-Marc Moura, La littérature des lointains, histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 77.

9 Alain Ruscio, « Littérature, chansons et colonies (1900-1920) », in Pascal Blanchard et alii, Culture coloniale en France de la Révolution française à nos jours, Paris, CNRS, 2008, p. 132.

10 Pierre-André Taguieff, La Couleur et le sang : doctrines racistes à la française, Paris, Éd. Mille et une nuits, 1998, p. 17.

11 Ibid., p. 18.

12 Ibid., p. 19.

13 Alain Ruscio, art. cit., p. 135.

14 Jean-Marie Seillan, art. cit., p. 97.

15 Ibid., p. 97.

16 Jacques Chevrier, Le Lecteur d’Afriques, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 106.

17 Il s’agit de la faute de Cham, que l’on trouve dans la Genèse 9:12-29 : « Maudit soit Canaan ! Qu’il soit pour ses frères le dernier des esclaves ».

18 Jacques Chevrier, op. cit., p. 106.

19 Je reprends et résume les propos de Jacques Chevrier, op. cit., p. 107-108.

20 Jean-Marie Seillan, art. cit., p. 95.

21 Pour Jean-Marc Moura, il existe des similitudes entre la figure de l’aventurier explorateur et celle du chevalier errant de la littérature médiévale, op. cit., p. 307.

22 Jean-Marie Seillan, art. cit., p. 96.

23 Pour l’universitaire Philippe Decraene, « Archinard est considéré comme le véritable créateur du Soudan français. Partisan farouche du maintien d’une administration militaire, il se heurte à ceux qui entendaient placer aussi rapidement que possible le pays sous administration civile », Le Mali, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1980, p. 36.

24 Frédéric Da Silva, « Le récit de voyage comme document authentique : Paul et Raymonde Bonnetain au Soudan », Synergies Canada, n°2, 2010. URL : https://journal.lib.uoguelph.ca/index.php/synergies/article/view/1181

25 Raymonde Bonnetain, Une française au Soudan, op. cit., p. 226.

26 Je reprends la métaphore de Sony Labou Tansi dans l’incipit de La Vie et demie (Seuil, 1979) pour figurer les corps absurdement suppliciés.

27 « La version officielle indique un “épuisement général” ; certains de ses amis évoquent des “fièvres tropicales”, et d’autres, le suicide. », Frédéric Da Silva, Les Cahiers naturalistes, n°85, op. cit., p. 8. Dans le même volume, Corina Sandu (p. 101) et Jean-Marie Seillan (p. 87) présentent également l’hypothèse du suicide comme plausible.

28 Pierre Jourda, L’exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, t. 2, Paris, Presses Universitaires de France, 1956, p. 232.

29 Roland Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 20.

30 Nous avons éludé « En Ballon », le dernier texte du recueil, consacré à un vol en montgolfière en région parisienne.