Voyageur, tout n’est pas en toi rassasié : tu sais encore savourer les suaves analogies. Crains le jour où tu n’auras plus appétit que pour des nouveautés ! Continue d’élargir peu à peu ton univers, par un doux mouvement semblable à celui de l’eau dont vingt bras entourent des lagunes précaires avant de se fondre en une seule nappe. C’est en découvrant partout quelque chose d’ici ou de là que j’accrois en moi la forte notion de la solidarité. Les espèces, les races, les pays sont entraînés dans mon filet, je les ramène palpitants et pêle-mêle1.
Fils d’un directeur d’Opéra italien et d’une chanteuse française, Gabriel Audisio (1900-1978) est habitué dès l’enfance à se déplacer au rythme des tournées parentales et sa disposition naturelle au voyage sera favorisée par une longue carrière dans l’administration française en Algérie. Cosmopolite des Suds, l’auteur fait du bassin méditerranéen un terrain d’exploration, d’écriture et de réflexion : comme les cartes privées et les œuvres éditées en témoignent, cet espace fait l’objet d’une découverte progressive, qui s’étale entre les années vingt et cinquante. Si une forte composante littéraire marque son écriture, en favorisant souvent une certaine rêverie de l’ailleurs, l’auteur ne répond pas aux charmes d’un exotisme dépaysant. Au contraire, le voyage amène à déceler les ressemblances d’un seul paysage et d’un seul peuple répandus sur différentes côtes ; si chaque traversée enrichit la collecte de nouveautés, celles-ci ouvrent la voie à une re-connaissance plutôt qu’à un déracinement. Explorée et imaginée à la fois, la Mer chantée par Audisio est une hypothèse de rassemblement tolérant, au milieu des tensions de l’entre-deux-guerres.
La parabole audisienne constitue un continuum où vie, voyage et écriture ne font qu’un, notamment à partir des années vingt. La divagation littéraire se fait au rythme des déplacements spatiaux : de nombreux cahiers recueillent en vrac les pensées et les annotations qui, quelques années plus tard et avec des interventions minimales, seront utilisées comme source pour des articles de presse, réunis et publiés de manière unitaire à partir de 1935. Ces « essais » sont en réalité des ouvrages composites, dans lesquels souvenirs de voyage, ébauches sociologiques et historiques se mêlent, toujours avec une certaine musicalité : Jeunesse de la Méditerranée (1935) et Sel de la Mer (1936) sont conçus en tant qu’étapes progressives d’un cycle inachevé2, à travers lequel devrait se dégager une connaissance lyrique de la Mer3. Outre ces deux essais, étant donné les cohérences thématique, chronologique et littéraire, il convient également de prendre en considération l’introduction du roman Héliotrope (1928), intitulée « Vues sur la mer ». C’est à partir de ce corpus que l’on essayera de démêler quelques-unes des caractéristiques du périple méditerranéen audisien, voyage de découverte sans dépaysement. La Méditerranée parcourue par Audisio constitue en effet un écheveau complexe qui entrecroise réalité expérimentée et utopie littéraire. Toutefois, si livresque qu’elle soit, on ne peut s’abstenir de l’envisager d’un point de vue esthétique et idéologique à la fois. L’analyse textuelle demeurant nécessaire, les constantes stylistiques repérées s’avèrent d’autant plus intéressantes au prisme d’une approche historique et sociologique. Si, comme plusieurs voix l’ont suggéré, la Méditerranée est elle-même une invention4 et si plusieurs camps peuvent en réclamer la possession (Méditerranée latine, Méditerranée fasciste, Méditerranée française, italienne, espagnole5), cela se concrétise par le biais de puissants investissements symboliques : les choix stylistiques dégagent un imaginaire qui doit être relu au prisme de l’Histoire des Idées. Une double clé d’interprétation est donc nécessaire afin d’essayer de comprendre où se situe la Méditerranée audisienne, dans le contexte de la Troisième République et de ses intérêts dans la représentation d’une mer se posant comme le trait d’union entre la France métropolitaine et la colonie6.
Une quête d’analogies entre géographie et littérature
« N’oublie pas qu’anch’io suis géographe : parle-moi de ton patelin ! »7 écrit Audisio à l’ami marseillais Louis Brauquier, officier en Australie. La plaisanterie cache une vérité confirmée ailleurs : lors de ses nombreuses traversées en Méditerranée, l’écrivain bascule entre les modes d’une enquête scientifique et ceux d’une collecte poétique, en alternant la rigueur de la description détaillée aux élans passionnés, souvent soulignés par de nombreux points exclamatifs. Une progression continuelle marque le récit qui
[…] avance avec le rythme d’une exploration, donc, systématiquement, par étapes. Ce qui fait que la Méditerranée de Gabriel Audisio n’est pas d’abord un tout, mais plutôt le résultat – deviné dès le début, mais découvert petit à petit – d’une convergence entre une multitude de pôles qui sont présentés dans leur diversité et jusque dans leur isolement relatif […]. L’espace qu’il explore se construit ville après ville, île après île, port après port8.
Si l’expérience vécue est transcrite au fur et à mesure, le voyage et son récit se nourrissent néanmoins d’une forte empreinte littéraire. Le désir de l’ailleurs, la faim insatiable « qui […] pousse à rougir [l]es dents d[u] sédentaire sur la viande bonne aux nomades, à exiger toujours plus de voyage »9 parcourent tous les ouvrages audisiens, ainsi qu’un certain goût pour l’expression aphoristique : dix années d’écritures témoignent de stylèmes et de thèmes qui semblent réactiver les tons des Nourritures Terrestres (1897) gidiennes, comme l’a souligné Colette Guedj10.
Une analyse textuelle ponctuelle permet de constater une certaine récursivité du champ lexical lié à l’analogie, ce qui constitue une boussole précieuse dans un système très riche de références érudites et de citations exhibées ou implicites. Baudelaire est une source fondamentale, son nom émergeant d’ailleurs à plusieurs reprises aussi bien dans les ouvrages publiés que dans les cartes privées. Dans ses œuvres, Audisio semble offrir une déclinaison solaire de la « théorie des correspondances » : le poète-observateur recherche les ressemblances dans la réalité et, par-là, le rassemblement de tout le monde méditerranéen, caractérisé par une végétation homogène, l’harmonie des architectures, les gestes répétés par les hommes d’une même race. Dès le roman Héliotrope, on annonce :
[…] mais ce qui vous sépare, au fond peu m’importe, et quelle joie plus sûre de trouver les parentés subtiles qui vous relient ! Nations, tristes compartiments, faux obstacles : une barrière de montagnes n’est qu’une tendre accolade, la pointe en l’air, entre deux plaines grasses, et l’étendue des eaux fait l’embrassement perpétuel des rivages. […] Mer dont vous maintenez la vivante unité11.
Quelques années après, Jeunesse de la Méditerranée poursuit dans la même lignée, réunissant les éléments jusque-là disparates et démêlant « les analogies et les similitudes […] poursuivies et trouvées en dix ans de vagabondages méditerranéens »12. Le récit bascule toujours entre un certain désir d’évasion et le constat des similitudes du Bassin : leur dévoilement ne fait qu’élargir la circonférence d’un cercle, en ramenant l’inconnu au sein du connu, jusqu’à ce que l’ailleurs semble s’effacer. De manière paradoxale, le plaisir de la découverte réside justement dans la re-découverte, dans la possibilité toujours renouvelée de trouver des correspondances entre réalités lointaines.
L’analogie et la similitude m’entraînent chacune par une main et flattent jusqu’à mes manies. Il n’est pas un pavage où ma démarche ne s’émeuve, où mon pas ne retrouve la matière d’un sol amical. […] Ces nuances dans la parenté, cette triangulation sentimentale, je les poursuis sans trêve. Tout m’est bon à faire le point, même l’occasion la plus futile. Tout ce que je vois s’équilibre avec ce que j’ai vu13.
Audisio arrive à parler expressément d’un livre des ressemblances qui se construit au fur et à mesure14.
Les citations ouvertes peuvent confirmer la filiation baudelairienne. Les Fleurs du mal constituent un hypotexte continuellement proposé et remanié. À titre d’exemple, on peut citer un jeu littéraire qui se construit exactement sur le thème du voyage : « Trop amoureux de cartes et d’estampes, ô toi qui me ressembles, tu sais que nous avions rêvé de faire de ces noms les pavillons couvrant nos cargaisons poétiques »15. Il se crée un pastiche entre le « Trop amoureux de cartes et d’estampes », tiré du Voyage, dernier poème des Fleurs du mal, et le vers « O toi qui me ressembles » du poète et écrivain Georges Rodenbach (1855-1898)16. De plus, l’écho de l’« hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère » semble faire résonner le poème inaugural du recueil baudelairien, Au lecteur. Il s’agit en partie d’un clin d’œil érudit, qui révèle néanmoins une source fondamentale de toute l’écriture audisienne.
Paul Valéry est le dernier et le plus proche de ces pères spirituels, ouvertement cité dans Jeunesse de la Méditerranée : le chapitre « Similitudes amies » emprunte son titre à un vers de la poésie Aurore du poète de Sète17. Même si les contacts personnels entre les deux furent très limités18, l’influence valéryenne sur l’œuvre d’Audisio est indéniable. Un tournant important est marqué par la conférence-essai valéryenne de 1933, Inspirations méditerranéennes. Pour ne citer que très brièvement quelques-uns des éléments de contact entre les poétiques des deux auteurs, on peut rappeler la présence des déités incontestables19 – ciel, mer et soleil – constitutives aussi bien du paysage que de l’homme méditerranéen ; le chant des similitudes de la végétation et des constructions, des distances courtes qui favorisent les échanges commerciaux et culturels ; l’espoir commun d’une cohabitation multiple et solidaire, ainsi que la métaphorisation de la Mer en tant qu’élément féminin, jusqu’à un certain goût pour une connaissance physique de l’eau par la nage.
Plus ou moins marquée par une certaine ascendance symboliste, la quête audisienne se révèle donc axée sur la recherche de la contiguïté derrière la différence, comme l’indique l’emploi fréquent des termes analogie, ressemblance, similitude. Si la route conduit entre les côtes algériennes et celles de l’Espagne, du Maroc à la Thyrrenée, de la Tunisie à la Grèce, le paysage littéraire qui se construit est fait d’échos et résonances à chaque fois éclairés par la voix de l’écrivain. Les velléités scientifiques sont vite abandonnées : la « raison poétique » cartographie l’espace méditerranéen à travers les constantes, plus ou moins évidentes, qui le constituent.
Unité d’un monde
La Méditerranée filtrée par l’analogie et chantée par Audisio se configure comme un microcosme uniforme au niveau du paysage, enquêté par le biais d’une écriture attentive au détail jusqu’à l’obsession. De fait, dans une lettre à Brauquier20, l’ami est blâmé avec bonhomie pour sa réticence envers la végétation et les types de poissons mangés aux antipodes. Qu’il s’agisse de notes privées ou de pages publiées, de 1928 à 1936 on retrouve le même goût tantôt scientifique tantôt poétique pour l’examen minutieux de la flore, dont les variétés sont mises en évidence par le biais de l’énumération ; la vigne et l’olivier, le caroubier, le figuier, les lauriers roses, les figues, la grenade, la palme et l’oranger, le dattier se multiplient le long des pages21. Loin de tout jeu savant, Audisio retrouve ici, quelques années avant Braudel, les signes d’une uniformité paysagère, à laquelle correspondrait un accord culturel et humain, « la vigne et l’olivier, l’huile et le vin nourriss[ant] une même chair »22.
Là où la disposition naturelle ne suffit pas, c’est l’activité anthropique qui crée l’homogénéité, grâce à l’activité laborieuse des petits travailleurs, des pêcheurs, des paysans23. À nouveau, les constructions urbaines du pourtour méditerranéen rendent le paysage harmonieux : les phares et les ports font l’objet d’une louange aux tonalités mystiques, tandis que les villes, avec leur architecture commune et leurs marchés, se reflètent l’une dans l’autre.
Ces multiples cœurs, tes villes ! Je fus de l’une à l’autre, dégustant le mouvement des ports, la disposition des étages de maisons, l’encerclement des môles et des quais, la pulsation des marchés, jusqu’aux pavages du sol. Il y a les amphithéâtres blancs, ocres et bleus : Tanger, Gibraltar, Ajaccio : […] Barcelone et […] Marseille ; […] Palerme et Malaga […], Gênes, […] Oran, […], Naples et Tunis, ou Bône, ou Toulon […]. Elles sont autour de la mer comme les satellites d’un astre et reçoivent sur une face toute la lumière qui les cuit24.
Sous un regard poétique et synoptique, une ville émerge derrière l’autre : lors de pérégrinations transnationales, la banlieue de Marseille se superpose à la Grèce parnassienne, les petits villages de l’Italie méridionale se confondent avec ceux du Maghreb, tandis que Fez révèle des ressemblances avec la Provence ou Naples25, Marseille avec Carthage et Carthage avec Ibiza26.
C’est exactement à travers ces ressemblances, et dans un espace qui se trouve à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, que se construit la Méditerranée d’Audisio, où la Mer elle-même devient un pont et non pas une frontière. Si dans Héliotrope, « La Terre et la Mer se baisent inlassablement avec une jouissance qui est une éternelle et harmonieuse fusion, chatouillée parfois des à-coups précipités et gourmands d’un clapotis plein de petites langues »27, l’image d’une mer solidaire se trouve réaffirmée, et avec une puissance presque figurative, dans les œuvres successives. Dans Jeunesse de la Méditerranée, l’élément aquatique est simplement évoqué et l’auteur s’intéresse davantage à l’idée d’une concrétion (multi) culturelle. La représentation d’un bassin, trait d’union entre les côtes et les peuples, émerge à travers l’image d’« une espèce de continent liquide aux contours solidifiés »28, de « la mer amie, notre amie, Notre Mère la Mer »29. Dans Sel de la mer, l’idée d’un regroupement par affinités se trouve exprimée par les termes récurrents de rassemblement, mélange, bâtardise, synthèse, amalgame qui s’opposent à tout purisme fascisant ; espace élu du choc culturel et de la rencontre entre l’Orient et l’Occident, la Méditerranée est présentée comme balance, cercle, plaque tournante30.
Cette métaphorisation, visant à souligner les similitudes, ne traduit pas une vision englobante. L’opération d’Audisio, voyageur inlassable et amoureux du pourtour méditerranéen, est plutôt celle du pêcheur rassemblant dans son filet toutes les différences et les similitudes qu’il rencontre sur son chemin et dont il offre au lecteur les coquilles mélangées : c’est justement dans une bâtardise adorable que naît l’union méditerranéenne rêvée et retrouvée par Audisio dans ses vagabondages.
Antiexotisme et antilatinisme de la découverte
Le XIXe siècle, en tant que période d’explorations et conquêtes successives, produit un large éventail de représentations de l’espace nord-africain et africain, que ce soit par le biais de cartes et publications scientifiques, ouvertement liées à des exigences de contrôle, ou bien par le biais de différentes œuvres artistiques (cahiers de voyage, romans d’aventure, tableaux, etc.)31. Si le XVIIIe siècle avait inventé un Orient pour l’usage exprès d’Occidentaux en quête d’exotisme, le Maghreb devient aussi un ailleurs intéressant, où il est possible de rechercher aussi bien l’insolite que le connu, sous la patine du temps. Le schéma, déjà cher aux Orientalistes, se base sur une obsession pour le palimpseste et les fouilles archéologiques, avec une tendance à lire dans les textes et les espaces des renvois perpétuels à un antécédent : en ce sens, « il n’est pire “victime du livre” que le voyageur »32. Audisio répond-il à cet appel ? Il dit exclure de sa bibliothèque idéale tous les auteurs en mal d’exotisme et s’en prend notamment à Fromentin, à Chateaubriand, aux peintres orientalistes des XVIIIe et XIXe siècles et aux latinistes du XXe, parmi lesquels Louis Bertrand33. À la base de ses pérégrinations il y a la recherche de la nouveauté et non pas le goût de l’étrange. Comme on l’a vu, le désir de découvrir les différentes manières de vivre de l’homme conduit à retrouver une substantielle similitude sous des différences apparentes : ce regard « synoptique », par moments teinté de panisme, n’est pas sans liens avec l’Unanimisme connu dans l’adolescence par le biais de Jules Romains, professeur d’Audisio au lycée.
Qu’allons-nous donc chercher partout ailleurs qui ne soit en nous, se demande alors le passager ? […] Sans doute, à croiser ainsi nous ne gagnons rien qui ne soit en nous, mais encore faut-il le trouver. Or, c’est précisément cette part de moi que je cherche et pense mieux rejoindre chez d’autres qui me sont dissemblables par le langage ou par le sang. […] Le monde est vaste, en effet, et […] il faut le parcourir pour vérifier qu’il existe partout des hommes, et d’autres natures et d’autres races d’hommes. Et plus l’écart entre eux et moi me semble grand, moins je m’en offusque, loin d’en rire34.
Le monde (re)découvert et décrit par les voyageurs du XIXe en Méditerranée est souvent celui pacifié et rassurant de l’Occident latin ou judéo-chrétien ; l’Orient arabe en est exclus, l’Islam n’étant qu’une parenthèse à gommer pour mieux lire les traces de la Grèce et de Rome, perçues comme les véritables berceaux de la civilisation occidentale. Même si, de temps en temps, Audisio semble également répondre aux charmes du tableau idyllique, il agit la plupart du temps à contre-courant : le paysage est dépouillé des couches successives qui s’y sont superposées, mais toujours au nom de l’inclusion et en revendiquant la volonté de « remonter aux origines, montrer que la latinité ne fut qu’un moment de l’éternelle Méditerranée, qu’il y a eu des civilisations brillantes avant Rome et d’autres après Rome, que l’esprit latin ne forme pas tout le génie de la Méditerranée et que ce génie ne s’explique pas si l’on en exclut notamment l’Orient sémitique et l’Islam »35.
À une « latinité racornie » on oppose « tout ce qui a fait la civilisation méditerranéenne : la Grèce, l’Égypte, Judas, Carthage, le Christ, l’Islam »36. La mer plurielle d’Audisio se forme donc par le biais de l’inclusion ; si l’auteur agit en tant qu’archéologue dans ses pérégrinations, ce n’est pas pour circonscrire mais pour élargir au fur et à mesure les frontières fluides d’un espace de rassemblement, qui arrive, dans les passages les plus radicaux, à recueillir idéalement toute l’humanité :
Sans doute, mon chalutage, je ne l’ai guère opéré que sur les fonds de la Méditerranée, et encore, de cette Méditerranée qui est à l’Occident, mais je ne désespère pas d’affermir l’expérience en gagnant, de proche en proche, les antipodes37.
Retrouvailles méditerranéennes
Expérience vécue, modalité de connaissance privilégiée, quête marquée par des ascendants littéraires, rêverie, espace de construction imaginaire, le voyage se charge de significations variées dans l’œuvre audisienne. Si les signes d’une errance sans cesse renouvelée caractérisent tout d’abord la vie de l’auteur, les espaces réellement traversés et décrits par esquisses, prétendument hors des postures romantiques et orientalistes, se révèlent teintées, comme on a essayé de le démontrer, par une influence littéraire significative. La recherche spasmodique de similitudes opérée le long de la Mer fait du voyage audisien un parcours non pas de dépaysement mais, au contraire, de reconnaissance ; le paysage, à travers ses plantes, ses villes, ses habitants offre des repères stables à l’explorateur qui le parcourt. L’œil puissant du poète peut découvrir dans chaque endroit des occasions de retrouvailles inattendues, entre soi-même et le paysage, entre paysages différents, entre soi-même et les autres hommes.
Si ce récit pèche par optimisme, c’est qu’on doit le lire sur un plan qui n’est pas tout à fait celui de la réalité : tout en partant de la description du réel, la représentation qui en découle se situe par contre dans une dimension qui est largement imaginative. Audisio fait de l’espace qu’il chante un laboratoire pour proposer une utopie de cohabitation fraternelle entre différents peuples et sa Méditerranée devient le point de départ pour un Tout-Monde à construire38. Le but ultime de tout effort de l’auteur cible, effectivement, l’homme, l’ébauche d’un principe d’humanisme méditerranéen – et donc ouvert et pluriel – s’opposant à celui des latinistes fascisants :
L’humanisme pense à l’homme, il ne fait point cas des nations. Je ne vois en Méditerranée ni race ni nation élue. Or chacune, ou presque, des nations riveraines de cette mer traduit à sa façon, dans sa langue et à son compte, le mare nostrum impérialiste des Romains. Étranges appropriations !39
Contre tout clivage de nation ou race, Audisio propose une mer mosaïque d’identités et de cultures plurielles, interagissant justement en vertu d’une frontière fluide et mobile40. Cette représentation n’est pas exempte d’influences politiques et idéologiques, influences auxquelles Audisio fut exposé du fait de sa position d’administrateur en Algérie et notamment à partir des années trente, au sein de l’OFALAC (Office Algérien d’Action Économique et Touristique). Les proses de cette décennie, celles publiées dans la presse notamment, plaident pour un brassage franco-algérien serré et elles sont caractérisées par une tentative assez évidente de contribuer à la formation d’un imaginaire pacifié de la situation en Méditerranée. Qu’on adopte des approches géo-critiques/géographiques ou socio-historiques, il est évident que l’étiquette « Méditerranée » n’est pas exempte du risque d’une cristallisation stéréotypée : comme toute catégorie, elle peut se remplir de manière différente selon l’époque et le contexte. L’utopie méditerranéenne dessinée par Audisio constitue un objet d’étude intéressant justement fort d’une superposition de plans et d’enjeux différents. Si d’un côté elle est animée par une véritable force politique et constructive avec l’idée d’une internationale méditerranéenne, elle s’insère néanmoins, à partir des années trente, dans un plus vaste cadre de représentation apaisante qui, en jouant sur le rôle d’une mer pont plutôt que barrière, se trouve pliée de manière plus ou moins évidente aux intérêts assimilationnistes d’une « plus grande France ». La vision de l’Algérie coloniale est particulièrement affectée par une optique déformée, avec une défense de l’œuvre missionnaire de l’Hexagone dans les régions les plus périphériques et sans un mot, par contre, sur les aspects de l’exploitation. Toutefois, il ne faut pas non plus tomber dans le piège d’un Audisio intellectuel au service du système. Sa vision, ses positions ouvertement antiracistes et antifascistes sont courageusement en contrepoint dans la période de l’entre-deux-guerres, ce qui fait que ce témoignage d’ouverture et d’espoir mérite encore une relecture ; de traversée en traversée, au-delà du recueil de ressemblances et différences, il s’agit d’une invitation à l’exploration du destin de tout homme.
Dans notre coin du globe, nous sommes tout à nos misères, nos querelles, nos pitances et nos tramways, sans penser que tant de braves gens, qui nous ressemblent comme des frères, au fond de leur propre trou parlent aussi de leurs peines, de la grêle sur leurs récoltes, de leur question des produits communaux. […] Si tu voyages encore, passager, c’est beaucoup pour connaître ces gens, les aimer, pour comprendre et partager leurs soins. Et tu sais que ce ne fut pas toujours en vain41.