La nouvelle Gradiva, écrite par Wilhelm Jensen en 1903, est surtout connue par l’essai que Sigmund Freud lui a consacré quelques années après. Des deux textes, la plupart du temps édités ensemble, c’est même Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen qui prend le pas : l’aura mythique donnée à la figure de Gradiva provient avant tout de l’interprétation initiée par le psychanalyste2. Mais avant d’être une occasion de déploiement pour la pensée de Freud, Gradiva est, comme l’indique le sous-titre donné par Jensen, une « fantaisie pompéienne », soit un récit de voyage suscité par une rencontre et par l’imagination.
Notre enjeu ici est de restituer le parcours accompli par le personnage principal de la nouvelle, parcours qui n’est pas seulement, et peut-être pas tellement, celui de la guérison psychique que Freud y voit. Ce que Jensen narre, c’est le voyage à Pompéi de Hanold, un universitaire allemand en archéologie, voyage motivé par une œuvre d’art dont il possède une copie, le bas-relief antique d’une jeune femme qu’il baptise « Gradiva ». En partant sur ses traces, Hanold répond à un désir d’ailleurs, il s’évade peu à peu de son identité, mais aussi d’une modernité dans laquelle il ne semble pas avoir tout à fait sa place. La nouvelle est de ce fait l’occasion de déployer une pensée du voyage, entre mythes et réalité, entre fantasmes et déception, voire entre réussite et échec, et sous la figure tutélaire de Gradiva, celle qui marche, la dynamique générale qui s’instaure est aussi celle de l’écriture.
Un voyage psychique
Gradiva restitue en premier lieu un itinéraire individuel, ce dont Freud rend compte dans son essai. Hanold, sous l’effet de son bas-relief et des rêves qu’il suscite, part à Pompéi, imagine y retrouver Gradiva, alors que celle qu’il rencontre au milieu des ruines n’est ni un fantôme ni une hallucination, mais une amie d’enfance, Zoé. Le lecteur suit l’essor de la fascination pour la figure de Gradiva, les périples du voyage et des fantaisies de la conscience de Hanold, jusqu’à la résolution finale, retour à la réalité qui permet à la nouvelle de s’achever sur la perspective de mariage des deux protagonistes. En ce sens, Jensen fait bien voir le parcours d’un homme, parcours enclenché par la fascination pour un objet : il suit l’évolution de ses aspirations, de ses doutes quand il craint d’être devenu fou, de ses émerveillements aussi, en somme, il restitue les mouvements de sa conscience.
Selon Freud, Gradiva est ainsi le récit d’une fuite et d’un retour à la vie : Hanold, qui refoule ses désirs amoureux, fixe son attention sur le personnage du bas-relief du fait de sa ressemblance avec Zoé, il rêve et délire quand il croit Gradiva ressuscitée, et ses désirs deviennent conformes à la réalité lorsqu’il en prend conscience. Dans cette perspective, « les fantaisies de Hanold sont des souvenirs transformés » (DR 169) : ne pouvant affronter son attirance, l’universitaire se réfugie dans le savoir puis dans le délire, et les raisons de la quête de Gradiva oscillent dans la nouvelle entre un intérêt scientifique compréhensible pour un archéologue et une pulsion irrationnelle issue d’un rêve où le personnage apparut lors de l’éruption du Vésuve. Freud écrit que « la motivation scientifique sert de prétexte à la motivation érotique inconsciente » (DR 194), et toute la force de Zoé est d’amener Hanold vers la résolution de ce refoulement. Comme le psychanalyste le souligne, et comme Hanold le relève lorsqu’il croit encore avoir Gradiva devant lui, le prénom de la jeune femme est d’ailleurs significatif :
« Je m’appelle Zoé. » Il laissa échapper sur un ton peiné : « Ce nom te va bien, mais il sonne à mon oreille comme une amère ironie, car Zoé veut dire “la vie”. – Il faut accepter l’inéluctable, reprit-elle, et je me suis depuis longtemps habituée à être morte. […] » (G 93)
La nouvelle joue à plusieurs reprises de ces doubles sens, quand Hanold croit entendre Gradiva parler (il regrette ici qu’elle ne soit pas véritablement vivante), et que Zoé suggère sous forme figurée sa condition réelle (elle aurait souhaité que Hanold ne l’ignore pas), duplicité qui structure la lecture et qui ne s’éclaircit tout à fait que lorsque l’auteur nous révèle qui se cache derrière l’apparition. Or ce jeu de langage est bien ce qui permet, aux yeux de Freud, la mise en place d’une véritable cure psychanalytique : « Si la jeune femme sous l’aspect de laquelle Gradiva est ressuscitée accepte si pleinement le délire de Hanold, elle le fait sans doute pour l’en libérer » (DR 157), ce qui fait d’elle une « thérapeute » (DR 165). Dévoilant le contenu latent sous le contenu manifeste, elle le ramène à la vie, et « la belle réalité a désormais triomphé du délire » (DR 178).
La grande réussite de Jensen est d’avoir offert « cette présentation littéraire de l’histoire d’une maladie et de son traitement » (DR 185)3, et l’atout considérable de la littérature est de pouvoir restituer les processus de la psyché, notamment quand elle joue ici de l’illusion pour nous faire partager les visions du protagoniste. La nouvelle, portée dans sa majeure partie par le regard de Hanold, amène le lecteur à se figurer les rêves et à voir Gradiva s’incarner, jusqu’à devenir, dans un éclaircissement progressif, Zoé. Dans la mise en scène de la fantaisie, un « Et soudain… » (G 71) est l’acmé, ouvrant l’espace d’apparition de Gradiva. De là, le lecteur suit les hésitations et les métamorphoses, et finalement suit le même itinéraire que Hanold, revenant à la raison lorsque l’échange ambigu est interrompu par l’arrivée d’un couple, ce qui est l’occasion de déplacer la focale de la narration du côté de Zoé. La nouvelle met en scène, en somme, ce que Freud recommande à un analysé : « Dites donc tout ce qui vous passe par l’esprit. Conduisez-vous par exemple à la manière d’un voyageur, assis côté fenêtre dans un wagon de chemin de fer, qui décrit à quelqu’un d’installé à l’intérieur le paysage se modifiant sous ses yeux »4. Le voyageur est ici Hanold, et ce qui se déploie est bien un paysage psychique, du fait de la passivité propre aux rêves et au délire. Selon Freud, « le voyage résulte […] d’une tentative de fuite devant la présence physique de la femme aimée » (DR 213) ; à l’issue du séjour, cette présence physique s’impose, et la « fantaisie pompéienne », de même que la nouvelle, prend fin.
Le lieu du voyage a enfin un sens particulier pour Freud : « Il n’y a pas vraiment de meilleure analogie du refoulement […] qu’un ensevelissement comme celui qui a été le destin fatal de Pompéi et dont la ville a pu émerger à nouveau par le travail de la pioche » (DR 179). Si le voyage est l’occasion de la guérison, c’est aussi du fait de l’analogie entre les strates d’une ville et celles du psychisme, également soulignée par Freud à propos de Rome5 : en parcourant Pompéi, c’est « la précieuse ressemblance […] entre un épisode de la vie psychique d’un individu et un événement historique » (DR 179) que Hanold éprouve, et c’est le continent de l’inconscient qui se révèle.
Un ailleurs rêvé
Le lieu du voyage se comprend cependant avant tout par le contexte de la nouvelle, et, au-delà de Pompéi, c’est le récit en son entier qui est structuré par le thème du voyage en Italie, décliné selon différentes perspectives. En premier lieu, nous l’avons évoqué, Hanold étudie l’archéologie, et l’œuvre motrice est ainsi mentionnée dès la première phrase de la nouvelle : « En visitant l’une des plus grandes collections d’antiquités de Rome, Norbert Hanold avait découvert un bas-relief qui l’avait tout spécialement attiré, si bien qu’il s’était beaucoup réjoui, une fois revenu en Allemagne, de pouvoir s’en procurer un excellent moulage en plâtre » (G 33). Il a également déjà séjourné plusieurs semaines à Pompéi, « au cours de son voyage en Italie » (G 36). L’intérêt pour Pompéi s’inscrit donc avant tout dans une démarche scientifique quand il s’agit d’en « étudier les ruines » (G 36), et ce premier voyage en Italie, l’adjectif possessif le souligne, est l’héritier du Grand Tour qu’effectuaient les jeunes aristocrates pour parfaire leur instruction. De « leur voyage en Italie », il n’était pas rare qu’ils reviennent avec des copies d’œuvres d’art en guise de souvenir.
En deuxième lieu, et c’est plus précisément ce qui se trame avec le voyage qui est l’objet de la nouvelle, l’Italie figure le lieu de l’expérience esthétique. Depuis le XIXe siècle, elle est en effet davantage le lieu de la découverte de l’art et des sens, des poètes et des artistes, notamment depuis les romantiques6, et Hanold revient bien de son séjour d’initiation avec un désintérêt pour le présent quand « de son point de vue, le marbre et le bronze n’étaient pas des matières mortes, c’était plutôt l’unique réalité vivante » (G 47). Le chercheur reste cependant avant tout orienté par l’intérêt historique, démarche propre à sa fonction d’universitaire et qui réapparaît ponctuellement lorsqu’il reconnaît les lieux antiques alors qu’il est sur les traces de Gradiva. C’est ainsi plus précisément lors de son deuxième voyage à Pompéi, sous le signe de Gradiva, que sa vision de l’Italie excède le seul intérêt pour l’antiquité. Dès le passage de la frontière, à travers la vitre du train :
Le feuillage des oliviers flamboyait plus fort et avec ses reflets d’argent, les cyprès et les pins qui çà et là se dressaient solitaires vers le ciel, se dessinaient avec des profils plus singuliers et plus beaux, il trouvait plus de charme aux villages répandus à l’horizon sur les éminences montagneuses, comme si chacun d’eux était un individu avec sa personnalité inscrite sur le visage. (G 51-52)
Dans les ruines de Pompéi, « un merveilleux tableau associant le sublime et le gracieux, le lointain passé et le merveilleux présent » (G 63), la lumière du soleil se faisant artiste quand « comme avec un grattoir d’or, elle avait éliminé le plus mince rai d’ombre des façades » (G 67) : si Gradiva apparaît quelques lignes plus loin, c’est que sous le regard de Hanold, les ruines ont déjà commencé à s’animer. Comme si la contemplation de son bas-relief l’avait rendu plus sensible, il approche dorénavant l’Italie par un regard esthétique, davantage sensible à la couleur locale, aux effets picturaux et, d’une manière générale, à la singularité de toute chose.
Mais cette beauté de l’Italie, lieu où le soleil anime les pierres et où l’art semble s’étendre partout, tient également du mythe. En troisième lieu, le voyage en Italie apparaît ainsi dans la nouvelle comme un rêve d’ailleurs tenant de la nostalgie, contrastant violemment avec la réalité. Les éblouissements soudains liés à la présence de ce pays, subis par Hanold à l’instar des générations d’artistes qui l’ont précédé, révèlent l’aspect terne de la modernité, non seulement celle de la vie habituelle de l’universitaire, mais encore d’un mode de vie plus commun qui le poursuit lors de son échappée. En effet, Hanold se heurte au cours de son périple à de nombreux autres voyageurs dont l’approche l’incommode, ce qui est l’occasion pour Jensen de livrer une critique du tourisme, sorte d’avatar dégénéré du Grand Tour. Figurent ainsi en bonne place les couples en voyage de noces, qui « ne laissent rien défiler devant leurs yeux sans un ravissement extraordinaire, exprimé à grand renfort de superlatifs, mais finalement ne rapportent chez eux comme butin que ce qu’ils auraient aussi bien pu connaître en restant au logis » (G 50). « Insensés voyages de noces en Italie » (G 51) : ces individus, tous semblables et inconsistants, ne savent que rapporter ce qu’ils voient à leur plat quotidien, comme lorsque face à des ustensiles trouvés dans les ruines ils s’exclament « Regarde donc comme ils avaient l’esprit pratique, nous allons nous acheter aussi un chauffe-plats comme celui-là ! » (G 56). L’auteur esquisse ici des types de la modernité, opérant en romancier moraliste, comme lorsque Hanold se désespère d’entendre ses voisins d’hôtel (« – Auguste, mon amour ! – Grete, ma douceur ! ») et qu’il finit par les retrouver partout : « il pouvait reconnaître au premier coup d’œil que chacun était un Auguste et chacune une Grete » (G 56)7. Voyageurs se fiant au « Baedeker » (G 57, 63), groupes suivant un guide dans Pompéi, raffolant des fausses antiquités et attendant impatiemment l’heure du déjeuner, étant bien assez « rassasiés de passé » (G 65) : le voyage en Italie commence à être victime de son aura, la majorité des touristes se contentant d’un ailleurs réglementé et factice.
Le sens du voyage de Hanold se révèle dans ce contraste : son départ s’était décidé à la vue d’un « canari en cage », et à l’écoute de son chant dans lequel il percevait « la nostalgie de la liberté et des ailleurs » (G 44). À chaque étape, il fuit, de Rome à Naples, de Naples à Pompéi, écœuré par les Auguste et les Grete qui l’environnent, ne réussissant pas non plus à retrouver dans l’Italie moderne les œuvres antiques – « il ne trouva rien que la saleté courante dans le pays » (G 55) – proche en cela de des Esseintes, qui était parti à la quête de l’atmosphère de tableaux vus au Louvre et qui avait dû se rendre à l’évidence : « Non, décidément, rien de tout cela n’était visible ; la Hollande était un pays tel que les autres »8. Des Esseintes avait fini par renoncer à un voyage dans l’Angleterre de Dickens pour se contenter d’un « Londres fictif »9 ; en un sens, l’imagination de Hanold qui ressuscite Pompéi est une variation de ce voyage « sur une chaise »10. Il ne suffit en effet pas de se déplacer pour être ailleurs, comme le montrent les « couples d’oiseaux » (G 58) en voyage de noces, les « inséparables » (G 55) qui s’opposent au canari épris de liberté. Réciproquement, l’imagination tient le premier rôle pour animer un lieu et pour aller au-delà du réel : la rêverie de Hanold, seul à Pompéi, permet au lointain d’advenir, sous une forme quasi hallucinatoire. « Les morts s’éveillaient et Pompéi commençait à revivre » (G 70), et c’est cette métamorphose qui prépare l’arrivée de Gradiva sur la scène.
Le rêve de l’ailleurs semble ainsi prendre trois formes dans la nouvelle : le premier, factice et au plus bas de l’échelle, est celui des touristes, qui se contentent de l’illusion du dépaysement. Le second est celui de Hanold au départ, l’ailleurs du savoir, l’approche scientifique et rationnelle qui s’oppose à la banalité ambiante. Le troisième, au sommet et à la limite de l’hallucination, qui forme la matière principale de la nouvelle, est l’incarnation du rêve par la résurrection du passé et l’animation des pierres. En ce sens, Hanold en Italie semble nostalgique d’un ailleurs à la fois spatial et temporel, tels Chateaubriand, Lamartine ou les Goncourt avant lui, et ce désir d’évasion est à l’origine de la richesse de ses visions.
Délirer le passé
Jensen laisse subsister une certaine ambiguïté quant à ce qui provoque la tournure singulière que prend ce voyage à Pompéi. Comme l’indique Cornélius Heim, l’auteur n’emploie pas une seule fois le mot « délire » (Wahn), contrairement à ce qu’affirme Freud, mais « recourt à des mots qui gravitent autour de l’idée d’illusion et de tromperie […] ou de folie » et « pour lui les égarements du jeune archéologue procèdent au premier chef d’une hallucination due au brûlant soleil de midi »11. L’interprétation psychanalytique pourrait être contrecarrée par une explication davantage physiologique, plus proche des théories courantes au tout début du XXe siècle. C’est ainsi l’individu « transféré de son Nord allemand jusqu’à Pompéi » (G 59) qui subit de plein fouet la chaleur d’un soleil exceptionnel, et l’auteur donne à plusieurs reprises des indications qui renvoient davantage à des nerfs irrités par un milieu qu’à un complexe inconscient, comme lorsqu’il écrit : « du point de vue nerveux il se trouvait instable et irritable à la suite de son voyage, mais ce déséquilibre avait dû commencer chez lui, dans l’atmosphère confinée de l’hiver et avec le surmenage » (G 62), ou « grâce à la nourriture, sa tête avait retrouvé ses moyens et cela lui avait remis la cervelle à l’endroit » (G 112). Fatigue du voyage, du changement d’habitudes et de climat, perturbations occasionnées par la survenue de nouvelles sensations, cela est tout à fait possible – toujours est-il que la force du récit réside bien entendu moins dans les causes des troubles que dans ce qu’ils évoquent.
Si Gradiva apparaît à midi, on ne peut seulement y voir une indication prosaïque sur l’intensité du soleil. Comme l’écrit Jensen, tout se tait, même les lézards et les papillons ont déserté : « Et c’était comme s’ils ressentaient ici plus fort qu’ailleurs la loi brûlante et sacrée de la tranquillité de midi, qui veut qu’à l’heure des esprits la vie se taise et s’apaise, parce que les morts s’éveillent en son sein et se mettent à converser dans la langue muette des fantômes » (G 68). Cette heure du soleil est sacrée, et l’on pourrait rapprocher cette évocation de Nietzsche, écrivant : « Midi ; moment de l’ombre la plus courte ; fin de la plus longue erreur »12. Le « grand midi »13 marque la fin des illusions, ce moment où est aboli le « monde vrai », au profit des pures apparences. Paradoxalement, Hanold pourrait dans son hallucination esthétique être plus vivant que jamais, avoir pu enfin s’échapper d’une fausse réalité pour ressentir la présence des choses. Le « délire » serait alors celui, riche, d’un voyage dans le temps. Comme l’écrivent Deleuze et Guattari, « la libido ne cesse de délirer l’Histoire, les continents, les royaumes, les races, les cultures. […] La Gradiva, jamais Freud n’a été si loin… »14.
Selon cette interprétation concurrente à celle de Freud, l’inconscient ne se recroqueville pas sur la biographie individuelle, mais délire heureusement l’histoire, établit des ponts entre le passé et le présent, ressuscite les œuvres et les flux endormis. C’est « la promenade du schizo », « sa manière à lui de retrouver la terre »15, manière du nomade de se déterritorialiser pour échapper aux codes d’une société oppressive. Dans cette optique, Gradiva regarde bien Hanold « depuis un autre espace » (G 46), espace irréel mais espace libérateur, et bien plus réel que la facticité du quotidien, espace aussi, sans doute, de la fiction littéraire. Le délire s’empreint de sacralité, et l’on comprend mieux comment les connaissances scientifiques servent finalement la vision, comment elles la nourrissent lorsque, par exemple, « l’heure de midi propice aux fantômes était passée et sous la forme d’un papillon sorti des prairies d’asphodèles de l’Hadès, une messagère ailée était venue rappeler à la disparue qu’il fallait retourner là-bas » (G 81). Hanold, face à sa Gradiva ressuscitée, délire les mythes, ou plutôt, l’essence de son savoir se révèle, « les pelures sèches des fruits de la connaissance » (G 70) se vivifient et s’incarnent. Plutôt que de ramener les mythes aux complexes personnels, Deleuze et Guattari incitent ainsi à penser que les fantaisies d’un individu rejoignent des flux créatifs du passé. De manière analogue, le rapport de Gradiva à Zoé pourrait être inversé : ce ne serait pas du fait de sa ressemblance avec son amie d’enfance que Hanold s’enticherait de la figure du bas-relief, mais du fait de son délire sur Gradiva qu’il s’attacherait à la jeune femme. C’est en effet ainsi que cela est présenté dans l’économie du roman : de sa première apparition à la toute fin de la nouvelle, Zoé lui plaît car elle est à l’image de Gradiva, et surtout parce qu’elle a son pas. L’amour suscité par un modèle artistique est un lieu commun de la littérature du XIXe siècle, de Manette Salomon des Goncourt à Monsieur de Phocas de Lorrain en passant par L’Œuvre de Zola. En ce sens, l’expression « Gradiva rediviva Zoé Bertgand » (G 135) signifierait bien que Zoé ne tient sa valeur que du fait qu’elle semble être la réincarnation de Gradiva.
Fin du voyage
Si l’on peut ainsi donner à Gradiva la teneur que la nouvelle tend à nous faire ressentir, la fin prend un tout autre sens. En effet, l’œuvre d’art avait acquis une présence grâce au regard de Hanold, qui l’avait en somme fait revivre. Or, lorsque Zoé est reconnue, ce n’est pas seulement le délire qui prend fin, mais Gradiva qui meurt à nouveau. Il est remarquable à cet égard que ce soit sous le regard de Zoé que la strada de’Sepolcri reprenne « un visage mort qui faisait honneur à son nom », et qu’une dernière fois semble apparaître la figure de Gradiva : « c’était comme si on avait vu là-bas, aux alentours de la Villa de Diomède, une forme fantomatique en train de chercher son tumulus avant de disparaître sous l’une des stèles funéraires » (G 118). L’identité de Zoé étant révélée, Gradiva ne peut plus être présente qu’en tant que qualificatif de la jeune femme : celle-ci étant désormais décrite par « son pas alerte et gracieux de Gradiva » (G 118) a comme acquis, par le regard de Hanold, les traits de l’œuvre d’art, et de ce fait cette dernière n’existe plus pour elle-même. « Malheureusement il n’y avait plus personne à la surface de la terre pour faire quelques observations sur la voix et l’intonation de Gradiva » (G 133) : avec le retour au réel, la fascination pour la figure se dissout, mais c’est aussi la richesse d’un délire artistique et historique qui se perd.
Il n’est alors pas certain que la fin soit si heureuse, et l’on perçoit une teinte d’ironie chez l’auteur quand est évoquée la perspective du mariage de Hanold et Zoé. Tout au long de la nouvelle, le jeune homme cherchait à s’échapper, il y arrivait même, bien que cela soit sous la forme des rêves et des délires. Il ne voulait plus être ce canari en cage, et moquait les voyageurs contemporains qui ne voyaient l’Italie que de manière réduite. Or il s’écrie à la fin : « Zoé, ma joie de vivre et de jouir du présent… nous ferons notre voyage de noces en Italie et à Pompéi ! » (G 133), l’auteur ajoutant qu’il ne se rend pas compte que « sa compagne et lui allaient courir le risque de mériter les noms d’Auguste et Grete de la part de compagnons de voyage grincheux et misanthropes » (G 133-134). Hanold s’est bien métamorphosé, et la perspective de ce nouveau voyage, selon Freud, « nous rassure », la différence de valeur donnée à ce cliché du tourisme nuptial étant « le signe le plus précieux d’un changement d’esprit » (G 118). Mais cette fin toute prosaïque contraste ironiquement avec la force des émerveillements esthétiques qui ont fait la puissance de la nouvelle.
L’issue du voyage pourrait donc paraître comme un retour dans une cage, avec l’impossibilité de voyager de nouveau librement, puisque Hanold se contenterait désormais de l’ailleurs factice de ses contemporains, qu’il considérait comme le plus bas degré de l’ailleurs. Si Zoé ramène à la vie, cela pourrait être une vie inférieure à celle de l’art, où la nostalgie de la liberté ne serait même plus possible. Comme l’écrit Freud, le bas-relief a enjoint l’archéologue à « payer à la vie le tribut dont nous sommes chargés depuis notre naissance » (G 118) : le retour à la normalité est tel une ruse du vivant, incitant, comme chez Schopenhauer, à se reproduire en croyant suivre librement l’amour, « cette illusion qui a fait de lui la dupe de l’espèce »16. « Zoé », en grec, c’est en effet bien la vie, mais la vie biologique, celle de l’être naturel, distincte de « Bios », qui désigne le parcours propre à un individu. Il se pourrait alors que Zoé ramène Hanold à la normalité et à la naturalité, proche en cela du mythe de la femme ennemie de l’art et de la liberté, asservissant dans le quotidien, la femme « naturelle, c'est-à-dire abominable »17. Quelques passages de la nouvelle invitent à considérer les choses sous cet angle : Zoé est présentée comme moqueuse, adoptant « un ton légèrement supérieur, agacé, persiflant » (G 125), ayant tiré parti de la situation par amusement18, et sans doute, avec un but caché. Un rêve de Hanold est à cet égard significatif :
Quelque part au soleil était assise Gradiva, en train de faire avec un brin d’herbe un nœud coulant afin d’attraper un lézard, et elle disait en même temps : « S’il te plaît, tiens-toi tranquille, ma collègue a raison, le moyen est réellement bon, et elle l’a employé avec plein de succès… » (G 103)
En entrant dans sa fantaisie, Zoé en a certes libéré Hanold, mais pour l’attraper tel un lézard, pour l’enfermer dans une cage tel un canari, le manipulant comme son amie l’a fait pour se trouver un mari. « Comme dit Laing, on les interrompt dans le voyage. Ils ont perdu la réalité. Mais quand l’ont-ils perdue ? dans le voyage ou dans l’interruption du voyage ? »19 : pour Deleuze et Guattari, la sortie des codes est non seulement libération, mais encore prise avec la réalité. Quand le grand voyage à Pompéi, le délire qui s’y déploie, sont interrompus, Gradiva s’achève et l’échappée n’est plus possible.
Gradiva déploie différentes versions du voyage : l’ailleurs rêvé se comprend à partir de la perception de l’identité et de ce qui fait être autre, et il est exploré via des lieux psychiques, géographiques et temporels. Il apparaît cependant que les différentes métamorphoses, de Gradiva-Zoé, de Hanold et de ses aspirations, échouent sur l’échec final de l’échappée. Comme le dit Zoé, « le hasard fait quelquefois bien les choses ! » (G 116). Pour Freud, il n’y a pas de hasard, car celui-ci « reflète la fatalité qui a décidé que la fuite est précisément le moyen de se livrer à ce que l’on fuit » (DR 182). Mais si cette nouvelle est bien une « fantaisie », son sens serait plutôt celui du déploiement de la liberté créatrice et de l’évasion dans l’art, lieu d’intense présence, qui achoppe finalement sur la réalité prosaïque. Avec celle-ci, la nouvelle se clôt, et elle est sans doute ce qui qualifierait la suite de l’histoire et le prochain voyage de Hanold et Zoé, en l’absence de Gradiva.