Publié en hindi en 1977 sous le titre Lal Passina, Sueurs de sang d’Abhimanyu Unnuth aborde l’un des épisodes fondateurs de l’histoire de Maurice : l’arrivée des travailleurs indiens qui ont remplacé les esclaves dans les plantations après l’abolition de l’esclavage en 1834 :
À la suite de l’abolition de l’esclavage, les îles à sucre caribéennes et india-océaniques manquèrent de bras. Colonies anglaises comme françaises engagèrent, parfois sous la menace ou par trahison, mais la plupart du temps en profitant de la misère des basses castes, des travailleurs indiens pour trimer, durant un contrat de cinq ans, dans les plantations sucrières1.
Lal Passina est l’un des rares textes de fiction, avec Les Rochers de poudre d’or de Nathacha Appanah (2003) et La Quarantaine de Jean-Marie Le Clézio (1995), qui examinent ce douloureux chapitre. À la différence des deux autres, Lal Passina est destiné d’abord à l’ample marché indien. Présenté en 1976 dans la revue littéraire indienne Sarika en format feuilleton, il constitue le premier volet d’une trilogie consacrée à l’immigration indienne à Maurice. La traduction française publiée par les Éditions Stock ne paraît qu’en 2001, à un moment d’ouverture et d’intensification des échanges économiques, commerciaux et culturels entre l’Inde et la République de Maurice. Signée par Kessen Budhoo et Isabelle Jarry, l’édition française du roman est préfacée par J.-M.G. Le Clézio.
Né à Triolet en 1937, Abhimanyu Unnuth est l’auteur de plus de trente romans, tous écrits en hindi et publiés en Inde, dont trois – un recueil de nouvelles (L’Empereur de la nuit, 1983) et deux romans (Le Culte du sol, 1997 et Sueurs de sang, 2001) – ont été traduits en français. Sans avoir pu compléter ses études secondaires, Unnuth commence très tôt à perfectionner sa connaissance de la langue hindi et finit par l’enseigner pendant presque vingt ans à des écoliers. Il débute parallèlement sa carrière d’auteur avec des pièces de théâtre diffusées par la MBC. L’écrivain a occupé des postes importants dans la vie culturelle et politique mauricienne : responsable du Département d’Art Dramatique, de la Jeunesse et chef du magazine littéraire Vasant, il a été ensuite directeur du « Rabindranath Tagore Institute », établissement de grand prestige auprès de la communauté d’origine indienne à Maurice.
Dans Sueurs de sang, ouvrage qui vise à offrir un témoignage sur l’expérience tragique des engagés dans les plantations, Kissan, le protagoniste, et Kundan, le vieux sage qui s’évade de prison, tentent sans succès de fédérer les laboureurs des champs de canne à sucre. Le récit est divisé en deux parties : la première raconte le combat de Kissan contre les injustices vécues par les Indiens dans les plantations ; dans la seconde, Madan, fils de Kissan, reprend, après la mort de ce dernier, le combat contre les maîtres blancs. Vingt ans s’écoulent entre ces deux parties qui, sur le plan du récit, sont liées par une continuité stylistique et thématique dont le fil conducteur est la violence exercée contre les Indiens.
La réflexion que nous proposons ici vise à identifier les représentations littéraires de ces violences historiques tout comme à examiner la place du roman dans le contexte socioculturel qui est le sien et dans le champ littéraire mauricien. À partir du concept d’homo sacer développé par Giorgio Agamben en 19952, nous analysons d’abord les résonances locales et globales, actuelles et anciennes d’un moment particulier de l’histoire mauricienne. Nous montrerons que la construction littéraire de la figure de l’engagé indien dans la plantation débouche sur une double sacralisation : non seulement au sens religieux du terme, mais aussi au sens biopolitique qu’Agamben donne à l’homo sacer, c’est-à-dire celui qui est cible d’exception. Il est probable que le format (feuilleton) et le contexte de parution de l’ouvrage (l’Inde des années soixante-dix) aient encouragé une mise en fiction et une réception qui semblent plus tournées vers la création d’une sorte de « construction liturgique » de la mémoire locale que vers une véritable réflexion critique sur cette période obscure de l’histoire de Maurice. Érigés en martyrs passifs et résignés, présentés comme des êtres dociles et innocents, les Indiens de Sueurs de sang semblent incapables d’agir et de prendre leur destin en main. Dans la deuxième partie de cette étude, nous nous interrogeons sur la naturalisation effectuée par l’instance narrative d’un certain nombre de violences, particulièrement de celles ayant pour cibles les femmes, les membres d’autres castes et les individus appartenant à d’autres communautés, surtout les Créoles. Enfin, nous abordons les enjeux liés à la réception très favorable de l’ouvrage et à son intronisation dans le champ littéraire mauricien. Bien qu’il n’existe pas, sauf erreur de notre part, d’études significatives sur ce roman, la critique et la presse, y compris Le Clézio dans sa préface à la traduction française, célèbrent à l’unanimité les qualités de l’ouvrage.
Les violences de l’Histoire
À partir de la voie ouverte par Foucault dans ses études sur le biopouvoir et sur la biopolitique, Agamben théorise la relation d’interdépendance entre la règle et l’exception. Agamben poursuit en les développant les réflexions de Foucault sur la biopolitique, le droit pénal, la peine et les hôpitaux psychiatriques en introduisant la question du camp de concentration. Il élargit en outre les réflexions d’Arendt – qui n’aborde pas directement la question biopolitique – sur la « banalité du mal » (1963). Dans Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue (1995), Agamben montre que la relation entre les hommes est une relation de capture, rendue possible par un cadre d’exception. La loi n’existe que par rapport à un hors-la-loi3. Il oriente sa réflexion sur la vie nue à partir de la séparation (provenant de la Grèce antique) entre bios et zoé. Alors que le terme bios se réfère à la vie sociale et politique de l’individu, zoé désigne le simple fait de vivre, l’existence purement biologique ou organique, commune à tous les êtres vivants, qu’ils soient des hommes, des animaux ou des dieux4. À partir du moment où les Grecs ont fondé la cité, ils ont intégré la zoé dans le système juridique comme une forme d’exclusion et la vie est devenue objet d’exception. Cette vision apparemment contradictoire, qui englobe à la fois l’inclusion exclusive et l’exclusion inclusive, permet à Agamben d’identifier non seulement le corps biologique de toute une tradition politique, mais aussi une figure symétrique à ce pouvoir : l’homo sacer ou homme sacré, qui est, dans le droit romain archaïque, l’homme qui peut être tué, mais pas sacrifié5. Le camp de concentration représente, dans la théorie agambienne, l’espace d’exception par excellence. Dans cet espace, l’exception devient la règle6, ce qui conduit à la dissolution des limites (intérieur et extérieur, nature et culture, droit et fait). Si les théories d’Agamben sur la biopolitique sont connues fondamentalement à partir de ses réflexions sur les camps de concentration et sur la vie nue de l’homo sacer (ici, le Juif), Agamben montre que l’exception est une forme sociale interdépendante de son opposé – la loi – et que cette complémentarité entre loi et exception est repérable dans des contextes historiques très divers, anciens ou actuels, traditionnels ou modernes, universels ou locaux. Sans prétendre nier ici la spécificité historique propre de la figure de l’engagé indien, sans vouloir assimiler non plus cette dernière à celle du Juif confiné dans les camps nazis7, il est possible d’établir quelques parallèles entre les conditions de vie des deux groupes. Malgré la chute du système esclavagiste et l’existence d’un contrat de travail, la condition de l’engagé n’était pas très différente de celle de l’esclave :
Parfois assimilé à une forme d’esclavage, l’engagisme se solda par une implantation de communautés indiennes, numériquement parfois fortes comme à Maurice car bien peu purent rentrer en Inde : par un processus de sous paiement et d’endettement, les maîtres s’assuraient du séjour prolongé de leurs travailleurs. Issus de régions, de cultures différentes, les engagés n’en reconstituèrent pas moins des modes de vie et de culte qui leur permirent de maintenir la mémoire de l’Inde en terres créoles8.
Les étapes de cette forme d’esclavage à laquelle les Indiens ont été parfois assimilés peuvent être lues dans le corps des hommes (sacrés) et dans l’espace (d’exception) où ils ont travaillé, vécu et déambulé comme le montre l’œuvre d’Unnuth. Même si cette inscription ne constituait pas son but initial, dans Sueurs de sang l’auteur rejoint les trois nomoi du temps biopolitique : la prison et l’hôpital, théorisés par Foucault, et le camp, pensé par Agamben. En ce qui concerne la prison, les deux héros, Kundan et Madan, sont confinés dans ce lieu de privation absolue, où tous les gestes sont surveillés et où ils sont dépourvus de leur humanité. L’hôpital, d’autre part, c’est l’espace où les vies nues de Kundan et des autres travailleurs sont transférées lorsqu’ils ne sont plus capables de travailler suite à des accidents multiples ou à des épidémies qui les affaiblissent en les rendant plus dépendants de l’autorité. Enfin, le récit est centré sur la plantation, véritable topos de l’humiliation systématique contre le groupe indien. Ainsi, à un niveau politico-historique, la plantation s’érige comme l’espace où culmine le processus d’animalisation de l’homme, où celui-ci est confronté à la forme la plus accomplie d’exception. Le recours à de nombreuses métaphores et comparaisons qui font de l’île Maurice une « île-prison » et une « île-hôpital » rapproche l’espace de la plantation de celui du camp de concentration, l’espace de l’exception absolue. Les attentats contre la dignité des engagés conduisent à une zombification des personnages, de telle sorte que les vies nues des engagés – abandonnées à la merci du nouveau souverain dans un cadre d’exposition, d’animalisation et d’exception – représentent de façon exemplaire l’aube du temps historique et biopolitique. Dans l’espace du camp-plantation « l’exception devient la règle »9. Unnuth décrit abondamment les coups constants, les viols des femmes par les patrons, la faim, les humiliations de toute sorte, la torture, les épidémies, l’interdiction des pratiques culturelles, la privation des droits et l’absence totale d’une représentation politique qui puisse prendre la défense des travailleurs. Ce scénario accidenté de l’histoire mauricienne constitue l’essentiel du roman. Néanmoins, l’articulation entre expérience globale de la violence et circonstances locales ainsi que la recherche esthétique s’ouvrant sur une certaine philosophie de l’Histoire que l’on peut observer dans d’autres romans postcoloniaux, semblent absentes ici. Le narrateur de Sueurs de sang n’hésite pas à présenter les engagés indiens comme des martyrs de l’Histoire – par le biais d’énumérations litaniques des agressions et des attentats commis contre leur dignité – et comme un corps collectif homogène formé par des individus bons et passifs. Unnuth semble moins intéressé par l’idée de remplir les espaces vides laissés par l’historiographie ou de discuter les enjeux politiques et sociaux de cet épisode tragique de l’histoire indo-mauricienne que par le désir de mythifier la figure de l’engagé indien. Contrairement à ce que laissent entendre les textes de promotion qui signalent la parution de Sueurs de Sang, y compris celui qui figure en quatrième de couverture, le discours d’Unnuth n’est pas très loin des discours africains mis en cause par Achille Mbembe :
À l’instar de la réflexion juive sur le phénomène du malheur, de la contingence et de la finitude, ces trois significations auraient pu servir de point de départ à une interprétation philosophique – et, surtout, critique – de l’apparente chute vers le néant dont l’Afrique a fait l’expérience au long de son histoire. Encore aurait-il fallu que la théologie, la littérature, le cinéma, la musique, la philosophie politique et la psychanalyse s’en mêlent. Tel n’a pas été le cas. En effet, la production des significations dominantes de ces événements a été colonisée par deux courants idéologiques, instrumentalistes et réducteurs, qui prétendent parler « au nom de » toute l’Afrique. Le premier courant – qui par ailleurs se présente volontiers comme radical et progressiste – s’est appuyé sur des catégories d’inspiration marxiste et nationaliste pour développer un imaginaire de la culture et du politique dans lequel la manipulation de la rhétorique de l’autonomie, de la résistance et de l’émancipation sert de critère unique de légitimation du discours africain authentique. Le deuxième courant s’est développé à partir d’une exaltation de la différence et de la condition native. Il prône l’idée d’une identité culturelle africaine singulière dont le fondement serait l’appartenance à la race noire10.
Ainsi, si d’une part le lecteur est invité à assimiler les Indiens des camps-plantations à une sorte d’actualisation de ceux qui recevaient le surnom de « musulmans » dans le contexte concentrationnaire – c’est-à-dire les « pires juifs », les morts-vivants, cette espèce de nature-limite, qui, comme le montrent Agamben et les études d’Anidjar sur les Juifs et les Arabes11, se situent entre le dedans et le dehors, entre l’homme et l’animal, d’autre part, l’utilisation du fatalisme et de la victimisation raciales dans le récit fait de la fiction le lieu de la « confusion entre l’imagination et la raison, le mythe et l’utopie, l’ordre de l’explication, l’ordre du fantasme et l’ordre du désir »12.
Une contextualisation sociohistorique pauvre ou imprécise et un style répétitif alimentent la dichotomie « bons-mauvais ». À l’exception du héros, jeune homme courageux qui perd rarement sa dignité et qui, sans tomber dans un état végétatif, est le seul à même de tenter un cri de révolte, la communauté indienne est victime d’une zombification aliénante qui l’oppose à l’oppresseur « dément », groupe formé par les maîtres blancs et les Créoles, ces derniers étant présentés comme des adjuvants des premiers. Le héros, véritable paradigme de la modestie, parle sur un ton doux, paisible, affectueux et familier13, se rapprochant de ce que Dominique Maingueneau14 appelle l’ethos de la docilité, qui présuppose un « corps convenable », pas très distant en fait du discours colonial et paternaliste. Il y a pourtant un moment où ce fonctionnement connaît une trêve dans le récit : celui où le héros commence à se questionner sur la condition de victimes passives des Indiens et à envisager la possibilité de combattre les maîtres. Dans la partie finale du roman, avant la célébration du Holi, la révolte des subalternes se laisse enfin entrevoir. Tout semble indiquer au lecteur que le renversement peut enfin être opéré par un corps collectif qui veut affirmer son identité. Le ton à la fois moralisateur15 et profondément essentialiste dont fait preuve le narrateur tout au long du roman atteint ici son point culminant. Mais cette initiative fugace n’aboutit pas et le récit finit sans que les Indiens accomplissent leur révolte. Les dernières lignes font écho à ce commentaire placé au début du récit : « même si l’on arrivait à réduire la distance entre la terre et les étoiles, on ne comblerait jamais le fossé qui nous sépare de M. Raymond »16, qui se clôt sur sa propre circularité.
Les violences du récit
Comme nous l’avons déjà signalé, dans Sueurs de sang la récurrence thématique de la violence est accompagnée par l’emploi non moins récurrent d’un certain nombre de stratégies formelles. Le narrateur présente et explique les mêmes situations plusieurs fois sans que ces réitérations presque obsessionnelles ne soient vraiment motivées par les besoins de l’intrigue. Abhimanyu Unnuth propose ainsi un véritable arsenal d’images, de métaphores ou de comparaisons qui, répétées à satiété, finissent par devenir prévisibles et perdent de leur efficacité. Quelques-unes des stratégies mobilisées dans ce roman comme le voyage initiatique, le réinvestissement de formes relevant de l’oralité ou l’intersection de genres occidentaux et de genres locaux ont été largement utilisées dans les littératures postcoloniales. Mais aussi bien la référence à des textes fondateurs (Mahâbhârata, Râmâyana) que le recours fréquent à des proverbes et à des chansons héroïques (qui, également d’une façon répétitive, reviennent rituellement tout au long du roman) sont mis au service de l’essentialisation et de la célébration d’un collectif dont la fierté qu’il arbore est inséparable de sa condition de martyr de l’Histoire. Ainsi, l’intertexte est simultanément utilisé et expliqué par le narrateur ou même par les personnages qui sont, à leur tour, typifiés et dessinés selon une logique géographique et raciale peu attentive aux particularités sociales et personnelles. Signalons en outre que, même si Abhimanyu Unnuth a recours au récit enchâssé (comme celui qui surgit dans le cahier de Kissan, lu par Madan dans la deuxième partie du roman et qui devrait se distinguer du dispositif narratif premier parce qu’il est rédigé par un personnage sous forme de dialogue), le style discursif et les préoccupations thématiques de ces deux régimes d’écriture se recoupent. La métaphysique de la différence s’impose face à la recherche esthétique et historique et le narrateur établit une isotopie parfaite entre l’espace et la condition tragique des personnages. Ceux-ci semblent émaner d’un même espace létal – une géographie infernale informe ici le drame historique – décrit de manière répétitive. Ainsi, l’après-midi, « Des gros nuages épaississaient le ciel et masquaient le soleil. On aurait dit que le soleil se cachait délibérément pour ne pas assister à ces longs jours de misère »17. Et la nuit, « Des gros nuages assombrissaient le ciel et masquaient la lune, qui entamait son premier quartier »18. Les rares moments où le récit adopte un ton ironique, le narrateur multiplie les indications pour expliciter l’ironie : « C’est maintenant que tu t’en rends compte ? répliqua Dawood, plein d’ironie »19 ; « Le contremaître l’entendit et lui lança, plein d’ironie : “La patience guérit la galle [sic]” »20. Le seul commentaire ironique introduit de façon indirecte par le narrateur que nous avons repéré est celui-ci : « Les souvenirs remontaient, liés à l’instrument [le tambourin] : […] Dawood avait mis dix jours à le fabriquer, Dieu sait où il avait trouvé la peau noire qui le recouvrait, car dans le nouveau village, il n’y avait pas encore de chèvre »21. Ce commentaire ambigu et inquiétant exemplifie d’ailleurs la violence discursive que le narrateur exerce contre les Créoles. D’autres formes discursives dépréciatives, comme l’utilisation d’adjectifs de termes antéposés au mot « créole » tels que le « géant [créole] »22, les « colosses créoles »23 ou le « grand créole » rapprochent ce texte du roman colonial : leur utilisation conduit à une minoration de l’autre noir. De même, la désignation permanente de la communauté créole par le pronom personnel ils acquiert ici une valeur péjorative et discriminatoire24. Ces formes sont révélatrices d’une hiérarchie de valeurs selon laquelle l’autre créole occupe une place immuable et inférieure dans l’échelle ethnique et sociale.
Il convient aussi de signaler que le texte évite soigneusement d’aborder les rivalités des castes à une exception près : il s’agit du moment où l’étrangère Andréa interroge Vivek, l’homme marié dont elle est devenue la maîtresse, pour comprendre les différences entre la caste supérieure (à laquelle appartient le héros Madan) et la caste inférieure (dont Vivek fait partie). Vivek prend la parole pour signaler que le camp (la plantation) gomme les différences entre les castes ainsi que celles entre hindous et musulmans. Il coupe court à l’insistance d’Andréa : « Écoute, Andréa, il y a sûrement des tas de choses que tu as envie de me dire. Alors trouve un autre sujet de conversation, s’il te plaît »25. Si les personnages semblent unis par un sentiment de fraternité, jamais mise en cause de façon directe par le narrateur, qui les enferme dans une catégorie psychologique et physique homogène, des différences significatives entre les membres de la communauté se laissent parfois entendre, comme celles qui existent entre Madan et Vivek : Madan est intègre et courageux, il a été en prison et il redémarre la lutte. Vivek en revanche a une maîtresse blanche, il est alcoolique et impuissant et il frappe sa femme26. Ces différences ne suscitent pourtant pas de commentaires de la part du narrateur ou des autres personnages qui les assument comme naturelles à chacun des deux amis.
Les violences institutionnelles
La traduction française de Lal Passina, Sueurs de sang, a fait l’objet d’un accueil enthousiaste et sans réserves, y compris de la part de Jean-Marie Le Clézio dans la préface à l’édition française. Ceci nous amène à nous interroger sur le rôle de légitimation que joue l’institution littéraire dans le cas d’un texte investi d’une forte valeur revendicative pour la communauté indo-mauricienne qui semblerait avoir réussi à occulter les faiblesses que nous venons d’indiquer. Publié en français presque vingt-cinq ans après sa publication en Inde, comment ce texte est-il lu et interprété par le lectorat francophone à un moment où la médiatisation joue un rôle essentiel dans la réception du texte littéraire ?
L’explosion des littératures postcoloniales et de leur étude a lieu dans un contexte marqué par la sophistication des stratégies éditoriales. La figure de l’auteur qui se dégage d’images médiatiques et de discours publicitaires élaborés, faut-il le rappeler, dans un but commercial par des agents littéraires, des annonceurs, des designers, des éditeurs transnationaux, etc., est devenue fondamentale dans un marché culturel contrôlé par des moyens de communication de plus en plus sophistiqués. L’identité locale constitue un trait distinctif qui permet de singulariser et d’identifier un auteur dans ce contexte de globalisation de telle sorte que le meilleur passeport littéraire de l’auteur reste son origine géographique. Ce qu’on attend d’abord de ce dernier, c’est qu’il exerce son rôle d’interprète autorisé de son lieu d’origine27.
Salué comme un ouvrage qui donne la parole aux subalternes indiens, Sueurs de sang n’a donné lieu, plus d’une quinzaine d’années après sa publication en français, à aucune étude significative. Les aspects signalés plus haut peuvent nous aider à mieux comprendre ce cas de consécration médiatique d’un ouvrage que tous célèbrent mais qui, pour le regard critique, n’est pas aisé à examiner de près. Dans cette perspective, les indicateurs paratextuels et la préface acquièrent une grande importance. L’apparition du nom de Le Clézio sur la couverture, qui rejoint celui d’Abhimanyu Unnuth, forme une espèce de régime co-autoral qui favorise l’exploitation publicitaire des éditeurs :
L’éclat et la notoriété du nom sont à ce point des marques de reconnaissance et de légitimité qu’on peut dire que moins le nom est connu dans le champ de l’institution, plus il a besoin du soutien compensateur d’indications complémentaires. La signature du préfacier comprend alors, outre son nom, la mention de ses fonctions ou de l’établissement auquel il appartient, autant de signes de reconnaissance de compétence ou de rappels de principe de l’autorité qui lui est dévolue par l’institution28.
Désigné fréquemment comme un écrivain franco-mauricien, Le Clézio est un auteur prestigieux, surtout après l’obtention du prix Nobel en 2008. Ainsi, les commentaires sur Sueurs de sang font souvent référence à la préface de Le Clézio. À titre d’exemple, Peter Hawkins qualifie Unnuth de « romancier mauricien prolifique écrivant en hindi »29. L’adjectif « prolifique » met l’accent sur la quantité et le critique n’émet pas de commentaire sur les éventuelles qualités du texte : il passe immédiatement à la préface pour signaler le rôle légitimateur joué par Le Clézio auprès de nombre d’écrivains mauriciens :
This is an epic social novel tracing the rise of the Indian indentured labor force and their conquest of cultural recognition and acceptance, and their campaign for trade union rights and respect for their community. Le Clézio has endorsed this work by providing a preface to the French translation, exploiting his position within the French metropolitan literary establishment to promote Mauritian writing. But Unnuth in any case is a well known writer in the Indian context, since his work is extensively published in India, so he is not dependent on the limited audience of Mauritius30.
Dans le discours prononcé à Stockholm en 200831, Le Clézio n’oublie pas de mentionner quelques auteurs mauriciens, parmi lesquels se trouve Unnuth : le « romancier mauricien hindi Abhimanyu Unnuth », auteur de Lal passina (Sueurs de sang). Le prix de Le Clézio est aussi un prix pour Unnuth, une espèce de consécration par délégation, comme le signale l’auteur lui-même : « C’est une gloire pour Maurice […]. Sa préface a donné à mon roman une portée universelle. C’est avec émotion que j’ai appris que le prix Nobel lui a été attribué. Je suis tellement touché que j’ai l’impression que ce prix m’a été attribué »32. Peu lu et peu connu par le lectorat de langue française à Maurice, Unnuth sait que cette préface marque un point d’inflexion dans sa carrière d’écrivain (ce qui irait dans une certaine mesure à l’encontre des propos de Hawkins).
Il faut préciser pourtant que dans sa préface, Le Clézio évite d’aborder des aspects proprement esthétiques pour privilégier la dimension sociohistorique du roman. La description détaillée qu’il élabore de l’arrivée des engagés indiens et du contexte sociopolitique de la région permet au lecteur d’avoir une vision d’ensemble de l’époque où se déroule l’histoire. L’organisation du matériel historique (les logiques internes et externes qui ont présidé aux événements, la chronologie des faits, etc.) réalisée par Le Clézio offre un cadre explicatif, de réflexion et de lecture de l’histoire des engagés qui complète le récit, mais qui, ce faisant, montre indirectement les insuffisances de celui-ci :
La légitimation d’une œuvre littéraire consiste à affirmer la pertinence d’un référent situationnel ou intertextuel par le biais d’une structure syllogistique dont les prémisses procèdent du choix du préfacier […]. Quand le contexte sociohistorique constitue la base de la structure syllogistique de la préface, on aboutit tout bonnement au réductionnisme de la théorie du reflet33.
La préface ne se contente pas de présenter le roman, elle oriente sa lecture plus ou moins fortement. Dans le cas qui nous occupe, la préface détient en outre une fonction compensatoire, car elle complète la fiction. La préface semble donc approuver par voie de silence la pertinence de l’essentialisme stratégique (Spivak) dont fait preuve le roman. Si ce choix idéologique et esthétique d’Unnuth, validé par Le Clézio, semble ne pas avoir posé de problèmes aux lecteurs indiens, il y a lieu de se demander s’il en va de même pour les lecteurs de Sueurs de sang, non seulement mauriciens mais aussi francophones de toute provenance.
Dernières considérations
Aucune théorie ne saurait être appliquée de manière satisfaisante sans prendre en considération le chronotope, c’est-à-dire le contexte spatio-temporel. Toute explication d’ordre universel n’est légitime que dans la mesure où elle tient compte du caractère localisé d’un épisode historique, des circonstances et des acteurs spécifiques qui l’ont rendu possible. Pourtant, malgré l’universalisme de son approche, il nous semble que la théorie d’Agamben permet de mieux comprendre la dynamique de boomerang qu’adopte la violence dans l’un des traumatismes fondateurs de la société mauricienne et les dérives violentes que celle-ci connaît encore aujourd’hui. Dans la perspective d’essentialisme stratégique adoptée par l’auteur (conspiration raciale, victimisation), l’identification univoque de l’ennemi se fait à partir de traits considérés comme primordiaux, immuables et permanents. Or, comme le note Appadurai, les élites des États-Nations, s’autoproclamant défenseurs légitimes des citoyens, profitent d’une organisation sociale dominée par la violence pour justifier cette dernière à partir d’un prisme aussi primordial (comme le langage, la race, etc.) et pour, ce faisant, consolider un espace de pouvoir propre34. Cette stratégie peut être observée dans le processus de consécration d’un roman didactique comme Sueurs de sang qui fournit une vision manichéenne et moralisatrice de l’histoire et qui pratique une naturalisation de la violence contre l’autre par le biais d’une instance narrative qui apparaît comme la seule autorisée à doter les opprimés d’une voix légitime et à proposer au lecteur la seule version valable de l’Histoire. Or, comme l’ont montré Michel Callon et Bruno Latour35, la démarche consistant à donner une voix à quelqu’un, qu’ils nomment « traduction », constitue un acte d’hégémonie exercé sur le subalterne même que l’on veut pourtant promouvoir. Par ailleurs, la reconstitution de la voix de l’opprimé résulte d’une démarche d’autant plus insidieuse qu’elle est présentée comme un geste généreux et bien intentionné.
Nous pourrions, pour finir, affirmer que ce roman permet de questionner, à l’instar de Mbembe, les compartiments étanches du type « colonial-postcolonial ». En se servant abondamment d’un discours essentialiste, Sueurs de sang semble renouer avec une certaine littérature coloniale qui invente une identité fermée, compacte et homogène. La frontière entre l’ouverture vers un public plus large et le paternalisme, comme peut le montrer la préface de Le Clézio, entre logique victimaire et violence par ricochet, comme le montre le narrateur, est de nature poreuse. Dans une époque qui voit de l’interculturel partout, il serait convenable d’analyser le retour, de plus en plus actuel, d’un désir de purification de la communauté d’origine.