Quel est le rôle de l’intellectuel public à une époque où la culture, la littérature, et les analyses soutenues et rigoureuses sont souvent dénigrées et considérées avec si peu de respect ? La réponse de Henry Giroux, dans son article « Intellectuals as Subjects and Objects of Violence », est sans équivoque. L’intellectuel public doit « saisir les idées de manière critique et les intégrer comme un élément fondamental de l’action individuelle et de l’action sociale »1. Giroux dénonce la perte de la capacité des individus à relier les problèmes privés aux problèmes systémiques – ce qu’il conçoit comme l’une des plus grandes menaces pour nos démocraties – et exhorte l’intellectuel public à travailler « avec diligence pour permettre aux gens de traduire des problèmes privés en préoccupations publiques »2. Ce travail passe notamment par l’interrogation du vocabulaire, des institutions, des idéologies et des valeurs du néolibéralisme et autres forces autoritaires afin de s’engager dans « un nouveau discours utopique dans lequel le changement social progressif devient imaginable et le futur peut être envisagé à travers des termes qui refusent d’imiter le présent »3.
Qu’en est-il des intellectuels de l’océan Indien francophone ? Plus particulièrement, comment envisager l’apport de ces écrivains francophones, produisant leurs œuvres depuis des espaces qui se trouvent être distants des centres névralgiques de la publication francophone et qui subissent toujours les influences européennes et occidentales, traditionnellement conçues à travers un rapport du centre vers la périphérie ? Quelles sont les nouvelles épistémologies que proposent ces fictions déployant les vicissitudes de personnages dont l’identité s’enracine dans des espaces souvent « oublié[s] sur les cartes du monde, souvent confondu[s] avec d’autres territoires français de l’outre-mer »4 ?
Ces questions sont déjà au cœur de nombreuses analyses. Par exemple, dans son livre Le Su et l’incertain. Cosmopolitiques créoles de l’océan Indien, Françoise Lionnet célèbre la littérature mauricienne pour les perspectives qu’elle offre sur les identités de ce vingt et unième siècle et écrit qu’elle est « un exemple retentissant de littérature mondiale perçue à la fois comme un reflet des dynamiques globales existantes et comme une activité au potentiel cosmogonique donnant vie à de nouvelles formes de relations et à de nouvelles épistémologies »5. Dans son étude de l’œuvre d’Ananda Devi, Eileen Lohka explique que les écrivains mauriciens « par la subtile puissance de leur plume, utilisent la spécificité du local pour nous rassembler autour de ce qui est le plus universellement humain dans l’expérience littéraire »6. Dans mon analyse de Sensitive de Shenaz Patel, je conclus également que la narration de la jeune Fi
expose l’invisibilité au grand jour et déconstruit les mythes fondateurs, dont les Créoles, mais aussi tous les marginalisés, sont absents. Car l’univers de Fi doit aussi se lire comme un microcosme, une image réduite de la société postcoloniale7.
Jusque-là considérées comme marginales, connexes et mineures, ces littératures fournissent « désormais des grilles de lecture [à la critique] et entre[nt] en dialogue avec la littérature mondiale » pour ainsi constituer « un lieu de théorisation pouvant rendre compte notamment de ces flux d’identités plurielles et hybrides »8.
Les livres de François Paré, Les Littératures de l’exiguïté ainsi que Théories de la fragilité, constituent un plaidoyer remarquable pour la vitalité de la production littéraire provenant d’espaces exigus, de ces « petites cultures, autochtones, minoritaires, insulaires et autres »9. Paré reconnaît que, bien qu’il ne soit pas facile d’écrire et de vivre dans l’insularité et l’ambiguïté d’une culture minoritaire et largement infériorisée, la culture qui est donnée à voir par « les yeux inquiets de ces bandes exiguës de culture, constitue le tranchant de l’écriture mondiale »10. Paré définit l’exigu comme ce qui « est refoulé à la marge de ce qui est grand et important. L’exiguïté signifie aussi rétrécissement de l’espace, oppression du temps, enfermement, folie, incapacité d’agir, exclusion des systèmes de parole » et il nous rappelle que l’essentiel « est dans les marges ; il faut prendre acte que l’exclusion et la domination parisienne (ou celle des autres métropoles culturelles) sont bien circonscrites dans le temps et reposent sur des postulats aux assises fragiles »11.
Ce travail se propose d’examiner l’écriture de la Mauricienne Shenaz Patel afin, d’une part, de mettre l’accent sur la portée globale de ses textes et, d’autre part, de faire résonner la nouvelle épistémologie qui en émane. Pour illustrer ces propos, je voudrais me focaliser plus particulièrement sur son roman Paradis Blues (2014), un texte largement inspiré par la vie de la comédienne mauricienne Miselaine Duval, fondatrice de la troupe Komiko, très populaire sur la scène humoristique locale. Shenaz Patel choisit de raconter le parcours d’une jeune femme ordinaire. Mylène, la narratrice, se confie, décrit ses journées à l’usine, les règles dictées par son entourage, et rêve, comme nombre de jeunes personnes de son âge, d’éclater « ces parois qui ne laissent plus passer le regard. Qui engluent la vue, la vie »12.
Paradis Blues est, selon l’auteure, le récit « d’un double enfermement : dans l’image idéale et brillante de l’île, dans l’image écornée mais incontournable du mariage »13. Cependant, au-delà de ce double enfermement, Mylène est prisonnière d’une troisième exiguïté, celle de la langue qui, à l’intérieur même du système hégémonique, n’est souvent qu’une illusion. Prisonnière d’un système social et patriarcal, Mylène dénonce les mécanismes de son exclusion pour enfin « fracasser la cloche » et s’éveiller, grâce au pouvoir de l’écriture, à l’exploration de sa nouvelle liberté. Ainsi que l’affirment Françoise Lionnet et Emmanuel Bruno Jean-François, lorsque la narratrice est finalement « capable de laisser libre cours à sa créativité, elle se délecte dans la langue qu’elle peut maintenant posséder »14.
Il s’agira donc ici de comprendre comment cette langue s’inscrit dans le texte comme un outil de domination et de libération. Je voudrais notamment, dans le cadre de ce travail, engager une réflexion sur la notion d’exiguïté, tout d’abord sociale et économique de la narratrice, mais également linguistique, et la façon dont cette exiguïté fonctionne en fait comme mode virtuel de l’apparition de l’individu minorisé, « son mode spécifique (douloureusement spécifique) d’appartenir à l’Être »15. Ce travail s’attache en dernier lieu à comprendre en quoi le récit de Mylène et ses vicissitudes au cœur de cet espace insulaire de l’océan Indien participent à la création de nouveaux discours utopiques à partir desquels le changement social peut devenir imaginable.
Exiguïté
Ainsi que l’affirment de nombreux critiques, Mylène souffre d’un double enfermement, dans l’espace insulaire et dans un système patriarcal. En effet, les options, pour Mylène, sont rapidement limitées. Sous l’impulsion de son père et de son oncle, qui pensent que « son niveau, là, ça va. Pour une fille ça va, c’est bon »16, Mylène écourte ses études, trouve un travail dans une usine de textile et se met à chercher un correspondant, qui, comme le suggèrent la mère et toutes ses amies, incarne la possibilité de partir et de quitter « notre petite vie, notre dit-paradis »17. Dans ses descriptions, Mylène brosse alors le tableau d’un espace social et mental clos qui est source de profonde insatisfaction et de constantes spoliations.
La relation mère-fille est ici aussi déterminante. Loin d’insuffler énergie et vitalité à ses filles, la mère est essentielle à la reproduction sociale et doit soumettre ses enfants à la Loi du Père, les initier à la culture patriarcale. Les accès de colère et de frustration de la mère prennent la forme de longs râles qu’elle adresse à ses enfants tous les matins en forme de réveil mais, ignorés par son entourage, ils ne sont que le dernier signe d’une conscience qui n’a pu accéder à la rébellion ni à la transgression.
J’ai fait trois césariennes, on m’a coupé le ventre, si vous saviez la misère que j’ai connue, pitié Seigneur, depuis l’âge de douze ans, je travaille chez les Blancs, et chez moi, chez moi aussi, pire qu’une servante, celui-là, celui-là aussi, croyez qu’il lève le petit doigt pour m’aider18.
Impuissante, profondément diminuée par sa condition de minorisée, la femme est incapable de se prendre en charge et d’interpréter rationnellement l’oppression dont elle souffre et qui l’empêche d’agir. Elle est, tout comme les autres femmes avant elle, prisonnière de discours hégémoniques issus d’un système patriarcal et néolibéral la plongeant dans l’aliénation et le doute. « C’est notre sort. Supporter. C’est ça les hommes »19 geint la mère. Car, ainsi que l’affirme François Paré dans Les Littératures de l’exiguïté, « les cultures infériorisées sont infériorisantes au plus profond de soi. La minorisation ne peut être vécue que dans la chair vive »20.
La langue, en tant que produit d’une institution disciplinaire, est alors manifestation de ce pouvoir qui contrôle les individus, les classifie, les surveille et met en place un implacable pouvoir d’assujettissement qui inscrit les femmes dans un rôle spécifique et leur arrache une maternité à coups de scalpel. Dans son analyse du rapport mère-fille dans le corpus littéraire québécois, Lori Saint-Martin écrit
Mère et fille meurent le plus souvent pour un mal dont elles ne sont pas responsables, victimes d’une société intolérante qui fait des mères le relais d’un pouvoir qui ne leur appartient pas et qui les détruit avec leurs enfants21.
D’une façon plus générale, Hélène Cixous nous rappelle, dans son texte crucial « Le Rire de la Méduse », que
Contre les femmes ils ont commis le plus grand crime : ils les ont amenées, insidieusement, violemment, à haïr les femmes, à être leurs propres ennemies, à mobiliser leur immense puissance contre elles-mêmes, à être les exécutantes de leur virile besogne22.
Dans cet intolérable enfermement vécu par Mylène, et sa mère avant elle, la famille représente l’étroitesse triomphante. Personnages pauvres en matière et en esprit, leurs discours et leurs gestes s’abolissent dans une répétition insensée. Le rituel du matin et les emplois à l’usine de textile, où Mylène malgré ses différentes promotions se borne à répéter le même mouvement, traduisent son incapacité à « changer le moindre détail. » Elle ne peut que « subir, juste subir »23. Face à ses rêves « trop grand[s] » pour elle, Mylène est subjuguée par sa mère qui la ramène à l’ordre et lui rappelle qu’un jour « elle se casserait la figure »24.
oui maman, je t’entends, j’ai compris, tu me dis toujours la même chose. Oui, c’est vrai, maman, tu as vécu, c’est toi qui sais, si tu le dis, c’est que c’est ainsi. Que peut-il y avoir d’autre. Rien, rien bien sûr25.
La répétition est alors la seule voie possible pour Mylène qui, dans cette itération indéfinie du geste, des habitudes et des comportements, est condamnée à l’ennui, et tout comme Sisyphe, au néant.
Il fait beau aujourd’hui.
Si chaud.
Si beau.
Comme tous les jours. Tous les jours. Matin, midi, soir, nuit, nuit noire. Tic… Tac… Doucement. À quoi bon se presser. Rien ne bouge26.
S’installant dans la répétition, prison atavique, Mylène s’abandonne à cet attrait du vide, ce gouffre de la pensée dans lequel elle souhaite « Ne plus sentir son corps. Comme s’il avait fondu. Disparu »27. Bafouée dans l’exploration et l’affirmation de sa spécificité identitaire, Mylène, résignée, s’abandonne au dogme dicté par la société patriarcale et se marie : « J’ai choisi un bel homme du quartier. Je me suis mariée »28.
Dans Théories de la Fragilité, François Paré affirme « que les cultures opprimées – celles pour qui le geste de la parole n’est pas évident, n’est pas un donné – imitent pauvrement et tragiquement les conditions de l’oppression et du silence qu’elles jugeaient parfaitement insoutenables »29. Afin de reproduire la répétitivité de ses gestes à l’usine et l’exploitation de l’être humain dans l’industrie du textile, la narratrice a recours à plusieurs reprises à l’onomatopée. L’un des traits essentiels du signe linguistique est bien le lien arbitraire qui unit celui-ci à son référent. L’onomatopée, en revanche, par son mimétisme acoustique, crée entre signe et référent un lien « naturel » puisque l’unité phonique reproduit le bruit auquel il se réfère. Dans sa soif de réalité concrète, la narratrice refuse la langue comme outil intermédiaire et ses lois propres pour retomber dans l’immédiateté que l’oreille entend, et revenir à cette intuition de la réalité. L’onomatopée, évoquant les premiers stades inconnus de l’évolution humaine du langage, nous rapproche de l’animalité et de l’oralité.
Tout nous pousse ici à nous faire oublier l’écrit, ou du moins à le soupçonner et à faire douter de son statut et, en définitive, nous encourage à voir l’ébauche d’une silhouette, celle même de l’écrivain francophone qui cultive le doute, conjugue l’incertain et n’a de cesse de s’interroger sur son audience et la valeur même de l’écriture.
L’incipit du texte est également indicatif de cette venue à la parole : « Il fait chaud aujourd’hui, si chaud, si beau »30. Alors que ces quelques mots sont genèse de ce qui deviendra pleine conscience de soi, ils annoncent, dans leur caractère mondain et frivole, un rapport de soumission à la langue et à l’autorité qu’elle représente. Dans sa fonction phatique, l’incipit révèle ce que la langue ne peut pas faire, ou ne pas encore faire, et met alors l’accent sur les points communs entre actes de paroles et actes en général. Cette venue à la parole passe par la volonté de demeurer inaperçu et de sombrer dans le silence, car, dit Mylène, « c’est bien ainsi, ce silence, ce temps qui coule sans bruit, sans heurt »31. À de multiples reprises, la narratrice s’autocensure, et laisse les discours officiels surveiller et brider sa narration. Elle maîtrise son récit afin d’émettre uniquement les mots « qu’il faut retenir. Je le sais, j’ai compris. Calme et doux. Pas de vacarme, surtout »32. Un peu plus tard, elle se convainc de « ne pas faire d’accroc, non, surtout pas. Rester à sa place. Assise, dos rond »33. Ainsi la langue, loin d’être de l’ordre de l’affectif, se présente plutôt comme outil de domination et de pouvoir, un pouvoir social qui, au lieu de libérer l’expression, la réprime : « Il y a tous ces mots dans ma gorge. Mes mots à moi. Les mots des autres, aussi, de tous ces autres, perfusés dans mes veines, enfoncés dans ma bouche »34. Dans une des premières dénonciations non retenues qui se transforment rapidement en véritables logorrhées verbales, Mylène crie toute sa rage jusque-là latente.
Ma langue bat à vos oreilles rouges. Ma langue qui siffle. Sangsues qui sucent votre sang jusqu’à l’os. Langue de vipère. Sale langue de vipère. Sale merde. Je ne suis qu’une merde35.
Ces premières tentatives de transgression sont vite réprimées par une langue disciplinaire et son retour répressif comme outil de contrôle qui maintient la femme dans « l’obscurantisme et le mépris d’elle-même par la grande poigne parentale-conjugale-phallogocentrique »36. Cependant, sa déclaration suivante « je ne suis qu’une merde. Une merde qui vous emmerde »37 – qui n’est pas sans rappeler la réaction d’Aimé Césaire face à ses interlocuteurs racistes38 – révèle, par un retournement sémiotique, l’appropriation d’une langue comme outil de résistance à travers laquelle l’écriture est alors envisagée comme possibilité même du changement. Marginalisée, la narratrice puise dans l’humiliation pour s’affirmer et fait de son statut de minoritaire le lieu « désintégré de sa participation, sinon originelle, du moins originale, à la parole »39.
Alors que, dans un premier temps, la parole indéterminée et les décrets du silence envahissent son expression, la narratrice essaime au fil de son récit de nombreux dispositifs qui laissent entrevoir une logique autre, un réel menacé d’incertitude qui n’existe pour l’instant que dans l’écriture cryptée. Ce que cette image cryptée met en jeu, c’est non seulement la nécessité d’occulter dans un système autoritaire, mais elle dévoile également à demi-mots une configuration singulière, alternative de la réalité, celle de ce « Moi, moi, moi, moi d’abord »40 que Mylène s’efforce péniblement de contenir et de mettre en mots simultanément.
Ce que l’on pouvait jusqu’à présent concevoir comme répétition, se révèle potentiellement être une reprise, ainsi que la conçoit Kierkegaard : « la répétition comme telle n’existe pas »41. Ce retour constant, envisagé comme reprise, implique en même temps un subtil décalage, une initiative et suggère la reconfiguration en silence, issue du geste voulu et assumé. De la répétition basée sur les facilités que donnent le langage et son matériel abstrait, naît un dédoublement intellectuel dans lequel Mylène passe à l’état de connaissance et crée un décalage. Le travail même de l’écriture, dans la réflexion et la distance critique qui le constituent, indique un nouveau chemin, et sans grand apparat éthique, dessine une initiative radicale, la puissance de la conscience qui se démarque du geste répété et le reconfigure. Plutôt que répéter, Mylène reprend et inscrit dans ce faible écart sémantique le chemin vers une seconde vie. Alors condamnée à répéter la monotonie de sa vie, dans laquelle « rien ne bouge », où « le temps […] coule sans bruit, sans heurt » vers un état de passivité et d’apathie extrêmes dans lequel Mylène souhaite « s’allonger, ne plus marcher, non, ne plus courir »42, la narratrice fait le choix d’embrasser l’exhortation de Cixous et s’engage dans l’écriture pour
ne pas laisser la place au mort, pour faire reculer l’oubli, pour ne jamais laisser surprendre l’abîme. Pour ne jamais se résigner, se consoler, se retourner dans son lit vers le mur et se rendormir comme si rien n’était arrivé : rien ne pouvait arriver43.
Liberté
L’illusion inhérente au paradigme linguistique ne signifie pas abandon du paradigme car c’est bien dans l’écriture que se réalise la libération. Le référent s’obscurcit pour réapparaître ou apparaître autre, ainsi que le suggère la polysémie du titre même du roman dans lequel un glissement s’opère entre la conception conventionnelle des espaces insulaires comme espace paradisiaque, un paradis bleu, et la négation de ce même espace, le paradis blues, véritable chant langoureux qui passe par la tristesse et masque la désespérance.
Cette relation délicate avec le référent signale l’importance primordiale accordée au langage, à l’écriture qui demeure le moyen le plus propice pour démanteler le logos patriarcal et de ce fait, l’oppression sociale et culturelle des femmes. La critique radicale de la pensée totalisante passe par le mode de l’enchevêtrement, de la prolifération et de la disjonction. Ainsi que l’affirme Achille Mbembe dans un entretien avec Sylvain Thévoz :
c’est à partir de ces lieux d’intersection, mais aussi de frictions, voire de collisions que se tissent les nouveaux assemblages et qu’opèrent les nouvelles circulations. C’est là que s’invente une nouvelle imagination sociale, de nouvelles manières de se relier à soi et d’habiter le monde44.
Dès les premières lignes de la narration, Mylène s’attarde sur ce prétendu paradis, et tout ce ciel bleu qui « l’entoure au-dessus de sa tête » et qu’elle compare à une cloche. « Une cloche bleue. Certains appellent ça le paradis. Pourquoi pas ? »45. Un peu plus tard, la sensation est plus oppressante, le sens de l’urgence plus aigu.
Il fait chaud sous une cloche. Où que l’on tende les yeux, ces parois qui perlent de sueur, ces parois qui se troublent, s’embuent. Ces parois qui ne laissent plus passer le regard. Qui engluent la vue. La vie46.
Isolée dans cet espace géographique, culturel et conceptuel dans lequel elle a été enfermée en tant que femme subalterne, la narratrice, en fin de narration, véritable quête libératoire à travers l’écriture, affirme « c’est sûr, je n’attendrai pas plus longtemps. Ce soir je fracasse la cloche »47. Évoquant ici l’institution patriarcale et l’exiguïté insulaire qui étouffent et emprisonnent la narratrice, l’ambiguïté du référent « cloche » nous autorise un glissement sémantique de l’espace physique vers la personne, en général une femme maladroite et stupide. Sa volonté de fracasser la cloche pour obtenir sa liberté indique que la libération est acquise non pas en se détachant d’un espace physique exigu, l’île, mais bien dans une sorte de véritable violence épistémique contre le discours même qui structure sa réalité et sa propre identité, fracassant de ce fait l’auto-inimitié héritée des idéologies patriarcales.
Après son mariage avec « un bel homme du quartier », Mylène décrit un repas de famille au cours duquel les invités discutent de sa sexualité et de la nécessité d’être rapidement en voie de famille « depuis le temps qu’on attend ça »48. Leurs discussions sont également parsemées d’interjections : « Dis-donc arrête de boire dans mon verre » dit l’un, « passe moi la dinde » dit l’autre. Cet oiseau qui est, remarque un membre de la famille, « à point cette année car dans la famille on aime la chair bien tendre et bien vigoureuse »49, fonctionne également comme référence à une femme bête, sotte. Cette reconfiguration nous permet non seulement de comprendre le rôle de la femme comme viande à consommer, mais comme personne qui, manquant de jugement, se laisse traiter comme « une oie qu’on gave, qui enfle, qui enfle jusqu’à vomir »50. L’oppression et l’exiguïté ne viendraient donc pas que de l’extérieur mais d’une invisibilité engendrée de l’intérieur, véritable anémie du sujet créateur retournant sur lui-même les discours qui construisent l’Autre et le maintiennent dans l’altérité.
C’est donc dans la précarité du sens, dans son instabilité, que la narratrice trouve une première articulation de son Moi, de son identité où l’exercice de la parole reste une forme d’intervention très ambiguë. Cependant, l’écriture gagne sur le silence, sur l’aphasie. La pensée se cherche, bien que n’étant pas encore solidifiée. Elle est faite de tâtonnements, avant que ne soit révélée toute sa violence et elle laisse entrevoir l’exiguïté comme le résultat d’une position mentale et de discours hégémoniques.
La libération passe donc par la langue ou plutôt la nécessité de la transformer pour laisser s’échapper, comme le mouvement inévitable de la marée, « les mots [qui la] sauvent » et qui la « placent dans la vie. Intensément »51. La narratrice s’insère dans l’ordre symbolique du langage par la pratique d’une écriture qui s’efforce de déplacer la logique aristotélicienne qui fixe le sens et domine la syntaxe.
L’écriture sombre aussi souvent dans l’invective et la violence verbale. La narratrice tente ainsi de fracasser les cloisons qui l’emprisonnent dans un soliloque sans issue, en alignant des quantités assez vertigineuses de sacres de toutes sortes. La violence déchaînée emporte non seulement les conventions sociales et les valeurs humaines mais aussi le langage en tant que code partagé par la communauté.
Une telle écriture ouvre un nouvel espace de la représentation qui s’articule à travers des dispositifs ouverts à la logique versatile des jeux de mots, assonances, et autres associations d’idées. Ces bifurcations constantes, cette volonté d’opacifier les significations offrent un regard discret et subreptice sur la cohésion d’un monde conçu et perçu différemment.
Traîne-la-rue, traîne-savate, traîne-misère, et toi, tu l’as vue ta gueule ? Arrache. Arrache. Tire plus fort. Seigneur, qu’as-tu fait ? Seigneur. Rien. Rien. Je vous jure. Personne ne t’a vue, personne ne saura, nuit d’encre, sang d’encre, où étais-tu, je me suis fait un sang d’encre pour toi52.
Pour un temps, l’écriture est emportée par le flot des mots, par une logique autre qui demeure étrange, étrangère, un liquide visqueux qu’aucun encadrement ou hiérarchie ne contrôle, qui absorbe et engloutit le lecteur alors qu’elle laisse sourdre une voix trop longtemps contenue.
Et puis les autres [mots] suivent, entraînés par leur poids, par le mouvement de toute cette masse qui se presse, impatiente, contre les portes de mon palais. Mari. Cyclone. Croix. Bébé. Quand. Ventre. Pourquoi. Fille. Comme ça. C’est pas comme ça. C’est pas comme ça une fille. Une fille. Une femme. Sort. C’est ton sort. Supporter. Supporter. Tu dois supporter. C’est ton sort de supporter. Finir. Vieille. Vieille fille. Tu vas finir vieille fille. Dieu. Mon Dieu, Pourquoi. Pourquoi mon Dieu ?
En cascade, en avalasse, ils coulent, déboulent, déferlent, inondent l’air et le sol53.
La pensée se cherche, tâtonne, évolue, progresse et gagne en maturité sous la relation intime entre la narratrice et les mots « qui jouent de leur corps pour glisser les premiers sur [ses] lèvres »54. L’écrit n’est plus porteur modeste d’une pensée inerte et accomplie mais révèle plutôt l’intrication et l’interaction entre ces deux domaines d’activité « écrire » et « penser. » L’entrée dans le monde de l’écrit se révèle essentielle au développement de Mylène et condition de possibilité de sa subjectivation. Le rapport dialogique entre écrit et pensée fait de l’écrit un véritable outil psychologique permettant de ciseler le développement intellectuel et psychique du sujet. La transformation de Mylène s’opère dans l’écriture et sa potentialité réflexive.
Le texte, subrepticement, bascule dans une écriture poétique qui transforme la souffrance de la femme minoritaire en violence régénératrice. Apparaît ainsi un nouvel espace, celui du texte qui n’est pas simple réitération du langage mais véritable acte de parole. Dans cet espace, les silences et les chuchotements des femmes peuvent s’articuler en mots et en phrases. Dans cet espace exigu et précaire s’opère la transition de la passivité à un rôle actif, de la voix basse chuchotée à une voix éclatante, de l’anonymat à l’identité.
La polysémie de la langue, organe physique et système linguistique, qui n’est pas sans rappeler le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire où « le suicidé s’est étouffé avec complicité de son hypoglosse en retournant sa langue pour l’avaler »55, atteint son paroxysme lorsque le lecteur découvre la raison de l’internement de Mylène dans un hôpital psychiatrique où les docteurs la gardent, l’enferment, car
elle est folle. Tenez-la bien à l’œil. Faut pas la laisser sortir. Elle serait capable de répéter ce qu’elle a fait à sa mère. Arracher sa langue, vous vous rendez compte, arracher la langue de sa mère. Sur son canapé mortuaire. Certaines personnes ne respectent rien. Le sang, le sang qui s’est répandu, paraît qu’il était noir, mais noir d’encre56.
Cette langue, qui évoque l’organe énorme que Mylène avait vu sur l’étal d’un boucher, mais aussi le système linguistique et le statut dans lequel ce système l’emprisonne, « étouffait [sa mère], la poussait à ruminer, toujours, les mêmes mots, les mêmes rancœurs »57. C’est donc dans l’intention de libérer sa mère, et dans le même mouvement de se libérer de la mère à travers ce geste castrateur, qu’elle lui arrache la langue de la bouche qui laisse alors s’échapper cette encre noire composée, on peut le deviner, « des mots, des mots, des mots fétides et pleins de fièvre. Des mots qui fouaillent et qui fustigent. Des mots violents, des mots vengeurs »58. La description est ici révélatrice du pouvoir du langage sur le corps des femmes, ce corps dont elles ont été éloignées, nous rappelle Hélène Cixous, aussi violemment qu’elles l’ont été de l’écriture. La coulée noirâtre qui s’échappe du corps de la mère est symptomatique de « l’énormité du refoulement qui les a maintenues dans ce “noir” qu’on essaie de leur faire reconnaître comme leur attribut »59. Le corps est bien présent, mais c’est un corps intoxiqué par les mots accumulés et qui révèle un état proche de l’hystérie où les femmes sont condamnées à errer « en rond dans l’étroite chambre à poupée où on les a bouclées ; où on leur a fait une éducation décervelante, meurtrière »60.
Une fois l’acte de castration accompli, Mylène se sent alors « légère, soudain. Légère et forte. Toute impuissance bue »61 et peut enfin dire ce dont elle rêve. La narratrice transforme sa folie furieuse en discours heuristique sur le monde dans lequel elle refuse d’être figurante et fait la promesse d’ouvrir
grand la bouche pour que les mots cascadent et résonnent. Avec eux, je dirai ces îles que nous portons en nous. Ces îles que nous sommes. Et je chanterai notre dérive, un peu désordonnée sans doute, mais impatiente, mais obstinée, notre dérive volontaire pour recréer, au milieu de tout ce bleu, le continent rêvé62…
C’est donc par le langage et le courage de l’imaginaire que la narratrice transforme le déchirement en solidarité et que l’espace insulaire exigu peut être alors envisagé comme continent rêvé. Si la narratrice abandonne les oripeaux d’un système oppressant, elle s’engage dans la parole,
la parole prise pour se défaire de la gangue du silence ou des discours établis. Se délester de toutes barrières de protection comme d’une encombrante armure de chair et se mettre à nu, violemment, courageusement, dans sa vérité trop longtemps tue63.
N’oublions pas, cependant, que ce récit libérateur trouve son origine dans les confins de l’hôpital psychiatrique qui n’offre qu’une sécurité limitée puisque marquée par l’exclusion sociale. Cette précarité, celle de la langue et de l’espace de l’énonciation, fait écho à l’inquiétude persistante de l’auteur qui bute toujours sur « l’insuffisance des mots » et qui sait « qu’à l’autre bout, la page ne pourra prendre vie que loin de soi, entre les mains et sous les yeux de celui ou de celle qui, un jour peut-être, lira »64.
C’est donc grâce à l’expérience de cette exiguïté comme « déni d’accès à l’Être et aux discours ontologiques »65 que l’écriture de Shenaz Patel et des autres intellectuels de l’océan Indien se révèle propice à l’élaboration de nouvelles épistémologies et de nouvelles façons d’habiter le monde. Ainsi, l’écriture sublime les tensions purement locales et circonstancielles du récit et dévoile ce qui est en fin de compte « le savoir de la résistance »66, un savoir qui puise dans la précarité et la vulnérabilité toute son énergie créatrice, orphique. « La littérature évolue toujours au creux de lieux sombres, chargés d’ambiguïtés, où par-dessus tout la menace de l’exclusion guette »67 remarque François Paré, qui considère que ces littératures transforment « le déchirement en solidarité » et mènent vers « une vision tolérante, plurielle de la littérature et de la culture en général »68.
La situation précaire dont souffrent les cultures minoritaires ouvre potentiellement vers une vision privilégiée et renouvelée du savoir par leur
disponibilité plus grande, [leur] capacité accrue d’adaptation à la genèse de tout savoir, [leur] participation active soutenue par le désir d’être Autre, aux luttes fragiles pour l’émergence du savoir69.
Et Paré de conclure :
Et ce savoir-là ne serait nullement le produit de la belle arrogance dont l’histoire des discours culturels dominants est enrobée ; il naîtrait plutôt de la disjonction, de la stupéfaction désirante où la connaissance de l’Autre nous aura jetés. C’est en cela pure mise en disponibilité de l’esprit à l’égard du microscopique et de l’invisible70.
Ainsi, ancré dans l’exiguïté de l’espace insulaire, Paradis Blues, tout comme les autres romans de Patel, expose, à travers la narration de personnages féminins, l’exploitation des plus démunis, leur marginalisation et leur aliénation dont se repaît le système hégémonique néolibéral et « souligne, […] l’exploitation des problématiques du global dans le local de ces littératures »71. Que ce soit dans les tâtonnements langagiers d’une enfant de onze ans (Sensitive) ou la verve plus assurée d’un professeur de français (« Ille était une fois »), ces narrations évoluent sous la pression d’un système précaire et mettent en exergue les limites et les moyens de contrôles imposés sur l’espace féminin. Les œuvres de la marge dénoncent un monde en déclin qui persiste et témoignent, dans la fragilité et la précarité, de toute la vitalité d’une parole tenace qui vibre à travers les allégories de la rupture et du changement.
Le roman de Shenaz Patel raconte le courage dont il a fallu faire preuve, ce départ fantastique pour briser l’étau et crier « plus jamais »72, « pour sortir de la cloche bleue. Partir. S’envoler »73 et devenir ainsi le symbole d’une violente libération. Se profile alors cet espace utopique, lieu, ou non-lieu, qui simultanément critique la société et énonce un autre monde possible tout en étant cependant fortement marqué par le doute.
Utopie
Si l’utopie propose un modèle de société gérée autrement, elle suppose la part active du lecteur qui est amené vers l’engagement, vers une nouvelle conscience par le travail de l’imaginaire qui le libère de l’ordre logique du réel. Un tel exil dans le littéraire permet de rompre le cercle redoutable et appauvrissant de la répétition et donne vie à une écriture dont le souci principal réside dans tout son potentiel et ses qualités génératives.
Dans cette prise de parole délinquante, la narratrice « [est] en vie » et ne peut pas mourir. « Les mots la sauvent. Les mots la placent dans la vie. Intensément »74. Loin des dogmes immuables de systèmes agonisants s’ébauchent une liberté nouvellement acquise et une imagination sociale qui inspirent une manière d’habiter le monde dans lequel la narratrice est :
Libre. Libre enfin.
Libre d’aller et de venir.
De vouloir ou pas.
De marcher.
De rentrer tard ou tôt.
De manger par terre ou au lit.
De s’allonger en pleine journée.
De sortir de la nuit.
De ne rien faire que regarder courir les fourmis ou paître les nuages.
Libre de tout75.
Dans cette liberté retrouvée, loin des diktats d’une société qui s’essouffle et étouffe les plus démunis, loin « de la gangue du silence ou des discours établis »76, la narratrice « libre, libre enfin » peut alors formuler ce dont elle rêve et fracasser la cloche. Le caractère utopique réside d’abord dans l’apparition de ce bonheur promis que Mylène entrevoit ainsi
Des lits profonds où nous ferons l’amour et dormirons longtemps
Des matins de ciel clair et de tendresse infinie,
Des jarres d’eau fraîche pour réveiller nos peaux.
Des rires d’enfants et des babils d’oiseaux.
Des ciels à perte de vue où caravanent les nuages.
Des soirs de soie qui osent la caresse.
Des routes baignées de lune à prendre par hasard.
Des nuits de musique et de danse jusqu’au vertige.
Des mondes à reconstruire de nos mains nues.
De l’amour, de l’amour à pleins poumons77.
Alors que la connaissance de soi demeure le motif premier de l’écriture de Paradis Blues, ce récit dévoile un rapport étroit entre l’histoire prophétique individuelle et celle du monde tout entier. La narration de Mylène sublime les tensions purement circonstancielles pour créer une narration qui dépasse ce qui se joue au niveau local et déploie toute sa signification à un niveau essentiel et trans-humanitaire. Alors que le texte conteste l’ordre social et ses structures hégémoniques de distribution des idées, il élabore parallèlement ce qui pourrait être un autre monde, un espace utopique. Le lecteur, dérouté, s’évertue à identifier une pensée et des symboles reconnus et finalement, est conduit à se libérer de l’ordre logique du réel. Véritable catharsis, l’écriture est entêtée, libératrice et dénonciatrice.
Avec les ongles cassés, les ongles têtus des mots, j’irai là où se referment les plaies.
Là où se tissent les liens.
Là où s’ouvrent les routes.
Avec mes voilures de mots, j’appareillerai78.
Shenaz Patel déploie une écriture qui nous plonge dans la fonction primordiale de la littérature qui, loin d’être un sanctuaire dans lequel l’écrivain s’isole, cicatrise, confronte, embrasse et propose un autre monde dans de sublimes envolées lyriques. Cet autre monde, issu d’une perspective subalterne, implique, dans sa transformation des structures de la connaissance, un projet politique de décolonisation du savoir comme ingrédient crucial dans la démocratisation des relations locales et mondiales. Ces nouveaux espaces d’énonciation, dans leur fragile ténacité, non seulement formulent « la contingence irrémédiable de la pensée occidentale en déclin »79 mais revendiquent une esthétique alternative puissante et une herméneutique politique, toutes deux issues de l’expérience de la vulnérabilité et de l’exiguïté.