« Rendre sensible »1. Quelques réflexions à propos de Les Enfants de Troumaron2

Mar Garcia

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Mar Garcia, « « Rendre sensible ». Quelques réflexions à propos de Les Enfants de Troumaron », Tropics [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 20 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/766

Le cinéma mauricien foisonne de créativité et de nouveaux talents, autodidactes pour la plupart, qui s’essaient à mettre en images leurs réalités et leurs inquiétudes en s’éloignant des images exotiques des tour-opérateurs3. Les cinéastes mauriciens sont en train d’élaborer dans leurs travaux un nouvel imaginaire insulaire qui vient contester le fonctionnement normé et sécurisé de l’enclave touristique, invention publicitaire sur fond de spéculation financière4. Manifestant un enthousiasme à toute épreuve et malgré les nombreuses difficultés techniques et budgétaires qu’ils doivent affronter, les jeunes réalisateurs mauriciens montrent dans leurs travaux que Maurice est bien plus qu’un plateau de tournage à ciel ouvert convoité par les réalisateurs indiens. La déconstruction des discours touristiques n’a d’égale que la fierté avec laquelle ces metteurs en scène explorent leur île, avec une préférence affichée pour les milieux populaires et pour les existences modestes, pour les petits ou les grands soucis quotidiens du citoyen lambda, confronté à des difficultés d’ordre économique, social ou affectif largement partagées, au-delà des spécificités culturelles, par tous ceux qui font les frais d’un système dont la continuité repose sur leur exclusion. En écho aux processus de réification et de dépersonnalisation observés dans le roman mauricien, qui trouvent leur source dans les traumatismes de l’Histoire, vient s’ajouter maintenant une modalité de biopouvoir qui normalise l’état d’exception. Si l’empressement utopique avec lequel Hard et Negri célèbrent les potentialités révolutionnaires de la multitude comme sujet politique capable de battre l’Empire5 a suscité des réserves légitimes, il est indéniable que nous assistons à la création de nouvelles formes de solidarité entre les laissés-pour-compte de la res publica.

Dans l’actuel contexte d’entrepreneurisation de la société, il est capital de prendre acte de ce double processus. Or, si les films mauriciens déploient une rhétorique de la fraternité qui contribue à cimenter une société pluriethnique et très hiérarchisée, le refoulement du conflit est révélateur de la fragilité d’une conciliation sociale basée sur une nette séparation entre discours publics et discours privés. L’absence du conflit et plus largement de la violence dans les films mauriciens contraste en effet avec la place importante que les textes littéraires réservent à la violence. À la différence de la littérature, l’écran semble peu enclin à montrer cette dernière. Non pas que ces films fassent l’impasse sur la réalité – il s’agit avant tout d’un cinéma du quotidien – mais que les réalisateurs adoptent majoritairement un ton décalé, humoristique ou poétique, parfois teinté d’ironie, veillant scrupuleusement à ne pas traverser la ligne rouge de la confrontation ouverte et de la polémique.

Cette occultation de la violence à l’écran mérite que l’on s’y arrête. L’autre de la violence, à la fois collectif et individuel, qui reste à construire, non représenté (car absent aussi bien des discours institutionnels de l’État-Nation que des discours spécifiques aux différents groupes qui s’affrontent dans une lutte d’influence), n’est pourtant pas tout à fait irreprésentable, ainsi qu’en témoignent de nombreux romans mauriciens.

Il ne s’agit pas de mesurer un cinéma émergent à l’aune d’une littérature reconnue et légitimée, encore moins de tomber dans une violence méthodologique en faisant confluer les différentes expressions artistiques vers des préoccupations identiques afin de préserver la cohérence d’un objet d’étude, le monde insulaire, particulièrement perméable à la modélisation. Pourquoi le cinéma mauricien devrait-il finalement intégrer la violence explicite dans son répertoire ? Ce qui peut être écrit et lu devrait-il aussi être filmé et vu ? Bien que les mots soient rarement à la hauteur des violences qu’ils décrivent, nous n’avons que le dire, cet instrument imparfait et toujours insuffisant pour aller à la rencontre de notre propre altérité. Or, qu’en est-il des images ?

Kracauer avait compris le premier l’idonéité du cinéma pour représenter l’horreur et l’angoisse. Connu pour son histoire psychologique du cinéma allemand et son analyse des signes annonciateurs de la montée du nazisme, le sociologue compare le cinéma au bouclier dont se munit Persée pour combattre Méduse, la Gorgone au regard pétrifiant. En se servant du bouclier, poli comme un miroir, pour voir l’image réfléchie de Méduse, Persée évite de regarder directement le monstre et parvient à lui couper la tête. Comme le héros mythologique, le spectateur de cinéma peut devenir à son tour l’« observateur conscient » de l’horreur sans être dépassé par les affects6. Bien qu’issue d’un contexte éloigné de la spectacularisation actuelle de la violence, la métaphore de Kracauer demeure valable pour penser le rôle du cinéma dans les processus de résilience nécessaires pour sortir du déni de la violence. Le cinéma propose un regard sur le réel qui n’est pas le réel mais qui contribue à le structurer. C’est en vertu de ce pouvoir structurant du réel que le cinéma peut combattre les fantasmes de l’histoire et les « visions » qui s’emparent des individus et des collectivités7. Ce regard sur le réel ne saurait donc faire l’impasse sur la violence.

Bien qu’ayant été tourné à Maurice, Les Enfants de Troumaron ne s’inscrit pas dans le registre des films locaux. Harrikrisna Anenden est un réalisateur mauricien expérimenté dont la carrière s’est déroulée à l’étranger et qui porte un regard particulier sur son pays. Comme La Cathédrale (2006), Les Enfants de Troumaron est une adaptation d’une fiction d’Ananda Devi, Ève de ses décombres8, titre emblématique de l’écriture à la fois violente et poétique qui a valu à l’auteur une reconnaissance internationale. Le choix du roman Ève de ses décombres constitue, en soi, une prise de position en faveur d’une parole indocile. Anenden se livre à un exercice risqué et courageux : ouvrir la boîte noire de la violence à l’écran. En rupture aussi bien avec la spectacularisation de la violence
– directement proportionnelle à l’évidement des formes de la conflictualité politique9 – qu’avec l’évitement de celle-ci, ce film ouvre un espace où le conflit peut enfin être pensé. À égale distance de l’affrontement aveugle et de son double inversé, le déni, la mise en images et en mots du conflit constitue la meilleure des contributions que peut apporter le cinéma à la construction d’une communauté.

Si le cri de rage des jeunes de Troumaron fait écho à celui des oubliés des banlieues en France ou ailleurs, l’inscription de la violence dans le film a une valeur fondatrice qui mérite d’être soulignée : « Je ne veux pas faire partie de ceux qui réveilleront le volcan. Cette île est née d’un volcan. Une éruption, cela suffit », écrit Sadiq/Sad juste avant la tragédie finale10. Pourtant, cette inscription rend possible le travail de dialectisation du sensible dont se réclamait Walter Benjamin lorsque, comme Ève, Sad, Savita et Clélio, on appartient à la communauté des « non-appartenants »11. Ce travail appartient autant aux réalisateurs qu’aux spectateurs. Comme l’écrit Didi Huberman à propos du Livre des passages : « Quand l’humanité ne se frotte pas les yeux – quand ses images, ses émotions et les actes politiques ne se voient divisés par rien – alors les images ne son pas dialectiques, les émotions sont “pauvres en contenu” et les actes politiques eux-mêmes “n’engagent aucun avenir” »12.

Mettre en images ce travail n’est pas le moindre des mérites du film Les Enfants de Troumaron.

Mar Garcia. Plusieurs années se sont écoulées entre la réalisation de votre premier film de fiction, La Cathédrale (2006), et Les Enfants de Troumaron (2012) dont la thématique et la facture sont assez éloignées. En signant ce film, vous avez fait acte de la possibilité et de la nécessité de mettre la violence en images afin de démanteler ses mécanismes insidieux. Pourquoi avoir décidé de porter à l’écran Ève de ses décombres ? Y avait-il d’autres textes d’Ananda Devi en concurrence avec celui-ci ?

Harrikrisna Anenden. Je vais commencer par la deuxième partie de la question : oui, il y avait un autre texte sur lequel nous avions commencé à travailler. Il s’agit du Voile de Draupadi13. Mais après la publication d’Ève de ses décombres, le thème de ce roman nous a semblé plus universel, et comme le roman avait reçu plusieurs prix et avait été remarqué, nous avons pensé que nous pourrions peut-être avoir plus de fonds. Ce qui n’a pas vraiment été le cas !

Mar Garcia. Avez-vous dû faire face à des difficultés semblables dans les deux cas ?

Harrikrisna Anenden. Il y a de nombreuses difficultés à tous les niveaux dans la réalisation d’un long-métrage de fiction, même si on avait les moyens nécessaires. Les deux films, La Cathédrale et Les Enfants de Troumaron ont présenté des difficultés d’ordre différent. Ce deuxième film était un projet beaucoup plus ambitieux, surtout dans un pays où il n’y a pas d’industrie cinématographique. C’était un film plus coûteux avec beaucoup de personnages, des lieux de tournage différents, des décors importants et aussi des scènes compliquées comme lorsque la bande va casser les vitrines des magasins et brûler les voitures. Il y avait aussi de nombreuses scènes de nuit. La Cathédrale était basée sur une nouvelle, tandis que Les Enfants de Troumaron est l’adaptation d’un roman, et cela se voit.

Mar Garcia. Pourquoi avez-vous choisi des acteurs majoritairement non-professionnels ?

Harrikrisna Anenden. Premièrement, il n’y a pas d’acteurs de cinéma professionnels à Maurice, nous n’avions donc pas tellement le choix. Par ailleurs, s’il nous avait fallu des professionnels, nous aurions dû engager des acteurs étrangers, ce qui aurait coûté beaucoup plus cher. Nous avons préféré faire le pari d’utiliser des non-professionnels mauriciens, ce qui nous a permis de donner une chance à des Mauriciens de jouer dans un film (un pari qui a marché, car nous sommes très contents du résultat). À mon avis, il y a des avantages et des désavantages dans les deux cas de figure, professionnels ou non professionnels. C’est un avis très subjectif, mais je suis convaincu que je peux obtenir davantage d’acteurs non professionnels.

Mar Garcia. À la différence de l’écrivain, le cinéaste doit négocier en permanence avec des contingences matérielles (budget, difficultés techniques, équipe humaine, etc.). Au cours de cette négociation, vous avez sans doute été confronté à des choix difficiles. Pouvez-vous commenter quelques-uns de ces choix ?

Harrikrisna Anenden. Bien sûr, il y a des choix difficiles, surtout si le réalisateur est aussi le producteur du film ! Notre société de production a financé aux deux-tiers le budget du film. Nous avons utilisé nos économies pour faire ce film. Cela signifie que dès le début, y compris au moment de l’écriture du scénario, le facteur coût a été une considération importante, on ne pouvait pas se permettre des effets trop élaborés et nous avons dû « sacrifier » certains aspects du scénario pour des raisons de budget. Par exemple, nous voulions que les dernières scènes du film se passent sous la pluie. Mais cela aurait entraîné des éléments logistiques qui, bien qu’ils soient courants dans de nombreux films, auraient augmenté la complexité du tournage de ces scènes. Les scènes de casse, si nous avions disposé d’un plus gros budget, auraient été plus nombreuses, il y aurait eu plus de voitures brûlées, etc. Nous aurions voulu une sorte de tempête de vent lorsqu’Ève et Sad se revoient après la mort de Savita, ce qui nécessitait seulement un ventilateur adapté pour des effets de vent, des feuilles sèches, etc. Ce n’est pas compliqué. Mais cela aurait été un coût additionnel que, bien qu’il ne soit pas excessif, nous ne pouvions nous permettre. Évidemment, ces éléments – pluie, vent – auraient apporté quelque chose à l’ambiance de ces scènes, auraient accentué l’émotion de ces scènes, mais nous ne disposions ni de la logistique, ni de la main-d’œuvre nécessaires pour rendre ces effets réalisables.

Mar Garcia. Mais tous vos choix ne répondent pas à des difficultés d’ordre pratique. Le film n’est pas une adaptation plus ou moins fidèle, mais plutôt une réécriture réalisée à six mains. L’autonomie du film par rapport au texte littéraire s’affirme d’abord dans le scénario, dont les différences de tout ordre avec le roman sont notables, puis dans votre interprétation de ce scénario. Vous évitez par exemple les scènes de sexe ou de violence physique (Ève battue par son père) explicites. On retrouve pourtant dans votre film l’intensité du roman et vos images ne laissent pas indifférent, elles interpellent le spectateur. Craigniez-vous de donner la violence en spectacle, comme un divertissement ?

Harrikrisna Anenden. Il y a peut-être deux, quatre ou six mains, mais surtout, il y a trois cerveaux ! Il y a eu plusieurs versions du scénario, au début plus proche du roman, puis à chaque version, s’éloignant un peu plus pour donner au film son autonomie. S’agissant des scènes de sexe, nous savions qu’il fallait être très vigilants, trouver le juste milieu entre montrer et suggérer, tout en créant le malaise et la violence sous-jacente. Nous savions qu’il n’y aurait pas de scène de sexe explicite. Nous voulions montrer Ève de dos, enlevant ses propres sous-vêtements. Mais au moment du tournage, elle a eu beaucoup de difficultés à tourner cette scène. Nous n’avons pas voulu lui imposer quoi que ce soit, car il y avait d’autres scènes plus importantes telles que le rasage des cheveux. Nous avons donc suggéré la scène, tout en laissant bien comprendre qu’elle sait ce qu’elle fait. Elle manipule aussi le professeur, le poussant à franchir une barrière qu’il n’aurait peut-être pas franchie.

Je ne pense pas que montrer explicitement les coups du père sur Ève aurait apporté plus ou rendu le film plus puissant. Sharvan a fait le choix de filmer cette scène avec la caméra au ras du sol, en voyant Ève à travers les jambes du père qui est penché sur elle de manière menaçante, et c’est beaucoup plus puissant. De ce fait, la violence est présente dans toute la scène, mais on la ressent plutôt qu’on ne la voit. C’est très efficace et plus poétique.

Mar Garcia. Votre film est le fruit d’une codirection avec votre fils Sharvan. Quels ont été vos rôles respectifs dans la réalisation de ce film ?

Harrikrisna Anenden. Nous avons tous les deux travaillé de manière personnelle sur le film. Nous avons réalisé différentes scènes du film, ce qui permettait à chacun d’apporter sa liberté et sa vision. Nous venons de deux écoles différentes et nous appartenons à deux générations différentes, mais à la fin, cela a marché, cela a donné un dynamisme particulier au film. Par exemple, il a réalisé toutes les scènes de la fin et je crois que cette explosion chez les jeunes était quelque chose qu’il comprenait parfaitement et qu’il pouvait exprimer. Les scènes de la cité où la police arrive pour arrêter Clélio, c’est moi qui les ai réalisées, et là je pense que le côté réaliste et l’aspect documentaire marchaient bien. Mais ce que Sharvan a apporté à ce film est formidable, il a énormément travaillé avec Roshan Hassamal pour son personnage de Sad, il a travaillé avec les principaux acteurs et a fait preuve d’une grande maturité et d’une véritable vision artistique.

Mar Garcia. Vous vous réclamez du néoréalisme et du cinéma-vérité. Quels sont les réalisateurs et les films (de ces courants ou d’autres) qui vous ont le plus influencé ?

Harrikrisna Anenden. Parmi les réalisateurs que j’admire le plus, il y a Vittorio de Sica, Satyajit Ray, Rossellini. J’ai ressenti l’influence de la Nouvelle Vague française avec Godard, Truffaut et ceux de cette génération, et c’est toujours le cas ! Il y en a d’autres, bien sûr.

Mar Garcia. Les délinéaments entre les séquences purement fictionnelles et celles filmées dans la ville, plus perméables au style du cinéma-vérité, que l’on pouvait observer dans La Cathédrale ont disparu dans Les Enfants de Troumaron. Les transitions entre les plans généraux et les panoramiques de la cité NHDC de Baie-du-Tombeau et ceux qui mettent en présence les personnages principaux sont plus fluides et subtiles. Que reste-t-il dans ce film du réalisateur de documentaires ?

Harrikrisna Anenden. Comme dans toute profession, il y a une progression, une évolution – on naît, on commence à marcher à quatre pattes, puis debout, et finalement on court ! Je pense donc qu’il y a eu une progression entre ces deux films, et peut-être que les parties plus proches du documentaire et celles plus directement issues de la fiction se sont mieux intégrées dans Les Enfants de Troumaron que dans La Cathédrale. Le fait qu’il y ait deux réalisateurs a aussi contribué à cette fluidité. Sharvan appartient à une école beaucoup plus proche de la fiction, avec une mise en image travaillée qui se différencie du documentaire. Mais il reste que le cadre fait partie de l’histoire et vice versa. D’ailleurs, quelle est la différence entre la fiction et le dcumentaire ? Dans la fiction, il y a une histoire déjà écrite, avec des dialogues et des personnages, dans un documentaire, on enregistre ce que l’on voit de la réalité, mais dans les deux cas c’est la perception du réalisateur qui est retranscrite, ce que le spectateur voit, c’est la vision du réalisateur, qui choisit l’angle de vue, le cadre, la lumière et la distance de la caméra par rapport au sujet. Le résultat final est ce que le réalisateur veut montrer aux spectateurs. Donc, pour moi, la seule différence, c’est qu’il y a une pré-écriture du dialogue et de l’histoire dans la fiction par rapport au documentaire, mais le tournage est finalement un processus très semblable. Il arrive même que, dans un documentaire, on retourne une séquence parce que les « acteurs », c’est-à-dire les personnes que l’on est en train de filmer, sont trop conscients de la caméra. Il y a toujours un élément de mise en scène.

Par ailleurs, le roman original, Ève de ses décombres, est une fiction. Mais Les Enfants de Troumaron est à cheval entre la fiction et la réalité, puisque nous avons tourné dans une cité semblable à Troumaron. Tout l’arrière-plan de la cité est réel, les personnages s’y sont intégrés, représentent d’une certaine manière les habitants de la cité pour dire ce que le texte leur demande de dire. Nous avons travaillé avec les acteurs, leur expression, les mouvements du corps, bien sûr qu’au bout du compte c’est une fiction, mais il y a une ligne floue entre les deux. Nous avons pas mal improvisé en fonction du lieu, de la situation. Comme dans un documentaire, nous ne savions pas toujours ce que les lieux de tournage allaient nous offrir.

Je ne crois pas que mon style de tournage ait tellement changé, mais l’apport de Sharvan a permis d’adapter ce sujet brûlant – je suis très fier d’avoir travaillé avec lui. Depuis mon premier film, L’Argile et la flamme, où je me contentais de tourner autour des personnes que je filmais sans les diriger, jusqu’au moment présent, c’est un long chemin d’apprentissage, où j’ai beaucoup appris. Après tout, nous sommes au service du cinéma avec un grand C.

Mar Garcia. Lorsque vous montrez les personnages isolés dans leur espace (les chambres d’Ève, de Savita et de Sad, l’appartement du professeur, la cellule de prison de Clélio), vous les filmez souvent de haut. Les premiers plans sont aussi fréquents, beaucoup plus que dans La Cathédrale. Ces choix répondent-ils aux besoins spécifiques de ce que vous vouliez raconter dans chaque cas ?

Harrikrisna Anenden. On ne peut pas comparer les deux films, qui sont des approches totalement différentes. De plus, beaucoup de plans filmés de haut ou de très près sont dus à la réalisation de Sharvan, qui voulait capturer l’urgence de l’histoire et entrer dans la peau des personnages. Ève de ses décombres est raconté du point de vue des quatre personnages principaux, dans des lieux sombres et fermés. Dans le roman, on est dans leur tête. Dans le film, il fallait trouver le moyen d’exprimer ces éléments-là en utilisant les angles de la caméra, c’était le seul moyen de pénétrer dans leur intimité et d’exprimer leur état d’esprit au fur et à mesure que le film progresse, comme par exemple l’intimité entre Ève et Savita, où on voulait capturer leur sensualité et leur complicité. Il y avait aussi des moments où le cadre se prêtait à des prises de vue particulières, par exemple dans la prison. La solitude de Clélio devait être montrée dans ce lieu sombre et austère. C’était aussi l’occasion de faire entrer la poésie du roman à travers de belles images. Nous avons beaucoup travaillé sur ces images et ces plans.

Mar Garcia. L’écriture est omniprésente dans votre film. L’utilisation de la voix off permet de souligner le travail littéraire du roman tout en respectant sa dimension polyphonique. La littérature apparaît aussi à travers la poésie de Rimbaud. Mais le texte littéraire n’est pas seulement cité (Devi, Rimbaud). Il est aussi littéralement montré : lorsque la caméra parcourt les inscriptions de Sad sur les murs de sa chambre et de la cité, sur la porte de l’appartement d’Ève… Comment avez-vous envisagé ce travail d’abolition des frontières entre écriture et images ?

Harrikrisna Anenden. Comme je l’ai dit précédemment, dans le roman il y avait des monologues, une écriture poétique, la poésie de Rimbaud, celle d’Ananda, et il fallait trouver le moyen de traduire tout cela. Ananda a beaucoup travaillé sur le scénario pour tenter de garder la poésie sans alourdir les dialogues et le film. Nous avons tous beaucoup discuté. Au début, les personnages devaient parler à la caméra, ce qui aurait représenté les monologues du roman, mais au final, cela ne marchait pas, et nous avons opté pour les voix-off. L’écriture de Sad sur les murs existait déjà dans le roman, c’était la manière la plus visuelle de faire entrer la poésie, et ce qui était intéressant, c’est qu’il y a là des phrases du roman que l’on n’entend pas dans le film. L’aspect littéraire est très présent dans ce mur. Finalement, le son et la musique ont aidé à traduire la poésie des mots en sons. Ananda avait déjà en tête certaines musiques – les ghazal soufi d’Abida Parveen et les chansons de Menwar, mais la musique originale a aussi énormément apporté au film. La première personne à laquelle nous avons proposé de composer la musique n’arrivait pas à exprimer ce que nous voulions, et nous avons alors rencontré Rémi Boubal qui a fait un beau travail.

Mar Garcia. Les images suivent leur propre chemin, par exemple quand vous montrez le professeur en train de couper en morceaux des légumes (scène absente du roman) et de se laver les mains, comme si la table de sa cuisine, celle de la salle de biologie du lycée et celle de la salle d’autopsie étaient une même surface. La motivation d’autres différences, notamment d’ordre, entre le roman et le film obéit à des critères de vraisemblance : à la différence du lecteur, le spectateur sait dès le début qui a assassiné Savita. D’autres changements semblent moins motivés : pourquoi l’inspecteur ne pouvait-il pas donner l’arme à Ève dans le film ?

Harrikrisna Anenden. On a travaillé sur plusieurs versions du scénario. Le livre ne suit pas nécessairement un ordre chronologique et ce n’était pas facile de trouver la séquence logique du film sans qu’on ait l’impression d’un manque de continuité d’une scène à l’autre. Certains choix ont été faits au montage, y compris le choix de commencer le film par des images d’Ève dans la rue. Le professeur n’avait pas beaucoup de scènes, il fallait pouvoir montrer son état d’esprit qui dégénère juste en quelques scènes, et à la fin, il fallait montrer qu’il accepte la mort parce qu’il n’a pas le courage de se suicider. Les images où il coupe les légumes, que Sharvan a réalisées, sont symboliques : le couteau qui tranche les légumes, l’eau qui coule sur ses mains, les gros plans extrêmes sur sa peau.

Pour l’arme à feu, c’est un choix du scénario : pour que ce soit crédible, il aurait fallu que le rapport entre l’inspecteur et Ève soit beaucoup plus marqué. Dans le film, on n’avait pas le temps d’établir ce rapport, et cela n’aurait pas été crédible qu’en sortant de la morgue il lui donne une arme à feu. Nous avons dû trouver le moyen de lui faire obtenir une arme, d’où l’idée d’apercevoir l’arme dans la boîte de nuit lorsqu’elle y va avec Savita.

Mar Garcia. Les vers de Rimbaud cités dans le livre sont remplacés par d’autres appartenant à l’« Orgie parisienne ». Ce poème acquiert une réalité tangible lorsque les jeunes de Troumaron s’insurgent contre l’arrestation de Clélio et contre leurs conditions de vie. Le plan d’un bateau à l’horizon sur un fond d’arc-en-ciel caché par les nuages, métaphore plutôt dysphorique de la Rainbow-Nation, ou la séquence dans l’usine désaffectée où la bande de Clélio prépare des cocktails Molotov montrent bien votre volonté de dénoncer ouvertement les clivages qui séparent les riches des pauvres dans une société à deux vitesses. Quel a été l’accueil du public et de la presse mauriciens à l’égard de votre choix de montrer la violence, la « résistance des désespérés » comme le dit Sad ?

Harrikrisna Anenden. Ananda saurait mieux dire pourquoi elle a changé le poème, mais effectivement, « Orgie parisienne » correspondait plus à l’état d’esprit de ces jeunes, pouvait leur parler plus fortement. Dans le scénario, il faut très vite faire comprendre ce qui se passe dans leur tête, et chaque scène doit dire quelque chose d’important. C’est pour cela que le poème de Rimbaud a une plus grande importance dans le film, c’est une révélation pour Sad mais aussi pour toute la classe qui écoute, et on voit la fumée qui fait penser à ce qui va se passer ensuite. C’est un tournant du film, l’usine, la classe, le tunnel, où tout devient plus sombre.

1 Il s’agit là d’une référence à Georges Didi-Huberman, « Rendre sensible », dans Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges

2 Ce travail a bénéficié d’un financement de l’AUF dans le cadre du projet Les Écritures de l’hybris (réf. P1 - 2091RR904).

3 Le rôle de Porteurs d’Images, association créée en 2007 dans le but de dynamiser la création cinématographique à Maurice et dans l’océan Indien, a

4 Ian G. Strachan observe une continuité entre l’économie coloniale basée sur le système d’exploitation de la plantation et l’industrie du tourisme

5 Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004.

6 Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Traduction de Daniel Blanchard et Claude Orsoni, Paris, Flammarion

7 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, Bruxelles, Yves Gevaert éditeur, 2001.

8 Ananda Devi, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2005.

9 « Entretien avec Judith Revel, réalisé par Roberto Nigro. La violence et ses formes », Pouvoir, violence, représentation, Rue Descartes, 2013/1 (

10 Ananda Devi, Ève de ses décombres, p. 142.

11 Ibid., p. 17.

12 Georges Didi-Huberman, « Rendre sensible », op. cit., p. 84.

13 Après Un sari sans fin, docu-fiction produit en 2016, Harrikrishna Anenden prépare actuellement l’adaptation de Le Voile de Draupadi, deuxième

14 Apparue après l’indépendance de l’île en 1968, cette notion (qui renvoie au malaise éprouvé par la population « créole », terme désignant dans l’

Avec la bande, il y a eu quelque chose d’important qui s’est passé. Thierry Françoise, l’acteur qui joue Kenny, et sa bande viennent d’un milieu comme Troumaron, et même s’ils sont sortis de ce milieu, ils ont compris tout de suite ce qu’ils jouaient. Ils ont apporté une grande énergie qui éclate dans les scènes de la fin. À Maurice, ces dernières années, on parle beaucoup du « malaise créole »14. Mais nous voulions montrer que toutes les communautés ressentent en fait ce malaise. Dans le film, ce n’est pas seulement un malaise « créole » mais de toutes les personnes qui vivent dans la pauvreté et qui se sentent abandonnées. Paradoxalement, le film a été très bien reçu à Maurice – on dirait que les gens attendaient qu’on dise les choses clairement.

Anenden, Harrikrisna, Un Sari sans fin, Moyen-métrage, Docu-fiction, 67mn, Production Cine qua non, Maurice, 2016.

Anenden, Harrikrisna, et Sharvan Anenden, Les Enfants de Troumaron, Long-métrage, Drame, 1h33, Production Cine qua non, Maurice, 2012.

Boswell, Rosabelle, Le Malaise créole. Ethnic Identity in Mauritius, New York-Oxford, Berghahn Books, 2006.

Devi, Ananda, Le Voile de Draupadi, Paris, L’Harmattan, 1993.

Devi, Ananda, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2005.

Didi-Huberman, Georges, « Rendre sensible », dans Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari et Jacques Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple, Paris, La Fabrique Éditions, 2013, p. 77-114.

Hardt, Michael, et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004.

Kracauer, Siegfried, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Traduction de Daniel Blanchard et Claude Orsoni, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010.

Nancy, Jean-Luc, L’Évidence du film, Bruxelles, Yves Gevaert éditeur, 2001.

Revel, Judith, « Entretien avec Judith Revel, réalisé par Roberto Nigro. La violence et ses formes », Pouvoir, violence, représentation, Rue Descartes, 2013/1 (nº 77), p. 94-111.
URL: https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2013-1-page-94.htm. Consulté le 01 décembre 2017.

Strachan, Ian G., Paradise and Plantation. Tourism and Culture in the Anglophone Caribbean, Charlottesville, London, The University of Virginia Press, 2002.

1 Il s’agit là d’une référence à Georges Didi-Huberman, « Rendre sensible », dans Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari et Jacques Rancière, Qu’est-ce qu’un peuple, Paris, La Fabrique Éditions, 2013, p. 77-114.

2 Ce travail a bénéficié d’un financement de l’AUF dans le cadre du projet Les Écritures de l’hybris (réf. P1 - 2091RR904).

3 Le rôle de Porteurs d’Images, association créée en 2007 dans le but de dynamiser la création cinématographique à Maurice et dans l’océan Indien, a été décisif. Porteurs d’Images assure notamment le Festival international du court-métrage de Maurice, Île Courts, qui vient de célébrer sa dixième édition.

4 Ian G. Strachan observe une continuité entre l’économie coloniale basée sur le système d’exploitation de la plantation et l’industrie du tourisme dans la Caraïbe, qui en reproduit les mécanismes (Ian G. Strachan. Paradise and Plantation. Tourism and Culture in the Anglophone Caribbean, Charlottesville, London, The University of Virginia Press, 2002).

5 Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, Paris, La Découverte, 2004.

6 Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Traduction de Daniel Blanchard et Claude Orsoni, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque des savoirs  », 2010, p. 92.

7 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, Bruxelles, Yves Gevaert éditeur, 2001.

8 Ananda Devi, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2005.

9 « Entretien avec Judith Revel, réalisé par Roberto Nigro. La violence et ses formes », Pouvoir, violence, représentation, Rue Descartes, 2013/1 (nº 77), p. 111.
<https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2013-1-page-94.htm>.

10 Ananda Devi, Ève de ses décombres, p. 142.

11 Ibid., p. 17.

12 Georges Didi-Huberman, « Rendre sensible », op. cit., p. 84.

13 Après Un sari sans fin, docu-fiction produit en 2016, Harrikrishna Anenden prépare actuellement l’adaptation de Le Voile de Draupadi, deuxième roman d’Ananda Devi paru en 1993.

14 Apparue après l’indépendance de l’île en 1968, cette notion (qui renvoie au malaise éprouvé par la population « créole », terme désignant dans l’île les personnes noires, ou « Afro-Mauriciennes » descendantes d’esclaves qui demeurent largement paupérisées et se sentent souvent exclues) a été utilisée par les chercheurs, notamment pour expliquer les circonstances des émeutes qui ont suivi la mort en prison du chanteur créole Kaya en 1999. Sur ce malaise, on peut renvoyer à l’ouvrage de Rosabelle Boswell, Le Malaise créole. Ethnic Identity in Mauritius, New York-Oxford, Berghahn Books, 2006.

Mar Garcia

Mar Garcia est maître de conférences à l’Université autonome de Barcelone. Elle enseigne la littérature française et les littératures francophones (distinction qui figure dans les programmes d'enseignement) et intervient dans plusieurs programmes de master et de doctorat. Elle a publié de nombreux articles et chapitres sur les littératures et sur les cinémas postcoloniaux francophones, dans lesquels elle s’intéresse aux processus de création, de circulation et de réception des productions artistiques ainsi qu’aux formes contemporaines de l’exotisme. Elle a également organisé plusieurs colloques internationaux et coédité plusieurs volumes collectifs. Plus récemment, elle a élargi son domaine de recherche aux productions artistiques et aux écritures africaines dans les langues de l’État espagnol.Universitat Autònoma de Barcelona