« Pourquoi tu leur as dit que t’es allé en Inde ?
Je sais pas, ça m’a pris comme ça. J’aurais pas dû ? »1
Barlen Pyamootoo, romancier et cinéaste mauricien, publie en 1999 son premier roman2, Bénarès, qu’il adapte à l’écran en 2005 sous le même titre. La même trame diégétique que celle du roman – un voyage en camionnette de Bénarès3 (sud-est de Maurice) à Port-Louis (nord-ouest de Maurice), puis retour à Bénarès – est bien préservée, de sorte que l’on peut globalement inscrire le film dans la catégorie du road movie. À cet effet, il faut considérer les réflexions de Srilata Ravi sur la nécessité de bien repenser les particularités du film de Pyamootoo – le traitement discret et minimaliste de la sensibilité des cinq personnages sur des problématiques personnelles et sociales –, pour l’inscrire de façon appropriée dans le type de road movie qui lui sied4. Pour ce faire, Ravi s’appuie sur les travaux de David Laderman qui établit une distinction entre le road movie de type américain et celui de type européen, le premier faisant de la liberté qu’offre la route une alternative qui exprime la rébellion de la jeunesse, le second associant le voyage en voiture avec l’introspection plutôt qu’avec la violence et le danger. Laderman précise que les road movie de type européen se tournent plus vers la quête que vers la fuite et donnent à la quête des couleurs d’identité nationale et communautaire qui prennent souvent des dimensions politiques et philosophiques sophistiquées5. Mais avant d’inscrire les conclusions de Ravi et les propositions de Laderman dans l’argumentation générale de mon étude, précisons la thématique générale du film de Pyamootoo.
L’aventure portlouisienne se met en place au tout début du film à travers le personnage de Mayi qui est pêcheur à Bénarès et qui gagne 2000 roupies après avoir joué aux cartes toute une nuit. Mais au lieu de s’acheter une nouvelle paire de chaussures de foot, comme le lui suggère son ami Nad, Mayi préfère aller à Port-Louis chercher deux prostituées qu’il veut ramener à Bénarès. Nad est mécanicien et accompagne Mayi, à la demande de ce dernier, dans son aventure vers la capitale. Le troisième personnage significatif qui intervient dès le début du film est Jimi, le chauffeur de la camionnette6 dans laquelle il va conduire Nad et Mayi à Port-Louis, les deux jeunes hommes ne disposant d’aucun moyen de locomotion. Depuis la fermeture du moulin à sucre de Bénarès, Jimi travaille comme jardinier dans un hôtel situé dans la région touristique de Blue Bay, au sud-est de Maurice ; cet élément sera important dans l’articulation du discours mémoriel de Jimi tout au long du film.
Quant aux deux jeunes prostituées, Zelda qui a 16 ans mais prétend en avoir 18, et Mina, mère d’un jeune garçon qui joue si bien au football « qu’on dirait un ange qui virevolte sur le terrain et que personne ne peut arrêter »7, elles travaillent pour Maman à Port-Louis. La présence burlesque de cette maquerelle type, grippe-sou, calculatrice, faussement autoritaire et vulgairement révérencieuse, dans le moment du film relativement court – une dizaine de minutes pour une durée totale de 80 minutes – qui se déroule à Port-Louis, contraste d’ailleurs fortement avec la sensibilité particulière des quatre jeunes et de Jimi que la caméra de Pyamootoo va subtilement filmer tout au long du voyage de retour à Bénarès.
Ainsi, l’objectif de cette étude est d’observer les mécanismes par lesquels s’effectue cette théâtralisation de l’affect, ou plus précisément la façon dont Pyamootoo décortique visuellement les sensibilités de ses personnages pour les « mouler » en observateurs à la fois distants et conscients de leur identité mauricienne. L’emploi du terme « mouler » est ici approprié car il s’agit de saisir les nuances de la parole, les divers positionnements du corps, et les gestus brechtiens et deleuziens8 par lesquels les cinq personnages sont impliqués dans l’acte de raconter, de persuader, de transformer la réalité, de fabuler, de flirter. Par conséquent, je ne consacre mon analyse qu’au film, car je perçois Pyamootoo, dans l’adaptation de son roman à l’écran, comme un cinéaste qui, à l’aide de sa caméra, filme certes des acteurs qui reproduisent l’intrigue et les discours de son roman, cependant je le vois aussi comme un ethnologue-cinéaste qui par la matière discursive du film – faire raconter par Nad le Bénarès de l’Inde et par Jimi, le Bénarès de Maurice9 – devient un observateur participant à deux parcours mémoriels. Ainsi sa caméra subjective entre en permanence en dialogue avec Nad, Mayi, Mina, Zelda et Jimi.
Le parcours mémoriel de Jimi, caractérisé par une sensibilité postplantationnaire, a le profil d’une mémoire transgénérationnelle, car il consiste à raconter à Zelda et Mina les causes et les conséquences de la fermeture du moulin sur le tissu social du village de Bénarès. En revanche Nad, dont le parcours mémoriel est modelé par un ingrédient socioreligieux – le pèlerinage à Bénarès en Inde – propose de raconter à Zelda, Mina et Mayi un voyage qu’il aurait effectué dans la ville sacrée au mois d’août.
Dans le dossier de presse10 du film, Pyamootoo explique qu’il a écrit son roman sans aucun rêve de cinéma à l’époque.
Je n’avais jamais réalisé de court métrage. Trois ans plus tard, le producteur Joël Farges m’a demandé de lui céder mes droits d’adaptation : fou de joie, je lui ai donné mon accord immédiatement ! Au départ, il souhaitait faire travailler un scénariste confirmé sur l’adaptation. Mais quand Joël est venu me voir à Maurice, j’ai réussi à le convaincre de me confier l’écriture du scénario. Puis, il a accepté que je signe également la mise en scène. « Pour n’être dépossédé, lui ai-je dit, ni de mes mots, ni de mes images. »
C’est précisément cet astucieux tissage entre mots, images et silences par lequel Pyamootoo distribue la parole cinématographique dans son film, qui me fait m’interroger sur l’étiquette de « road movie » que lui accorde Ravi. Je propose l’idée que la dimension philosophique de l’introspection, disséminée dans le film autour de la mise en scène visuelle de la parole, permet de remettre en question cette classification trop restreinte du « road movie ». La route est à la fois prétexte, contexte et sous-texte d’une démarche plus subtile, que je perçois comme une observation participante sur l’affect, où cinéaste et personnages s’inscrivent dans la dialectique du détour-retour11 qu’a proposée Édouard Glissant pour repenser le rapport complexe de toutes les diasporas avec les affects de la mémoire. Selon lui, le retour vers la souche-terre matricielle et identitaire est la première pulsion obsédante de populations transplantées, si elles ne parviennent pas à faire corps avec la terre nouvelle où elles sont transplantées. En revanche, le détour, qui n’est pas un processus d’évitement, est une recherche permanente de stratégies de réparation de la mémoire et de conscientisation des peuples transplantés. Ainsi, par ce couple conceptuel retour-détour, Pyamootoo inscrit totalement son film dans les imbroglios de cet habitus mémoriel que décortique Glissant, c’est-à-dire ici la rencontre entre les écueils de la mémoire avec la souche-terre matricielle, l’Inde, et la diffusion de cette souche matricielle dans la conscience pour dynamiser de façon féconde et imaginative un processus de symbiose avec la terre, Maurice. Mais il va, par cette prise en charge cinématographique de la parole, complexifier la proposition de Glissant selon laquelle « il n’y a pas de détour quand la nation a été possible, quand la responsabilité globale a mis en acte les résolutions, provisoires mais autonomes, des conflits internes ou de classes, […] [et quand la langue créole est] devenue très tôt la langue de responsabilité productive de la nation »12. La nation mauricienne a été possible et le Kréol mauricien, langue qui fusionne la diversité ethnique de l’île, est privilégié dans le film. Toutefois, les imbroglios d’un habitus mémoriel sont bien présents à Maurice et la création cinématographique de Pyamootoo les prend en charge avec subtilité et sans objectifs bien déterminés. En ce sens, je propose que ce premier film de Pyamootoo, au-delà de sa dimension d’adaptation, soit une sorte d’édification du cinéma mauricien émergeant à partir de certains des soubassements que proposaient les cinéastes de La Nouvelle Vague : la liberté de ton et de langage, la banalité et l’omniprésence de la parole, les digressions, les conversations interminables, la forme documentaire, le principe de la caméra-stylo où le cinéaste, de même que l’écrivain, peut raconter le personnel, la revendication des intrigues minimalistes, la manipulation de la vérité et de la réalité, enfin la préférence pour des acteurs amateurs.
Dans le film, l’échange entre Mayi, Nad et Jimi, de Bénarès à Port-Louis, avant qu’ils ne trouvent Zelda et Mina, se déroule sur le mode du partage de banalités et de silences car les jeunes hommes s’inquiètent de ne pas pouvoir ramener les deux filles à Bénarès à cause de marins récemment arrivés et qui font monter les enchères pour obtenir des prostituées. Port-Louis n’est qu’un lieu de passage, une étape à partir de laquelle se réalise un objectif : trouver les deux filles. Il n’a pas l’épaisseur symbolique que prend Bénarès tout au long du film et ne génère donc aucune conversation particulière. D’ailleurs la ville déçoit Mayi. Elle est déserte alors qu’il s’attendait à voir des lumières, une vie, une foule : inertie que Nad attribue à la modernité de Port-Louis qui retient les habitants chez eux devant la télévision. Cette monotonie est renforcée par les platitudes échangées par Mayi et Nad sur le temps, de longs plans séquences où le spectateur découvre des commerces fermés, quelques chiens errants, les regards passifs de quelques rares habitants. Le refus du proxénète et de ses prostituées de se rendre à Bénarès, le « patelin » étant trop excentré, ajoute au sentiment d’inquiétude et de confusion des jeunes hommes. Pour le voyage de retour vers Bénarès avec les filles, la caméra va capter ce même mouvement d’apathie et de silence pour construire le parlant et le sensible cinématographiques qui vont être donnés au spectateur, d’abord à l’avant de la camionnette lorsque Jimi raconte à Zelda et Mina le Bénarès de Maurice, puis à l’arrière de la camionnette lorsque Nad raconte son voyage à Bénarès en Inde à Mayi, Zelda et Mina. Tels sont les deux pôles essentiels d’un récit au sein duquel vont s’infiltrer subrepticement d’autres récits brefs à propos du père de Zelda, plombier, du fils de Mina qui joue admirablement au football, de Mina qui aime aussi jouer au football et préfèrerait ne pas travailler le dimanche pour rester chez elle comme ses amies de l’usine, de Mayi qui aime jouer aux cartes et au football et qui est allé à un Diwali chez un cousin de Savannah, de Nad qui travaille comme mécanicien à Mahébourg mais qui s’imagine plombier, un beau métier qu’exerce le père de Zelda, qui ne rapporte pas, selon elle, et qui rend ivrogne, les gens préférant offrir un verre que de payer les réparations ; Zelda, quant à elle, n’est pas rentrée depuis six mois dans son village de Pamplemousses car c’est un désert où l’on ne rencontre personne. Telles sont alors les différentes vignettes qui parsèment ces brefs récits et qui nous renseignent sur le rythme du quotidien des quatre jeunes. L’autre récit, à propos de la disparition de Sam le chauffeur, est enchâssé dans le récit principal, à la fois comme un fait divers commenté et vécu par Nad et Jimi et comme une digression qui voudrait se fixer dans le processus de quête de soi, de voyage, d’accomplissement personnel, de liberté qui sous-tend le récit mémoriel de Nad sur son voyage en Inde. Sam a abandonné « femme, enfants, voiture et argent, puis a disparu »13. Alors que Nad et Jimi semblent s’inquiéter de cette disparition, au point que Nad pense l’avoir reconnu dans une épicerie-bar où les cinq personnages s’arrêtent lors d’une courte pause à Curepipe, Zelda, la plus jeune des deux femmes, déclare : « Il va revenir ton Sam. Bien sûr. Le pays est trop petit pour qu’on s’y perde. À moins qu’il le quitte »14. Zelda s’inscrit par ses propos dans la dialectique rêve-départ-mobilité-liberté dans laquelle s’inscrira plus tard Nad pour échafauder le récit de son parcours mémoriel en Inde.
En effet, au cours du voyage de retour de Port-Louis vers Bénarès, le spectateur se rend vite à l’évidence que l’échange de paroles entre les personnages sera important, car c’est cette parole que Pyamootoo choisit de travailler cinématographiquement pour tisser des liens entre deux générations. Entièrement tourné en Kréol mauricien15, Bénarès problématise deux parcours mémoriels de deux générations de Mauriciens : Mayi, Nad, Zelda et Mina qui manquent d’ancrage au niveau de leurs attaches familiales, qui vivotent, rêvent, exercent de petits boulots peu stimulants (dans le cas de Mayi et Nad) et négocient leurs rapports face aux aléas du quotidien et aux appâts d’une modernité mauricienne happée par la globalisation et une autre génération représentée par Jimi, observatrice nostalgique et critique des changements d’une société mauricienne postplantationnaire.
Le parcours mémoriel de Jimi prend la forme d’une présentation du village de Bénarès à Zelda et Mina qui sont convaincues qu’il n’y a rien à faire dans ce village. Assises à l’avant de la camionnette de Jimi, Zelda et Mina l’écoutent leur raconter que même s’il faut aller à Mahébourg ou encore mieux à Curepipe pour y trouver des restaurants, il existe une mémoire vive du moulin à sucre de Bénarès, qu’il a l’intention de leur dévoiler. Dès les toutes premières minutes du film, cette mémoire de la plantation prend une dimension métonymique puisqu’elle est matérialisée par l’unique partie préservée du moulin à sucre, la cheminée, qui tel un leitmotiv significatif trône en plan d’ensemble au début et à la toute fin du film. Le moulin a fermé, il ne reste plus que cette cheminée qui a été rénovée alors que le dispensaire, le bureau de poste et l’école auraient pu bénéficier aussi d’une rénovation, pense Jimi. On remarque alors rapidement par le biais de plans rapprochés qui dévoilent des expressions de visage éloquentes, que Jimi établit une différence entre d’un côté le moulin de jadis, et la cheminée de l’autre. Le moulin est repère, maison, ciment d’une communauté en symbiose avec la terre, qui se rassemblait pour se remémorer « le bon vieux temps », lorsque le moulin a fermé. Comme l’observe Jimi :
Ça a été un drame quand le moulin a fermé. Tout le village dépendait de ce moulin. On y travaillait tous, même les enfants. […] J’ai fait comme tous ceux qui sont restés. D’autres sont partis chercher du travail ailleurs. Il n’y avait rien à faire. J’arpentais le village toute la journée. Quand venait le soir, on se rassemblait devant le moulin. […] On parlait du moulin, de notre travail. Quand on commençait dès l’aube à marcher à travers les champs, on avait l’impression qu’on ne faisait qu’un avec la terre. On entassait les pierres. On dépaillait les cannes. Le moulin était notre repère. On n’avait qu’à lever les yeux pour l’apercevoir, pour ne pas s’égarer quand les cannes nous dépassaient. Mais le moulin était bien plus qu’un repère. Il était comme une maison. Je me souviens que quand on pouvait se faire photographier, on voulait que ce soit devant le moulin. C’est vous dire à quel point on l’aimait. Et pourtant, les propriétaires n’étaient pas tendres. Il fallait les entendre. Ils étaient juste trois, mais ils criaient comme cent, des ordres qui claquaient comme des insultes16…
D’autre part la cheminée, depuis sa rénovation par les anciens propriétaires, est symbole de profit, de la puissance et de l’orgueil d’un groupe privilégié que Jimi ne nomme pas directement, mais qu’il pointe du doigt par l’utilisation du pronom « ils », comme pour prendre ses distances avec ce groupe responsable du déséquilibre socio-économique de Bénarès.
Elle ressemble à un monument aux morts depuis qu’ils l’ont restaurée, il y a deux ans. Ils n’auraient pas dû faire ça, ou alors ils auraient dû tout refaire. Le bureau de poste, le dispensaire, et l’école, bien sûr. Ils sont tellement délabrés ces bâtiments. [Ils ont restauré la cheminée] pour qu’on se souvienne d’eux comme des bâtisseurs. Ils veulent laisser leur nom dans l’histoire. Ils auraient pu être plus discrets. Ils ont fermé le moulin et mis tout un village au chômage. […] Ça fera trente ans dans quelques mois. Ils disaient qu’il y avait trop de moulins pour si peu de cannes. Ils en ont fermé certains pour diminuer les pertes. Mais c’était surtout pour augmenter leurs profits17.
Le récit de Jimi est interrompu par les questions de Zelda et Mina qui développent peu à peu un intérêt pour le tableau socio-économique de Bénarès. La remarque finale de Zelda : « C’est toujours comme ça », en réaction aux propos de Jimi sur la quête « indiscrète » de profits des détracteurs de l’économie sucrière de Bénarès, identifie clairement la conscience politique et sociale de la jeune femme à ce moment-ci et tout au long du film. Zelda s’inscrit dans le parcours mémoriel de Jimi et à la fin du film, lorsqu’elle découvre enfin Bénarès et qu’elle déclare que la cheminée ressemble vraiment à un monument aux morts, en tant qu’interlocutrice avisée, elle se fait l’écho de la critique sociale énoncée par Jimi.
Bien que Mina manifeste elle aussi de l’intérêt pour ce tableau socio-économique de Bénarès brossé par Jimi, Pyamootoo confie à Zelda une fonction plus importante d’écoute, de réflexion, d’attention et de discernement qui va être capitale dans ce film où tous les rapports doivent s’établir par l’acte de parole. Le portrait que brosse Mina de Zelda et l’échange qui suit entre les deux jeunes femmes est particulièrement significatif :
Mina : Elle met tout de suite les gens à l’aise. Tu peux lui raconter toute ta vie. Une fois elle a fait parler un grand-père toute la soirée […]. Il avait d’abord été ferblantier, puis charpentier, et je ne sais quoi encore. Sa fille était là avec son mari et leurs enfants. Ils ouvraient de grands yeux en l’entendant raconter sa vie. Ils ne savaient rien de cet homme, alors qu’il vivait avec eux depuis très longtemps.
Zelda : C’est comme ça. Je pourrais les écouter pendant des heures, les vieux. Ils sont heureux de parler à quelqu’un. Et puis, ça t’apprend à connaître ton passé, tes origines, comment étaient les villages à l’époque. Les rues étaient comme les forêts, elles n’étaient pas éclairées. Les maisons non plus. C’étaient des cases en fer-blanc avec une pierre sur le toit pour pas qu’elles s’envolent. Et tous les métiers qui existaient qui ont disparu aujourd’hui…
Mina : Alors que moi je suis fâchée avec les gens. Je les écoute même plus car ils mentent trop souvent. En plus, ils te surveillent tout le temps. Ils sont toujours là où ils n’ont rien à faire. Ils peuvent s’offrir toutes les femmes qu’ils veulent. Ils n’ont aucun compte à rendre. Mais ils veulent savoir où tu étais, ce que tu as fait. Tu les sens tout le temps arriver dans ton dos. Ça te fait des frissons dans tout le corps.
Zelda : J’écoute quand même pas tous les bobards qu’ils sortent.
Mina : Tu les écoutes quand même.
Zelda : Je fais semblant. Personne s’en rend compte18.
Il faut remarquer que tout au long de cet échange, la caméra va balayer furtivement le visage de Mayi pour se poser presque essentiellement sur les corps et visages de Nad, Zelda et Mina. C’est le deuxième moment du film où l’acte même de la conversation est commenté par les personnages afin d’en vanter les mérites ou d’en démontrer l’inefficacité. Alors que Pyamootoo privilégie les plans rapprochés pour cadrer Nad et Mina, il va opter pour un cadrage de Zelda en plan américain, lui accordant ainsi une position clef dans cette cinématographie de la parole où Zelda donne une épaisseur symbolique à la mémoire transgénérationnelle. C’est Zelda qui est magnifiée dans les propos de Mina, et c’est aussi elle qui prend en charge la manière (la position debout d’autorité et de contrôle) et la matière (la connaissance des origines, du passé, et le respect pour la parole des anciens) de son discours pour souligner l’efficacité de la parole. C’est par ce biais que Pyamootoo lui accorde cette fonction primordiale d’interlocutrice avisée car c’est elle qui écoute attentivement le récit de Nad sur son voyage à Bénarès, c’est grâce à elle que ce récit acquiert une certaine légitimité. Mon utilisation de « certaine légitimité » est importante car on ne saura pas si Zelda croit ou non le récit de Nad, puisqu’elle précise qu’elle n’écoute quand même pas tous les « bobards » et qu’elle sait comment faire semblant d’écouter pour que personne ne s’en rende compte. Toutefois, juste avant que Mina ne révèle la grande capacité de Zelda à faire parler et à écouter les gens, c’est Zelda qui fait parler Nad, qui commente avec lui la condition des pauvres « traités comme des chiens » qu’il a croisés à Bénarès et c’est elle qui semble affectée par ce récit et qui conclut qu’« il doit y avoir d’autres misères et qu’elle est sûre qu’il n’a pas tout dit »19 de ce qu’il a vu à Bénarès. Cette position d’interlocutrice privilégiée lui est toutefois ôtée par Mayi, qui reste silencieux pendant cette conversation et qui semble complètement détaché de cette scène. La caméra de Pyamootoo absorbe et renforce bien ce détachement de Mayi en floutant la jupe de Zelda, proche du visage de Mayi et qui apparaît en plan rapproché au moment où Mina déclare ne même plus écouter les gens car ils mentent trop souvent. Ce floutage du corps, donc de la parole de Zelda, et les propos de Mina traduisent de toute évidence les sentiments de Mayi à l’égard de l’autorité qu’acquiert Zelda, ici par le biais de son contact facile avec l’autre et sa parole. Ce floutage de la jupe et de la cuisse de Zelda à ce moment précis du film traduit d’une part le besoin pour Mayi de lui ôter son agentivité discursive (par la parole et son rapport concret à l’autre, elle est protectrice des tissus sociaux et identitaires et a une conscience politique active), de la débouter de l’autorité qui lui est consentie par Nad et Mina. Le floutage est d’autre part un moyen par lequel la caméra brouille l’identité de Zelda. Désormais, elle n’apparaît plus dans l’esprit de Mayi ni comme la prostituée de Port-Louis travaillant pour la maquerelle Maman, ni comme un unique objet de consommation sexuelle20. L’échange entre Mayi et Nad au début du film, reproduit ci-dessous, permet aussi de mieux camper le personnage de Mayi dans ce qui a trait à la place primordiale de la parole dans le film.
Mayi : Quel bavard ce Jimi. Il parle de nous ?
Nad : Mais non, il leur parle sûrement de Bénarès ou de sa jeunesse quand il faisait les quatre cents coups.
Mayi : Moi, j’aime pas raconter ma vie. Après il faut écouter celle des autres.
Nad : Il y a des gens qui t’apprennent beaucoup. Ils te racontent leur vie, des expériences que tu n’aurais jamais imaginées. Une seule vie ne suffit pas pour tout comprendre.
Mayi : Il y en a qui parlent trop et ça devient des palabres.
Nad : Faut pas tout gober. Il y a certaines paroles que tu peux ignorer21.
Lorsqu’on observe le récit de Nad à propos de son voyage en Inde, on pourrait penser que c’est le besoin de briser la monotonie du voyage et la logique du flirt qui l’incitent à raconter son « voyage ». En outre, les études de Srilata Ravi et Binita Mehta identifient brièvement le récit du voyage en Inde selon la perspective d’une réalité fictionnelle dans le cas de Mehta et de « l’invention »22 dans le cas de Ravi. Thangam Ravindranathan, quant à elle, perçoit dans le roman Bénarès une dynamique d’enchevêtrements et de déploiements significatifs de l’imagination des personnages qui vont de manière elliptique dévoiler ou non la dimension irréelle de leurs propos. Je partage cette analyse de Ravindranathan, toutefois il importe de creuser davantage la façon dont Pyamootoo, afin d’observer la tension entre histoire comme discipline scientifique et mémoire – toutes deux prétendant fournir la vérité – manipule certains récits de Nad dans le film Bénarès. À cet effet, observons les remarques du narrateur du roman Bénarès et celles de Nad dans le film Bénarès à propos de sa rencontre avec un pèlerin en Inde.
Film Bénarès
Nad : Chaque fois qu’on se voyait il me demandait de lui parler de notre Bénarès. Par moments, il posait tellement de questions que je savais plus quoi répondre. Alors je lui mentais, j’inventais des rivières, des montagnes. Je lui parlais du ciel quand il y a de l’orage et qu’il éclate comme un abcès. Ou alors de la mer en été, de la façon dont on la regarde quand la pluie se fait attendre. Quand il n’y a que du soleil toute la journée et que la mer ressemble à un immense miroir…
Mina : Qu’est-ce que c’est long, cette conversation… On va y passer toute la nuit. Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est pourquoi il y a deux Bénarès. Tu peux m’expliquer ?
Nad : C’est trop vieux pour qu’on s’en souvienne exactement23.
Roman Bénarès
Par moments, j’étais tellement assailli de questions que je ne savais plus quoi leur répondre, j’avais l’impression d’avoir tout dit, alors je mentais, j’inventais des paysages, c’était aussi pour qu’ils fassent travailler leur imagination à eux.
« Ça pouvait durer des nuits, vos conversations » m’a interrompu Mina […]
« Moi ce que j’aimerais, c’est qu’on m’explique comment ça se fait qu’il y ait deux Bénarès. […] » [E]lle semblait se remémorer un événement douloureux, qui la contrariait encore. […] [J]’ai balancé la tête et les épaules, comme quand on hésite entre plusieurs réponses, mais ma voix était des plus assurées : « Ça s’est fait il y a longtemps, il y a plus de deux cents ans. » « Oui, mais comment ? » […] « C’est trop vieux pour qu’on s’en souvienne tout à fait »24
Pyamootoo ne fournit aucun élément qui nous permette de conclure que Nad a réellement effectué ce voyage dans l’univers fictionnel du film. Aucun indice ne prouve non plus qu’il n’y soit pas allé et que tout relève de la fabulation. Trois éléments méritent à cet effet d’être reconsidérés. Tout d’abord, lorsque Nad explique à Zelda qu’il a même rencontré quelqu’un à Bénarès en Inde qui était fasciné de découvrir qu’il existe un autre Bénarès dans un autre pays, la portée de son discours prend une dimension toute particulière puisqu’il avoue avoir menti et inventé des lieux, ou encore certains univers géographiques qui n’existent pas dans le Bénarès de Maurice et ce, afin de satisfaire la curiosité du pèlerin de Bénarès en Inde et de l’émerveiller. D’autre part, le spectateur pourrait considérer que Nad exerce un petit boulot de mécanicien et n’aurait de toute évidence pas pu se payer un voyage en Inde. Ainsi, tous ces ingrédients de la narration mènent à déduire qu’une certaine prudence est requise au regard de l’imbrication des histoires de Nad. Par ailleurs, comme je l’ai souligné auparavant, il faut se rappeler qu’avant de commencer à raconter son expérience indienne, Nad tient des propos on ne peut plus significatifs à Mayi qui est irrité par le bavardage incessant de Jimi installé à l’avant du pick-up avec Zelda et Mina, d’autant plus qu’il ignore le sujet de leur conversation. Vantant les mérites des conversations, Nad souligne que même si elles font découvrir « des expériences qu’on n’aurait jamais imaginées », il ne faut pas « gober toutes les palabres », et que « certaines paroles peuvent être ignorées. » Ainsi l’acte de la parole, du mensonge, de la palabre est une fois de plus ciblé comme ancrage du film puisque c’est selon cette modalité qu’il faut considérer la trame diégétique : raconter, croire, fabuler, dire ou non la vérité sur un fait historique qui s’est passé il y a plus de deux cents ans et qui est « trop vieux pour qu’on s’en souvienne tout à fait ». Pour complexifier cinématographiquement ces lambeaux de mémoire, Pyamootoo plonge le « c’est trop vieux pour qu’on s’en souvienne exactement » dans un plan-séquence significatif où il supprime la précision de Nad sur l’épaisseur temporelle, « deux cents ans », qui apparaît dans le roman. Ce sont alors le silence de Nad, puis celui de Mina et Zelda, la route, un moment d’obscurité à l’écran de douze secondes, suivi du lent découpage des champs de canne dans la lumière des phares du pick-up, ainsi que la musique jazz en off, qui prennent en charge ce malaise et cette inquiétante étrangeté de l’histoire25 exprimés par Nad. Son parcours mémoriel est alors éparpillé dans les trous de la conscience historique de Mina et Zelda. Ici les trous de mémoire et le noir de l’écran fusionnent pour laisser aller l’imagination, car Pyamootoo refuse de fournir des réponses.
Enfin, le troisième élément, et sans doute le plus significatif, qui interpelle le spectateur est la question de Mayi : « Pourquoi tu leur as dit que t’es allé en Inde ? » Nad répond alors : « Je sais pas, ça m’a pris comme ça. J’aurais pas dû ? »26. Il se trouve qu’à partir de ce moment précis, le spectateur est impliqué dans les méandres du parcours mémoriel de Nad et ce, à plusieurs niveaux. D’abord, puisque Mayi utilise ici le verbe « dire » qui ne dévoile pas totalement l’idée de l’invention, et que Nad remarque « j’aurais pas dû ? », on se demande si Nad a effectivement effectué le voyage et si, pour une raison inconnue, Mayi lui reproche d’en avoir parlé. On pourrait aussi en déduire qu’il n’y est jamais allé et que Mayi ne comprend pas son choix du mensonge. Si Mayi n’avait pas fait cette remarque, il aurait été plus difficile pour les spectateurs de douter de la véracité des propos de Nad, et ainsi leur imagination aurait vogué, de même que celle de Zelda et Mina. Le spectateur assiste donc à tous ces chevauchements des imaginations et est habilement impliqué dans cette aventure de la parole. C’est par le biais d’un enchevêtrement de subjectivités ambivalentes que l’on décortique, au fil du récit de Nad, les divers ingrédients historiques et mémoriels qui le composent.
Lorsqu’on observe le roman, on constate que là encore, à travers des subtilités narratives, les pistes sont brouillées.
J’ai détourné mon visage du sien et j’ai regardé la route que la lumière des phares éclairait faiblement. Je me suis figuré le Gange, le santal et des fleurs fanées qui descendent lentement le fleuve, puis quelques visages de ceux qui s’agenouillent et prient toute la journée [...] Tout m’était revenu dans l’ordre accoutumé. Et « parfois, […] je me demande si je ne suis pas allé à Bénarès rien que pour eux, pour qu’un jour, ils fassent le voyage eux aussi »27.
La figuration du Gange, l’ordre accoutumé des événements, la pseudo-certitude du voyage (« je me demande si je ne suis pas allé à Bénarès rien que pour eux ») ne nous permettent de nous situer ni dans le vrai, ni dans la transformation du vrai dans cet univers fictionnel. Pour Pyamootoo, il semble qu’il importe peu que Nad y soit allé ou pas. Toutefois, on doit admettre que c’est justement par un tel positionnement que Pyamootoo pointe du doigt l’enjeu du témoignage, de la compréhension et de l’interprétation des mots dans le parcours mémoriel. La subjectivité de Mina, visiblement agacée par toute cette conversation qui s’étire, la subjectivité de Mayi, resté silencieux pendant tout le récit, la subjectivité de Zelda, la principale interlocutrice de Nad, les mises en abyme enchâssées dans le récit, les diverses interprétations des spectateurs, indiquent que la recevabilité des propos de Nad et le sens qu’ils peuvent avoir en écho aux expériences de Mina, Zelda et Mayi, sont fondamentaux. Sans ces récits, le film n’existe pas, la parole vraie ou fausse, l’acte de raconter, de témoigner constituent la colonne vertébrale du film qui s’abreuve de cet échange de paroles pour avancer. Pyamootoo va à la fois maîtriser l’habitus mémoriel et le laisser couler dans les imaginaires en mettant en parallèle le narrateur du roman et le Nad du film, qui sont dans l’invention à l’instar de l’écrivain-cinéaste28. Par la matière discursive du film – inventer le Bénarès de l’Inde et raconter le Bénarès de Maurice – il devient, tel un ethnologue-cinéaste, un observateur participant, dont la caméra subjective ne veut être « dépossédée ni de ses mots ni de ses images »29.
La représentation que fait Nad de l’ingrédient socioreligieux (le pèlerinage des Hindous dans la ville sacrée) a une grande portée symbolique. Il a peut-être entendu parler de ce pèlerinage mais il est embrouillé dans son imaginaire, car la nécessité religieuse pour les Indo-Mauriciens d’effectuer un pèlerinage à Bénarès en Inde est inexistante. Nad se transforme alors en une sorte de griot moderne, un archiviste de souvenirs dont la mission est de traduire un lieu de mémoire, l’Inde, dans la perspective identitaire de la diaspora indo-mauricienne. Il ne s’agit pas de raconter la traversée du kala pani30 par les engagés indiens vers Maurice, ce qui explique pourquoi il choisit de ne pas répondre de façon satisfaisante à la question de Mina sur l’existence des deux Bénarès. Au lieu de se rattacher à des faits historiques – le récit du voyage des engagés indiens – de peur de se perdre dans les limites d’une connaissance incomplète de l’engagisme indien, il choisit de brouiller les modalités spatiales et temporelles, donc de les traduire, pour s’investir lui-même comme principal acteur d’une autre histoire plus contemporaine, donc plus fiable et qui de surcroît intéresse Zelda. Rappelons-nous que « le bon vieux temps » est la matrice mémorielle à partir de laquelle Jimi, modelé par un imaginaire postplantationnaire, a encadré son récit de la fermeture du moulin, du chômage des villageois, de la mort lente du village, qu’il raconte dans les moindres détails aux filles assises à l’avant de la camionnette avec lui. Jimi est le chroniqueur d’un univers postplantationnaire où l’habitation et ses résidus de mémoire, tels des archives gondolées par le temps, viennent tapisser et gonfler les imaginaires, désormais soumis à de nouvelles dynamiques socio-économiques. En effet, depuis la fermeture du moulin, Jimi, qui travaille comme jardinier dans un hôtel à Blue Bay, remarque avec étonnement qu’avant de rencontrer les touristes au quotidien, il pensait que tous les Blancs étaient comme ceux de l’usine qui criaient pour donner des ordres qui « claquaient comme des insultes » : « Ça me fait drôle d’être au milieu de tous ces Blancs qui me parlent si gentiment. J’avais jamais vu ça. Toujours à poser des questions. C’est étrange, on se croirait sur une autre planète »31.
Pour Nad, Bénarès ville sacrée, le Gange, les pèlerins, la mort, le paradis, ont une épaisseur temporelle et symbolique qui peut épater les filles une fois assises à l’arrière de la camionnette et attirer l’attention sur lui. Nad, en tant que mémorialiste, se fait griot par le biais de ce long récit, intrigant pour Mayi, captivant pour Zelda, trop long pour Mina, mais qui l’intéresse tout de même puisque c’est elle qui commande la mémoire en posant une question cruciale sur l’existence des deux Bénarès. Et puisque Nad est une sorte de griot moderne, il « porte la puissance du faux à un degré qui s’effectue dans la transformation et se fait créateur de vérité qui n’a pas à être atteinte, trouvée, mais qui doit être créée »32.
Par le traitement subtil de l’élasticité33 du temps et l’inscription des personnages dans un paysage mauricien soigneusement ciblé, par le choix de l’arrière du pick-up comme lieu de libre expression de la parole, Pyamootoo reconfigure l’habitus mémoriel des diasporas indiennes et créoles de Maurice. Ce ne sont pas les paysages-cartes postales des lagons mauriciens qui servent de décor au film. Les champs de canne, de même que la musique, ne sont pas décor, mais des narrateurs34. La musique en voix off et les champs de canne en plans rapprochés ou vues panoramiques enveloppent les personnages pour s’actualiser dans la conscience, comme le propose Deleuze, « en fonction des besoins de l’actuel présent ou des crises du réel »35. Ces crises du réel correspondent à ce que j’ai identifié précédemment comme les imbroglios de l’habitus mémoriel que Khal Torabully nomme coolitude. En traduisant le coolie en paradigme probant aux côtés de ceux du nègre marron, du nègre, du métis et du créole, largement déjà conceptualisés, la coolitude de Torabully a le mérite d’amener la problématique de l’engagisme indien à la table de riches débats théoriques sur les questions de diaspora, d’errance, d’altérité, de marginalisation, d’histoire et de mémoire, et de faire dialoguer cette problématique de l’engagisme avec les propositions poétiques et théoriques d’Aimé Césaire, de Glissant, Bernabé, Chamoiseau et Confiant. Torabully remarque:
The chief characteristics of coolitude are, to sum up, the redefining of « India », of the relation to India, to other cultures, in the setting of their adoptive homelands. A crosscultural vagabondage (cultural vagrancy) is at its heart. This is particularly important in view of the significance of suspision [sic] and exclusion which accompanied the first stages of coolitude in social, historical and political fields in many countries. […] Coolitude as a living process shows that, while adhering to Indianity as a major set of references, one should also put this in contact with other visions of the world. […] This implies that the attitude to identity can no longer be thought of alongside the narrow visions of atavistic desires36.
Les ingrédients d’une indianité qui s’imbrique dans une poétique de coolitude sont présents dans le film par le biais du plus ancien temple tamoul de Maurice, le temple Tookay37, situé dans le sud à une dizaine de kilomètres de Bénarès, et devant lequel passe la camionnette peu avant le début du récit de Nad sur son voyage en Inde. On note aussi la musique qui soutient la trame diégétique du film, sorte de jazz-fusion métissant des percussions tabla, des mélodies du sitar et des motifs instrumentaux du jazz occidental. On doit aussi signaler la chanson38 tirée d’un film de Bollywood de 1955 de Raj Kapoor, Shree 420, que chante d’abord Zelda, suivie des trois autres personnages.
Commentant l’esthétique de la coolitude dans laquelle l’écrivain ne peut emprisonner sa création littéraire ni à travers l’opacité ni dans la transparence, Torabully cite l’exemple du Bénarès-roman et remarque :
If one reads Bénarès, a very surprising novel, […] which some critics have qualified as a « post-Durassian » work, one would not really go through a « complex » use of language, with formal signs akin to the baroque or postmodern aesthetics. However, Bénarès represents a very strong current of coolitude in the sense that its « transparent » language reveals a high degree of poetic concision and, above all, an interaction between language and a sharp literary vision. The imaginaire at work here, […] is one of a complex vision resulting from the coolitude poetics at work in the writer’s approach to reality and its subsequent capture by literature39.
La dialectique entre imaginaire, création artistique et habitus mémoriel est actualisée chez Pyamootoo par son interaction avec la matrice Inde en déployant diverses tactiques de détours qui privilégient la fluidité de l’imagination telle
un vagabondage. La métaphore du vagabondage transculturel, « crosscultural vagrancy », qu’utilise Torabully dans sa conceptualisation de la coolitude ci-dessus, entre en parallèle avec le caractère fluide des récits du sensible de Jimi et de Nad que j’inscris à la lisière de ce que Jacques Rancière appelle le partage du sensible et James Clifford, les authenticités hybrides40. Pour Rancière, « le partage du sensible c’est le partage des espaces, des temps, et des formes d’activité qui détermine la manière dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage »41. Ce commun, c’est cette hybridité discursive autour de l’authenticité historique configurée par l’habitus mémoriel. Rancière précise que « les pratiques artistiques sont des “manières de faire” qui interviennent […] dans leurs rapports avec des manières d’être et des formes de sensibilité ». Les blocs de parole de Nad et de Jimi, les énoncés socio-politiques de ces cinq corps collectifs, leurs manières de dire les imaginaires, de s’approprier la parole, d’organiser le récit sous l’angle du faux et de la vérité, leurs manières de documenter pour conscientiser l’autre, reconfigurent la carte des sensibilités identitaires mauriciennes. En construisant son film autour d’un voyage inventé dans la ville indienne de Bénarès et autour d’un Bénarès mauricien qui n’existe plus puisque le village a été détruit, Pyamootoo brouille les cartes et les homonymies et il parasite les diverses migrations (pèlerinage dans la ville indienne sacrée, traversée du kala pani, voyage de Nad en Inde, déplacement des travailleurs de Bénarès à Château-Bénarès, voyage de Port-Louis à Bénarès) afin de bousculer l’habitus mémoriel mauricien.
À la fin du film, une fois arrivés à Bénarès, c’est à Zelda42 qu’est confié le rôle de formuler une symbiose entre les deux mondes, c’est-à-dire une intersémiotique entre le capital symbolique sacré du Bénarès indien et le capital symbolique postplantationnaire du Bénarès mauricien. En comparant la cheminée à un monument aux morts, (« On dirait vraiment un monument aux morts. Ça me donne des frissons dans tout le corps »43) tel que le fait Jimi, elle se greffe sur l’affect postplantationnaire qui est véhiculé dans le récit de ce dernier, mais elle s’inscrit également dans la tension entre mémoire, histoire et diaspora qui est primordiale dans le récit de Nad sur le Bénarès indien. La plénitude spirituelle de la vie et le paradis après la mort, ancrés dans le Bénarès indien et que tente de disséminer Nad dans son récit, rejoint, par un détour connotatif, une autre dimension de la mort par l’aspect commémoratif associé aux monuments aux morts – dans le cas du Bénarès mauricien, le monument aux morts-cheminée. Il faut remarquer que Jimi précise que la cheminée a été rénovée par ceux qui voudraient qu’on se souvienne d’eux comme de bâtisseurs, qui voudraient laisser leur nom dans l’Histoire. La perspective de la guerre, qui est généralement rattachée à l’acte commémoratif du monument aux morts, est certes ici évacuée pour faire place à une dimension plus large du don de soi pour l’économie sucrière de l’île, une dynamique du « don » que Jimi va habilement rectifier et remplacer par celle d’une « augmentation de profits ». La mort d’une économie sucrière, autrefois ciment et repère d’une communauté, renvoie indéniablement à la mort concrète de travailleurs et travailleuses de la canne exploités, mais aussi à la reconversion ou au chômage de ceux qui ont été affectés par la fermeture du moulin. Fusionnant les parcours mémoriels de Jimi et Nad, Zelda formule une symbiose où les écarts de la mémoire, les ruses de l’imagination, les ellipses de la parole, les détours de la vérité et des inventions ainsi que les non-dits s’amoncellent et s’enchevêtrent pour mieux faire palper visuellement les lambeaux vivaces de cette mémoire. Ni Nad ni Jimi ne savent ce que dit chacun d’entre eux à propos des deux Bénarès. Si Pyamootoo a choisi d’organiser le récit en plaçant ses personnages dans deux espaces distincts, l’avant puis le caisson du pick-up, séparant ainsi, par le biais de la vitre de la camionnette, les deux parcours mémoriels de Jimi et Nad, Zelda qui est assise à l’arrière en pleine nuit, à l’air libre, prend les rênes de la mise en scène à la place de Pyamootoo et rejoint les deux récits à la fin du film. Elle partage le sensible, donc l’habitus mémoriel, en traduisant les subjectivités et les mises en abyme qu’elle a senties tout au long du voyage.
Il faut toutefois remarquer que les quatre jeunes sont toujours assis, appuyés ou couchés contre la vitre qui sépare l’arrière de l’avant du pick-up. En n’occupant jamais totalement tout l’arrière de la camionnette, la disposition corporelle des personnages dans l’espace ouvert du pick-up actualise la rencontre des parcours mémoriels de Jimi et Nad. Sous cet angle, la route et les chemins de terre qui pénètrent dans les champs de canne balisent cette jointure entre les deux récits. En ourlant une intersémiotique entre le capital symbolique sacré du Bénarès indien et le capital symbolique postplantationnaire du Bénarès mauricien par le biais des paradigmes de la mort, de la mémoire, du voyage et de l’histoire, Zelda entreprend à la fin du film de dévoiler à tous les personnages les méandres des récits de Jimi et Nad et coud les fils de la parole et du silence qui ont rythmé ce voyage.
C’est parce que la mémoire est activement impliquée dans ce processus de réinterprétation, d’adaptation et de remémoration de l’histoire, que la parole doit occuper une place fondamentale dans ce récit de Pyamootoo. Par ailleurs, l’adaptation du roman au cinéma s’inscrit parfaitement dans la logique de l’errance, de l’introspection, du questionnement simple sur soi de la part de « gens modestes »44 qui est la logique poursuivie par Pyamootoo ; et puisque ce voyage dans l’introspection est effectué à partir du partage du quotidien des « gens modestes », il faut qu’il s’exprime et se visualise en Kréol mauricien, langue qui dépasse les cadres ethniques et qui sert d’élément unificateur pour créer la nation mauricienne45. Bien que Pyamooto n’ait jamais, à l’origine, pensé son roman sous l’angle d’une production cinématographique, son adaptation à l’écran s’inscrit dans une dimension cinématographique postcoloniale à la Ousmane Sembène, où le passage de l’écrit à l’écran dynamise le sensible de l’habitus mémoriel afin de faire effet dans le réel.