Les maux du retour, le choix des mots : du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire aux Carnets de retour au pays natal d’André Robèr

Stéphane Hoarau

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Stéphane Hoarau, « Les maux du retour, le choix des mots : du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire aux Carnets de retour au pays natal d’André Robèr », Tropics [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 26 avril 2024. URL : https://tropics.univ-reunion.fr/759

« Comment habiter une terre de migrants ? »1, telle est l’une des questions que posent Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou au sujet d’un territoire cher à André Robèr, mais qu’il a pourtant choisi de tenir en bonne distance (géographique) dans sa vie. Car ce territoire, son île natale, La Réunion, reste quasi-omniprésente dans son œuvre, tant d’éditeur, d’auteur que de peintre. D’ailleurs, il pourrait même être dit que cette œuvre ne pourrait se lire que par le prisme de l’île. Non pas une cartographie, mais une manière de la hanter : y être sans en être. En parler, sans pour autant l’habiter réellement. En somme, une manière autre de la faire vivre, selon, cette fois, ses propres vues, et pourquoi pas – osons le mot – selon ses propres utopies ? Car l'île d’André Robèr n’est pas ce qu’elle aurait dû, ou devrait être. Elle est malade, vendue, toujours colonisée…

D’une manière plus concrète, les travaux d’André Robèr se présenteraient comme autant de métaphores artistiques (visuelles et poétiques donc) de la situation réunionnaise contemporaine. Il s’agirait pour lui, avec le recul qui lui est propre, d’une histoire de sujet (qui manque), de terre à habiter (mais qui ne parvient pas à l’être), de langue et de langage qui ne parviennent ni à habiter cette terre, ni son histoire, ni ses sujets. En somme, qui ne parviennent pas à les dire, à les formuler. « Cela qui manque », comme le suggère Carpanin Marimoutou2 dans l’une de ses lectures des travaux visuels d’André Robèr, c’est le sujet. Pour être plus précis, « cela qui manque » dans le travail d’André Robèr, ce n’est pas précisément le sujet, mais des parties du sujet : ses corps sont ouverts, rouges, et aux gestes limités. Il y manque des bras, parfois des jambes, et presque toujours, ce qui tient la tête, le cou. Mais ce n’est pas tout, il y manque aussi des paysages : ces corps sont suspendus dans le vide, un peu comme si – ou, justement, comme si – ils n’habitaient nulle part. Le sujet est bien là, mais il n’est que partiellement présent, par fragments, par évidement, pendiyé [pendu] dans le vide. Condamné.

Portrait de celui qui porte le chapeau (noir)

En sus d’être éditeur, auteur et peintre (et les termes sont en français), André Robèr est aussi un fonnkézèr. Il est un fonnkézèr qui pratique le mélange des genres, le mélange de ses activités plastiques et de ses activités littéraires. Il fait des « fonnkèr pou lo zié ». On traduira mot à mot : « des poèmes pour les yeux », mais on choisira plus judicieusement comme traduction ces termes de Julien Blaine, poète et performer : il fait de la « poésure » ou de la « peintrie ». L’invention (ou l’adaptation) dans un lieu donné d’une pratique artistique nécessite, pour la valider en tant que telle, un terme pour la désigner.

Il y a semble-t-il, dans cette recherche artistique, une volonté de donner forme à un sujet, de le recomposer malgré « cela qui manque », malgré ses manques. Et finalement, ces évidements (de corps ou de décors) renvoient à une identité du sujet qui se montre : il dit son imperfection, avec ses manques et les creux qui le constituent. Parmi ces creux, se pose celui de son langage, ce langage que le fonnkézèr accroche sur toutes les surfaces : sur du papier, mais aussi sur des cartes postales, sur des t-shirts, sur des coffrets électriques et des billets de train, sur des morès [caleçons] même ! Ainsi, à défaut d’avoir un lieu propre, la langue et les mots de la langue s’invitent sur toutes les surfaces, dans tous les lieux.

Il y a bien plus qu’un glissement de genre : la poésie, en tant que canon et dans son appréciation noble et classique, est déplacée. Déplacée de son lieu de monstration (elle quitte le livre pour s’afficher aussi partout ailleurs), mais du même coup, déplacée de son sens même : elle n’est plus « poésie », elle devient « fonnkèr pou lo zié ». Toute l’œuvre, et la vie même d’André Robèr, se lisent sous ce signe du déplacement, et de la recherche de signes pour le dire.

Ainsi, cet André Robèr fonnkézèr réunionnais résidant en Catalogne du Nord depuis de nombreuses années3, pour mettre en œuvre son utopique retour « au pays natal », a délibérément choisi de se référer à un texte fondateur, le Cahier d’un retour au pays natal (1956) d’Aimé Césaire. Or, si le texte d’Aimé Césaire fut accompagné d’un retour effectif de l’auteur au pays, celui d’André Robèr ne s’inscrit que dans une perspective imaginaire et fantasmatique. Ce retour, André Robèr ne le souhaite pas. En revanche, ce qu’il met en lumière dans ses activités artistiques indéniablement liées à un non-alignement politique, c’est la nécessité d’un changement de perspectives et d’orientation. S’il doit y avoir retour, suggère-t-il, ce ne peut être que par un travail des paysages imaginaires et des langues. Pris dans un vertige spatial entre le continent européen et l’île de l’océan Indien, dans ses Carnets de retour au pays natal (2002), la langue se délie pour proposer un retournement des langues : le créole – réunionnais – vient lézarder le français, comme pour mieux signifier l’entre-deux, comme pour mieux signifier le partage de l’être entre deux rives mémorielles et culturelles, celle du continent et celle de l’île. C’est donc à ce niveau que se complexifie le mouvement amorcé par l’écriture d’André Robèr : en raison du jeu intertextuel flagrant qui existe entre ses Carnets d’un retour au pays natal et le Cahier d’Aimé Césaire, aux rives de l’Europe et de l’île indiaocéane, il faut encore en ajouter une troisième, celle de la Martinique.

Pour parler du retour au pays natal d’André Robèr, je vais devoir emprunter ses chemins et, comme lui, pratiquer des détours. Car, s’il intitule son recueil paru en 2002 Carnets de retour au pays natal, il ne fait pas à proprement parler ce retour : il n’est retourné dans l’île que de manière épisodique. Ce retour, il le fantasme donc, et le fait vivre avant tout par des détours poétiques et langagiers. Comprenons que, pour lui, La Réunion est avant tout langage. Elle est langue créole, mais un créole qui ne parvient pas, du fait d’une histoire traumatique, à trouver sa voix. Voix « enrouée » disait Aimé Césaire ; voix détournée suggère André Robèr ? Détournée d’elle-même, de son lieu de vie, de sa quotidienneté, et finalement de ses enjeux.

Entre Négritude et Yabitude

Un amalgame est souvent fait : il n’est pas rare d’entendre formuler une confusion entre la Martinique et La Réunion, amalgame qui nie la situation géographique de l’île de La Réunion (et de ce fait, qui nie également son histoire), la plaçant étrangement dans les Antilles, et non là où elle se trouve effectivement, dans l’océan Indien. Il serait intéressant de questionner ce malentendu : comprendre d’où il vient, et pourquoi il existe. Une hypothèse peut être émise : selon un regard eurocentrique vers l’ailleurs, c’est-à-dire vers le(s) reste(s) du monde, il n’existe que deux entités, le Centre et la périphérie. La méconnaissance de la situation géographique réelle de l’île de La Réunion semble indiquer une résurgence de cette modalité de perception du monde. Le Centre est unique, et il pense la périphérie dans un rapport à sa propre nature, c’est-à-dire au singulier : l’unique, l’un. Dès lors, non seulement ce regard ordonne le monde selon ses propres idéologies et ses propres vues, mais en plus il lui retire sa part de diversité. Depuis la France continentale, la plus connue des périphéries – car la plus audible et la plus perceptible en termes de revendications ? – est la Martinique. Du coup, il se forme dans la pensée centriste un Tout : ce Tout englobe toutes les îles de l’outre-mer français, les plaçant toutes, sans doute par facilité, dans un seul espace habité, les Antilles.

Du fait de l’importance des cris et des échos des revendications antillaises sur le continent européen (entre autres ceux liés à la départementalisation de l’île, notamment portée par Aimé Césaire), La Réunion, couverte par ces voix (mais également parfois nourrie par elles4), s’est vu déplacée vers un autre lieu du monde, du côté des Amériques. Pourtant, elle n’était pas tout à fait silencieuse. Dans les années 1970 par exemple, sous la plume de Jean Albany, dans Vavangue, apparaissait le terme Créolie qui, quelques années plus tard, fut explicité par ce même auteur dans son Supplément au p’tit glossaire : « C’est la recherche de l’identité réunionnaise […]. C’est la prise de conscience que les Réunionnais se sentent un peu différents des autres, que l’homme créole a une place spécifique dans l’Univers… »5. À sa suite, Gilbert Aubry et Jean-François Sam-Long, parmi d’autres, travaillèrent à la mise en œuvre et en perspective de cette Créolie réunionnaise6, à savoir, une manière créole de percevoir et de dire le monde, et qui refusait notamment l’identification à la Créolité antillaise posée par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans leur Éloge de la Créolité (1989).

Il y avait donc dans l’île des voix qui s’élevaient, mais du fait de l’éloignement géographique et imaginaire mentionné plus haut (et je mets là un point d’interrogation) du continent, elles demeuraient imperceptibles. Aujourd’hui, l’histoire de l’île porte des traces de cet amarrage forcé et de ce déplacement obligé vers les Amériques. La pensée de Césaire étant ce qu’elle est, forte et percutante, il n’a pas été rare dans l’océan Indien, alors même que de nombreux auteurs tentaient de se dégager de l’amalgame globalisant, de voir des écrivains et/ou des penseurs s’y référer. Je pense à la poésie du Mauricien Édouard Maunick, à ses Italiques pour Aimé Césaire (1990), et plus tard, aux travaux des chercheurs réunionnais Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou qui, dans Amarres (2005), par exemple, fondent leur système de pensée, entre autres, sur l’approche césairienne des rapports humains à l’histoire et à la culture. Mais il est un paradoxe notoire : si comme le soulignait en 1989 Jean-François Sam-Long dans son De l’Élégie à la Créolie, la Créolie réunionnaise se faisait « avec les mots d’un autre », c’est-à-dire français7, la littérature réunionnaise (ou peut-être seulement une partie de la littérature réunionnaise ?) continue encore à se construire selon ce système établi par l’amalgame, avec les mots d’autres : les mots sont français, et les concepts, souvent, sont antillais (je pense donc bien à la Créolité, au processus de créolisation tel qu’il est proposé par Édouard Glissant, et enfin à la Négritude d’Aimé Césaire).

Mais cette tentative de dissipation d’un malentendu en crée un autre : dire que cette littérature se construit essentiellement à partir de concepts antillais, c’est retirer à certains de ces auteurs – antillais donc – leur portée internationale. Aimé Césaire n’est pas qu’un auteur martiniquais, antillais, français, européen ou francophone (ni de la Négritude), mais son œuvre est, comme l’a souligné lors d’un hommage son ami Joseph Yaï, « empreinte d’universalisme »8. Lorsqu’en 1939 paraît le Cahier d’un retour au pays natal, le monde est en pleine ébullition : une guerre et des décolonisations s’amorcent. Aimé Césaire ne s’isole pas, mais il fait un choix et s’engage. Il fait alors retour sur sa Martinique natale et une Afrique séminale, en prenant position pour :

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité
ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel […]
ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements
ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
ceux qu’on domestiqua et christianisa
ceux qu’on inocula d’abâtardissement9.

Aimé Césaire parle là, bien sûr, de la Négritude ; mais, ajoute-t-il, d’une Négritude « mesurée au compas de la souffrance »10.

Venons-en au cas André Robèr, à cet auteur réunionnais qui, ne tentant nullement de se démarquer, affiche dans le choix même de son titre une antillanisation assumée, une parenté évidente et marquée entre ses Carnets et le Cahier d’Aimé Césaire. André Robèr, par des voix détournées, a pris la mesure de cette formule : « une négritude mesurée au compas de la souffrance ». Il n’a pas entendu les mots d’Aimé Césaire comme une proposition exclusive, c’est-à-dire exclusivement liée à la condition de l’homme noir, mais il les a entendus dans un sens extensible à tous ceux, fils d’esclaves ou non, Blancs ou Noirs, « […] qui n’ont connu de voyages que de déracinements »11.

À La Réunion, ceux-là ne sont pas venus que d’Afrique, mais aussi d’Inde, d’Asie, d’îles du sud-ouest de l’océan Indien (Madagascar, Comores, Mayotte), et d’Europe. Ici, à La Réunion, dit André Robèr dans l’un de ses recueils, « tout domoun lé kréol »12 : toutes les identités, qu’elles viennent de là ou de là-bas, se mesurent « au compas de la souffrance ». Toutes ces identités brimées et secouées par les histoires de traite, d’esclavage, d’engagisme et de colonisation ont pour nom « des minorités », ou « des subalternes ».

André Robèr est de ceux-là : il est né à la Plaine des Palmistes, espace clos situé au centre et dans les hauteurs de l’île, mais relégué à la périphérie de la société réunionnaise. Le Palmiplainois, dit André Robèr, est un soumis et un marginal (au sens de « habitant de la marge »). Ces hauts plateaux de l’île, il les présente dans son œuvre comme inhospitaliers. Et dans ses carnets, se référant à la Négritude d’Aimé Césaire, il les désigne par l’expression « berceau de la “yabitude” »13. Pour précision, un « yab » est un ancien colon européen, petit cultivateur des campagnes françaises ayant été envoyé dans l’île, bon gré mal gré, à partir du XVIIe siècle, pour l’occuper, la peupler, et la cultiver. Dans l’imaginaire réunionnais, le « yab » vit reclus dans les hauteurs de l’île, sur des hauts plateaux inhospitaliers désignés dans le langage populaire comme des « îlets » (autrement dit, des « petites îles » isolées par les montagnes comme l’île est elle-même isolée du monde par l’océan). Il est aussi désigné dans l’île par l’expression « petit blanc des hauts » ; petit, par référence à sa situation sociale, mais aussi par opposition à gros de « gros blanc », c’est-à-dire par opposition au maître : de la terre, des usines, de femmes et d’hommes. Il n’y a donc pas seulement dans l’île une distinction raciale entre les populations, puisque le Blanc n’est pas que le maître. Le Blanc, ou tout du moins le « petit blanc des hauts » est aussi le serviteur du maître : il travaille ses terres, ses champs, il travaille dans ses usines, etc. Ainsi, lorsque nous lisons dans les Carnets de retour au pays natal l’expression « berceau de la “yabitude” », nous devons comprendre que l’auteur propose une extension du projet formulé par Aimé Césaire. Comme Aimé Césaire, l’auteur veut faire retour sur une histoire, sur une situation, sur un rapport de force et d’humiliation qui a régi la société de l’île durant plusieurs siècles.

Le premier maillon de la chaîne

Lorsque naît André Robèr en 1955, La Réunion vient de passer, depuis 1946, du statut de territoire colonial à celui de « Département français d’outre-mer » (en raison, notamment, des luttes martiniquaises, mais bien évidemment, pas seulement…). André Robèr passe un peu plus d’une dizaine d’années dans cette île postcoloniale, dans son « berceau de la “yabitude” », avant, comme d’ailleurs beaucoup d’autres jeunes Réunionnais de cette époque, d’embarquer pour le continent, fuyant la misère et le chômage14. Il s’installe d’abord dans le sud de la France, du côté de Marseille, pour ensuite poursuivre son « émigration »15, toujours plus au nord, vers Paris, où il a résidé plusieurs années avant de s’installer aujourd’hui en Catalogne Nord.

Lorsqu’André Robèr arrive en France, en 1974, il fait ce qu’Édouard Glissant appelle « l’expérience du Centre »16 : il prend la mesure de la distance (géographique, idéologique et paysagère) qui sépare l’île du continent. Il décide alors de s’engager dans un parti politique, pour ensuite faire cheminer son engagement politique vers des voies plus personnelles, plus artistiques (un « individualisme anarchique » ?). Ce choix résulte avant tout de rencontres : des militants de gauche, du PSU, puis des anarchistes et des avant-gardistes, ceux-là mêmes qui lui firent entendre pour la première fois les mots d’Aimé Césaire. Et je dis bien entendre car André Robèr, de son propre aveu, dit – ou prétend – n’avoir jamais lu le Cahier d’Aimé Césaire17. Ce qui, au premier abord, peut sembler étrange, voire troublant, vu la référence explicite qu’il y fait. Mais, explique-t-il, il est autodidacte, et lorsqu’il est arrivé en France, il ne savait ni lire, ni écrire. En somme, ce qui l’a rapproché d’Aimé Césaire, c’était moins des mots qu’une attitude et qu’une posture face à l’histoire et ses enjeux. Voici par exemple ce qu’il dit au sujet du Cahier d’un retour au pays natal :

Je m’imaginais que c’était de la lutte, parce qu’Aimé Césaire était un poète de la souffrance. Une colonie n’est faite que de souffrance et de domestication. Moi, je n’étais pas dans la peau d’un Noir, mais j’étais dans la peau d’un Yab. On ne peut pas dire que la vie d’un Yab était plus reluisante que celle d’un coupeur de cannes noir, cafre, qui se trouve sur la côte. […] la politique me rapproche de lui, c’est-à-dire que la chose politique m’intéresse18.

Alors qu’il avait quitté l’île depuis plus de vingt ans, entre 1996 et 2000, André Robèr fera quelques brefs allers-retours pour promouvoir sa littérature et exposer en tant que peintre. C’est de ces retours périodiques que prendront corps ses Carnets de retour au pays natal. Il y a donc, d’un côté, les mots d’un autre, d’Aimé Césaire, les mots qu’il s’imagine et qu’il rattache à un combat politique ; et de l’autre, cette île qu’il redécouvre après près de vingt ans d’absence. Or, ce que constate André Robèr lors de ces brefs retours – ce qu’il met d’ailleurs à plat dans ses Carnets – c’est que l’île postcoloniale de son enfance, celle des années 1950-1960 n’était en fait pas si différente de celle d’aujourd’hui :

De retour au pays natal […] je choisis d’écrire dans la langue dominatrice,
dans la langue coloniale
de cet instant de « retour au pays natal »
que la vie me fait mesurer, que l’actualité me fait vibrer,
me fait noter de cette écriture incertaine en français sur un cahier de couture SVP,
acheté en 1999, en cette bonne ville du Port à 1 franc pièce puisque soldé
Soldé, soldé
La question est simple : comment ne pas se faire solder ce rapport à la langue originelle qui est le premier maillon de la chaîne m’attachant au pays natal ?19

De retour dans l’île, ou plus exactement de passage dans l’île, André Robèr s’aperçoit que la source à laquelle il devait puiser est non pas tarie mais empoisonnée. Pervertie par une histoire coloniale qui laisse des traces (d’ailleurs, souvent dans son texte revient, comme chez Aimé Césaire, la métaphore de la boue, de la trace de boue…), et à partir de laquelle s’est construite la modernité de l’île. Elle a pour nom, dit-il : « Rhums, RMI, Zamal »20 et tourisme. Ce qui induit nécessairement exotisme et rapport ambigu de l’île et de ses habitants à la « Maîtropole » et à ses représentants.

L’auteur expose donc dans ses carnets les maux d’une occupation – culturelle – qui a terni les couleurs de son « être-au-monde ». Cet « être-au-monde », pour lui, est avant tout porté par la langue :

Quand se pose et se repose
La question de la langue
De ma langue maternelle bien sûr
Langue bafouée, langue ignorée21.

Dès lors, son projet avoué devient de la « sortir de son image réductrice », de la « sortir de la boue »22 pour la restituer à sa fonction originelle : dire le quotidien, dire la vie avec des outils appropriés au lieu. Il s’opère alors un glissement qui, au fil du texte, fera se transformer la langue : en effet, petit à petit, le créole viendra s’immiscer dans la « langue coloniale » pour la retourner, et surtout, pour la détourner du lieu :

De ce qui mesure encore, de ce qui peut se mesurer encore.
Le pays natal est synonyme de souffrance et d’expérience pou désot la bou
Sangine atèr
Mi mazin in kaz ek dolo dodan
Ek dolo fré ek dolo so
Pou rins lavi
Pou lav lavi23.

Ce qui est mis en jeu dans ce texte, c’est un rapport ambigu à la source : elle est vitale et nécessaire, mais elle ne distille plus que ce rhum, ce RMI, et ce zamal, un jus fermenté prompt aux excès et inapte à dire encore la réalité de l’île.

Ces Carnets, comme veut le faire croire le titre, ne sont en définitive pas les carnets d’un retour, ils sont les carnets d’un détour : détour poétique par une langue, le français, et détour politique par une pensée, celle d’Aimé Césaire et de la Négritude. En somme, leur forme même renvoie à une incapacité :

La littérature réunionnaise n’a cessé de répéter ceci : il n’y a pas d’histoire parce qu’il n’y a pas de lieu. Plus précisément : il n’y a pas d’appropriation de l’histoire parce que le lieu est inhabitable ; il n’y a pas de langue ni de langage qui puissent dire cette histoire ni ce lieu, car ni la langue ni le langage ne sont habités par ce lieu24.

Et ce propos de Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou est d’autant plus pertinent dans le cas d’André Robèr : il n’habite effectivement ni le lieu (comme il le dit, il a « désoté la bou », il vit sur d’autres rives), ni le langage du lieu (il construit sa pensée à partir des mots et de la pensée d’un autre). Pourtant, il y a une nécessité insiste-t-il : retrouver le pays natal. Comment y parvenir ? Peut-être, suggère-t-il, en formulant et reformulant, toujours, les maux de ce pays, en retournant l’une et l’autre langue, avec tous les outils à disposition, pour parvenir à donner corps à la sienne propre.

Devenir le maître de sa langue

Ainsi, si selon le projet césairien il fallait renverser le maître, selon André Robèr il faudrait prolonger le mouvement, et aller plus en avant dans cet acte : il faut, en retournant les mots du maître, retourner ses perspectives. Non pas seulement « tuer le maître », mais devenir le maître, c’est-à-dire « tu es le maître ». Non pas « tu es le maître » en lieu et place de l’oppresseur, mais – adressé à la langue – « tu es le maître » de tes propres enjeux : « Le maître c’est moi », criait Aimé Césaire en conclusion de son Cahier25. C’est donc qu’il y était parvenu, mais, dit André Robèr, ne nous arrêtons pas là, il faut répéter le geste, il faut prolonger cette parole, il faut la « formuler et reformuler encore »26 : « Je souhaite à tous les moments, instants de ma vie, maîtriser la situation »27. Puis encore, en créole cette fois : « dalon té mon dalon […] / i fo nou fé / pou trap mantra lespwar / pou gingn trap lavi ».28

En somme, les Carnets d’André Robèr, s’ils font retour, ce n’est pas dans un lieu donné, l’île natale, mais c’est avant tout dans un temps, dans une histoire, grâce à des mots autres, formulés en d’autres lieux, dans ces mêmes lieux de l’amalgame. Pour un auteur qui n’a connu que l’île « Département français d’outre-mer », se référer à un texte écrit en pleine lutte (dé)coloniale, c’est faire retour sur une période historique, comme pour comprendre ce qui, à ce moment de passage d’un statut à un autre, s’est joué dans le monde, et plus particulièrement dans son île natale. C’est tenter de comprendre, en s’appuyant sur une expérience signifiante, ce qui est resté, ici aussi, en suspens, quelque part entre les rives des îles et celles du continent : « Il me faut à chaque fois mesurer le décalage entre la relation affective et l’état du pays natal »29. Le décalage, donc, entre l’amour qu’il porte à un lieu fantasmé (l’île rêvée à créer, à « formuler et reformuler »), et la rancœur qu’il porte à ce qu’est effectivement devenu ce lieu (lieu d’une culture bafouée et brimée). Ne parvenant pas à se dire soi, il use des mots et des concepts d’autrui ; il revient ainsi sur les luttes d’Aimé Césaire (ou tout du moins sur l’idée qu’il se fait de ces luttes, puisque je rappelle qu’il dit ne pas avoir lu le texte), pour les réactiver selon ses besoins, selon ses propres désirs pour son île natale. Il remet donc en cause la notion de source, puisque dans ce texte, les Carnets de retour au pays natal, la source n’est pas son « pays natal », mais la source est bien le « pays natal » d’un autre.

1 Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres. Créolisations india-océanes, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 45.

2 Carpanin Marimoutou, « Cela qui manque », dans Cela qui manque, catalogue d’exposition, Saint-Denis de La Réunion, Artothèque/Réunion, Éditions du

Texte en ligne http://andre.rober.free.fr/livmarimoutou.htm, consulté le 5 décembre 2017.

3 Pour un portrait d’André Robèr, voir Stéphane Hoarau, « Kissa y lé André Robèr ? / Qui est André Robert ? », Mondes Francophones, 2008,

http://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/kissa-y-le-andre-rober-qui-est-andre-robert/. Consulté le 5 décembre 2017.

4 Voir à ce sujet l’article de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, « Monique Agénor : Une proposition d’écriture interculturelle pour La Réunion ? 

5 Jean Albany, Supplément au p’tit glossaire : le piment des mots créoles,Paris, Chez l’auteur, 1983, p. 23.

6 Voir par exemple Jean-François Sam-Long, De l’Élégie à la Créolie, La Réunion, UDIR, 1989.

7 Ibid., p. 212.

8 Yaï, Olabiyi Babalola Joseph, « En hommage à Aimé Césaire », Discours d’hommage prononcé à la maison de l’UNESCO, le 22 mai 2008, Mondes

http://mondesfrancophones.com/espaces/caraibes/en-hommage-a-aime-cesaire/ Consulté le 5 décembre 2017.

9 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956, p. 44.

10 Ibid., p. 56.

11 Ibid., p. 44.

12 Nous traduisons du créole réunionnais : « tous sont créoles ».

13 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, Ille-sur-Têt, Éditions K’A, 2002, p. 71. Néologisme construit sur le même modèle que « négritude ».

14 Lire par exemple Christian, Zistoir Kristian. Mes-aventures. Histoire vraie d’un ouvrier réunionnais en France, Ille-sur-Têt, Éditions K’A, 2009

15 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 52.

16 Édouard Glissant, Les Entretiens de Bâton Rouge, Paris, Gallimard, 2008, p. 56.

17 Dans un entretien daté du 19 avril 2008, André Robèr dit n’avoir jamais lu le texte d’Aimé Césaire. Il aurait simplement « entendu une lecture »

https://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/andre-rober-et-le-%C2%AB-pays-natal-%C2%BB/>. Consulté le 5 décembre 2017.

18 Ibid.

19 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 28.

20 « RMI » pour Revenu Minimum d’Insertion ; et « zamal » pour chanvre, cannabis.

21 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 27.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 35, « De ce qui mesure encore, de ce qui peut se mesurer encore. / Le pays natal est synonyme de souffrance et d’expérience [pour

24 Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres, op. cit., p. 45.

25 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 63.

26 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 39.

27 Ibid., p. 50.

28 Ibid., p. 63. « Ami, il faut continuer à faire / pour parvenir à se saisir du mantra de l’espoir / pour parvenir à prendre en main notre vie ».

29 Ibid., p. 33.

Albany, Jean, Vavangue, Paris, Chez l’auteur, 1972.

Albany, Jean, Supplément au p’tit glossaire : le piment des mots créoles, Paris, Chez l’auteur, 1983.

Bernabé, Jean, Patrick Chamoiseau, et Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.

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1 Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres. Créolisations india-océanes, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 45.

2 Carpanin Marimoutou, « Cela qui manque », dans Cela qui manque, catalogue d’exposition, Saint-Denis de La Réunion, Artothèque/Réunion, Éditions du département de La Réunion, 1996.

Texte en ligne http://andre.rober.free.fr/livmarimoutou.htm, consulté le 5 décembre 2017.

3 Pour un portrait d’André Robèr, voir Stéphane Hoarau, « Kissa y lé André Robèr ? / Qui est André Robert ? », Mondes Francophones, 2008,

http://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/kissa-y-le-andre-rober-qui-est-andre-robert/. Consulté le 5 décembre 2017.

4 Voir à ce sujet l’article de Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, « Monique Agénor : Une proposition d’écriture interculturelle pour La Réunion ? », dans Jean-Luc Raharimanana (dir.), Interculturel Francophonies, n°4, nov.-déc. 2003, p. 101-123.

5 Jean Albany, Supplément au p’tit glossaire : le piment des mots créoles, Paris, Chez l’auteur, 1983, p. 23.

6 Voir par exemple Jean-François Sam-Long, De l’Élégie à la Créolie, La Réunion, UDIR, 1989.

7 Ibid., p. 212.

8 Yaï, Olabiyi Babalola Joseph, « En hommage à Aimé Césaire », Discours d’hommage prononcé à la maison de l’UNESCO, le 22 mai 2008, Mondes francophones, 2008.

http://mondesfrancophones.com/espaces/caraibes/en-hommage-a-aime-cesaire/ Consulté le 5 décembre 2017.

9 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956, p. 44.

10 Ibid., p. 56.

11 Ibid., p. 44.

12 Nous traduisons du créole réunionnais : « tous sont créoles ».

13 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, Ille-sur-Têt, Éditions K’A, 2002, p. 71. Néologisme construit sur le même modèle que « négritude ».

14 Lire par exemple Christian, Zistoir Kristian. Mes-aventures. Histoire vraie d’un ouvrier réunionnais en France, Ille-sur-Têt, Éditions K’A, 2009 [1977].

15 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 52.

16 Édouard Glissant, Les Entretiens de Bâton Rouge, Paris, Gallimard, 2008, p. 56.

17 Dans un entretien daté du 19 avril 2008, André Robèr dit n’avoir jamais lu le texte d’Aimé Césaire. Il aurait simplement « entendu une lecture », à Port-de-Bouc (Bouches-du-Rhône), lors d’une rencontre portant sur « le créole ». Voir Stéphane Hoarau, « André Robèr et le “pays natal” », Mondes Francophones, 2008.

https://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/andre-rober-et-le-%C2%AB-pays-natal-%C2%BB/>. Consulté le 5 décembre 2017.

18 Ibid.

19 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 28.

20 « RMI » pour Revenu Minimum d’Insertion ; et « zamal » pour chanvre, cannabis.

21 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 27.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 35, « De ce qui mesure encore, de ce qui peut se mesurer encore. / Le pays natal est synonyme de souffrance et d’expérience [pour traverser la boue / Saigner la terre / J’imagine une maison remplie d’eau / D’eau fraîche et d’eau chaude / Pour rincer la vie] / Pour laver la vie ». Notre traduction.

24 Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres, op. cit., p. 45.

25 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 63.

26 André Robèr, Carnets de retour au pays natal, op. cit., p. 39.

27 Ibid., p. 50.

28 Ibid., p. 63. « Ami, il faut continuer à faire / pour parvenir à se saisir du mantra de l’espoir / pour parvenir à prendre en main notre vie ». Notre traduction.

29 Ibid., p. 33.

Stéphane Hoarau

Stéphane Hoarau, Docteur ès Lettres et Arts de l’Université Louis Lumière – Lyon 2, est associé au laboratoire de recherche sur les espaces Créoles et Francophones de l’Université de La Réunion (EA LCF). Son travail se concentre sur les pratiques culturelles et artistiques de l'Océan Indien, dans le rapport qu’elles entretiennent entre elles (survivance des pratiques, transmission et mutations, etc.). Il est l’auteur de nombreux articles portant sur les cultures vernaculaires (moring, résurgence des pratiques traditionnelles dans les cultures contemporaines, etc.), sur les politiques culturelles (événements populaires, etc.), ainsi que sur les littératures créolophones et francophones, publiés dans diverses revues (Nouvelles Études Francophones, Francofonia, L’Observatoire, la revue des politiques culturelles, etc.). Il a coordonné avec F. Hélias Carnavalesques 4, une anthologie de la poésie indiaocéane contemporaine. Il est aujourd’hui Directeur du Développement Culturel de la Ville de Saint-Denis de La Réunion, président du comité technique de la Cité des Arts, et membre du jury du Grand Prix du Roman Métis. Fonnkézèr / poète, il a publié à ce jour sept recueils, en créole et en français.Chercheur associé au Laboratoire de recherche sur les espaces Créoles et Francophones (LCF-EA 7390), Université de La Réunion